musique et mathematiques _article

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Musique et mathématiques : pour une orientation de recherche.
Le domaine de la connaissance humaine aura subi bien des évolutions au cours des siècles.
Unifié dans un même but, l’anticipation des intentions divines dans la Grèce antique, il se
trouve aujourd’hui subdivisé en spécialités définies, toujours plus nombreuses. Les différentes
disciplines qui le composent sont souvent dissociées en catégories, et les avancées
technologiques, qui agrandissent le champ de la recherche, génèrent la nécessité de définir,
encore et toujours, de nouvelles branches à l’arbre1 de la connaissance.
Dans ce vaste champ, les domaines des arts, d’un côté, et des sciences, de l’autre, sont rarement
mis en relation. Les mathématiques, en tant que science pure, peuvent trouver une idée de
définition dans certaines lignes de pensée récentes2. Celles-ci sont structurées, formelles, et
d’un langage spécifique qui les rend difficiles d’accès. Elles sont pourtant au moins aussi
anciennes que l’humanité elle-même. A dire vrai, les mathématiques ne semblent pas être très
populaires de nos jours, contrairement à la musique, qui bénéficie d’une diffusion extrêmement
large et d’une facilité d’accès hors normes. L’activité musicale, d’ordinaire, représente, quant à
elle, l’art d’engendrer des émotions en atteignant la dimension transcendantale de l’homme, et
toute civilisation, sans exception, présente un aspect musical propre à sa culture. L’universalité
caractérise largement ces deux disciplines, mais ne suffit pas à les lier véritablement.
Des recherches fondamentales sur la musique et les mathématiques jalonnent l’histoire de
l’homme, et ce, depuis les plus anciennes réflexions de la philosophie occidentale. De
nombreuses théories tentèrent de véritables explications de l’ordre du monde par une harmonie
déterminée mathématiquement, et d’autres, eurent l’audace de soumettre la musique aux
mathématiques. Ainsi, au XVIIe siècle, Gottfried Wilhem von Leibniz (1646-1716), ira jusqu’à
affirmer que la musique est une arithmétique inconsciente de l’esprit humain3.
L’importance profonde de ces deux disciplines, conjointement, et le rôle qu’elles ont à jouer
dans le développement de l’esprit humain ne va pas de soi. Il est donc absolument nécessaire
de retracer l’évolution la plus probable, compte tenu des fragments historiques, du lien qui les
uni fondamentalement à travers les investigations, passions et découvertes de l’homme.
1
« Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines font la métaphysique, le tronc est la physique, et les
branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales, à savoir la
médecine, la mécanique et la morale, j'entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui, présupposant une
entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse », in Descartes, Principes de la
philosophie, Vrin, 2000, p. 42.
2
Friedrich Ludwig Gottlob Frege (1848-1925), mathématicien, logicien et philosophe allemand, donne une
définition logiciste des mathématiques en proposant de dériver l’arithmétique de la logique. Son contemporain et
correspondant Bertrand Russel (1872-1970), épistémologue, mathématicien, logicien, philosophe et moraliste
britannique, attribue aux mathématiques une valeur de vérité, et postule l’existence des entités mathématiques,
indépendamment de l’esprit humain, mais aussi de la réalité.
3
« L'ame compte les battements du corps sonnant qui est en vibration, et quand ces battements se rencontrent
regulierement à des intervalles courts, elle y trouve du plaisir. Ainsi elle fait ces comptes sans le savoir. C'est
ainsi qu'elle fait encore une infinité d'autres petites operations tres justes, quoyqu'elles ne soyent point
volontaires ny connues que par l'effet notable où elles aboutissent enfin, en nous donnant un sentiment clair mais
confus, parceque ses sources n'y sont point apperçues. Il faut que le raisonnement tache d'y suppléer, comme on
l'a fait dans la Musique, où l'on a decouvert les proportions qui donnent de l'agrement. ». « Musica est
exercitium arithmeticae occultum nescientis se numerare animi » : « la musique est une pratique cachée de
l'arithmétique, l'esprit n'ayant pas conscience qu'il compte », in Patrice Bailhache, Leibniz et la théorie de la
musique, Klincksieck, 2000, p. 151.
Une approche historique : de Pythagore à Bach
Cette idée de relation entre la musique et les mathématiques est un domaine extrêmement large
qui n’a cessé de s’enrichir depuis les plus antiques recherches scientifiques et philosophiques.
En effet, les passions que déchaîne l’art musical et les sciences mathématiques ne datent pas
d’une époque récente, bien au contraire. La fiabilité des sources permet de remonter à
l’antiquité les premiers esprits avertis.
C’est donc aux alentours du VIe siècle avant J.-C., sur Pythagore de Samos (570-500 av. J.-C.),
que se focalise la pensée de l’historien. Le contexte d’évolution des savants et philosophes
grecs, souvent confondus, présentait un aspect de la connaissance très différent de celui régnant
aujourd’hui. Le monde et les questions fondamentales soulevées par son observation étaient la
préoccupation première. Anticiper les décisions du divin devenait ainsi la priorité des sciences,
en toute évidence, mais aussi, plus étrangement, celle des arts. Ces activités humaines
possédaient donc un dessein identique, et des similitudes, car il est bon de rappeler que les
frontières conventionnelles auxquelles les modernes sont habitués, n’étaient pas strictement
ancrées et catégorisées. Le monde des Grecs recelait tant de mystères que la recherche de lois
et de principes d’un ordre était une nécessité.
