LES MELKITES CATHOLIQUES ET LES ILLUSIONS DE L

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LES MELKITES CATHOLIQUES ET LES ILLUSIONS DE
L’UNIONISME ENTRE VATICAN I ET VATICAN II.
G. Hachem, 1998
Tout effort déployé pour jeter une nouvelle lumière sur l’histoire des Églises
orientales catholiques constitue une contribution au dialogue œcuménique et plus
particulièrement au dialogue bilatéral en cours entre Catholiques et Orthodoxes. La
présente étude a pour objet une époque de l’histoire de l’Église melkite catholique
qui s’étale entre les deux conciles du Vatican. Elle représente un intérêt particulier
car elle nous éclaire en même temps de l’unionisme1, cet aspect particulier de
l’uniatisme, ainsi que sur l’engagement des melkites catholiques au sein de ce
mouvement. Nous évoquerons d’abord l’émergence de l’unionisme à partir de la
politique orientale de Léon XIII et la contribution du patrirache melkite catholique
Youssef. Ensuite nous analyserons l’expansion des idées unionistes au sein de l’Église
melkite et nous rappellerons quelques initiatives papales en faveur de l’Orient
chrétien entre les deux conciles. Enfin nous aborderons la réaction des melkites
catholiques vis-à-vis de la promulgation du droit canonique oriental afin de mieux
cerner leur attitude œcuménique à la veille de Vatican II.
I. L’ÉMERGENCE DE L’UNIONISME ET LE RÔLE DU PATRIARCHE MELKITE
CATHOLIQUE GRÉGOIRE II YOUSSEF2
Dès le début de son règne, le pape Léon XIII manifesta un intérêt particulier pour le
christianisme oriental. Son attitude bienveillante et conciliante envers les Orientaux
________________________
1
Le terme « unionisme » qui prend naissance dans la première moitié du 20e siècle est propre à
cette période historique durant laquelle l’Église catholique romaine concevait l’union sous la
forme d’un mouvement de « retour en corps » des autres Églises vers elle. Les Orientaux
catholiques devraient constituer une force d’attirance pour toute l’Orthodoxie.
2
Le patriarche Grégoire II Youssef (1823-1897) est l’une des figures les plus éminentes de
l’Église melkite catholique. Il fut au concile Vatican I le grand défenseur de l’Orient
catholique. Ses idées œcuméniques ainsi que son combat mené pour la sauvegarde des
privilèges et des prérogatives des patriarches orientaux font de lui un précurseur du
mouvement œcuménique. Pour une bonne notice biographique, nous conseillons:
C. PATELOS, Vatican I et les évêques uniates, Louvain, 1981, p. 307-333.
Les melkites et l’unionisme
2
catholiques, laquelle attitude était à l’opposé de l’esprit rigide, exclusif et
réactionnaire de son prédecesseur Pie IX, contribua à tracer les grandes lignes de
l’unionisme. Le pontificat de Léon XIII peut être partagé en deux périodes et cela en
fonction de l’évolution du mouvement unioniste :
1. UNE PÉRIODE DE TÂTON NEMENT ET DE MATURA TION:
La première période du pontificat de Léon XIII (1878-1894) contribua à la maturation
de ses idées unionistes grâce à une série de rapports et de consultations qui
l’informèrent sur l’état des missions, sur les préoccupations des Orientaux
catholiques et sur les dispositions des orthodoxes en Orient. Parmi ces rapports
figurent les mémoires confidentiels du délégué apostolique à Constantinople Mgr
Vannutelli3 et du consul général de Turquie en Italie Carlo Gallian4. Ces documents
procurèrent au pape des informations sûres puisées à la source et analysèrent, avec
probité et réalisme, les causes de l’insuccès des missionnaires latins en Orient. Ils ont
exercé une influence déterminante sur les nombreuses initiatives unionistes de
Léon XIII puisque les fondations de séminaires pour les Orientaux catholiques 5, le
congrès eucharistique de Jérusalem, la commission cardinalice pour l’union y
figurent comme des orientations principales.
________________________
3
Le 14 janvier 1880 Mgr Vincenzo Vannutelli (1836-1930) fut nommé délégué apostolique à
Constantinople et y séjourna presque trois ans. Une fois sa mission accomplie il en rendit
compte dans un rapport très circonstancié qui mérite une attention particulière. Confidentiel,
très loyal et précis, ce document daté du 11 avril 1883 est intitulé: Les meilleurs moyens à
prendre pour ramener à l’Église catholique les dissidents orientaux. Ce mémoire se divise en
deux grands chapitres intitulés respectivement: Les moyens généraux à mettre en oeuvre en vue
de l’union et Les obstacles à combattre. Il figure en annexe des Verbali delle Conferenze
Patriarcali sullo stato delle Chiese Orientali e delle Adunanze della Commissione Cardinalizia
per promuovere la riunione delle Chiese dissidenti ( p. 343-356). cet ouvrage a été préparé de
1936 à 1945 par C. Korolevskij d’après les Archives de la Congrégation des Églises orientales
et les documents du secrétariat privé de Léon XIII. Il est demeuré pro manuscripto jusqu’à ce
jour. Nous avons pu consulter cet ouvrage grâce à l’amabilité du professeur C. Soetens.
4
Levantin orthodoxe converti au catholicisme, le consul général de Turquie à Rome Carlo
Gallian avait la confiance du pape Léon XIII. Préoccupé à son tour par la situation des Églises
orientales et des missions latines, le consul Gallian exprima le fond de sa pensée à ce sujet dans
un mémoire qu’il fit parvenir au pape. Ce document fut aussi découvert par C. Korolevskij
parmi les documents que Léon XIII avait à portée de main et qu’il n’avait pas transmis à la
Propagande. Le professeur Soetens présume que c’est Korolevskij qui lui donna le titre de
Mémoire présenté à Léon XIII en 1883, sur l’institution d’une branche orientale de rite
byzantin dans l’ordre bénédictin. Le rapport de Gallian est aussi annexé aux Verbali..., op. cit.,
p. 356-370.
5
Nous signalons particulièrement la fondation de Sainte-Anne à Jérusalem en 1882 et celle du
séminaire arménien de Rome en 1883. Notons bien que le séminaire de Sainte-Anne a marqué
l’histoire contemporaine de l’Église melkite catholique puisqu’il fut, pendant plus d’un demi
siècle, le centre de formation privilégié de tout son clergé.
Les melkites et l’unionisme
3
Les rapports de Mgr Vanutelli et du consul Gallian se trouvaient confirmés par les
ouvertures orientales des Pères blancs (Misionnaires d’Afrique) 6 et par les
propositions des Assomptionistes7 qui contribuèrent aussi à l’élaboration du plan
pontifical en vue de la régénération de l’Orient, projet que Léon XIII prenait à cœur.
Cette première période du pontificat de Léon XIII est marquée par le congrès
eucharistique de Jérusalem (1893) et culmine avec la publication de l’encyclique
Praeclara Gratulationis qui couronnait l’année du jubilé épiscopal du pape.
A. Un prélude au renouveau oriental uniate
Le congrès eucharistique de Jérusalem revêt une importance particulière dans la
politique orientale de Léon XIII puisqu’il fut à l’origine d’un grand mouvement
d’idées, d’initiatives ecclésiastiques et unionistes8. Mais malgré l’impression
d’optimisme ingénu qui s’en dégagea, cet événement révéla plutôt l’ambiguïté de la
situation ecclésiastique des catholiques en Orient due à l’opposition des Orientaux
catholiques aux efforts de latinisation déployés par la majorité des missionnaires.
a) La latinisation et le maintien des rites orientaux
Le conflit qui opposait les Orientaux catholiques aux missionnaires latins, à la fin du
19e siècle, eut des répercussions sur la conception même de la mission et entraîna
l’affrontement entre deux tendances qui divisaient les missionnaires du ProcheOrient entre eux, celle de la latinisation sous toutes ses nuances et celle du maintien
des rites orientaux9. Cet affrontement s’est manifesté lors du congrès de Jérusalem
malgré la limitation des interventions et des discussions à la conception « ritualiste »
de l’Eucharistie.
________________________
6
À l’instar de leur fondateur le cardinal Lavigerie (1825-1892), les Pères blancs prônaient une
politique de rapprochement avec les Orientaux et cherchaient à s’adapter à leur mentalité et
leurs coutumes. Ils se chargènt de défendre les Orientaux catholiques contre l’excès de zèle
manifesté par les latinisants. À partir des précieuses conclusions tirées de leur apostolat en
Orient, les Pères blancs contribuèrent à approfondir le débat sur la régénération catholique de
l’Orient. Ils érigèrent en question de principe la nécessité de conserver les rites orientaux et la
justifièrent par l’enjeu du « retour en corps » des Églises orientales à l’unité catholique.
7
Les Pères Assomptionistes œuvraient pour la mission en Orient. Ils lancèrent l’idée d’un
congrès eucharistique oriental et la poussèrent d’une manière énergique, voire décisive, grâce à
l’intervention du Père Picard, leur supérieur général.
8
Pour une étude approfondie des enjeux de ce congrès, nous renvoyons à l’étude de
C. SOETENS, Le congrès eucharistique international de Jérusalem (1893) dans le cadre de
la politique orientale du pape Léon XIII, (UCL, Recueil de travaux d’histoire et de philologie,
Série 6, 12), Louvain, 1977.
9
À l’époque, alors que la tendance générale des missionnaires latins considérait le rite oriental
comme un obstacle pour le retour des dissidents, le mouvement unioniste naissant tenait au
respect et à la revalorisation de tout le patrimoine spirituel de l’Orient dont le rite liturgique
n’est qu’un aspect parmi d’autres. Voir N. EDELBY, Pour le soixantième anniversaire de
l’Encyclique «Orientalium Dignitas», dans Proche-Orient Chrétien (POC), 4 (1954), p. 197.
Les melkites et l’unionisme
4
Il est évident que le problème de l’uniatisme et de la latinisation a été posé d’une
manière officielle et inéluctable au congrès10. Mais dans ce débat idéologique qui
touchait à la destinée des Églises orientales catholiques, aucun oriental ne prit la
moindre position officielle. Il semblerait que l’atmosphère ne supportait pas une
pareille intervention et que les Orientaux catholiques auraient tenu à éviter le
scandale devant les représentants non catholiques. Toutefois ils n’épargnèrent
aucun moyen pour faire parvenir leurs doléances au pape en personne. Le mémoire
secret et l’entretien du patriarche melkite Youssef ne confirment que trop notre
point de vue.
b)
Les confidences du patriarche Youssef
Grégoire Youssef, le seul patriarche oriental présent au congrès, évita de prendre
part aux discussions idéologiques et se contenta d’adresser un rapport général à
l’intention du légat pontifical, le cardinal Langénieux (archevêque de Reims), lequel
s’en inspira largement pour rédiger son propre rapport au pape. Quant au discours
du patriarche Youssef intitulé: Le culte eucharistique dans la liturgie grecque, il
s’inscrit plutôt dans le cadre du thème général du congrès et expose le déroulement
du culte eucharistique au sein de l’Église melkite 11.
