LES MELKITES CATHOLIQUES ET LES ILLUSIONS DE
L’UNIONISME ENTRE VATICAN I ET VATICAN II.
G. Hachem, 1998
Tout effort déployé pour jeter une nouvelle lumière sur l’histoire des Églises
orientales catholiques constitue une contribution au dialogue œcuménique et plus
particulièrement au dialogue bilatéral en cours entre Catholiques et Orthodoxes. La
présente étude a pour objet une époque de l’histoire de l’Église melkite catholique
qui s’étale entre les deux conciles du Vatican. Elle représente un intérêt particulier
car elle nous éclaire en même temps de l’unionisme
1
, cet aspect particulier de
l’uniatisme, ainsi que sur l’engagement des melkites catholiques au sein de ce
mouvement. Nous évoquerons d’abord l’émergence de l’unionisme à partir de la
politique orientale de Léon XIII et la contribution du patrirache melkite catholique
Youssef. Ensuite nous analyserons l’expansion des idées unionistes au sein de l’Église
melkite et nous rappellerons quelques initiatives papales en faveur de l’Orient
chrétien entre les deux conciles. Enfin nous aborderons la réaction des melkites
catholiques vis-à-vis de la promulgation du droit canonique oriental afin de mieux
cerner leur attitude œcuménique à la veille de Vatican II.
I. L’ÉMERGENCE DE L’UNIONISME ET LE RÔLE DU PATRIARCHE MELKITE
CATHOLIQUE GRÉGOIRE II YOUSSEF
2
Dès le début de son règne, le pape Léon XIII manifesta un intérêt particulier pour le
christianisme oriental. Son attitude bienveillante et conciliante envers les Orientaux
________________________
1
Le terme « unionisme » qui prend naissance dans la première moitié du 20e siècle est propre à
cette période historique durant laquelle l’Église catholique romaine concevait l’union sous la
forme d’un mouvement de « retour en corps » des autres Églises vers elle. Les Orientaux
catholiques devraient constituer une force d’attirance pour toute l’Orthodoxie.
2
Le patriarche Grégoire II Youssef (1823-1897) est l’une des figures les plus éminentes de
l’Église melkite catholique. Il fut au concile Vatican I le grand défenseur de l’Orient
catholique. Ses idées œcuméniques ainsi que son combat mené pour la sauvegarde des
privilèges et des prérogatives des patriarches orientaux font de lui un précurseur du
mouvement œcuménique. Pour une bonne notice biographique, nous conseillons:
C. PATELOS, Vatican I et les évêques uniates, Louvain, 1981, p. 307-333.
Les melkites et l’unionisme
2
catholiques, laquelle attitude était à l’opposé de l’esprit rigide, exclusif et
réactionnaire de son prédecesseur Pie IX, contribua à tracer les grandes lignes de
l’unionisme. Le pontificat de Léon XIII peut être partagé en deux périodes et cela en
fonction de l’évolution du mouvement unioniste :
1. UNE PÉRIODE DE TÂTONNEMENT ET DE MATURATION:
La première période du pontificat de Léon XIII (1878-1894) contribua à la maturation
de ses idées unionistes grâce à une série de rapports et de consultations qui
l’informèrent sur l’état des missions, sur les préoccupations des Orientaux
catholiques et sur les dispositions des orthodoxes en Orient. Parmi ces rapports
figurent les mémoires confidentiels du délégué apostolique à Constantinople Mgr
Vannutelli
3
et du consul général de Turquie en Italie Carlo Gallian
4
. Ces documents
procurèrent au pape des informations sûres puisées à la source et analysèrent, avec
probité et réalisme, les causes de l’insuccès des missionnaires latins en Orient. Ils ont
exercé une influence déterminante sur les nombreuses initiatives unionistes de
Léon XIII puisque les fondations de séminaires pour les Orientaux catholiques
5
, le
congrès eucharistique de Jérusalem, la commission cardinalice pour l’union y
figurent comme des orientations principales.
________________________
3
Le 14 janvier 1880 Mgr Vincenzo Vannutelli (1836-1930) fut nommé délégué apostolique à
Constantinople et y séjourna presque trois ans. Une fois sa mission accomplie il en rendit
compte dans un rapport très circonstancié qui mérite une attention particulière. Confidentiel,
très loyal et précis, ce document daté du 11 avril 1883 est intitulé: Les meilleurs moyens à
prendre pour ramener à l’Église catholique les dissidents orientaux. Ce mémoire se divise en
deux grands chapitres intitulés respectivement: Les moyens généraux à mettre en oeuvre en vue
de l’union et Les obstacles à combattre. Il figure en annexe des Verbali delle Conferenze
Patriarcali sullo stato delle Chiese Orientali e delle Adunanze della Commissione Cardinalizia
per promuovere la riunione delle Chiese dissidenti ( p. 343-356). cet ouvrage a été préparé de
1936 à 1945 par C. Korolevskij d’après les Archives de la Congrégation des Églises orientales
et les documents du secrétariat privé de Léon XIII. Il est demeuré pro manuscripto jusqu’à ce
jour. Nous avons pu consulter cet ouvrage grâce à l’amabilité du professeur C. Soetens.