Dans cette perspective, la détermination des intervalles musicaux fut réalisée. Pythagore aurait
eu une ébauche d’idée, en observant l’atelier d’un maréchal-ferrant, dans une science
mathématique4 imprégnée de la théorie des rapports entre les grandeurs et plus tard de la
« découverte » des irrationnels. Le mathématicien remarqua que les hauteurs des sons émis par
différents marteaux sur une même enclume pouvaient être mis en relation avec la masse propre
de chacun d’eux. Par expérience, il constata que des intervalles musicaux étaient égaux lorsque
des rapports de masses l’étaient aussi. C’est sur le rapport de la masse la plus lourde sur la plus
légère que Pythagore a établi son système. Un exemple simple : si l’enclume était d’abord
frappée avec un premier marteau de masse m et ensuite avec un autre marteau de masse 2m,
donc deux fois plus lourd, un rapport 2 serait considéré, et les deux sons obtenus seraient dans
un rapport d’octave5, le marteau le plus léger tirant la note la plus aigue. Pour un rapport de
3/2, avec un marteau de 4kg et un autre de 6kg par exemple, l’intervalle musical est une
quinte6. Cette observation permit à Pythagore de tester cette loi sur une sorte de tympanon, un
instrument appelé monocorde7. Autre constatation, les vibrations des cordes produisaient des
sons musicaux harmonieux pour l’oreille humaine lorsque le rapport de la plus grande longueur
4
Les éléments d’Euclide, dans l’antiquité grecque, présente un agrégat de la plupart des grandes idées
mathématiques de la période -300 av. J.-C. Véritable encyclopédie mathématique, elle est une des principales
sources historiques d’importance et de fiabilité relativement grande. Y apparaissent les idées fondamentales de
proportionnalité, et implicitement, de rapport, aux livres V et VII, respectivement.
5
L’octave est l’intervalle situé entre deux sons musicaux dont les fréquences fondamentales sont dans un rapport
double. La reconnaissance de cet intervalle, à l’oreille humaine, est universelle, et si évidente qu’elle est à
l’origine de l’attribution des noms des notes. Par exemple, la fréquence 440Hz, celle du diapason, correspond à
la note la, et ainsi, les notes de fréquences 880 Hz et 220 Hz, seront aussi appelées La.
6
Le mot quinte désigne, grossièrement, l’intervalle que l’on trouve généralement entre cinq notes. Plus
exactement, la quinte est l’intervalle qui sépare deux sons dont les fréquences fondamentales sont dans un
rapport 3/2. Autrement dit, la note la plus aigue présente trois vibrations lorsque la note le plus grave n’en
présente que deux. Mise à part l’octave, la quinte est considérée comme l’intervalle consonant par excellence,
c'est-à-dire celui dont la combinaison des sons est la plus proche de la pureté, donc la plus remarquable à
l’oreille.
7
Le monocorde ne possède qu’une seule et unique corde montée sur trois taquets, dont l’intermédiaire,
s’apparentant à un chevalet mobile, permet de faire varier la longueur de la corde et ainsi la hauteur de son
désirée. Dans cette vérification expérimentale, la longueur de la corde remplace la masse des marteaux, et les
rapports entre les longueurs que le troisième taquet permet de déterminer, correspondent aux intervalles.
sur la plus petite donnait un entier. L’inexplicable devenait mystique, et les disciples de
Pythagore auraient ainsi véhiculé une forme de philosophie suivant laquelle les nombres
pouvaient conférer à l’art musical, et au monde en général, pureté et intelligibilité.
Mais c’est la contribution de Platon (427-348 av. J.-C.) qui détermina l’avenir de cette
découverte capitale, et pas seulement pour la musique, les mathématiques et le rapport entre ces
deux disciplines, mais pour le déploiement du savoir tout entier. Il lui appartient d’avoir sauvé
cette découverte de toutes considérations ésotériques évidentes. Cette loi ne fait pas partie du
domaine mystique, et n’est pas non plus une simple curiosité. Elle s’intègre dans l’ordre
immanent des choses. Le monde aura ainsi, pendant près d’une vingtaine de siècles, une
justification cohérente et véritablement scientifique, appuyée par le sens que Platon aura donné
à la découverte de Pythagore. Platon participera d’un nouveau développement de la théorie des
intervalles musicaux. Il mettra en place, en s’appuyant sur ce que les Anciens postulaient au
sujet des mouvements et trajectoires des corps célestes, la célèbre Musique Des Sphères8. Ce ne
sont évidemment pas des lois universelles que le philosophe a laissées en héritage, mais il aura
ainsi fait régner ses idées pendant des milliers d’années.
Quelques siècles plus tard, la musique est à nouveau présente aux côtés des mathématiques et
sa place est considérable. Interpréter et comprendre les signes que Dieu envoie est une leçon
qui s’appliquera à nouveau aux apports de la science grecque. Ainsi se répandra
l’enseignement, au XIIe siècle, des monastères aux écoles, et il apportera au monde la mise en
avant des disciplines fondamentales du savoir, le Quadrivium : l’Arithmétique, l’Astronomie,
la Géométrie, et la Musique.
La philosophie et la science grecques auront une autorité telle à travers les âges que leur remise
en question n’apparaîtra qu’en fin de XIXe siècle. Ce système trop rigide aura un succès qui
engendrera son propre processus de remise en cause. La vision antique du monde ne saura faire
preuve d’adaptation face à la cohérence nécessaire entre théorie et expérience. La différence
flagrante entre le système de Platon et le réel ne pu donc se taire plus longtemps. Les planètes
ne suivaient pas rigoureusement les trajectoires qui leur était attribuées, et les sons musicaux,
de leur côté, ne vérifiaient pas strictement le système établi. Pour ne donner qu’un exemple, la
succession des quintes n’engendrait pas une suite cyclique, et pendant de très nombreux
siècles, confondre une note altérée9 par un dièse et celle qui la suit directement sur un clavier,
comme do # et ré b, par exemple, eut un rôle d’une importance sans précédent sur la vie
musicale.
Il faudra attendre le XVIIe siècle pour voir apparaître une des premières solutions à cet
imposant problème. C’est Andreas Werckmeister10 (1645-1706), qui enclencha le bon procédé.
