Le verbe au cœur de la traduction (l`exemple de la traduction des

Le verbe au cœur de la traduction (l'exemple de la
traduction des temps du récit légèrement surannés du
français vers l’anglais)
Alexandra Alekseeva
Université d’Etat de Moscou
La formation et la préparation des étudiants universitaires aux épreuves de
traductologie (option Linguistique Français et Anglais) et l’acquisition d'un
savoir-faire en traduction écrite de type version1 et thème2 à l'épreuve des textes
littéraires exige des enseignants la recherche de moyens d’optimiser le processus
de traduction. La systématisation des difficultés de traduction et, finalement, la
mise en forme des exercices et des canismes de traduction basés sur les
modèles de transformation pourraient servir cet objectif. Il est à noter que la
modélisation du processus de traduction comme méthode contemporaine des
recherches en traductologie que propose J.-R. Ladmiral (1995, 1998, et al.) nous
paraît parfaitement utilisable dans les buts didactiques lors de la formation des
traducteurs, ainsi que dans la pratique de la traduction en général.
Les textes littéraires classiques constituant un support dagogique
présentent une matière assez riche en termes de divergences entre le fraais et
l’anglais au niveau du verbe, et plus particulièrement entre leurs systèmes
temporels (indicatif, conditionnel, subjonctif). Cela cessite une analyse
comparée du français et de l’anglais, car ces deux langues entrant en contact lors
de la traduction présentent des difficultés lors de la recherche des équivalences,
ainsi qu’une réflexion sur la traduction des temps du récit surannés assez
fréquemment employés surtout dans la littérature française classique (le français
langue-source (LS)), mais qui n’existent pas dans la langue-cible (l’anglais
langue-cible (LC)). La traduction en anglais des phrases ayant pour «noyau» des
locutions figées telles que « fût-ce » / « ne fût-ce », dont le verbe « être » à la
forme de l’imparfait du subjonctif fait partie, constitue lobjet de la présente
recherche. Des traductions-modèles des extraits des textes littéraires des auteurs
français des XIXe-XXe siècles, réalisées par un traducteur anglophone et utilisées
lors des cours de traductologie, nous ont servi de corpus.
En appliquant à la traduction la notion de valeur linguistique développée par
1 Traduction dans la langue maternelle du traducteur d’un texte écrit dans une langue
étrangère.
2 L’inverse de la version: traduction dans une langue étrangère d’un texte donné dans
la langue maternelle du traducteur.
Ferdinand de Saussure, qui la présente comme un élément de la signification du
mot contribuant à la mise en rapport des mots entre eux, nous proposons un
modèle de traduction par conversion de valeur contextuelle qui permettrait de
trouver une équivalence anglaise (ou plus généralement dans la langue cible) tout
en préservant le sens et la valeur initiale de l’item de la langue source. Pour ce
faire, nous procéderons tout d’abord à la « parolisation »3 (terme de J.-R.
Ladmiral, 1998: 21) de l’item à traduire, c’est-à-dire la recherche d’une forme
analogique par sa valeur parmi les formes grammaticales standard utilisées dans
le fraais oral.
Vu la complexité formelle et contextuelle des temps du récit français et les
difficultés qu’ils présentent lors de la traduction, notre démarche à la fois
théorique et didactique du processus de traduction consiste à élaborer un modèle
qui pourrait servir à systématiser et à faciliter la traduction des formules utilisées
dans le français littéraire écrit. Notre démarche didactique consiste donc à
appliquer ce modèle dans la pratique de la traduction.
Le mécanisme de cette transformation peut être illustré par la traduction des
phrases contenant le verbe « être » à l’imparfait du subjonctif (« fût »), suranné et
donc peu utilisé aujourd’hui, analogue par sa valeur d'action supposée, éventuelle
et réalisable à « serait» (ne fût-ce = ne serait ce que) - la forme de la 3e personne
du singulier du conditionnel présent contemporain, standard et largement utilisé à
l’écrit comme à l’oral mais ayant d’autres moyens linguistiques équivalents en
anglais et souvent autres que le verbe to be (voir les exemples 1, 2, 3). Les
exemples de traduction cités ci-dessous montrent qu’au sein des locutions figées
« fût-ce »/« ne fût-ce », le verbe « être » ayant différentes valeurs contextuelles
peut s’employer comme mot d’appui (mot discursif, connecteur, articulateur4) et
avoir différentes équivalences en anglais : un adverbe (exemple 1) ; un groupe
« conjonction + adverbe » (exemple 2) ; une conjonction (exemple 3) ; un verbe
modal allant de pair avec « être » (to be) (might +to be » dans l’exemple 4).
