Mauvaise Nouvelle - Aristote, l’ennemi des libéraux libertaires
Le discours humain, nous dit Aristote, doit porter « sur les choses mêmes, non sur les mots » (Topiques, I, 18,
108a 2). Ces choses sont en effet le régulateur de la pensée. Le souci d’être en accord avec le réel est si présent
chez Aristote qu’il est parfois forcé, dans son analyse des choses, d’inventer des termes qui tentent ainsi d’illustrer
certains gestes pouvant se prononcer avec l’accompagnement de la main. Ce que les traducteurs ont transcris par
le ceci-là en est un exemple parmi d’autres. Le réel fonde ici la plastique du langage. De plus, l’existence, dans son
analyse du réel, des anonymes, témoigne de son souci permanent d’épouser la réalité sous toutes ses coutures (
Météorologiques : IV, 3, 389a 8 ; II, 4, 359b 30 ; IV, 3, 381b 6 ; Histoire des Animaux : 623b 4 ; Physiques : V,
2, 226a 30 ; Rhétorique : I, 2, 1357b 4 ; Ethique à Eudème, II, 3, 1221a 3). L’investigation de la vie impose à
Aristote un luxe de formes naturelles devant lesquelles le langage apparait démuni, comme lacunaire. Le sophiste
Gorgias est bien différent d’Aristote, « qui prétendait que jamais le discours ne lui faisait défaut » (Rhétorique, III,
17, 1418a 34, Traduc. Belles-Lettres).
Aristote attaque cette pensée sophistique évoquée plus haut (Episode 2) : « Sont vrais les discours qui
ressemblent aux choses » (De l’Interprétation, 9, 19a 33).(2)
L’intention d’Aristote est en effet à l’opposé du discours des Eléates9, lesquels s’expriment dans une dialectique
verbale, et qui, « dans les discussions, montent la garde autour de leur position » (De Coelo, III, 7, 306a 12-13). La
logique formelle pathologique des Eléates, qui opère par oppositions dialectiques et qui ne cherchent qu’une
cohérence interne du discours, est condamnée à errer dans la paille des mots.
La pensée aristotélicienne n’est donc point un dialogue solitaire de l’âme avec elle-même, mais un constant
face-à-face avec les choses : un tête-à-tête qui cherche la fusion. La philosophie d’Aristote est inductive dans son
principe : l’auscultation patiente du réel réclame ainsi une retenue étrangère à la précipitation, laquelle réclame
pour toute chose une vision immédiate, claire et distincte. Aristote a pris le pouls de la nature : ce qu’il en retient,
c’est une certaine conception de la maturation. Pour lui, l’Univers est en quelque sorte en parturition : toute chose
crie vers sa fin, qui est son bien.
A travers toutes ses étapes, l’analyse aristotélicienne de la Nature tente d’embrasser l’unité et l’ordre de la nature
en s’efforçant de s’ « assurer que les raisonnements porteront sur les choses mêmes et non sur les mots » (
Topiques, I, 18, 108a 21 ; trad. Brunschwig). Pour Aristote, le langage peut réussir une médiation entre le monde
et l’homme pourvu qu’il opère sous la dictée des choses.
Aristote commence par distinguer le mot de la chose (différent en cela de tous les présocratiques : Tragiques,
Pythagore, Sophistes, etc). Aristote est surtout contre le sophiste Gorgias qui « chosifie » le langage. Il part en
effet de la constatation de Démocrite : « les noms sont en nombre limité, ainsi que la pluralité des définitions,
tandis que les choses sont infinies en nombre » (Réfutations Sophistiques, 1, 165a 11). Et donc, il est par suite
inévitable que plusieurs choses soient signifiées, et par une même définition et par un seul et même nom. En effet,
comme Démocrite, Aristote affirme que la signification du discours relève de la «convention» (De l’Interprétation
, 17a 2 et 16a 19 et 28). Mais si l’on en croit Platon (Cratyle, 384d), Démocrite en tirait la conclusion que toute
dénomination est incorrecte. Alors qu’Aristote refuse une vérité immanente au dire pour renvoyer à la chose
même !
C’est le langage qui est en question ici, non l’expérience que nous avons des choses… Car le discours doit porter
« sur les choses mêmes, et non sur les mots » ( Topiques , I, 18, 108a 2). C’est l’habitude qui a déterminé
arbitrairement la jonction du signe et du référent. Cette habitude n’est pas totalement irréfléchie. Elle s’appuie
souvent sur des analogies réelles, faisant des mots de véritables œuvres d’art qui tendent à signifier les choses
dites. Ainsi, pour la tradition présocratique, le langage est saisie de la vérité soit parce que le mot fait corps avec la
chose, soit parce que, ayant rompu tout lien avec elle, il peut trouver sa rectitude à l’intérieur de lui-même. Aristote
est ici dans la via media : les mots ne sont certes pas les choses mais ils doivent et peuvent dire les choses.
Aristote, professeur de Rhétorique à L’Académie pendant dix ans, connait le risque pour le verbe de n’être que
verbal…
Avoir la science de la chose passe ainsi par la méfiance d’Aristote vis-à-vis du langage. D’où l’abaissement de la
dialectique platonicienne : pour Aristote, la vérité est du ressort de l’analytique. Alors que la dialectique de Platon
est hypothético-déductive : sa tâche est de « raisonner déductivement en prenant appui sur des idées admises » (
Topiques, I, 1, 100a 19). Le sens péjoratif chez Aristote du terme logikos : verbal, un savoir vide est manifeste
de l’intention philosophique profonde du maître du Lycée. Chez Aristote, le terme de logique est presque partout