Il présenta une technique d’accord d’un clavier, en gardant l’écart de fréquences entre les notes
mi# et fa comme constante. Il attribue ensuite de manière égale cet écart sur les douze degrés
de la totalité chromatique. Ainsi apparaît une notion très précieuse en théorie de la musique : la
8
La théorie de la musique des sphères, ou encore l’harmonie des sphères, se base sur l’intuition que le monde est
soumis à des lois dictées par des rapports mathématiques harmonieux, et que, dans un modèle géocentrique de
l’Univers, les planètes comme Mercure, Mars, Jupiter, la Lune, Saturne, le Soleil, et Vénus, qui sont des sphères
fixes, sont liées à des proportions musicales, et les distances qui les séparent, à des intervalles musicaux.
9
Les altérations sont symbolisées, en musique, par # et b. Le dièse augmente une note d’un demi-ton, et le
bémol la baisse d’un demi-ton.
10
Andreas Werckmeister, était un musicien allemand, organiste, expert en facture et théoricien de la musique. Il
est plus particulièrement connu, aujourd’hui, pour ses théories musicales et ses écrits : Musicae mathematicae
hodegus curiosus (1687), et Musicalische Temperatur (1691).
notion de tempérament11. En hommage au travail de Werckmeister, Bach (1685-1750)
composera le très célèbre Clavier bien tempéré. Cette œuvre, principalement théorique, aurait
eu pour unique but de mettre en avant les possibilités harmoniques qu’une détermination d’un
bon tempérament pouvait réaliser.
Il y eut énormément de conséquences, dont un fossé grandissant entre théorie musicale et
pratique musicale, mais également une considération différente des musiciens théoriciens,
comme étant, jusqu’au XVIIIe siècle, les seuls véritables musiciens dignes de ce nom. Les
instrumentistes, voire même les compositeurs, ne représentaient alors que de simples outils
aux mains du théoricien. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le lien entre les sciences
mathématiques et l’art musical ait varié au cours du temps, à la façon d’une distance
physique, parfois trop proche et parfois trop lointaine. Il semble qu’à partir de l’instant où le
système des Anciens fut remis en cause, ces deux disciplines s’éloignèrent
significativement. Les théoriciens de la musique de l’époque de Werckmeister et du XVIIe
siècle, faisaient preuve de démarches scientifiques, mais cela ne suffisait pas à combler ce
fossé radicalement creusé au plus profond des mentalités.
La musique, les hommes de sciences, et la perfection chez Euler
Après l’époque médiévale, un grand nombre de savants s’intéressèrent à la musique. L’état
d’esprit platonicien demeurait vivant au sein de la communauté scientifique qui se penchait
sur les théories musicales. L’objectif, par des investigations orientées sur les systèmes
harmoniques, restait la découverte d’une vaste explication du monde. Le célèbre allemand
Johannes Kepler (1571-1630), connu dans le domaine de l’astronomie, affichera ses
influences marquantes dans De Harmonice Mundi, où se trouvent certains éléments du
Timée12 de Platon. Un contemporain, Robert Fludd (1554-1637), qui affichait un jugement
sévère envers les thèses de l’astronome, considérées dans leur dimension naïve, tentera un
système différent13. Sans oublier, que, Sir Isaac Newton (1642-1727), pour sa part, n’était pas
si loin de ces idées, mais le domaine scientifique aura tôt fait d’épurer ses véritables objectifs.
Leibniz n’avait certainement en vue, d’après un bon nombre d’interprétations historiques, que
11
Le tempérament est un procédé musical qui nécessite des calculs mathématiques. L’octave se divise en 7 sous
intervalles, dont les notes do, ré, mi, fa, sol, la, si, do, en sont les bornes. Celui-ci peut aussi être divisé en 12
parties, chacune étant égale à un demi-ton. C’est le tempérament égal. Entendu comme égalisation des
intervalles de l’échelle sonore, de sorte que chaque intervalle soit égal ou équivalent à un multiple d’un intervalle
étalon qui est de l’ordre d’un douzième d’octave, le tempérament égal permet, à un pianiste par exemple, dont
l’instrument possède des sons fixes, de prendre n’importe quel son de l’échelle pour commencer une nouvelle
gamme. Le tempérament égal devait fonder un système qui donnait à la musique des règles précises et
universelles. Cette division en demi-tons égaux s’est effectuée en fonction des limites de ce que peut percevoir
l’oreille humaine. Cette dernière est sensible aux demi-tons, c'est-à-dire qu’elle fait la différence entre les notes
do et do#, par exemple. La division commune du tempérament égal ne convenait pas à d’éminents musicologues
et théoriciens de la musique, soucieux de l’exactitude d’un découpage de l’octave en douzième d’octave. La
gamme tempérée, citée dans un traité de Werckmeister datant de 1691, trouve ses origines au cours du XVIIe
siècle, et ce dans un but purement rationnel et pratique. Les principaux tempéraments inégaux se trouvent au
XVIIIe siècle. Le but est d’améliorer la qualité des tierces, des quintes, et des modulations. Les possibilités, dans
la recherche du tempérament inégal idéal, sont en nombre infini, et il n’en existe évidemment pas une seule
qui soit parfaite. La seule alternative est celle du choix de l’un d’entre eux qui serait plus avantageux que les
autres, relativement à l’œuvre musicale envisagée. Cette notion est étroitement liée au concept de subjectivité.
12
Le grand astronome Johannes Kepler reprend les thèses de Platon en s'émerveillant de la musique des Sphères.
Le modèle musical doit décrire le monde des sons, mais bien plus encore l'univers lui-même. La musique, les
mathématiques et la philosophie sont alors entrecroisés dans un même but.