L’examen du rapport confidentiel présenté par le patriarche Youssef au cardinal légat
nous semble indispensable pour bien cerner le rôle de ce prélat. En plus, ce
document peut être considéré comme l’exposé le plus complet et le plus audacieux
des plaintes des catholiques d’Orient à la fin du siècle dernier 12. Le patriarche
Youssef profita donc pour confier au Légat ce qui lui pesait depuis longtemps sur le
cœur : l’apostolat des missionnaires latins ne tend à rien moins qu’à la diminution
progressive et calculée de la Nation melkite. Ceux-ci administrent les sacrements aux
melkites catholiques sans l’autorisation de leurs prélats; dans leurs écoles les jeunes
sont instruits selon le rite latin et ne connaissent rien sur leur propre rite; les
congrégations religieuses latines admettent dans leurs noviciats des jeunes gens qui
finissent par déserter leur rite oriental sans même demander l’autorisation exigée
cependant par les décrets des pontifes romains... Le processus de latinisation
progresse parce que les missionnaires ont les moyens pour attirer les fidèles alors
________________________
10 Voir J. HAJJAR, Les Églises orientales catholiques, dans R. AUBERT, e. a., Nouvelle Histoire
de l’Église. (t.5: L’Église dans le monde moderne: 1848 à nos jours), Paris, 1975, p. 508-509.
11 Ce discours fut traduit en français par le supérieur de Ste-Anne le Père Féderlin et lu par le
secrétaire du patriarche Youssef, Mgr Michel Chreim. C. SOETENS, Le congrès
eucharistique... op. cit., 1977, p. 561-563.
12 Nous puisons nos extraits dans l’article déjà cité de N.Edelby, Pour le soixantième
anniversaire..., p. 200-202.
Les melkites et l’unionisme
5
que les melkites catholiques n’en disposent pas tant que les aumônes de l’Occident
destinées à l’apostolat en Orient tombent en très grande partie entre les mains des
missionnaires latins.
Le patriarche Youssef se plaint également de l’intervention des délégués
apostoliques dans toutes les affaires des Églises orientales catholiques en passant
par dessus la tête des patriarches et des évêques. Le comportement confirmait les
non catholiques dans leur pensée que Rome voulait affaiblir le pouvoir patriarcal et
qu’à la Propagande, les seuls entendus étaient les délégués apostoliques. Ce grief
touche le fond du problème ecclésiologique et disciplinaire et sape le fondement
même de l’union des melkites, c’est-à-dire le respect des droits et des privilèges des
patriarches confirmé au concile de Florence (1438) :
Malgré les termes si clairs du Concile de Florence, l’autorité des Patriarches
catholiques est, en fait, considérablement amoindrie par suite d’une trop grande
importance donnée aux Délégués Apostoliques, qui interviennent dans toutes les
affaires, même les plus insignifiantes, en passant par dessus la tête des Patriarches et
des Évêques, ce qui confirme (les non catholiques) dans cette pensée qu’à Rome on
veut anéantir le pouvoir patriarcal et épiscopal13.
Il n’y a aucun doute que le cardinal Langénieux se basa sur ce mémoire pour rédiger
son rapport secret soumis au pape. Le 6 janvier 1894, Langénieux écrivait à Grégoire
II Youssef :
Les renseignements que vous m’avez donnés, votre mémoire si documenté, tout a
été remis au Souverain Pontife, lu par lui seul, et je sais que ces confidences ont été
accueillies avec la plus parfaite bienveillance14.
________________________
13 Ibidem, p. 201.
14 Ibidem, p. 204.
Les melkites et l’unionisme
6
B. Les acquisitions unionistes du congrès
Le courant unioniste perçut le congrès de Jérusalem comme un événement
important qui préludait à une action décisive en faveur de l’union et du christianisme
oriental. Le professeur R. Aubert affirme que le congrès favorisa, selon le vœu de
Léon XIII, l’éclosion d’une conception pluraliste de l’unité catholique qui constitue
l’un des présupposés indispensables d’une mentalité œcuménique 15. Les vœux
acclamés à la séance finale et leur portée pratique témoignent de l’intérêt porté aux
rites orientaux et aux Églises orientales catholiques.
Après le congrès, unionistes et latinisants n’épargneront aucun effort pour défendre,
chacun de son côté, leurs positions. Les deux courants continueront désormais à
s’affronter, mais l’influence unioniste du congrès se fit sentir au fil des années et
contribua à la relance de l’uniatisme moderne et à l’élaboration d’une nouvelle
idéologie missionnaire par le biais du rapport secret de Langénieux et de l’effet qu’il
produisit sur la pensée de Léon XIII.
a) Le rapport du cardinal Langénieux
Au cours du congrès de Jérusalem, le cardinal Langénieux refusa de prendre
ouvertement parti tout en marquant sa sympathie pour l’Orient. Muni du rapport
secret du patriarche melkite il se hâta, à son retour à Rome, de communiquer à Léon
XIII ses observations et lui remit un long rapport secret sur sa mission. Cette
importante relation plaça devant les yeux du pontife romain une imposante
contribution largement bienveillante à l’uniatisme replacé dans sa vocation
essentielle de trait d’union puissant entre le catholicisme romain et l’orthodoxie
orientale16.
Dans une première étape, le rapport développe objectivement les appréhensions des
« schismatiques » et surtout la crainte de la latinisation ou d’une éventuelle
absorption :
Ce qui fait écarter la question de l’Union, c’est la crainte de voir les Églises orientales,
avec leurs rites et tous leurs privilèges, absorbées par l’Église romaine. Voilà, avec
des intérêts personnels et les difficultés politiques, le véritable obstacle à l’Union17.
________________________
15 R. AUBERT, Les étapes de l’œcuménisme catholique depuis le pontificat de Léon XIII jusqu’à
Vatican II, dans La théologie du Renouveau, Montréal-Paris, 1968, t. 1, p. 292.
16 Ce rapport daté du 2 juillet 1893 dans lequel le Cardinal décrit avec précision l’état de l’Orient
et propose des solutions n’est pas à confondre avec celui -très anodin- daté du 29 juillet de la
même année qui est conservé dans les Actes officiels du Congrès. Voir J. HAJJAR, Les
chrétiens uniates du Proche-Orient, (Les univers, 6), Paris, 1962, p. 313
17 Verbali..., op. cit., p. 322.
Les melkites et l’unionisme
7
Le cardinal Langénieux aborde ensuite les conclusions pratiques dans lesquelles il
expose les moyens de rendre confiance aux « dissidents », de pourvoir à
l’impuissance des uniates et de rendre plus efficace l’action apostolique des
missionnaires latins. Il commence par proposer une confirmation officielle, c’est-àdire par un document pontifical, des résultats obtenus au cours du congrès et insiste
sur la sauvegarde de l’autorité des patriarches et des évêques locaux:
Que l’autorité des Patriarches et des évêques soit mieux sauvegardée, d’abord
contre les écarts de zèle de certains missionnaires, puis dans la pratique
administrative des délégués apostoliques, que l’on voudrait voir plus soucieuse de la
juridiction hiérarchique18.
Dans ces propositions pratiques figure aussi la composition à Rome d’une
Congrégation spéciale indépendante de la Propagande et qui comprendrait parmi ses
membres des délégués orientaux. Ajouté aux rapports de Mgr V. Vannutelli et du
consul Gallian, celui du cardinal Langénieux nous paraît être à l’origine des
impulsions orientales de Léon XIII19.
Le pape se fia aux conseils de Langénieux et décida de convoquer les patriarches
orientaux pour une «conférence» afin de débattre les questions soulevées lors du
congrès de Jérusalem et de porter remède aux doléances qu’ils avaient exprimées à
son légat.
________________________
18 Ibidem, p. 333.
19 Voir J. HAJJAR, Les chrétiens uniates..., op. cit., p. 313.
Les melkites et l’unionisme
8
C. Un nouvel appel à l’union
L’encyclique Praeclara Gratulationis (20 juin 1894) constitue un appel à l’union des
chrétiens et reflète, à notre avis, le mûrissement de la pensée unioniste de Léon XIII.
Elle nous éclaire sur sa conception de l’union et de la primauté romaine à ce moment
privilégié de l’élaboration de son plan oriental. Le pape y émet le vœu de voir tous
les peuples revenir à l’union voulue et instituée par Jésus-Christ, laquelle consiste
dans l’unité de foi et de gouvernement. Léon XIII reconnaît que le principal point de
dissidence entre les Églises orientales et l’Église catholique est la primauté du pontife
romain mais, sans avoir l’idée d’adresser le moindre reproche à l’Église catholique, il
se contente d’évoquer les conciles de Lyon et de Florence en invitant les Églises
orientales à consulter leurs sources patristiques et la Tradition à ce propos 20.
Toutefois Léon XIII rassure les Orientaux et leur affirme que l’unité peut se faire sans
détriment des privilèges patriarcaux ni des rites particuliers que le Saint-Siège a
toujours eu à cœur de respecter:
Il n’est rien par ailleurs qui soit de nature à vous faire craindre, comme conséquence
de ce retour, une diminution quelconque de vos droits, des privilèges de vos
patriarcats, des rites et des coutumes de vos Églises respectives21.
Malgré cette promesse de maintenir aux Églises orientales leur physionomie
particulière, non seulement tout ce qui se rapporte au rite liturgique mais aussi à la
discipline, Léon XIII continuait à confondre entre la protection des usages liturgiques
et le désir d’une véritable autonomie ecclésiastique réclamée aussi par les Orientaux
catholiques. Il y a sans doute un changement de langage, avouons-le, puisqu’il s’agit
de «rapprochement organique», de «reconnaissance officielle des diversités
liturgiques et des autonomies ecclésiastiques traditionnelles», mais la papauté
n’était pas encore disposée à aller au-delà de son exclusivisme sotériologique et de
son attachement aux prérogatives pontificales récemment définies comme dogmes à
Vatican I.
2. LA MISE EN ŒUVRE D’UN PLAN UNIONISTE
________________________
20 Qu’elles remontent à nos origines communes, qu’elles considèrent les sentiments de leurs
ancêtres, qu’elles interrogent les traditions les plus voisines du commencement du
christianisme, elles trouveront là de quoi se convaincre jusqu’à l’évidence que c’est bien au
Pontife romain que s’applique cette parole de Jésus-Christ : tu es Pierre et sur cette pierre je
bâtirai mon Église. [...] Enfin, nul n’ignore que, dans deux grands Conciles, le second de Lyon,
et celui de Florence, Latins et Grecs, d’un accord spontané et d’une voix commune
proclamèrent comme dogme la suprématie du Pontife romain. Lettres apostoliques de
S. S. Léon XIII, t. IV, Paris, s.d., p. 89.
21 Cité dans N. EDELBY, Pour le soixantième..., art. cit., p. 205.
Les melkites et l’unionisme
9
Cette deuxième période du pontificat de Léon XIII (1894-1903) est caractérisée par la
mise en œuvre de l’unionisme à travers des initiatives officielles. Après avoir sondé le
terrain, le pape Léon XIII trouva le moment propice à la concrétisation de son plan
unioniste. Il se lança dans un projet d’institutionnalisation de ses initiatives afin de
leur assurer une continuité au sein du catholicisme. Le rôle du patriarche Youssef
dans la relance de l’uniatisme moderne s’avère particulièrement important à cause
de son apport aux conférences patriarcales et à la préparation de la lettre
apostolique Orientalium Dignitas qui en résulta, dont on peut dire qu’elle fut comme
l’écho exact de ses appels.
A. Une concertation au sommet
Les conférences patriarcales tenues du 24 octobre au 8 novembre 1894 demeurent
uniques dans l’histoire de la papauté dans ses rapports avec les Églises orientales
catholiques. Jusqu’à nos jours aucune réunion similaire n’eut lieu. Le pape Léon XIII
voulant connaître personnellement les doléances des Orientaux et cherchant à
promouvoir avec eux les réformes envisagées dans le cadre de son plan oriental,
adressa aux patriarches catholiques de l’Orient une invitation au Vatican où on leur
prépara, notamment à Grégoire Youssef22, une réception grandiose qui changea
l’atmosphère tendue.