(1) Nous étions persuadées qu’on pouvait entrer dans les souterrains par mille autres
endroits, fût-ce par les toits. (G.Sand)
Dans l’exemple 1, le verbe « être » de la tournure « fût-ce » a comme valeur
contextuelle (exprime) une action non réalisée mais réalisable et joue plutôt le
3 Terme de J.-R. Ladmiral (1998: 21), appliqué à l’acte de traduction lors duquel le
traducteur procède à la recherche d’une équivalence dans la langue orale en français-
source.
4 «Traces des operations de mise en relation qui, s’appliquant à des phénomènes
variés, fournissent des valeurs multiples», A.Culioli (1989); «ossatures de
l’enchaînement discursif», D.Paillard (1991).
rôle de connecteur « renchérissant »5, mettant en valeur le mot ou l’idée qu’il
introduit (sur le plan syntaxique : le terme de la proposition qui le suit) et
remplaçable par l’adverbe « me » de même valeur dans le français standard
(dans l’oral ainsi que dans les textes non littéraires). D’où la transformation
suivante : fût-ce par les toits même par les toits et, finalement, la traduction par
une équivalence anglaise appropriée l’adverbe even: We were persuaded (sure)
that the underground systems could be accessed by in a thousand ways, even by
the rooftops.
(2) Pendant toute mon enfance, mon univers a tourné autour de vous, je ne pouvais
imaginer mon avenir que mêlé au vôtre fût-ce malgré vous. (R. Martin du
Gard)
Dans cette phrase, «fût-ce» a à peu près la même valeur que dans l’exemple
précédent action supposée et réalisable et est synonyme de « même ». Il est
pourtant accompagné de « malgré », qui signifie « en dépit de », « contre la
volonté de quelqu’un », ce qui rend impossible sa traduction par even qui ne
transmet pas cette nuance de sens; d’où la transformation « fût-ce → me
malgré vous » et la traduction: Throughout all my childhood, my world was
centered around you, I could only imagine my future entwined with yours, in
spite of you (la signification de in spite of étant identique à malgré).
Dans lexemple 3 ci-dessous « fût-ce » va de pair avec la tournure «ne
que» qui sert à marquer la restriction:
(3) Je voudrais la revoir, ne fût-ce qu’un instant. (A. France)
La transformation qu’on pourrait proposer ici ne fût-ce qu’un instant
même pour un instant préserve l’idée de la restriction ainsi que la valeur de
« fût-ce » - action non réalisée/difficilement réalisable, c’est-à-dire réalisable à
une certaine condition, ce qui est souligné par la valeur du verbe me (fût) dans
la mesure l’imparfait du subjonctif est identique au conditionnel présent
(serait). Ceci explique ainsi l’emploi dans la traduction de if renforcé par only
restrictif: I would love to see her again, if only for a moment.
Dans lexemple 4, «fût-ce » s’emploie dans une phrase contenant un terme
inclusif « ou » qui marque la «cohabitation des concepts»6 et introduit un concept
alternatif:
(4) Mais quelque chose le retint, au moment où il passait : fût-ce la pâleur de Sabine
ou quelque sentiment indéfinissable : remords, crainte, tendresse. (R. Rolland)
L’analyse de cette phrase démontre la valeur de « fût-ce »: celle d'action
probable. Les idées de probabilité et d’alternative exprimées dans cette phrase
5 « Même », adv. marque la gradation, le renchérissement.
http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/m%C3%AAme/50392
6 http://fr.wiktionary.org/wiki/ou
nous amènent à évoquer l’emploi d’une tournure synonymique « soit…soit »
dans la transformation: «soit la pâleur de Sabine, soit quelque sentiment
indéfinissable ». Le remplacement ici de « fût-ce » par «ou peut-être» nous paraît
aussi envisageable : «la pâleur de Sabine, ou peut-être quelque sentiment
indéfinissable». En anglais la valeur contextuelle de la probabilité de l’action est
attribuée au verbe modal might. La traduction correcte en anglais serait donc la
suivante: Yet something held him back as he passed by: might it have been the
pale countenance of Sabine or some nebulous feeling: regret; fear; tenderness.