13
Dans ses livres, Robert Fludd cherche à trouver une harmonie entre le monde et l'homme. Il s’intéresse à
l’harmonie entre les planètes, la musique, le corps humain et les anges dans Monochordium Mundi
symphoniacum J. Kepplero oppositum (1622).
la musique comme système scientifique le plus adéquat. De grands hommes de sciences de
renommées indiscutables et de découvertes bien souvent fondamentales dans l’histoire de
l’évolution humaine, ne peuvent que caractériser un argument d’autorité pour une ligne de
pensée vers laquelle il semble alors judicieux de se tourner.
L’idée d’arithmétisation de la musique est en train de germer chez Euler (1707-1783) et va
garder les bases des principes grecs. C’est en 1739 qu’il publie, en latin, son Essai d’une
nouvelle théorie de la musique exposée en toute clarté selon les principes de l’harmonie les
mieux fondés14. Tout, en musique, repose sur les mathématiques, et la notion d’agréable à
l’oreille humaine également. En effet, certains sons peuvent provoquer du plaisir, paraître
harmonieux. S’ils le sont, c’est parce qu’ils nous révèlent la perfection. « Il est certain que
toute perfection fait naître le plaisir et que c'est une propriété commune à tous les esprits,
aussi bien de se réjouir à la découverte et la contemplation d'un objet parfait, que d'éprouver
de l’aversion pour ce qui manque de perfection ou que des imperfections dégradent. »15 C’est
sur cette base que s’appuie la théorie d’Euler : la sensation d’agréable devient alors un indice
de perfection. Et cette dernière se réduit à l’ordre16, entendu comme agencement et
combinaison entre les notes. L’ordre est une notion fondamentale dans cette recherche de
règles mathématiques inhérentes à la musique et à sa perception par l’homme. Il se définit par
rapport à deux sortes de caractéristiques : la hauteur des notes, c’est-à-dire si elles sont graves
ou aigues, et la durée de celles-ci.
Selon Euler, le plaisir musical trouve donc son explication dans la mesure arithmétique des
proportions liées aux sons. Le mathématicien utilise, d’une part, les rapports de fréquences de
plusieurs sons17, ce qui représente une démarche scientifique, d’une autre, il justifie leur
existence et leur rôle dans la sensation de plaisir par des arguments philosophiques. Euler ne
retient pas la durée lorsqu’il met en place sa notion de « degré de douceur »18. Euler attribue
un rapport mathématique à chaque ordre de sons, comme la tradition antique l’avait élaboré.
14
Euler n’est âgé que de 24 ans lorsqu’il écrit cet essai. L’intérêt qu’il porte à la musique n’a rien de ponctuel.
En 1727 sa ‘‘Thèse sur le son’’ présente des comparaisons entre les notes émises par un instrument à vent, et
celles émises par un instrument à cordes. La notion de timbre, coloration propre à un instrument ou à une voix,
apparaît alors déjà dans sa vision musicale.
15
Euler, Essai d'une nouvelle théorie de la musique, Oeuvres Complètes en Français, Association des capitaux
intellectuels pour favoriser le développement des Sciences Physiques et Mathématiques, tome 5.
16
« Prenons pour exemple une horloge, dont la destination et de marquer les divisions du temps ; elle ne plaira
au plus haut degré, si l'examen de la structure nous fait comprendre que les différentes parties en sont disposées
et combinées de telle manière que toutes concourent à indiquer le temps avec exactitude. Ainsi, dans toute chose
où il y a de la perfection il y a nécessairement aussi de l'ordre », in Euler, Essai d'une nouvelle théorie de la
musique, Oeuvres Complètes en Français, Association des capitaux intellectuels pour favoriser le développement
des Sciences Physiques et Mathématiques, tome 5.
17
Les sons, comme vibrations de l’air, parviennent à l’oreille en provoquant des pressions régulières, ou des
coups, sur le tympan. Le nombre de vibrations par seconde s’appelle la fréquence, mesurée en Hertz, et
caractérise la hauteur d’une note. Plus le nombre de vibrations est élevé plus la note paraîtra aigue. Euler avait
conscience de l’idée de coups imposés au tympan. Celui-ci imaginait de petits corpuscules sonores régit par une
loi des chocs dans le milieu de propagation des sons. L’expression « numeri vibrationum » qui apparaît dans
l’essai original, permet une interprétation moderne en termes de fréquences et de « nombre de vibrations ».
18
Euler va faire le lien entre mathématique et musique : le degré de douceur est un nombre entier attribué à un
ou plusieurs intervalles musicaux. Plus le degré de douceur est petit, plus l’intervalle musical correspondant sera
consonnant et proche de la perfection. Le degré de douceur permet ainsi un classement des accords
fondamentaux.
L’horizon de ses travaux est donc l’établissement d’une échelle de douceur des accords19, par
l’explicitation des degrés de douceur (suavitatis gradus). Ainsi, une note unique possède le
rapport 1/1, et correspond au premier degré de douceur (primum suavitatis gradum), le plus
parfait et le plus évident, puisqu’une même note ne peut que convenir parfaitement à ellemême. Le second degré de douceur correspond intuitivement à l’octave, de rapport 1/2. En
effet, après la perfection d’une seule et même note, se trouve la proximité de deux notes
égales à une octave près. La quinte est de rapport 3/2. La double octave20, comme proportion
double de l’octave est de rapport 1/4. Ces deux intervalles correspondent au troisième degré
de douceur. Pour les degrés supérieurs, Euler associera les rapports de la forme 1/2n au degré
(n+1). Ainsi, chaque puissance de 2 présentant un passage à l’octave supérieure, ajoutera un
degré de douceur. Par exemple, le rapport 1/8=1/23, sera de degré (3+1) = 4. Euler s’interroge
alors sur le degré du rapport 1/p, p désignant un nombre entier premier21 positif. Si ce dernier
est de degré m, nombre entier positif, alors le rapport 1/2p a pour degré m+1, à cause du
passage à l’octave, le rapport 1/4p a pour degré m+2, ainsi le rapport 1/p2n, aura le degré
(m+n).