4
Levantin orthodoxe converti au catholicisme, le consul général de Turquie à Rome Carlo
Gallian avait la confiance du pape Léon XIII. Préoccupé à son tour par la situation des Églises
orientales et des missions latines, le consul Gallian exprima le fond de sa pensée à ce sujet dans
un mémoire qu’il fit parvenir au pape. Ce document fut aussi découvert par C. Korolevskij
parmi les documents que Léon XIII avait à portée de main et qu’il n’avait pas transmis à la
Propagande. Le professeur Soetens présume que c’est Korolevskij qui lui donna le titre de
Mémoire présenté à Léon XIII en 1883, sur l’institution d’une branche orientale de rite
byzantin dans l’ordre bénédictin. Le rapport de Gallian est aussi annexé aux Verbali..., op. cit.,
p. 356-370.
5
Nous signalons particulièrement la fondation de Sainte-Anne à Jérusalem en 1882 et celle du
séminaire arménien de Rome en 1883. Notons bien que le séminaire de Sainte-Anne a marqué
l’histoire contemporaine de l’Église melkite catholique puisqu’il fut, pendant plus d’un demi
siècle, le centre de formation privilégié de tout son clergé.
Les melkites et l’unionisme
3
Les rapports de Mgr Vanutelli et du consul Gallian se trouvaient confirmés par les
ouvertures orientales des Pères blancs (Misionnaires d’Afrique)
6
et par les
propositions des Assomptionistes
7
qui contribuèrent aussi à l’élaboration du plan
pontifical en vue de la régénération de l’Orient, projet que Léon XIII prenait à cœur.
Cette première période du pontificat de Léon XIII est marquée par le congrès
eucharistique de Jérusalem (1893) et culmine avec la publication de l’encyclique
Praeclara Gratulationis qui couronnait l’année du jubilé épiscopal du pape.
A. Un prélude au renouveau oriental uniate
Le congrès eucharistique de Jérusalem revêt une importance particulière dans la
politique orientale de Léon XIII puisqu’il fut à l’origine d’un grand mouvement
d’idées, d’initiatives ecclésiastiques et unionistes
8
. Mais malgré l’impression
d’optimisme ingénu qui s’en dégagea, cet événement révéla plutôt l’ambiguïté de la
situation ecclésiastique des catholiques en Orient due à l’opposition des Orientaux
catholiques aux efforts de latinisation déployés par la majorité des missionnaires.
a) La latinisation et le maintien des rites orientaux
Le conflit qui opposait les Orientaux catholiques aux missionnaires latins, à la fin du
19e siècle, eut des répercussions sur la conception même de la mission et entraîna
l’affrontement entre deux tendances qui divisaient les missionnaires du Proche-
Orient entre eux, celle de la latinisation sous toutes ses nuances et celle du maintien
des rites orientaux
9
. Cet affrontement s’est manifesté lors du congrès de Jérusalem
malgré la limitation des interventions et des discussions à la conception « ritualiste »
de l’Eucharistie.
________________________
6
À l’instar de leur fondateur le cardinal Lavigerie (1825-1892), les Pères blancs prônaient une
politique de rapprochement avec les Orientaux et cherchaient à s’adapter à leur mentalité et
leurs coutumes. Ils se chargènt de défendre les Orientaux catholiques contre l’excès de zèle
manifesté par les latinisants. À partir des précieuses conclusions tirées de leur apostolat en
Orient, les Pères blancs contribuèrent à approfondir le débat sur la régénération catholique de
l’Orient. Ils érigèrent en question de principe la nécessité de conserver les rites orientaux et la
justifièrent par l’enjeu du « retour en corps » des Églises orientales à l’unité catholique.
7
Les Pères Assomptionistes œuvraient pour la mission en Orient. Ils lancèrent l’idée d’un
congrès eucharistique oriental et la poussèrent d’une manière énergique, voire décisive, grâce à
l’intervention du Père Picard, leur supérieur général.
8
Pour une étude approfondie des enjeux de ce congrès, nous renvoyons à l’étude de
C. SOETENS, Le congrès eucharistique international de Jérusalem (1893) dans le cadre de
la politique orientale du pape Léon XIII, (UCL, Recueil de travaux d’histoire et de philologie,
Série 6, 12), Louvain, 1977.
9
À l’époque, alors que la tendance générale des missionnaires latins considérait le rite oriental
comme un obstacle pour le retour des dissidents, le mouvement unioniste naissant tenait au
respect et à la revalorisation de tout le patrimoine spirituel de l’Orient dont le rite liturgique
n’est qu’un aspect parmi d’autres. Voir N. EDELBY, Pour le soixantième anniversaire de
l’Encyclique «Orientalium Dignitas», dans Proche-Orient Chrétien (POC), 4 (1954), p. 197.