Un groupe de cardinaux de la curie romaine entourait le pape qui tint à prendre part
personnellement à ces assises23. L’absence du patriarche latin de Jérusalem -qui ne
________________________
22 Seuls les deux patriarches melkite Grégoire II Youssef et le syriaque Cyrille Benni se rendirent
à Rome. Le patriarche maronite, empêché par son âge avancé, se fit représenter par Mgr
Hoyeck son procureur permanent à Rome. L’arménien Azarian fut retenu par le sultan et le
patriarcat chaldéen était alors vacant. Le patriarche melkite Youssef qui n’avait plus mis les
pieds à Rome depuis 1870, reçut son invitation par l’intermédiaire de son ami le cardinal
Langénieux. On craignit sérieusement qu’il refusât de participer à la conférence. Son grand âge
n’en était pas la seule cause car le ton de son rapport secret au cardinal Langénieux témoignait
de trop de souffrances refoulées. Le cardinal Langénieux lui écrivit alors pour le rassurer et
l’encourager à entreprendre le voyage: « Je suis chargé par le Souverain Pontife, Excellence,
...de vous transmettre l’invitation officielle et personnelle de Léon XIII à cette réunion qu’il
veut lui-même présider. Je sais bien quelles fatigues entraîne un pareil voyage, mais je sais
aussi, pour en avoir été le témoin à Jérusalem, que votre zèle apostolique ne recule devant
aucun sacrifice quand les intérêts de l’Église sont en jeu. Or, il est absolument indispensable
que vous assistiez à cette réunion tout intime du mois prochain ». Le père Féderlin, supérieur de
Sainte-Anne, écrivit aussi au patriarche en date du 23 septembre et l’exhorta à son tour à faire
ce sacrifice en évoquant la nature de ces conférences: « J’ose donc unir ma voix à celle du
Souverain Pontife et à celle de votre illustre ami, le cardinal Langénieux, pour supplier Votre
Béatitude de répondre favorablement à l’invitation qui lui est faite, pour le salut des âmes et le
triomphe de la Sainte Église. [...] j’estime que les décisions à prendre sont d’une gravité telle
qu’elles doivent être prises directement par le Vicaire de Jésus-Christ de concert avec les
Patriarches... ». Le patriarche Youssef répondit au cardinal Langénieux que le désir du SaintPère était un ordre sacré auquel il se rendrait avec empressement et avec joie. Cité dans N.
EDELBY, Pour le soixantième..., art. cit., p. 207-209.
23 Langénieux, Rampolla (secrétaire d’État), Ledochowski (préfet de la Propagande), Galimberti
et Vannutelli .Voir J. HAJJAR, Le Vatican, la France et le catholicisme oriental, Paris, 1979,
p. 50-51.
Les melkites et l’unionisme
10
fut pas invité - constituait un signe visible du changement de politique depuis le
concile de Vatican I. Mais malgré tous ces aspects positifs, ces conférences
s’ouvrirent dans un climat de rivalité sourde entre les latinisants et les Orientaux
catholiques. Seule la présence de Léon XIII qui fit preuve de la plus grande ouverture
d’esprit et de cœur, permit de débattre très librement les questions les plus graves
et d’aborder les problèmes en profondeur.
Au cours de ces conférences furent dénoncées l’autorité abusive de la Propagande et
des délégués apostoliques, la perte des pouvoirs patriarcaux, ainsi que les méthodes
latinisantes des missionnaires latins. Dès la première réunion, le pape donna en
premier la parole au patriarche melkite qui reprit, tout en les étoffant par des faits
précis, les principaux chefs de doléances déjà confiées oralement et par écrit au
cardinal Langénieux. Mgr Youssef fit ensuite quelques suggestions pour accélérer le
retour des « schismatiques » et revendiqua la création d’une Congrégation
spécifique pour l’Orient chrétien, indépendante de la Propagande, où les patriarches
orientaux jouiraient d’une autorité délibérative grâce à leurs procureurs
permanents24.
Le patriarche estima nécessaire la limitation de l’autorité des délégués apostoliques,
qui agissaient en Orient d’une manière arbitraire et incontrôlée, afin de maintenir les
privilèges et les droits des patriarches et il demanda :
Que soient conférés aux patriarches et maintenus purs et intacts les privilèges et les
droits que leur avait donné le concile de Florence. Alors, les évêques et les
patriarches schismatiques voyant leurs droits et leurs prérogatives respectés, auront
confiance dans l’Église latine, ou mieux encore en l’Union. Et petit à petit, ils seront
gagnés à l’Union25.
Ce discours du patriarche Youssef donna le ton à la suite de ces conférences. De
manière très claire et très précise, ce prélat a réussi à décrire la situation du
christianisme en Orient et à attirer l’intérêt sur les doléances des Églises orientales
catholiques, en englobant le tout dans une vision unioniste crédible.
Au cours de la deuxième réunion, le cardinal Préfet de la Propagande,
Mgr Ledochowski lança l’idée de publier une Constitution apostolique. Ce fut
l’origine de Orientalium Dignitas. On aborda ensuite les obstacles politiques à l’Union
qui pouvaient opposer la Russie, la Turquie et la rivalité des puissances européennes
et on discuta le projet préparé par la Propagande à propos des articles législatifs de
la Constitution projetée. Les patriarches n’assistèrent pas à la réunion du 28
________________________
24 Cf. Verbali..., op. cit., p. 24.
25 Cf. Verbali..., op. cit., p. 25.
Les melkites et l’unionisme
11
novembre, durant laquelle on procéda à une dernière révision du schéma de la lettre
apostolique Orientalium Dignitas.
Le double résultat de ces assises patriarcales consista dans un appui moral qui remit
en valeur la dignité des Orientaux avec la publication d’un document pontifical et un
appui financier jugé nécessaire pour le développement et l’apostolat unioniste des
Églises orientales catholiques. Et c’est dans cette euphorie d’entente au sommet que
le pape pensa à institutionnaliser la commission cardinalice en la rendant
permanente et en la chargeant de la réconciliation des « dissidents »26. Les
patriarches orientaux étaient visiblement satisfaits. Ils pouvaient rentrer en Orient
avec une «nouvelle charte» réglant leurs relations avec le catholicisme romain, tant
au niveau de la Propagande, qu’au niveau local des délégués apostoliques et des
missionnaires dont le rôle et l’activité étaient dès lors définis et bien limités.
B. « Orientalium Dignitas » : Une nouvelle charte?
Le résultat tangible des conférences patriarcales se traduisit par la publication de la
lettre apostolique Orientalium Dignitas signée le 30 novembre et rendue publique le
6 décembre 1894. Ce document marque un point culminant dans la politique de
Léon XIII à l’égard du catholicisme oriental et un tournant décisif dans les méthodes
d’apostolat des missionnaires latins au Proche-Orient. Accueillie avec joie par les
catholiques orientaux, elle provoqua par contre une réaction chez beaucoup de
missionnaires qui empêcha pour de longues années la réalisation des généreuses
intentions du pape.
La lettre Orientalium Dignitas comptait régler les relations des missionnaires latins
avec la hiérarchie uniate et invitait les délégués apostoliques à la «pleine déférence»
à l’égard de l’autorité des patriarches qu’ils devaient faire respecter. Elle affirmait
que la conservation des rites orientaux n’était pas une affaire d’opportunisme mais
qu’elle s’imposait par l’ancienneté de leur liturgie et de leur discipline comme un
argument pondérable de la véritable universalité de l’Église. Cependant notre
déception fut grande lorsque, après avoir parcouru le texte intégral de ce document,
nous avons constaté que Léon XIII ne faisait aucune allusion au régime patriarcal
autonome qui fonde cette discipline et la légitimité de son maintien au sein du
catholicisme. En réalité, il se contenta d’attirer l’attention sur la légitime variété des
________________________
26 Cette commission cardinalice permanente pour la réconciliation des dissidents fut créée le
19 mars 1895 par le motu proprio Optatissimae.
Les melkites et l’unionisme
12
rites liturgiques orientaux et recommanda aux missionnaires latins de respecter et de
faire respecter l’autorité des Patriarches27.
Il est évident que cette charte contemporaine consacrait substantiellement toutes
les revendications de Grégoire II Youssef et que celui-ci eut une grande part dans les
événements qui amenèrent à sa publication. Toutefois les patriarches ou leurs
représentants aux conférences patriarcales ne réclamèrent que timidement leur
autonomie patriarcale de crainte de vexer les autorités romaines dont ils sollicitaient
l’aide et le soutien. On ne leur concéda en retour que des règles pratiques jugées
susceptibles de régler le différend avec les missionnaires latins. Sans doute qu’à
l’époque, une reconnaissance de l’autonomie de juridiction patriarcale telle que la
souhaitait le patriarche Youssef, justifiée par la pratique de l’Église universelle du
premier millénaire et confirmée par les conciles œcuméniques, ne pouvait être
concevable et s’avérait d’une incompatibilité flagrante avec la nouvelle définition de
l’infaillibilité pontificale proclamée par le concile de Vatican I.
En effet, l’institution patriarcale perdit après Vatican I tout pouvoir de juridiction qui
ne lui était pas concédé par le pape et se trouvait réduite au rang des métropolitains
au sein de l’Église latine. Le patriarcat n’était plus, aux yeux de Rome, qu’un titre
d’honneur dépourvu de toute autorité juridictionnelle qui pourrait couvrir
l’ensemble du patriarcat28. Du coup nous sommes amenés à mieux comprendre
qu’en fait, Orientalium Dignitas changeait de langage et portait beaucoup d’intérêt
aux Églises orientales catholiques mais les considéraient d’un œil unioniste. Ils
étaient perçus comme des romains «différents» qui jouiraient de quelques
particularités rituelles tolérées en vue du retour espéré des « frères séparés ».
________________________
27 Cf. la traduction de la lettre apostolique Orientalium Dignitas revue par Mgr Edelby et publiée
dans POC. Cf. N. EDELBY, Pour le soixantième anniversaire..., art. cit., p. 224.
28 Pour se faire une idée claire et précise de la conception catholique du patriarcat et des
privilèges du patriarche oriental au lendemain de ce concile, nous reproduisons ce passage de
Korolevskij : « (Le patriarche) n’est pas d’institution divine, mais purement ecclésiastique et
humaine. Notre Seigneur a constitué tous les Apôtres égaux, sauf saint Pierre qu’il a établi leur
chef à tous: il n’a pas mis d’intermédiaires entre les Apôtres et Pierre. Si l’Église, sous l’empire
de circonstances diverses, a été amenée à donner à quelques évêques, avec un titre spécial, un
certain pouvoir sur leurs frères dans l’épiscopat, ce pouvoir n’est évidemment qu’une
dérivation de celui de Pierre, qui ne peut être légitime qu’avec le consentement de Pierre et par
conséquent de son successeur. D’où il suit que le patriarche a bien des droits en tant qu’évêque
de son éparchie propre, mais, en tant que patriarche, il n’a et ne peut avoir que des privilèges
qui lui sont octroyés implicitement et explicitement par le Pape. Si l’on veut parler
rigoureusement, on peut bien parler de droits épiscopaux -et à ce titre le patriarche a ses droits
sur son éparchie tout comme les autres évêques sur les leurs,- mais on ne peut parler que des
privilèges patriarcaux exercés par le patriarche sur tout son patriarcat. Ces privilèges ne
deviennent des droits par rapport aux évêques ou autres inférieurs que par concession du
Souverain Pontife, de Pierre, qui a seul, de droit divin, juridiction sur les évêques eux-mêmes.
Ce sont des principes que tout catholique, quel que soit son rite, doit admettre depuis le concile
du Vatican, sous peine d’hérésie ». C. KOROLEVSKIJ, Les sources du droit canonique
melkite catholique, dans Échos d’Orient (Eor), 1908, p. 352; et dans Histoire des Patriarcats
melkites, t. III, Rome, 1911, p. 361-365.