Vient ensuite le cas du degré d’un rapport de la forme 1/pq, les nombres p et q étant premiers.
C’est à partir d’un raisonnement sans véritable rigueur et basé sur des comparaisons, qu’Euler
le détermine. Il part de l’idée que le rapport 1/pq est ‘‘au-dessus’’ des rapports 1/p, 1/q mais
également 1/1. Le degré doit donc obligatoirement être proportionnel à p, q et 1. La valeur
qu’Euler donne est donc (p+q-1).
La démarche est évidemment purement mathématique. De cas particuliers aisément
saisissables, l’attention s’oriente vers un établissement de règles générales. Ainsi, Euler
s’interroge sur le cas où les nombres de vibrations ne sont pas premiers. Si on prend, par
exemple, le rapport 1/k, k n’étant pas premier, on décompose k en produit de facteurs
premiers. On obtient une forme semblable à 1/pqrqsp, par exemple, avec p, q, r, s premiers.
Les nombres p et q interviennent deux fois. Ils représentent donc des sons qui sont confondus
à l’oreille. Il convient donc de ne les prendre en compte qu’une seule fois. Le rapport
considéré devient donc 1/pqrs, pqrs étant le PPCM22 des facteurs pqrqsp. La généralisation23
permet ensuite de trouver facilement le degré de 1/k. Il ne faut pas oublier le cas où l’un des
nombres de vibrations n’est pas 1, comme pour la quinte par exemple, dont le rapport est 3/2.
Il faut avant tout simplifier le rapport de sorte qu’il devienne une fraction irréductible, en
19
Un accord désigne une combinaison de plusieurs notes, au nombre de trois au minimum, jouées
simultanément.
20
La double octave est en toute logique l’intervalle qui sépare deux sons musicaux dont les fréquences
fondamentales sont en rapport 4. Pour la note La, par exemple, il y a une octave double entre le La de fréquence
220 Hz et le La de fréquence 880 Hz.
21
Un nombre premier, en mathématiques, est un nombre dont les seuls diviseurs sont 1 et lui-même. Parmi les
plus courants nous pouvons citer : 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, ou encore 22091 !
22
Le PPCM est représenté par les initiales signifiant : plus petit commun multiple. Le PPCM de deux nombres
est donc le multiple le plus petit qu’ont ces deux nombres en commun.
23
La généralisation peut être énoncée par une formule mathématique : ainsi le rapport
pour degré
∑ (ki p i – ki) + 1
1
p p .... p nk n
k1
1
ké
2
aura
divisant les nombres par leur PGCD24. Ainsi le rapport 6/4/8 est égal à 3/2/4. Dans l’exemple
de la quinte, 3/2 étant une fraction irréductible, il suffit de trouver le PPCM. Le PPCM de 3 et
2 est 6. D’après le degré d’un rapport 1/pq, avec ici p=2 et q=3, on a bien 2+3-1=4, donc le
degré de la quinte est le quatrième degré.
Pour ce qui est de l’idée de dissonance, Euler affirmera qu’il n’y a pas véritablement de
différenciation consonance/dissonance, mais que les dissonances sont des consonances de
degré élevé seulement. L’oreille humaine, unique critère dans cette théorie, détermine la
frontière entre l’agréable et le désagréable.
La beauté et la perfection : l’harmonie
Par une relation d’ordre entre les accords, la notion d’universellement agréable trouvait une
justification dans la perfection mathématique. Mais cette détermination de l’agréable chez
Euler, ne s’attachant qu’à un seul élément de la forme musicale : la hauteur des notes, ne
posait pas la question du jugement de goût, de subjectivité et de beauté. Le jugement de goût,
en musique, habituellement personnel et déterminé par l’exercice des sens, peut-il être
déterminé par des lois objectives comme des lois mathématiques ? Il semblerait que non,
étant donnée la subjectivité même du jugement de goût. Comment expliquer, alors, que des
œuvres telles que La chevauchée des Walkyries25, Le Canon et Gigue en ré mineur pour trois
violons et basse continue26, ou encore L’Aria de Bach, soient considérées comme des œuvres
universellement belles ? Le concept de beauté paraît traiter effectivement de l’idée de
sensibilité, et a priori, moins de celle de raison, comme le fait le domaine des mathématiques.
Mais une telle distinction n’est évidemment pas suffisamment subtile.
Une remarque évidente se fait à la première analyse des grandes œuvres de musique classique.
Ces dernières sont étonnamment structurées, qu’elles soient l’œuvre d’un compositeur et
théoricien de la musique, ou d’un compositeur plus guidé par l’intuition et la sensibilité. Bach,
par exemple, avait la réputation d’être un musicien trop mathématicien27 : ses fugues28
présentaient, en effet, des difficultés techniques qui nécessitaient une bonne maîtrise des
mathématiques. Mais mis à part les compositeurs théoriciens qui utilisaient consciemment
l’outil mathématique dans leurs musiques, d’autres musiciens non théoriciens tout aussi
célèbres méritent une attention particulière. Des œuvres telles que Les Valses de Chopin
(1810-1849), ou la plupart des œuvres de Mozart (1756-1791), ne sont en aucun cas issues
d’une théorie musicale liée aux mathématiques, et pourtant, une simple analyse des partitions
met à jour une forme d’organisation mathématique, d’ordre déterminable. Comment expliquer
ces faits ? Y a-t-il effectivement des calculs inconscients, comme le pensait Leibniz, qui
guident l’esprit vers la composition musicale par les mathématiques? Le musicien peut-il
effectivement avoir accès au beau par les mathématiques ?
24
PGCD sont les initiales signifiant : plus grand commun diviseur. Il est donc, des diviseurs qu’ont deux
nombres en commun, celui qui possède la plus grande valeur.