Les exemples cités ci-dessus montrent que le choix des procédés
linguistiques dans la traduction en anglais est à chaque fois conditionnée par la
valeur contextuelle du verbe « être » à l’imparfait du subjonctif au sein de la
locution « fût-ce ».
La traduction des items-clés par conversion de valeur contextuelle peut être
présentée dans le tableau récapitulatif suivant (Tableau 1), qui présente l'usage
variable de « fût » chez quatre écrivains de langue fraaise:
n° d’exemple
Item c (temps
du récit)
X (LS)
Valeur contextuelle
Equivalent français
standard
X1 (LS)
Equivalent anglais
Y (LC)
1
(G. Sand)
fût-ce
action non-réalisée /
réalisable
même (adv)
even (adv)
2
(R. Martin du
Gard)
fût-ce
action supposée /
réalisable
même
in spite of
3
(A.France)
ne fût-ce que
action non réalisée/
difficilement
réalisable une
certaine condition)
même si
if only
4
(R. Rolland)
fût-ce
action probable
deux hypothèses :
soit …, soit …/ peut-
être
might it have been
TABLEAU 1.
Le mécanisme de traduction par conversion de la valeur contextuelle
(exemple: fût serait) consiste donc à analyser la valeur contextuelle de la
forme grammaticale à traduire (l’item X de la langue-source (LS)), à transformer
celle-ci en une forme standard (item X1), ce qui constitue une étape transitoire
d’appui, puis à passer à la recherche d’une équivalence (item Y) dans la langue-
cible (LC). Soit la formule suivante :
X (LS) X1 (LS) Y (LC)
La tâche didactique des enseignants de traduction consiste alors à assurer
l’acquisition de ce savoir-faire en traduction à l’aide d'exercices et de
canismes de traduction spécialement conçus pour développer la maîtrise de la
traduction des textes littéraires et bas sur le modèle proposé. Il s’agit donc pour
les traducteurs et les étudiants en traductologie d’acquérir un savoir-faire pour
préserver la valeur de l’item X lors de la traduction en s’exerçant à appliquer le
modèle proposé ci-dessus. Il est évident que l’analyse de la forme du verbe
relative à sa valeur contextuelle constitue la difficulté principale pour les
traducteurs non-francophones, car l’interprétation trop subjective voire erronée de
la valeur contextuelle de l’item X conduit à une traduction fautive.
Il convient de remarquer en guise de conclusion que le modèle proposé pour
optimiser la traduction des temps français du récit pourrait être adapté aux autres
langues afin d’être utilisé dans l’enseignement de la traductologie en général
ainsi que dans les recherches sur les compétences du traducteur et, probablement,
contribuer à long terme au développement de la traduction automatique. Tout
cela riterait sans doute une recherche approfondie à part entière.
Bibliographie
CULIOLI A. (1989), « Donc », Contrastive linguistics, XIV, n°5, pp. 16-19
LADMIRAL J.-R. (1998), « Le prisme interculturel de la traduction », Palimpsestes, n°
11 : Traduire la culture, pp. 15-30
LADMIRAL J.-R. (1995), « Traduire, c'est-à-dire…Phénoménologies d'un concept
pluriel », in Meta, Montréal, Vol. 40, n° 3, pp. 409-420
PAILLARD D. (1991), « D’ailleurs, ou comment enchaîner l’un à l’autre (Essai de
traitement lexicologique) », Le gré des langues, Paris, L’Harmattan, pp. 60-66
SAUSSURE F. DE (1913) 1995), Cours de linguistique générale, Payot d.), Chapitre
IV.
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