Les melkites et l’unionisme
13
Les conférences patriarcales et la lettre apostolique Orientalium Dignitas
représentent des moments privilégiés consacrés par la papauté à l’écoute des
doléances des patriarches catholiques de l’Orient sans réussir à apporter un remède
à tous les problèmes évoqués. L’autonomie patriarcale restait un point litigieux qui
ne fut abordé que dans le cadre de la conception unioniste de l’époque.
Dans les années qui suivirent sa publication, Orientalium Dignitas n’eut pas tout
l’effet qu’en escomptait Léon XIII et ce fut en vain qu’on tenta de mettre en
application ses prescriptions canoniques. L’opposition des missionnaires latins aux
prescriptions de la lettre apostolique Orientalium Dignitas fut systématique29. Ils
étaient encouragés d’une manière plus ou moins explicite par les agents officiels de
la Propagande romaine et par la diplomatie française.
Entre eux, les Orientaux catholiques étaient divisés et leurs rivalités séculaires
fournissaient aux latinisants plus d’un prétexte. Les plaintes réitérées du patriarche
Youssef resteront inefficaces et la voix conjuguée des missionnaires latins et des
autres Orientaux les taxait d’intransigeance30.
II.
LES SUCCESSEURS DE GRÉGOIRE YOUSSEF ET L’UNIONISME
Les différents acquis des conférences patriarcales et les prescriptions de la lettre
Orientalium Dignitas devaient être mis en pratique par les différents synodes des
Églises orientales catholiques. Mais sous le pontificat de Pie IX, l’atmosphère de
méfiance qui règnait à cause du mouvement d’uniformisme disciplinaire et de
centralisation ne favorisait guère la réunion de synodes. En effet, ce mouvement ne
cessait de réduire leur pouvoir législatif au profit des Congrégations romaines, et
bien que l’atmosphère des relations entre les responsables romains et la hiérarchie
orientale se soit manifestement améliorée sous Léon XIII, les principaux synodes des
Églises orientales étaient encore conçus, rédigés et promulgués selon l’orientation
romaine habituelle. C’est pour cette raison que la réception des nouvelles
orientations unionistes devait passer inévitablement par l’autorité patriarcale ainsi
que par une sorte de « ré-activation » des synodes patriarcaux et de leurs organes
collégiaux.
________________________
29 « Les généreuses intentions du pape ne furent pas secondées par ses proches collaborateurs.
Effrayée par la levée de boucliers de si nombreuses et puissantes organisations missionnaires, la
Propagande, après un essai loyal d’application, finit par se dérober; les canonistes trouvèrent
des subterfuges; jamais on n’osa appliquer contre les récalcitrants les peines prévues par le
document; des dispenses furent si libéralement accordées que -pour le dire simplementl’encyclique (lettre apostolique), qui avait paru une catastrophe, finit très vite par
n’incommoder personne ». N. EDELBY, Pour le soixantième..., art. cit., p. 211.
30 Voir, J. HAJJAR, Grégoire Youssef, dans Dictionnaire d’histoire et de géographie
ecclésiastique (DHGE), t. XXII, 1988, col. 58.
Les melkites et l’unionisme
14
Les melkites catholiques qui, depuis le synode de Jérusalem (1849) n’avaient plus
réuni de grand synode, entamèrent une longue préparation pour la réunion d’un
synode national afin de mettre leur législation à jour dans le sillage de l’unionisme. À
trois reprises, les papes demandèrent aux patriarches de réunir un synode législatif
national (pour la nation melkite catholique), mais ceux-ci estimaient que les actes du
synode de Jérusalem suffisaient comme base canonique. Les tensions permanentes
avec les instances romaines sous Pie IX ne les encourageaient guère à se lancer dans
une aventure si redoutable. La situation du clergé et son niveau d’instruction
ecclésiastique contribuèrent également à l’ajournement de la réunion synodale.
Celle-ci ne fut possible qu’en 1909. L’analyse des différentes étapes de préparation
et de la tenue de cette assemblée est susceptible de jeter quelques lumières sur
l’adhésion des melkites catholiques au mouvement unioniste après la mort du
patriarche Grégoire II Youssef.
1. UN SYNODE LÉGISLATIF À AÏN-TRAZ (1909) 31
A. Appréhensions et longue préparation
En février 1898, le Saint-Siège fit demander au patriarche Geraïgiry récemment
élu32, par l’entremise du délégué apostolique Mgr Charles Duval, la convocation d’un
synode patriarcal législatif. Cette demande fut formellement renouvelée par le pape
Léon XIII dans sa lettre apostolique Omnibus compertum33. Une commission mixte
latino-melkite se forma et se réunit à Rome en 1900-1901 pour la rédaction du
schéma et des canons à soumettre au futur synode 34.
________________________
31 Nous nous référons dans notre analyse à un manuscrit qui porte le numéro 107 et qui est
soigneusement conservé dans la bibliothèque des Missionnaires de Saint Paul à Harissa. Il
s’agit du Mémoire sur les réformes les plus importantes à introduire dans l’Église melkite
catholique, à propos du synode de 1909. Cf. Archives des missionnaires de Saint Paul
(AMSP), Ms. 107, f. 184.
32 Le patriarcat de Geraïgiry le successeur de Grégoire Youssef, marque une étape de crise
profonde pour le fonctionnement des institutions dans l’Église melkite catholique. L’excès de
l’arbitraire de ce patriarche et l’absence de tout esprit de collégialité soulevèrent l’épiscopat
contre lui et entraînèrent l’intervention du pape. Voilà comment nous le décrit le Père
C. Korolevskij : «rude à la peine, audacieux jusqu’à la témérité, entreprenant, habile, il semblait
en outre jouir d’une robuste santé, mais en réalité il était déjà atteint des premiers symptômes
de la maladie qui devait l’emporter». Cf. C. KOROLEVSKIJ, Antioche, dans DHGE, t. III,
1924, col. 664.
33 La traduction complète de cette lettre est réalisée par C. Charon (Korolevskij) et publiée dans
Les sources du droit canonique melkite catholique, dans Eor, 11 (1908), p. 360-362.
34 La commission avait pour membres : Dom Hildebrand de Hemptinne, abbé primat des
Bénédictins, l’archimandrite Cyrille Rizk, vicaire patriarcal au Caire, l’archimandrite Raphaël
Aboumrad, représentant du patriarcat près le Saint-Siège, le père Denys de Sainte Thérèse,
carme consulteur de la Sacrée Congrégation de la Propagande pour les affaires du rite oriental
et le père Joseph Quadi, vicaire patriarcal à Paris et recteur de l’église Saint-Julien-le-Pauvre.
Les melkites et l’unionisme
15
Le patriarche Cyrille VIII Géha35, qui succéda à Mgr Geraïgiry nomma une
commission melkite chargée de revoir ce premier schéma36, mais celle-ci ne se
réunit qu’une fois. Le patriarche, qui ne voyait pas la nécessité d’un synode national,
trouvait toujours des prétextes pour remettre sine die la tenue de cette assemblée.
Mais l’insistance des évêques finit par triompher de la résistance du patriarche et le
synode se réunit en 1909 sans aucune participation de représentants du siège
romain.
B. Union et autonomie dans les actes du synode
La nécessité d’une réforme intérieure expliquait en grande partie pourquoi la
convocation du synode national était ardemment sollicitée par certains évêques et
par Rome. Les grandes lignes de cette réforme concernaient surtout l’état de la
législation canonique afin d’assurer un bon fonctionnement de l’administration
ecclésiastique, de mettre fin aux nombreux abus et de renforcer le mouvement
unioniste.
Les travaux du synode de Aïn-Traz durèrent du 30 mai au 8 juillet 1909. Soixante
séances privées et sept sessions solennelles se sont consacrées à discuter et à arrêter
le texte final des canons37. Envoyés à Rome en vue de leur approbation avant la
promulgation, les actes du synode furent soumis à un examen plus minutieux par
Mgr Louis Petit38. Le jugement émis par ce dernier fut défavorable et les actes furent
remisés aux Archives de la Propagande. En Orient, les canons furent peu connus et le
synode s’enlisa dans l’indifférence.
Les « Actes du synode » abordent au premier chapitre la situation de l’Église melkite
à la lumière de son union avec le siège de Rome et au deuxième chapitre la primauté
________________________
35 Mgr Cyrille Géha était plutôt de caractère paisible et indolent, plus conservateur qu’innovateur,
administrateur adroit et réaliste, soucieux de la tranquillité et des solutions de compromis plus
que de l’ordre ou de l’équité. Mais si son règne a apporté le calme et la paix au patriarcat
melkite catholique, il a par ailleurs contribué au déclin de l’autorité patriarcale face à un
épiscopat qui recouvrait des tendances plus romaines et d’autres plus autonomistes. Pendant
son pontificat, l’autorité patriarcale était amputée, faible, hésitante et démunie de sa
caractéristique et de sa qualité inhérente qui est la collégialité synodale. Pour connaître la
biographie de ce patriarche, cf. C. KOROLEVSKIJ, Antioche, art. cit., col. 665.
36 Cette commission était composée de Mgr E. Zoulhof, président, de Mgr Ignace Homsy,
métropolite titulaire de Tarse, et de Mgr Cyrille Moghabgab, évêque de Zahlé.
37 Ces canons sont au nombre de 1017 et se répartissent en quatre parties: le culte divin et le rite
grec, la hiérarchie ecclésiastique, les sacrements et les procès ecclésiastiques. Pour le contenu
de ces canons, nous renvoyons au texte original, à la traduction latine imprimée sous le titre:
Sinodus patriarchalis et nationalis Aïn-Traz celebrata anno Domini MDCCCCIX (Rome,
1910), ou encore, à l’étude de C. DE CLERCQ, Histoire des conciles d’après les documents
originaux, 11. Les conciles des Orientaux catholiques, 2v., Paris, 1949, p. 790 et ss. Quant à
nous, nous avons utilisé surtout: AMSP, Ms. 399, (schéma de 1901 en arabe, signé par les deux
membres de la commission préparatoire Joseph Quadi et Cyrille Rizk) et AMSP, Ms. 397 (les
Actes du synode national).
38 Assomptionniste latinisant devenu archevêque latin d’Athènes.
Les melkites et l’unionisme
16
juridictionnelle et l’infaillibilité du pontife romain telles qu’elles furent définies dans
la Constitution Pastor Aeternus.
Les canons 123-126 qui s’étendent sur la dignité et le rang des patriarches
surprennent par leur originalité et leur audace. Le canon 126 prescrit qu’une fois élu,
le patriarche melkite adresse sa profession de foi au pape, tandis que les évêques du
synode électoral l’informent du résultat de l’élection et demandent pour le nouvel
élu le pallium et les titres additionnels de patriarche d’Alexandrie et de Jérusalem.
Parmi les droits et les privilèges patriarcaux énumérés, on relève : la préséance sur
les autres patriarches d’Antioche (maronite, syriaque...) et le placement
immédiatement après le pape dans les conciles œcuméniques, l’administration des
sièges épiscopaux vacants par l’intermédiaire d’un vicaire patriarcal et l’assurance de
l’élection d’un nouvel évêque. Les actes du synode affirment par ailleurs qu’il revient
au patriarche de présider le synode national patriarcal, de transférer un évêque d’un
diocèse à un autre avec le consentement de la majorité des évêques du synode. Il
peut aussi dans les mêmes conditions de l’accord synodal créer, démembrer un
diocèse ou l’unir à un autre et accepter ou rejeter la démission des évêques. De
telles attributions patriarcales sous conditions synodales ne prévoient aucune
référence à un droit d’autorisation préalable, de dispense ou de délégation du SaintSiège. Cela dénote une personnalité ecclésiastique et une autonomie synodale peu
commune, sinon unique à l’époque39.