25
Pièce de l’opéra La Walkyrie, à l’acte III, scène 1, deuxième des quatre opéras formant L’Anneau du Nibelung
de Richard Wagner, dont la première représentation a eu lieu en 1870.
26
Œuvre la plus célèbre de Johann Pachelbel (1653-1706), composée dans les années 1680.
27
L’offrande musicale, notamment, présente des symétries sur ses portées, mais également des translations.
L’autre exemple flagrant du caractère mathématique de la musique de Bach est le Clavier Bien Tempéré.
28
La fugue est un procédé de composition musicale qui se base sur l’idée d’imitation, et de fuite. De façon
générale, une première voix entame la pièce musicale, et les voix qui lui succèdent interprètent une réponse qui
s’apparente, par sa forme en général, à la partie de la première voix. L’auditeur sent le thème principal de la
mélodie fuir d’instrument en instrument, ou de voix en voix.
Ce n’est pas la clef de la beauté objective que les mathématiques peuvent nous aider à trouver.
En revanche, c’est la partie de ce qui est objectif dans la beauté que ceux-ci peuvent révéler.
Cette partie s’appelle l’harmonie.
Bien avant Euler, Aristote associait l’harmonieux et le beau ; et de l’esprit cartésien de
Descartes naissait une idée d’ensemble et de parties, nécessaires à l’harmonie29. Le terme
« harmonie » est issu du grec « juste rapport », entendu aussi comme proportion juste. Elle est
donc un tout, engendré par différentes parties assemblées selon un ordre. Cet ordre sousentend une certaine idée de régularité, de symétrie au sein même de l’objet de l’audition et
non dépendant de l’oreille, donc d’un ordre mathématique. Euler avait donc une intuition
intéressante sur la partie objective et raisonnablement mathématique de ce qui peut être
agréable en musique. En revanche, un jugement subjectif de la beauté universelle d’une
mélodie ne pourrait s’exprimer en des termes semblables. Qui mieux que Rameau30 (16831764), compositeur à l’esprit systématique, admiré par Voltaire (1694-1778) notamment, peut
représenter la théorie de l’harmonie ? Il est perçu comme le plus grand musicien français, et
surtout, comme le premier théoricien de l’harmonie classique, avec une étude précise de cette
notion. Le Traité de l’harmonie paraîtra en 1722, la même année que la première parution du
Clavier bien tempéré de Bach. Ce n’est donc pas un hasard si le rapprochement entre ces deux
personnages jalonne le paysage de la théorie musicale du XVIIIe siècle. La vie entière de
Rameau est rythmée par la musique et par sa théorie31. « C’est dans la musique que la nature
semble nous assigner le principe Physique de ces premières notions purement Mathématiques
sur lesquelles roulent toutes les Sciences, je veux dire, les proportions, Harmonique,
Arithmétique & Géométriques (…)»32 Les sciences mathématiques ont donc également une
place dominante, puisqu’elles serviront de modèle à sa musique. Cette dernière se voudra
semblable à la logique mathématique, et donc, articulée par des liens déductifs. D’ailleurs le
traité cite explicitement Descartes et son Compendium musicae, précisant ainsi la
connaissance que Rameau en avait. Les premières véritables études théoriques de Rameau
sont donc essentiellement mathématiques et reprennent la tradition pythagoricienne, en
constatant notamment que tout le vocabulaire musical est déterminé par des termes issus de
proportions mathématiques : les 3/4 d’une corde nous donne une quarte etc. Rameau garda
cette théorie en pensée maîtresse, jusqu’au moment où il découvrit ce que sont les sons
harmoniques grâce aux études musicales de Joseph Sauveur33 (1653-1716). Rameau
rapprochera alors la nature de ses théories harmoniques.
La théorie de l’harmonie nous donne donc une idée qui dépasse celle de la beauté, liée au
ressenti personnel. Ainsi, Kant nous dirigera vers la pensée que « Le beau est ce qui plaît
universellement »34. C’est d’ailleurs dans ce sens que l’harmonique, deviendra le terme musical
29
« La beauté est un accord et un tempérament si juste de toutes les parties ensemble, qu’il n’y en doit avoir
aucune qui l’emporte sur les autres ».
30
Compositeur et théoricien de la musique, il a été un des premiers à rapprocher musique et nature dans un traité
de la musique : « Traité sur l’harmonie ».
31
Organiste de la cathédrale de Clermont-Ferrand, Rameau publie ce qui fera de lui le plus grand théoricien de
son siècle, son Traité de l'harmonie réduite à ses principes naturels.
32
In Rameau, Démonstration du principe de l’harmonie, Paris, 1722, p. 5.
33
Connu aujourd’hui comme le fondateur de l’acoustique, il considérait cette dernière comme une science
supérieure à la musique. L’acquis principal tient au fait que lorsqu’une corde émet un son, elle émet également
des sons harmoniques, des sons dont les fréquences sont des multiples de la fréquence fondamentale.
34
In Kant, Critique de la faculté de juger.
qui désigne l’octave d’une note obtenue en posant un doigt sur l’octave de la corde, sans
l’appuyer. Une musique passera donc au stade d’universellement belle, non pas parce qu’elle
porte la beauté en soi mais parce qu’elle possède une harmonie audible. Mais quelle sorte
d’harmonie ? Entre les éléments de la chose elle-même ? Et si un être doué d’une faculté
d’audition différente de la nôtre percevait une musique de réputation belle ? Il n’aurait pas la
même sensation. L’harmonie n’est pas en la chose elle-même. Elle est dans une harmonie entre
l’intelligence et la sensibilité de l’individu qui entend. Deux qualités essentiellement humaines.
Il est donc universel d’être sensible à l’harmonie, comme il était déjà évident qu’il était
universel de reconnaître l’octave. Peu importe la culture et les habitudes musicales, le subtil jeu
de la raison et de la sensibilité permet, et c’est un constat tout à fait admis, la reconnaissance
harmonique.