Les melkites et l’unionisme
4
Il est évident que le problème de l’uniatisme et de la latinisation a été posé d’une
manière officielle et inéluctable au congrès
10
. Mais dans ce bat idéologique qui
touchait à la destinée des Églises orientales catholiques, aucun oriental ne prit la
moindre position officielle. Il semblerait que l’atmosphère ne supportait pas une
pareille intervention et que les Orientaux catholiques auraient tenu à éviter le
scandale devant les représentants non catholiques. Toutefois ils n’épargnèrent
aucun moyen pour faire parvenir leurs doléances au pape en personne. Le mémoire
secret et l’entretien du patriarche melkite Youssef ne confirment que trop notre
point de vue.
b) Les confidences du patriarche Youssef
Grégoire Youssef, le seul patriarche oriental présent au congrès, évita de prendre
part aux discussions idéologiques et se contenta d’adresser un rapport général à
l’intention du légat pontifical, le cardinal Langénieux (archevêque de Reims), lequel
s’en inspira largement pour rédiger son propre rapport au pape. Quant au discours
du patriarche Youssef intitulé: Le culte eucharistique dans la liturgie grecque, il
s’inscrit plutôt dans le cadre du thème général du congrès et expose le déroulement
du culte eucharistique au sein de l’Église melkite
11
.
L’examen du rapport confidentiel présenté par le patriarche Youssef au cardinal légat
nous semble indispensable pour bien cerner le rôle de ce prélat. En plus, ce
document peut être considéré comme l’exposé le plus complet et le plus audacieux
des plaintes des catholiques d’Orient à la fin du siècle dernier
12
. Le patriarche
Youssef profita donc pour confier au Légat ce qui lui pesait depuis longtemps sur le
cœur : l’apostolat des missionnaires latins ne tend à rien moins qu’à la diminution
progressive et calculée de la Nation melkite. Ceux-ci administrent les sacrements aux
melkites catholiques sans l’autorisation de leurs prélats; dans leurs écoles les jeunes
sont instruits selon le rite latin et ne connaissent rien sur leur propre rite; les
congrégations religieuses latines admettent dans leurs noviciats des jeunes gens qui
finissent par déserter leur rite oriental sans même demander l’autorisation exigée
cependant par les décrets des pontifes romains... Le processus de latinisation
progresse parce que les missionnaires ont les moyens pour attirer les fidèles alors
________________________
10
Voir J. HAJJAR, Les Églises orientales catholiques, dans R. AUBERT, e. a., Nouvelle Histoire
de l’Église. (t.5: L’Église dans le monde moderne: 1848 à nos jours), Paris, 1975, p. 508-509.
11
Ce discours fut traduit en français par le supérieur de Ste-Anne le Père Féderlin et lu par le
secrétaire du patriarche Youssef, Mgr Michel Chreim. C. SOETENS, Le congrès
eucharistique... op. cit., 1977, p. 561-563.
12
Nous puisons nos extraits dans l’article déjà cité de N.Edelby, Pour le soixantième
anniversaire..., p. 200-202.
Les melkites et l’unionisme
5
que les melkites catholiques n’en disposent pas tant que les aumônes de l’Occident
destinées à l’apostolat en Orient tombent en très grande partie entre les mains des
missionnaires latins.
Le patriarche Youssef se plaint également de l’intervention des délégués
apostoliques dans toutes les affaires des Églises orientales catholiques en passant
par dessus la tête des patriarches et des évêques. Le comportement confirmait les
non catholiques dans leur pensée que Rome voulait affaiblir le pouvoir patriarcal et
qu’à la Propagande, les seuls entendus étaient les délégués apostoliques. Ce grief
touche le fond du problème ecclésiologique et disciplinaire et sape le fondement
même de l’union des melkites, c’est-dire le respect des droits et des privilèges des
patriarches confirmé au concile de Florence (1438) :
Malgré les termes si clairs du Concile de Florence, l’autorité des Patriarches
catholiques est, en fait, considérablement amoindrie par suite d’une trop grande
importance donnée aux Délégués Apostoliques, qui interviennent dans toutes les
affaires, même les plus insignifiantes, en passant par dessus la tête des Patriarches et
des Évêques, ce qui confirme (les non catholiques) dans cette pensée qu’à Rome on
veut anéantir le pouvoir patriarcal et épiscopal
13
.
Il n’y a aucun doute que le cardinal Langénieux se basa sur ce mémoire pour rédiger
son rapport secret soumis au pape. Le 6 janvier 1894, Langénieux écrivait à Grégoire
II Youssef :
Les renseignements que vous m’avez donnés, votre mémoire si documenté, tout a
été remis au Souverain Pontife, lu par lui seul, et je sais que ces confidences ont été
accueillies avec la plus parfaite bienveillance
14
.
________________________
13
Ibidem, p. 201.
14
Ibidem, p. 204.
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