Si les consulteurs de la Propagande ont jugé opportun de ne point soumettre un tel
synode à l’approbation du pape, cela est dû au fait que les synodes patriarcaux
étaient perçus de manière différente par les melkites catholiques et la curie romaine.
Appelé dans un esprit canonique purement oriental, à traiter toutes les questions
intérieures du patriarcat, ce synode représente pour les melkites catholiques une
instance supérieure de leur Église. Ils ne doivent se référer à Rome que pour ce qui a
rapport avec la catholicité et l’universalité de l’Église. Quant à la curie romaine, tout
en proclamant en ligne de principe une structure distincte et une autonomie des
synodes, elle les percevaient comme un instrument privilégié de la centralisation. Les
synodes patriarcaux constituaient alors un moyen, censé plus adapté que tout autre,
pour amener les hiérarchies locales à opérer un alignement sur la législation et la
discipline générales de l’Église romaine, quitte à leur laisser quelques pratiques
rituelles distinctes, simple reflet extérieur de la diversité liturgique traditionnelle. Ces
________________________
39 J. HAJJAR, Les synodes des Églises orientales catholiques et l’évêque de Rome, dans
Nicolaus, 1 (1973), p. 417-418.
Les melkites et l’unionisme
17
synodes perdaient ainsi leur légitimité et leur efficacité qui ne se fondaient plus sur
la doctrine antique et unanime dans l’orthodoxie : la synodalité.
Cette tendance à « romaniser » le synode patriarcal nous semble lourde de
conséquences puisque l’Église melkite catholique trouve son point d’appui
traditionnel, quant à sa structure propre, dans la fonction patriarcale qui constitue la
clef de voûte du système synodal et le principe d’unité de l’antique régime de
collégialité régionale, provinciale ou nationale. Une fois le patriarche réduit au rang
d’un simple métropolitain latin et son synode devenu l’instrument protocolaire
d’une impulsion venue de l’extérieur, on aura évacué la réalité de la fonction
patriarcale et synodale et fait de ces institutions de simples objets de façades
entourés d’ailleurs de tous les honneurs dus au decorum ecclésiastique.
2. L’EXPANSION DES IDÉE S UNIONISTES
Si l’affirmation de l’autorité patriarcale et des ses privilèges, dans les Actes du
synode de Aïn-Traz, représentent en quelque sorte une résistance à la tendance
centralisatrice de la Propagande et de l’ensemble de la curie romaine, l’adhésion
melkite au mouvement unioniste ne fut pas pour autant entravée. Le patriarche
Dimitrios Quadi (1919-1925), élu patriarche en 1919, engagea une réforme radicale
et se consacra à la relance de l’unionisme dans son patriarcat. Il réorganisa les
différents diocèses et confia à une commission la préparation du projet d’un
éventuel synode patriarcal qu’il souhaitait réunir sur de nouvelles bases40.
Le patriarche Quadi publia deux mandements patriarcaux imprégnés du souci
unioniste qui animait à l’époque les melkites catholiques : La primauté de Saint
Pierre et de ses successeurs (1922), et L’unité de l’Église (1924)41.
Le patriarche Cyrille IX Moghabghab (1925-1947), le successeur de Quadi, publia à
son tour plusieurs mandements patriarcaux dont deux qui abordent le sujet de
l’unité chrétienne : l’unité des Églises (1931), Le cinquième centenaire de l’union de
l’Église byzantine au concile œcuménique de Florence (1939) 42.
________________________
40 La commission qui avait pour membres le père Elias Andraos, Missionnaire de Saint-Paul et le
père Alouche, du clergé patriarcal, était présidée par Mgr Maximos Sayegh, métropolite de Tyr
à l’époque
41 Mandement de Sa Béatitude Mgr Dimitrios Quadi : La primauté de Saint Pierre et de ses
successeurs (en arabe), Le Caire, 1922, 10 p; Mandement de Sa Béatitude Mgr Dimitrios Quadi
: L’unité de l’Église, Harissa, 1924, 14 p. Nous utilisons la version française que nous avons
trouvé à la bibliothèque de Saint-Paul à Harissa.
42 Mandement de Sa Béatitude Kyrios Cyrille IX : L’unité des Églises (en arabe), Harissa, 1931,
31 p. Mandement patriarcal de Sa Béatitude Kyrios Cyrille IX à l’occasion du cinquième
centenaire de l’union de l’Église byzantine au concile œcuménique de Florence (1439-1939)
(en arabe), Le Caire, 1939, 34 p.
Les melkites et l’unionisme
18
L’analyse de ces mandements patriarcaux de Dimitrios Quadi et de son successeur
Cyrille Moghabghab montrent clairement que les melkites catholiques assimilèrent,
après leur synode national de 1909, le mouvement unioniste et la conception de la
primauté romaine qu’il véhiculait. Le « retour au bercail» de l’Église byzantine
(grecque) les préoccupait à tel point qu’ils commencèrent à y reconnaître le
fondement de leur Église et à discerner leur vocation propre au sein de l’Église
universelle. Ils se considérèrent comme les pionniers de l’unionisme en Orient et
s’investirent complètement dans ce projet.
Sous ces deux patriarches l’apostolat melkite catholique adopta entièrement les
conceptions ecclésiologiques romaines et se développa au Proche-Orient: dans la
vallée des Chrétiens et dans le Hauran en Syrie, au sud et au nord du Liban, en
Jordanie et en Égypte... Animé d’un zèle unioniste ardent, le clergé melkite
catholique se dépensa pour la conversion au catholicisme des frères orthodoxes et la
conception romaine de la primauté constituait la charpente principale de cette
œuvre unioniste. On dirait que les melkites catholiques avaient pris à leur charge de
défendre auprès de leurs frères orthodoxes la primauté et l’infaillibilité du pape
incarnant dans sa personne l’autorité suprême dans l’Église, la source de toute
juridiction et le critère indiscutable de la communion à l’Église universelle. Tout au
long de la première moitié de notre siècle, le visage de l’Église melkite catholique se
latinisa de plus en plus et la hiérarchie melkite catholique s’affilia, sans aucune
difficulté apparente, à la conception ecclésiologique romaine.
III. LES SUCCESSEURS DE LÉON XIII ET L’UNIONISME
Après cette analyse consacrée au développement des idées unionistes sous les
successeurs de Mgr Grégoire Youssef, il s’avère important de rappeler certaines
initiatives unionistes entreprises par des successeurs du pape Léon XIII.
L’évolution de ces initiatives nous paraît déterminante pour une approche
œcuménique appropriée de l’histoire de l’Église melkite catholique ainsi que du
statut des Églises orientales catholiques.
1. UNE PÉRIODE D’ATTENT ISME MÉFIANT
Le pape Pie X (1903-1914), qui succéda Léon XIII, à ne reprit pas la flamme unioniste
et s’aligna sur le jugement de la Propagande pour rompre très clairement avec la
ligne de son prédécesseur, car il considérait l’orthodoxie orientale comme
implacablement obnubilée et désagrégée. Il adoptait à son égard une attitude
d’attentisme méfiant qui la plaçait en dehors de sa vision ecclésiologique doctrinale
Les melkites et l’unionisme
19
et réformiste. Quant aux diverses Églises unies (uniates), elles semblaient constituer
des phénomènes marginaux au catholicisme romain. Comme elles existaient avec
leur faiblesse numérique, il fallait les défendre contre un retour toujours possible au
« schisme », les protéger efficacement grâce au protectorat catholique européen et
les intégrer progressivement dans le corps d’un catholicisme essentiellement
romain43.
Dans le cadre de la réforme de la curie qu’entreprit Pie X, il n’envisageait aucune
promotion ou relance de l’unionisme. La constitution Sapienti Consilio du 29 juin
1908 fixait les nouveaux statuts constitutionnels de la curie sans que cette réforme
ne touche à la section orientale de la Propagande créée par Pie IX en 1862. Les vœux
des patriarches orientaux, exprimés lors du sommet du Vatican en vue de relever
directement du pape par l’entremise d’une congrégation autonome ou d’une
commission cardinalice particulière, étaient ainsi méconnus ou rejetés. Bien plus, le
pape rattachait à la Propagande la commission cardinalice particulière jadis créée par
Léon XIII pour l’union des dissidents, commission qu’il ne réunit d’ailleurs jamais44.
2. DEUX INITIATIVES UNIONISTES
La stagnation que connut l’unionisme sous le pontificat de Pie X n’éteignit pas la
flamme qui se trouvait tout de même bien affaiblie. Benoît XV (1914-1922) et Pie XI
(1922-1939) la ranimeront en concentrant autour de leur siège romain les
institutions vitales qui fixèrent les traits définitifs de la physionomie des Églises
orientales catholiques.
A. Une Congrégation pour l’Église orientale45
Élu à la chaire de Pierre, Benoît XV reprendra l’œuvre orientale de Léon XIII et la
maintiendra par des institutions au cœur même de la curie romaine. Son initiative la
plus importante vis-à-vis des Églises orientales catholiques fut la création de la
Sacrée Congrégation pour l’Église orientale, sous les auspices de laquelle se trouvera
bientôt centralisée la vie organique des Églises orientales catholiques46. cette
Congrégation jouera un rôle primordial quant aux rapports de leurs Églises avec le
gouvernement du pape à Rome, marquera l’entrée officielle de l’Orient catholique
________________________
43 Voir J. HAJJAR, Le Vatican, la France et le catholicisme oriental, Paris, 1979, p. 225.
44 Voir Ibidem, p. 239-253.
45 Par « Église orientale » on entendait toutes les Églises orientales catholiques de l’empire
ottoman.
46 La Congrégation pour l’Église orientale fut créée par le motu proprio Dei Providentis du Ier
mai 1917. Voir Actes de Benoît XV, Paris, 1947.
Les melkites et l’unionisme
20
dans le cadre constitutionnel du catholicisme romain et constituera un organe
fondamental pour la relance de l’unionisme. Dans la charte de création, les
Orientaux catholiques sont considérés par le pape comme membres à part entière
au sein du catholicisme universel47. Celui-ci y affirmait que cette universalité serait
accentuée par la nouvelle Congrégation qui remplacerait, par son personnel et par
son nouvel esprit, la politique de la Propagande à l’égard de l’Orient chrétien 48.
La Congrégation pour l’Église orientale détenait un pouvoir législatif, administratif et
judiciaire, car son action s’étendait à toutes les affaires des Orientaux catholiques 49.
Mais quelle était réellement la nature de ce pouvoir institué parallèlement aux
pouvoirs des patriarches et des synodes? Leur était-il supérieur en ce sens qu’il était
destiné à les remplacer dans la pratique? Nous ne possédons aucune précision à ce
sujet et nous constatons, sans beaucoup d’étonnement, que depuis cette création en
1917, aucun synode patriarcal ne s’est réuni et que les réunions annuelles de la
hiérarchie melkite catholique étaient plutôt des assemblées consultatives d’évêques
pour trancher des questions pratiques déterminées par les nouvelles conjonctures
politiques et religieuses.
B. Un institut pontifical oriental
Quelques mois après la création de la Congrégation orientale, Benoît XV érigea à
Rome, par le motu proprio Orientis Catholici du 15 octobre 1917, un institut
pontifical pour les études orientales. Cette fondation complémentaire était destinée
à favoriser le relèvement des chrétientés orientales et le retour à l’unité catholique
de celles qui demeuraient encore dans le « schisme ». Le but précis de cette
fondation consistait cependant à former un bon clergé pour les catholiques de rites
orientaux en tenant compte de leurs traditions et des circonstances particulières où
se trouvaient la plupart de leurs Églises ainsi que des jeunes missionnaires destinés à
________________________
47 Le pape évoque cette universalité et cette « catholicité » de l’Église romaine dans les termes
suivants: « L’acte présent rendra plus manifeste encore que l’Église de Jésus-Christ, parce
qu’elle n’est ni latine, ni grecque, ni slave, mais catholique, ne fait aucune différence entre ses
fils et que ceux-ci, qu’ils soient grecs, latins, slaves ou d’autres groupements nationaux,
occupent tous le même rang devant ce siège ». Ibidem, p. 89.