Réapparition d’une théorie de la musique
Et s’il fallait arrêter une période pour laquelle la cassure est évidente ? Ce serait sans
hésitation le début du XIXe siècle. Les Romantiques et leur volonté d’opérer une rupture avec
d’anciennes idées trop enracinées dans les esprits, ne pouvaient éviter un domaine aussi riche
que celui de la musique. Les couleurs psychologiques et états d’âmes des compositeurs
n’étaient pas au centre des conceptions médiévales musicales et c’est donc ce sur quoi les
romantiques concentrèrent leur créativité. Deux voies se créèrent ainsi au sein même du
domaine musical, et le dix-neuvième siècle ne laissera que de rares théories35. Mais le fait que
les recherches ne se soient pas arrêtées indique que les idées persistent lorsqu’elles paraissent
légitimes. C’est au début du XXe siècle que revient alors, en force, le désir d’établissement
d’une théorie musicale. Dans les années vingt apparaît le dodécaphonisme36 de Schönberg37 à
l’école de Vienne. Sa supériorité s’affiche mondialement. Ce dernier, aux côtés de Berg
(1885-1935) et Webern (1883-1945) fera régner sa théorie, qu’il dira être basée sur l’histoire
de la musique depuis Pythagore. Schönberg du créer, comme outil de composition, sa propre
algèbre complète. Cette théorie révolutionna réellement les musiciens de l’époque, à tel point
que ceux qui n’entraient pas dans ce système n’eurent pas le succès que les années et l’avenir
leur attribua. Des noms tels que Debussy (1862-1918) et Bartok (1881-1945), ou encore
Prokofiev (1891-1953) et Janacek (1854-1928) furent ignorés !
Il faudra attendre près d’un siècle pour que s’écroule le dogme imposé par l’école de Vienne.
De nos jours, cet élément révolutionnaire de l’histoire de la musique est catalogué au simple
rang de tentative isolée. Mais le dodécaphonisme n’est pas seulement une tentative et un
générateur de compositions célèbres, il représente également un exemple de pensées d’une
haute importance pour la transformation et l’évolution de l’état d’esprit des musiciens et des
théoriciens. En effet, le dodécaphonisme a, en quelque sorte, anéanti le culte qui s’était créé
autour d’une tonalité incontournable, et en cela, aura permis à de nombreux compositeurs de
comprendre que chacun pouvait se forger ses propres outils pour la composition. Le
dodécaphonisme aura été un véritable déclencheur de liberté. Cette liberté acquise,
malheureusement, générera trop de tentatives inutiles et parfois farfelues. De nos jours, règne
un paradoxe flagrant découlant de cette profusion. A chaque composition correspond un
modèle formel unique. D’où une forme de dispersion perturbante qui ne fait apparaître aucun
35
Les théories scientifiques de la musique aux XIXe et XXe siècles. Laurent Fichet, Vrin.
36
Composer, selon la théorie dodécaphonique, revient à choisir une série et un ordre de douze sons de cette série,
sans répétition.
37
Arnold Schonberg (1874-1951) compositeur autrichien et fondateur de l’école de Vienne.
repère, et qui trouble les non musiciens, mais également les musiciens, voire certains
théoriciens.
L’arrivée massive de l’informatique comme assistant de composition a permis d’utiliser des
systèmes de plus en plus complexes. En gagnant en vitesse, les compositeurs y gagnèrent en
quantité de compositions, aussi diverses dans leurs fondements que dans leurs saveurs. Le
compositeur, bien évidemment, garde toujours le choix en main, et sélectionne ce qui
correspond le plus à sa sensibilité, la vision et la conception de l’œuvre qu’il a en tête. Cela
reste tout de même une liberté relative, n’ayant toujours pas à disposition un outil
informatique captant les signaux cérébraux correspondant à l’image parfaite de la mélodie que
le compositeur souhaite développer. Impossible, donc, de s’affranchir de l’impression que le
résultat de certaines des compositions contemporaines tient, avant tout, à une construction
théorique. Mais la sensation à l’écoute d’une musique ne dépend pas uniquement de la
méthode et des systèmes théoriques qui ont permis de la construire. L’aura du compositeur,
l’image que l’auditeur a de ce dernier et de l’époque qui l’a vu naître, influencent
significativement l’écoute.
Composer une œuvre musicale grâce aux mathématiques : la Set Theory.
La Set Theory, ou la théorie des ensembles, est née au vingtième siècle. On la doit aux
nombreuses réflexions du compositeur et théoricien Milton Babbitt38. La notion qu’il faut
garder à l’esprit lorsqu’on souhaite traiter des principes de cette théorie est la notion de
classe39, notion bien connue des mathématiciens. Babbitt présente, par le biais de sa théorie,
des règles et des conventions pour la composition, exposées sous des représentants
symboliques de collections de notes, comme peuvent l’être des accords ou de simples
agrégats ‘sauvages’ de notes qui caractérisent l’œuvre et lui confèrent son identité. Ce
symbolisme ainsi mis en place sera l’objet de transformations faites à partir d’outils
mathématiques tels que le principe d’inclusion40, et de complémentarité41, outils classiques de
la manipulation des ensembles.
C’est la notion de « classes des hauteurs » qui aura son importance dans la suite de la
description de la Set Theory. Les classes de hauteurs vont représenter les hauteurs de la
gamme chromatique, formée, d’une succession de demi-tons, chacun égal à 1/12 d’une octave
tempérée par le tempérament égal. Elles sont exprimées, via une double simplification, étant
donné que tout est exprimé modulo l’octave, soit en mathématiques, modulo 12, et que
l’oreille de l’homme n’est pas suffisamment sensible pour percevoir certaines différences trop
38
Milton Babbitt, compositeur américain, est né en 1916 d’un père mathématicien qui influença
considérablement sa pensée. Il est connu pour être un des pionniers de la musique électronique.