48 Les Orientaux catholiques se plaignaient sans cesse du fait que les décisions qui les
concernaient étaient prises par des Occidentaux au sein de la Congrégation de la Propagande
chargée en principe de la conversion des infidèles. Le pape lui-même reconnaît ce fait: « Les
Orientaux avaient souvent l’impression que des décisions les concernant étaient prises par des
Occidentaux qui n’avaient qu’une vue incomplète de la situation; en outre, il leur paraissait
humiliant de voir leurs Églises, héritières du plus ancien passé chrétien, soumises à la
Congrégation chargée de la conversion des infidèles ». Ibidem, p. 88.
49 Le 25 mars 1938, Pie XI étendit la responsabilité ecclésiastique de la Congrégation pour
l’Église orientale en lui confiant tous les fidèles latins du Proche-Orient, demeurés depuis 1917
sous la juridiction de la Propagande, et cela par le motu proprio Sancta Dei Ecclesia. Voir J.
HAJJAR, Les chrétiens uniates..., op. cit., p. 323.
Les melkites et l’unionisme
21
l’apostolat oriental. L’institut s’adonna par la suite à l’étude des questions orientales
et la collection des Orientalia Christiana Analecta et Periodica constitue une
imposante œuvre scientifique due au labeur persévérant des orientalistes groupés
autour de ce centre de rayonnement culturel et unioniste 50.
3. UNE RELANCE ÉNERGIQUE DE L’UNIONISME
Les mots d’ordres du pape Pie XI lancés en faveur d’une meilleure connaissance des
richesses de l’orthodoxie ainsi que ses initiatives éclairées, en vue d’une meilleure
organisation et d’une promotion véritable des Églises orientales catholiques,
dépassent en profondeur la vision unioniste de ses prédécesseurs. Ce pape s’est
révélé à la fois comme un penseur clairvoyant et un homme d’action audacieux et
ses directives sont devenues de véritables programmes d’action dans le domaine de
l’unionisme. Au début de son pontificat, il prodigua sa sympathie pour l’Orient et
sembla avoir sérieusement songé à arrêter le cours de la latinisation incarnée par le
patriarcat latin de Jérusalem51. Mais il y renonça sous l’influence de hautes
interventions politiques.
Dans sa première encyclique Ubi Arcano (1922), Pie XI faisait une discrète allusion à
une éventuelle reprise de Vatican I. Dans son encyclique orientale Ecclesiam Dei
(1923), il réservait aux Orientaux catholiques un rôle privilégié dans l’œuvre de
l’union. Enfin dans l’encyclique de 1928 Rerum Orientalium, il affirma hautement le
dualisme disciplinaire battu en brèche à Vatican I en rendant publique sa décision de
promulguer un code de droit canonique oriental.
Dans un domaine tout à fait différent, Pie XI comptait beaucoup sur une éventuelle
relance du mouvement unioniste à partir des institutions monastiques orientales et
pensait que des monastères bénédictins, où serait pratiqué le rite byzantin,
pourraient servir de modèle aux monastères de l’Orient 52.
________________________
50 . Voir C. KOROLEVSKIJ, La fondation de l’institut pontifical oriental, art. cit., p. 5. Dans son
autobiographie : Kniga bytja moego (Livre de ma vie), le père Korolevskij consacre tout un
chapitre à la fondation de cet institut et met en valeur le rôle du Père blanc Antoine Delpuch
qu’il considère comme le véritable fondateur de la Congrégation Orientale et de cet institut
pontifical oriental. L’auteur s’applique de même à une analyse détaillée d’un rapport présenté
par Delpuch à Benoît XV. Le Père blanc y évoqua l’ignorance incroyable de l’Occident au
sujet de la question religieuse orientale laquelle entravait, selon lui, la création de contacts
analogues à ceux qui avaient eu lieu lors du Congrès eucharistique de Jérusalem. D’après le
père A. Raes, un exemplaire original est conservé à la Bibliothèque Vaticane sous la cote: Vat.
lat. 14627-14631.
51 Éclairé par des rapports précis et circonstanciés, notamment ceux de Dom G. Fournier
bénédictin de Maredsous (un moment prieur du monastère allemand de la Dormition à
Jérusalem), le pape inclinait vers la suppression de ce patriarcat au profit de la Custodie
franciscaine et du patriarcat melkite catholique.
52 Dans sa lettre du 21 mars 1924 adressée aux Bénédictins, il les encourage à œuvrer pour le
travail de restauration unioniste. L’idée de cette lettre inspirée par Dom Lambert Beauduin est à
Les melkites et l’unionisme
22
Cependant le pontificat de Pie XI qui reflète une évolution dans les visions unionistes
ne se détache pas totalement d’un certain triomphalisme latin 53. En réalité la
papauté était persuadée à l’époque que l’administration plus soigneuse qui devrait
résulter de l’application du code pour les Orientaux, l’amélioration de la qualité du
clergé mieux formé intellectuellement et spirituellement, ainsi que les progrès des
ordres religieux plus réguliers et plus dynamiques, contribueraient considérablement
à la promotion des Églises orientales catholiques et encourageraient le retour des
«frères séparés». Mais toute cette promotion ne cessait d’avoir pour archétype
l’administration latine, le droit canonique latin, la vie monastique dans les ordres
latins et continuait à se référer aux critères de formation cléricale conçus pour le
clergé latin. Il s’agissait plutôt d’une tentative d’adaptation à la « latine » derrière
une façade orientale. Toutefois, ce jugement ne peut être que rétrospectif et ne doit
pas négliger le contexte socio-culturel et religieux de l’époque. Ce soutien de la
papauté servit incontestablement à insuffler une force nouvelle dans ces Églises
orientales catholiques démantelées ou profondément atteintes à la suite des
changements politiques survenus après la chute de l’empire ottoman. C’est dans le
contexte unioniste que se situent les quelques suggestions pro-orientales de Pie XI
citées dans l’encyclique Rerum Orientalium ainsi que tout l’engagement pontifical à
l’égard des Orientaux catholiques.
IV. LE DÉCLIN DE L’UNIONISME CHEZ LES MELKITES CATHOLIQUES
Malgré leur engagement sur les voies de l’unionisme et leur zèle déployé pour la
conversion de leurs frères orthodoxes, les melkites catholiques prirent jour après
jour conscience de leur statut d’uniates. La promulgation de la section du droit
canonique oriental relative aux personnes : Cleri sanctitati (1957) les opposa aux
autorités romaines chargées du gouvernement ecclésiastique et dévoila à leurs yeux
les illusions du mouvement unioniste concernant leur projet d’union de 1724.
1. LES VICISSITUDES DU CODE CANONIQUE ORIENTAL
La requête de codifier le droit melkite figurait déjà parmi les exigences avancées par
le patriarche Grégoire II Youssef pour la promotion de son Église, lors des
__________________________________________________________________
l’origine de la fondation en 1925 du prieuré d’Amay-sur-Meuse, transféré ensuite à
Chevetogne. Cette œuvre monastique pour l’union des Églises est encore aujourd’hui un haut
lieu de l’œcuménisme et constitue l’un des centres privilégiés pour le rapprochement avec
l’Orthodoxie. Son organe Irénikon témoigne de l’engagement et de la lucidité de cette
communauté de Bénédictins voués à la cause de l’unité.
53 Voir J. HAJJAR, Les Églises orientales catholiques..., art. cit., p. 546-553.
Les melkites et l’unionisme
23
conférences patriarcales. Celui-ci implora le soutien de la papauté pour réaliser ce
projet au sein de son synode et l’appliquer avec l’approbation de l’autorité romaine.
Ce fut à notre avis l’origine de cette œuvre qui dura de longues années et aboutit à
la promulgation du premier droit canonique pour les Églises orientales catholiques
(1949-1957).
A. Les causes de la requête de codification du droit melkite
Au cours des dernières décennies, plusieurs chercheurs se sont penchés sur les
manuscrits arabes des 13e-14e siècles dans le but de mettre en évidence l’existence
d’un droit canonique melkite propre. Leur connaissance préalable qu’un pareil droit
n’était pas rassemblé dans une seule collection, ni jouissait d’aucune promulgation
officielle de la part d’une autorité patriarcale ou synodale, ne les dissuada pas d’aller
de l’avant dans leur projet. Ils se préoccupaient surtout de déterminer l’héritage de
l’ancien droit constantinopolitain commun à toutes les Églises de tradition byzantine
et de le distinguer du fond proprement melkite. Une étude exhaustive du sujet
dépasse largement les limites de notre étude qui s’est fixée comme objectif de situer
dans le contexte unioniste, la codification et la promulgation susmentionnées 54.
Au début de ce siècle, C. Korolevskij déplorait l’absence de tout manuel et de la
moindre brochure contemporaine traitant d’une question de jurisprudence
ecclésiastique en langue arabe. Il est frappé par le peu de place qu’occupe le droit
canonique dans la littérature melkite et même dans l’enseignement donné à SainteAnne. Il affirme, à ceux qui font appel au droit de l’Église latine, l’existence d’un droit
canonique propre à leur Église55. D’ailleurs il n’est pas le seul à le confirmer.
Toutefois tout le monde est d’accord pour affirmer également que l’ancien droit
________________________
54 Pour plus de détails, nous citons parmi les études sur les sources du droit canonique melkite
celles qui nous semblent les plus importantes: J.-B. DARBLADE, La collection canonique
arabe des Melkites, (13e - 17e s.), publié à Harissa en 1946. Voir aussi dans Fonti. Codif. Can.
Orientale, Série II, Fasc. XIII; ainsi que son article : La collection canonique melkite d’après
les manuscrits arabes des 13e - 17e s., voir dans Orientalia Christiana Periodica (OrChrP), t.
IV (1938), p. 85-119. Cet article n’est en fait que le résumé de l’ouvrage précédent. C.
CHARON (Korolevskij), Les sources du droit canonique Melkite (déjà cité). E. JARAWAN,
La collection canonique arabe des Melkites et sa physionomie propre, publié à Rome en 1969,
[Corona Lateranensis,15]. J. NASRALLAH, Manuscrits melkites de Yabroud dans le
Qalamoun, voir dans OrChrP, vol. IV, Rome, 1940, p. 89-92. Ph. NABAA, Influence du droit
byzantin sur le droit melkite, Mémoire de Licence inédit, Rome, 1947. Alors que Korolevskij
nous renseigne sur les moyens de trouver ces sources, Darblade et Mgr Nasrallah ont pu
consulter celles-ci dans un total de quatorze manuscrits disséminés dans les différentes
bibliothèques de l’Europe et du Moyen-Orient. Quant au père Jarwan, il essaie d’en dégager
les caractères particuliers qui incarnent la physionomie propre à cette collection melkite.
55 Cf. l’article de C. CHARON (Korolevskij), Les sources du droit canonique Melkite déjà cité.
Les melkites et l’unionisme
24
byzantin reste toujours à la base du droit canonique de l’Église melkite, comme
source première56.
Depuis l’événement de 1724 et la constitution de deux hiérarchies parallèles,
catholique et orthodoxe, ces anciens monuments du droit byzantin ont continué à
être utilisés dans l’élaboration des actes des synodes melkites catholiques57. À
l’approche du synode national de 1909, les melkites catholiques, qui ne consultaient
que rarement ce droit et ne le possédaient plus convenablement, considéraient que
de nombreuses prescriptions des conciles et des Pères de l’Orient étaient tombées
en désuétude, devenues impossibles à appliquer, ou même inopportunes. Elles
nécessitaient une explication ou une précision de la part de l’autorité légitime en vue
d’une meilleure adaptation aux besoins de l’époque. En fait, à l’ancien droit byzantin
viennent s’ajouter les décrets du Saint-Siège58, les actes des synodes proprement
melkites catholiques, les résolutions des synodes électoraux, les ordonnances
patriarcales, les coutumes et le droit particulier des religieux.
Concernant les actes des synodes patriarcaux, les vingt-cinq canons du synode de
Aïn-Traz tenu en 1835 sont les seuls approuvés par Rome in forma generali et
renferment tout ce qui avait vraiment force de loi. Le reste est tombé en désuétude
(synodes du Saint-Sauveur 1751 et 1793), a été condamné par le Saint-Siège (synode
de Quarquafé 1806), ou n’a jamais été confirmé (Jérusalem 1849). Quant aux
résolutions des synodes électoraux qui consistent depuis 1856 dans un certain
nombre d’articles, dont les évêques convenaient entre eux avant l’élection, ne
semblent pas avoir une valeur canonique sûre. Les ordonnances patriarcales ne sont
________________________
56 Les monuments juridiques qui constituent ce droit furent recueillis et édités par le savant
cardinal J.-B Pitra et déjà publiés avant lui, quoique d’une manière beaucoup moins parfaite,
par Rhalli et Potli (Athènes 1854). Voir J.-B. PITRA, Juris ecclesiastici græcorum historia et
monumenta, 2 volumes, Rome 1864. Voir aussi sa dissertation Des canons et des collections
canoniques de l’Église grecque, (Paris, 1858), et le volume des ses Analecta intitulé : Juris
ecclesiastici græcorum Secta paralipomena, Paris et Rome, 1891. Cet ancien droit byzantin
comprend les Constitutions dites apostoliques, les canons des conciles œcuméniques tenus en
Orient, ceux des principaux conciles provinciaux d’Orient, les synodes de Carthage, un certain
nombre de réponses et décisions canoniques de certains Pères. Il faut y ajouter les canons du
concile in trullo de 692 et le Nomocanon de Photius, y compris les emprunts que ce dernier
recueil faisait à la législation élaborée par les empereurs de Byzance en matière religieuse.
L’influence de Théodore Balsamon (avant 1189- 1195 ou après) sur la législation melkite est
indéniable, puisqu’il contribua effectivement à la byzantinisation des Melkites. Son principal
ouvrage est son commentaire : Exegesis canonum sur le Syntagma de Photius. Cf. J.
NASRALLAH, Histoire du mouvement littéraire..., vol. 3, t. I, op. cit., p. 93-95.
57 Voir C. CHARON (KOROLEVSKIJ), Les sources du droit..., op. cit., p. 297.
58 Le Saint-Siège a promulgué, souvent par l’intermédiaire de la Propagande, des décrets
spéciaux concernant, soit toutes les Églises orientales catholiques, soit l’Église melkite
catholique en particulier. Il est tout de même utile de rappeler que les Orientaux ne sont
soumis aux décrets canoniques et disciplinaires du Saint-Siège que lorsqu’ils y sont
expressément mentionnés, ou que la loi est évidemment faite pour eux aussi bien que pour les
Latins.
Les melkites et l’unionisme
25
pas connues et manquent de précision, ce qui dissimule leur valeur législative et
canonique59. La multiplicité ainsi que la diversité des coutumes très variables en font
plutôt un obstacle qu’une aide à une bonne administration et enfin, le droit des
religieux ne regarde que l’intérieur de leurs couvents.
Donc, toute la législation propre à l’Église melkite catholique se trouvait au début du
20e siècle réduite aux vingt-cinq canons de Aïn-Traz 1835 et laissait la porte
largement ouverte à l’arbitraire et à certains abus notamment dans les domaines des
élections épiscopales, de l’administration générale des institutions et de la gestion
des biens communs. Tous ces éléments ne constituent pas un véritable corps
législatif cohérent et sont méconnus de la majorité du clergé et de la totalité des
fidèles. Tel est à notre avis l’enjeu principal qui poussa le patriarche Grégoire II
Youssef à solliciter la codification d’un droit canonique propre à son Église. Il estimait
que le pluralisme disciplinaire ne justifiait pas seulement une pareille démarche mais
en découlait inévitablement.
B. L’élaboration difficile du texte
Il est normal que l’idée d’une codification du droit melkite émise par le chef de
l’Église melkite catholique fut bien accueillie dans les milieux romains. Mais après
peu de temps, on commença à parler d’un droit commun à toutes les Églises
orientales catholiques. Il n’était guère question de cette unification dans la pensée
du patriarche Youssef et l’idée suscitait des craintes au sein de la hiérarchie melkite
catholique. Rome apaisa alors les esprits agités en leur assurant que ce droit
contiendrait les principes généraux et qu’il reviendrait aux synodes nationaux d’en
préciser les règles pratiques selon les coutumes et les usages particuliers de chaque
Église.
L’élaboration du texte débuta le 5 janvier 1929. Un questionnaire adressé par la
Congrégation Orientale à la hiérarchie orientale catholique demandait son avis sur la
méthode à suivre et sur les personnes compétentes auxquelles on confierait les
travaux préparatoires. Une commission cardinalice assistée par un groupe de
spécialistes fut chargée de préparer la codification par l’élaboration d’un inventaire
détaillé et même exhaustif des documents à utiliser. Mais au lieu de confier aux
synodes locaux le soin de définir collégialement leur législation propre, on laissa à
________________________
59 Il est incontestable que d’après l’ancien droit byzantin, un des privilèges du patriarche est de
faire des lois pour tout le patriarcat, même pour les évêques, qu’il les porte seul ou avec le
concours d’un conseil, à condition que ces lois ne portent aucune atteinte au pouvoir direct qu’a
chaque évêque, de droit divin, sur son éparchie. Mais on a perdu, suite aux événements
tragiques survenus en Syrie et au Liban en 1860, toute trace des ordonnances patriarcales
melkites qui datent d’avant le patriarcat de Maximos Mazloum (1833-1855).
Les melkites et l’unionisme
26
chaque Église l’opportunité de nommer un représentant pour collaborer avec les
autres spécialistes. Ils étaient soumis au contrôle de la commission cardinalice
chargée de coordonner ces travaux. Évidemment cette solution ne rassurait pas tout
le monde et laissait la porte ouverte à une multitude d’inquiétudes.
Pour apaiser particulièrement les appréhensions de l’épiscopat melkite catholique
qui craignait l’uniformité juridique telle qu’elle avait été préconisée lors des travaux
préparatoires de Vatican I, le cardinal Gasparri secrétaire de la commission, affirmait
qu’on laisserait aux synodes de chaque Église le soin de définir son droit particulier,
la commission romaine ne s’occupant que des règles générales et de ce qui était
commun à toutes les Églises.
La création de la commission de rédaction ne vit le jour qu’en juillet 1935 et celle-ci
mettra longtemps avant de terminer et de publier, par tranches seulement, le
résultat de ses travaux. Face aux inquiétudes concernant le caractère oriental et la
pertinence du code en préparation, le cardinal Massimo Massini, président de la
commission de rédaction, renchérissait en 1939 à ce sujet, en déclarant à son tour
que le code en gestation refléterait merveilleusement l’esprit de la pure tradition
orientale :
Quand ce code paraîtra, tout orthodoxe qui en prendra connaissance s’écriera: oui
vraiment, c’est là notre code, c’est notre foi, c’est la voix de nos Pères...60.
C. La promulgation des différentes parties
Ce n’est qu’à partir de 1949 que les parties du code paraîtront successivement : la
législation matrimoniale (22 février 1949), la procédure ecclésiastique (6 janvier
1950), les religieux (9 février 1952) et les rites orientaux et le clergé (2 juin 1957). Le
cardinal Tisserant, secrétaire de la Congrégation pour l’Église Orientale, affirmait
dans un article publié en 1952 que la promulgation du droit canonique oriental
devrait aider les catholiques d’Orient à perfectionner leur organisation. Il rappelait à
son tour que le code, dont les dispositions seront communes, n’empêcherait pas le
synode de chaque Église d’ajouter leurs interprétations et leurs décisions. Du moins
sur les points les plus importants, beaucoup de divergences disparaîtront, dont
s’étonneront à juste titre les juristes. Il prit soin de souligner également l’aspect
unioniste et le fruit que le Saint-Siège comptait en cueillir :
Nous voudrions que les catholiques orientaux soient tels que les autres chrétiens
ambitionnent de se joindre à eux, avec la certitude de trouver dans leur société un
bénéfice pour leurs âmes61.
________________________
60 Cité in J. HAJJAR, Les chrétiens uniates..., op. cit., p. 326.
Les melkites et l’unionisme
27
2. UN CODE DE DROIT ORIENTAL OU « UNIATE?
Les différentes sections du code oriental sont promulguées par le Motu proprio du
pape, c’est-à-dire de sa propre initiative, comme c’est le cas pour le code de droit
canonique latin. De cette manière, le pontife romain apparaît et se considère comme
l’unique législateur, agissant de sa propre autorité et sans la participation des Églises
concernées, dont les représentants n’avaient collaboré qu’à la préparation des
matériaux. On ne peut nier toutefois que le schéma des canons ait été envoyé pour
avis, aux hiérarques intéressés. Mais ont-ils été mis au courant de la rédaction
définitive? Ont-ils été avisés, officiellement ou officieusement, de la publication et
du contenu? Il semble que non. Dans ce cas, la papauté aurait fait le pas décisif
concernant la suppression pratique du pouvoir législatif synodal des Églises
orientales catholiques et de leur autonomie traditionnelle.
Un autre détail est à signaler : dans les premiers motu proprio, le pape promulguait la
législation pour l’Église orientale (au singulier) et à partir de la troisième section, la
législation pontificale est adressée aux Églises orientales (au pluriel) sans que la
distinction entre ces Églises ait dépassé les frontières verbales. Pour le législateur il
s’agissait d’une Église orientale de plusieurs rites liturgiques. Ces entités ecclésiales
étaient appelées « Rites » et non « Églises ». La conception ecclésiologique à propos
de ces entités restait vague et rendait la situation difficile à gérer. Toutefois, les
Orientaux catholiques et particulièrement les melkites persistaient dans leur
conception antique et se considéraient comme une Église autonome, c’est-à-dire qui
jouit d’un pouvoir législatif propre. Mais le problème qui se posait aux melkites
catholiques était le suivant : comment exercer ce pouvoir tout en respectant
l’autorité suprême de l’évêque de Rome puisqu’ils la reconnaissaient et la
professaient comme telle?
À notre avis, le malaise se situe au plus profond de l’être ecclésial des melkites
catholiques et il est dû à l’ambiguïté de leur double fidélité. En plus, il n’a jamais été
examiné ouvertement. D’un côté, les melkites s’approprient un pouvoir législatif et
disciplinaire autonome et s’opposent au dogme de Vatican I qui confirme l’autorité
suprême du pape en tant que pouvoir de juridiction universel et immédiat. De
l’autre, en s’alignant parfaitement sur la conception romaine latine, ils trahissent
leur identité orientale et laissent tomber les droits et les privilèges des patriarches
apostoliques, c’est-à-dire qu’ils renoncent à l’institution patriarcale telle qu’elle se
manifestait au premier millénaire et au temps des conciles œcuméniques.
__________________________________________________________________
61 E. TISSERANT, Le Vatican et les Églises orientales..., art. cit., p. 210.
Les melkites et l’unionisme
28
3. UN MALAISE CHEZ LES MELKITES CATHOLIQUES ?
Les trois premières sections de ce code de droit canonique oriental semblent avoir
été reçues par les melkites catholiques avec satisfaction, ou du moins sans réaction
publique ou officielle d’étonnement ou de critique. Par contre, la dernière tranche
relative au clergé et à la hiérarchie ecclésiastique (De Personis) a suscité dans leurs
rangs plus que des remous. Suite à sa promulgation le patriarche Maximos IV
convoqua un synode extraordinaire en Égypte. Tenu du 6 au 11 février 1958, il avait
officiellement pour objectif la détermination du droit particulier de l’Église melkite
catholique et sa mise en application.
Nous nous demandons pourquoi les melkites catholiques n’ont pas réagi à cette
mesure dès la publication de la première section du code. Il est extrêmement difficile
de répondre à cette question. D’une part les melkites catholiques ont étudié ces
sections dans leurs assemblées épiscopales annuelles et y ont même apporté
quelques précisions à travers les questions posées à la commission de rédaction et
au législateur. D’autre part il ne semble pas qu’ils étaient conscients des
conséquences que comporterait la publication de cette dernière section.
Au lendemain de ce synode, Mgr Pierre Médawar62, l’auxiliaire patriarcal, donnait
une conférence au Caire pour exposer les trois points qui avaient retenu
particulièrement l’attention des Pères du synode : les obligations imposées au clergé,
le «retour » des chrétiens acatholiques à l’unité, la place que doit occuper l’Orient
dans l’Église catholique et celle que lui fait la nouvelle codification 63.
L’auteur relève d’abord l’abrogation par la nouvelle codification de la règle prescrite
par la constitution Orientalium Dignitas et selon laquelle les chrétiens
«acatholiques», en rentrant dans l’Église catholique devaient garder leur rite. Il
trouvait cette mesure inadmissible et la considérait comme « un coup de massue
porté contre le développement et le maintien d’une Église orientale au sein du
catholicisme64.
L’auxiliaire patriarcal n’hésite pas à déclarer que le nouveau Droit Canon promulgué
par le motu proprio Cleri Sanctitati présente des patriarches diminués, à qui on veut
bien reconnaître quelques privilèges d’ordre simplement historique, mais dont les
plus importants sont soumis à des autorisations préalables ou à des confirmations
postérieures:
________________________
62 Pierre Kamel Médawar (1887- 1985) fut un homme de piété et de grande envergure. Pour les
grandes lignes de sa vie, voir Le Lien, 50 (1985), p. 28-31.
63 Causerie de S. E. Mgr Pierre K. Médawar faite à la réunion du 14-3-1958 du Groupe d’Amitié
Sacerdotale au Caire, dans Bulletin d’orientations œcuméniques, 1958, n° 3, p. 9.
64 Ibidem.
Les melkites et l’unionisme
29
En effet, les Églises séparées jouissent de tous les honneurs qui leur sont dus et qui
sont nécessaires pour leur maintien et pour la défense des intérêts des fidèles dans
cet Orient devenu musulman, tandis que les patriarches catholiques subissent de
plus en plus une capitis diminutio minimisant toujours davantage leur rôle dans
l’Église et dans la Communauté. Et l’on pense ainsi faire œuvre d’union des
Chrétiens!65.
Ce discours de Mgr Médawar reflète la profonde déception ressentie par la
hiérarchie melkite vis-à-vis de la codification du droit canonique oriental. Les
melkites catholiques ne s’y retrouvaient pas et éprouvaient un sentiment de crainte
quant aux conséquences de la diminution flagrante du rang de leur institution
patriarcale. Non seulement le Droit Canon oriental ne répondait pas à leurs attentes,
mais il risquait de nuire à toute démarche œcuménique avec l’Église orthodoxe
jalouse des privilèges et des droits de l’institution patriarcale qui représentent, à ses
yeux, le garant de la collégialité au sein de l’Église universelle. Cet ensemble de faits
complexes constituait aux yeux des melkites un obstacle majeur à une éventuelle
réunion avec Rome des Églises «séparées» d’Orient.
Il n’y a aucun doute que le fond du problème ne tenait pas uniquement à l’institution
patriarcale et «aux droits et privilèges» mais, comme l’affirmait Mgr Médawar, à la
place de l’Orient dans l’Église universelle66. Les melkites catholiques ressentaient un
malaise qui affectait leur être ecclésial même et rendait leur situation au sein du
catholicisme inconfortable.
Il semble que l’Église melkite catholique était consciente que son assemblée
épiscopale annuelle ne représentait plus l’institution synodale autour du patriarche
conformément à la Tradition, puisqu’elle était vidée de son contenu et de sa valeur
canonique au profit de l’autorité suprême de l’évêque romain ou du «Saint-Siège»
en général. Le législateur romain copie en grande partie les sections du code
canonique latin, surtout les normes générales concernant les personnes morales,
physiques et le clergé, notamment les canons relatifs à la curie romaine. À ses yeux il
était tout à fait logique et cohérent que l’institution patriarcale et le statut même
des Églises orientales soient perçus à partir du système de la hiérarchie catholique
centrée sur la personne et la fonction universelle du pontife romain. La grande
question qui en découlait est la présente : quel serait alors l’intérêt d’un «droit
________________________
65 Ibidem, p. 11.
66 Le texte de cette conférence de Mgr Médawar fut publié et suscita quelques réflexions chez le
Père Robert Rouquette qui lui consacra un article dans la revue Études de Paris, intitulé:
Malaise chez les catholiques de rite grec? Les idées développées dans cet article retracent
l’histoire de l’institution patriarcale et de la primauté romaine d’après la conception catholique
de l’époque qui minimise la fonction patriarcale et la limite à un simple privilège ecclésial. Cf.
R. ROUQUETTE, Malaise chez les catholiques de rite grec?, dans Études, 15 juin 1958,
p. 393.
Les melkites et l’unionisme
30
canonique oriental» si à Rome on ne considérait plus un patriarche oriental
catholique comme un véritable patriarche et son synode comme un véritable
synode?
Le 9 février 1958 le patriarche Maximos IV présida au Caire une liturgie eucharistique
et prononça un discours inspiré des travaux synodaux en cours 67. Il rassura d’abord
les fidèles que le sujet des droits des patriarches orientaux a été étudié avec
beaucoup de soin, et rappela ensuite la « double fidélité » de son Église aussi bien à
ses racines orientales qu’à l’union avec le siège romain. Toutefois il conclue:
Il ne peut être concevable que le fait de notre union soit pour nous une cause de
diminution. Nous avons foi que la Providence divine... a imparti à notre Église la
mission d’être la liaison naturelle entre l’Orient Chrétien et l’Occident Chrétien.
Malgré notre faiblesse, nous voulons être fidèles à cette mission évidente et
essentielle, travailler avec sincérité à l’accomplir. Et quand nous nous apercevons de
quoi que ce soit qui ne s’accorde pas avec le but de cette vocation, il ne nous est pas
permis de garder le silence68.
Selon le patriarche Maximos IV, c’est l’intérêt supérieur de l’Unité qui exige cette
affirmation de la place éminente que doivent occuper dans l’Église « Une » les
patriarches apostoliques de l’Orient, place qui «leur est due de droit». D’après ces
extraits, il semble incontestable que cette crise de relation ne remit pas en cause la
reconnaissance par l’Église melkite catholique de la primauté et de la juridiction
universelle du pape. D’ailleurs c’est au pontife romain lui-même que recourt le
synode espérant obtenir justice69. Pour la première fois l’identité des melkites
catholiques est exprimée avec autant d’évidence, de conviction et d’unanimité.
À part cet événement synodal de 1958 par lequel les melkites catholiques réagirent à
la codification du droit canonique oriental, nous constatons qu’ils ont suivi le cours
de ce grand mouvement qu’est l’unionisme et se sont pliés à la rigueur exigée par les
différents dicastères de la curie romaine sans oublier de développer leurs institutions
ecclésiastiques. Leur Église dépendait de la sollicitude et des initiatives romaines et
adopta sa conception ecclésiologique qui favorisait le renforcement de la
centralisation par la curie romaine. Cependant la promulgation de Cleri sanctitati
révéla la défaillance de leur ecclésiologie et l’ambiguïté de leur identité « uniate ».
________________________
67 Pour la biographie de Maximos IV, nous conseillons la notice biographique du texte distribué
par les services du patriarcat à l’occasion de sa mort. Voir Grandes lignes d’une vie pleine,
dans Le Lien, 33 (1968), p. 6-11.
68 Cité dans P. MÉDAWAR,. Causerie de S. E. Mgr Pierre K. Médawar..., art. cit., p. 12.
69 Au terme de leur réunion, les Pères rédigèrent une lettre synodale et dépêchèrent un émissaire,
Mgr Georges Hakim de Galilée (l’actuel patriarche), pour la transmettre au pape Pie XII.
Les melkites et l’unionisme
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Quel sera l’avenir de l’Église melkite catholique et des autres Églises orientales
catholiques dites « uniates »? Telle semble l’interrogation qui s’impose à la fin de
cette étude. À quoi aurait servi l’engagement melkite au sein du mouvement
unioniste entre les deux conciles du Vatican? A-t-il contribué, à travers une
fermentation des idées et une prise en conscience d’une identité, à éveiller chez les
melkites un esprit œcuménique et un engagement en faveur du rapprochement sur
les voies de l’unité chrétienne? Quelle influence a-t-il eu sur leur participation active
aux travaux de Vatican II et à leur projet de double communion? Seule une étude
approfondie de l’apport de l’Église melkite à Vatican II et une lecture œcuménique
pertinente de l’époque postconciliaire sont susceptibles de nous fournir les éléments
d’une réponse à toutes ses interrogations.
Les melkites et l’unionisme
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LES MELKITES CATHOLIQUES ET LES ILLUSIONS DE L’UNIONISME ENTRE
VATICAN I ET VATICAN II.
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I. L’ÉMERGENCE DE L’UNIONISME ET LE RÔLE DU PATRIARCHE MELKITE CATHOLIQUE
GRÉGOIRE II YOUSSEF
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1. UNE PÉRIODE DE TÂTONNEMENT ET DE MATURATION:
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A. Un prélude au renouveau oriental uniate
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a) La latinisation et le maintien des rites orientaux
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b) Les confidences du patriarche Youssef
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B. Les acquisitions unionistes du congrès
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a) Le rapport du cardinal Langénieux
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C. Un nouvel appel à l’union
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2. LA MISE EN ŒUVRE D’UN PLAN UNIONISTE
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A. Une concertation au sommet
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B. « Orientalium Dignitas » : Une nouvelle charte?
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II. LES SUCCESSEURS DE GRÉGOIRE YOUSSEF ET L’UNIONISME
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1. UN SYNODE LÉGISLATIF À AIN-TRAZ (1909)
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A. Appréhensions et longue préparation
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B. Union et autonomie dans les actes du synode
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2. L’EXPANSION DES IDÉES UNIONISTES
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III. LES SUCCESSEURS DE LÉON XIII ET L’UNIONISME
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1. UNE PÉRIODE D’ATTENTISME MÉFIANT
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2. DEUX INITIATIVES UNIONISTES
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A. Une Congrégation pour l’Église orientale
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B. Un institut pontifical oriental
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3. UNE RELANCE ÉNERGIQUE DE L’UNIONISME
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IV. LE DÉCLIN DE L’UNIONISME CHEZ LES MELKITES CATHOLIQUES
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1. LES VICISSITUDES DU CODE CANONIQUE ORIENTAL
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A. Les causes de la requête de codification du droit melkite
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B. L’élaboration difficile du texte
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C. La promulgation des différentes parties
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2. UN CODE DE DROIT ORIENTAL OU « UNIATE?
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3. UN MALAISE CHEZ LES MELKITES CATHOLIQUES?
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