39
En mathématiques on parle de classe d’équivalence comme étant, dans un ensemble muni d’une loi
d’équivalence, chaque sous-ensemble formé des éléments équivalents entre eux deux à deux.
40
L’inclusion se comprend comme suit : un ensemble A est dit inclus dans un ensemble B si, quelque soit un
élément de A, celui-ci est contenu dans B. Par exemple, l’ensemble des classes de hauteurs {0, 7} est dit inclus
dans l’ensemble des classes de hauteurs {0, 4, 7}.
41
La complémentarité se définit exactement comme la complémentarité mathématique. Ainsi, un ensemble de
classes de hauteurs A sera le complémentaire d’un ensemble de classes de hauteurs B, si ces deux
ensembles sont disjoints, c'est-à-dire qu’ils n’ont aucun élément en commun (leur intersection est nulle) mais
qu’à la fois la réunion de ces deux ensembles donne l’ensemble tout entier des classes de hauteurs. Pour donner
un exemple simple, si on prend l’ensemble de classes de hauteurs {1, 3, 5, 6} ce dernier admettra comme
complémentaire l’ensemble de classes de hauteurs {0, 2, 4, 7, 8, 9, 10, 11, 12}.
subtiles comme celle qui existe, par exemple, entre do # et ré b. Ainsi on ne définit
logiquement que douze classes de hauteurs, de la note do à la note si.
Do0 do#1
la#10 si11
ré2
ré#3
mi4
fa5
fa#6
sol7
sol#8
la9
Si un analyste souhaite avoir recours à la Set Theory il doit procéder avec exactitude.
L’ensemble des classes de hauteurs est une collection de notes choisie arbitrairement. Il faut
ensuite éviter de considérer l’ordre ou les fréquences d’apparition dans la liste des classes de
hauteurs qui se trouvent dans la collection. Le nombre d’éléments contenus dans un ensemble
de classes de hauteurs est donc évidemment toujours compris entre 1 et 12. On représente
alors les ensembles comme un ensemble de nombres entiers compris entre 1 et 12. Par
exemple, l’accord de do majeur, soit les notes do di sol, s’écrit {0, 4, 7}. Ainsi, en pratique,
l’analyste qui utilise et applique la Set Theory devra obligatoirement commencer son analyse
en transcrivant des groupes de notes considérés sous forme d’ensemble de classes de
hauteurs. En revanche, le libre arbitre étroitement lié à l’affect associé à l’oeuvre qui est
l’objet de l’analyste est de mise pour le choix de ces groupes. Ajouté aux classes de hauteurs,
se trouve le concept de classes d’intervalles. Elles sont elles aussi au nombre de douze et
représentent les intervalles classiques en explicitant le nombre de demi-tons contenus. En
partant de la seconde mineure, dont le représentant est 1, pour aller à l’octave, on exprime ces
représentants modulo l’octave : ainsi si on augmente l’intervalle par un multiple entier
d’octaves, le représentant sera le même pour l’intervalle de départ comme pour l’intervalle
augmenté. La quinte, par exemple, se représente par le chiffre 7. Et cette quinte augmentée de
trois octaves, sera elle aussi représentée par le 7.
La Set Theory est vaste, parait complexe, mais s’appuie sur des concepts mathématiques tout
à fait courants. Considérée comme la plus originale de sa période, on la trouve principalement
dans la musique contemporaine américaine. Elle se situe au cœur même de la vague musicale
des compositeurs assistés par l’outil informatique, et aura influencé toute une génération de
talents. Parmi eux, Olivier Messiaen (1908-1992), auquel on doit un flot considérable
d’innovations et d’idées révolutionnaires. Elle reste, aujourd’hui, une façon de formaliser
mathématiquement les structures musicales, en ne tenant compte que de la hauteur des notes,
et en négligeant le rythme, les ornementations42 et le timbre43 des instruments sollicités.
Le hasard, les probabilités et la musique aléatoire
Il semble que l’histoire de la musique occidentale ait été traversée, et souvent même dominée,
par un courant de pensées qui s’appuient sur le nombre afin de garantir, à l’œuvre musicale,
une forme d’ordre caché, accessible à l’esprit sans forcément être perceptible par la
conscience de l’auditeur. Il apparaît alors une tension entre l’audible et l’intelligible, et audelà du domaine des nombres, des branches plus spécifiques des mathématiques comme les
probabilités, se verront liées à la musique. Au dix-huitième siècle, Cournot44 définissait le
42
Les ornementations sont bien souvent considérées comme des décorations sans véritable poids musical,
superflues et redondantes, très utilisées en musique classique et baroque pour leur raffinement. Mais elles font
partie intégrante de certaines œuvres et participent à la transmission des émotions. Le vibrato d’un instrument à
cordes comme le violon, par exemple, est indissociable de la plupart des exécutions musicales. Il se caractérise
par un micromouvement extrêmement rapide de va et vient du doigt sur la corde, et est une subtilité
incontournable chez les instruments à cordes frottées.
43
Le timbre d’un instrument ou d’une voix définit la coloration propre, le grain de son qui identifie l’instrument
ou la voix dont il est question. Une note jouée à la trompette se différencie aisément de la même note jouée sur
un piano, à l’oreille humaine, grâce au timbre propre à chacun de ces instruments.
hasard dans une formule devenue très célèbre, comme étant « la rencontre de deux séries
causales indépendantes ». Les évènements, en eux-mêmes, sont supposés entièrement
déterminés quant à leurs causes et à leurs effets, inscrits dans le temps et l’espace. C’est à
l’intersection des deux que se produit le hasard.
C’est à partir d’idées semblables à celles de Cournot que s’établit la musique aléatoire.
Courant de la musique occidentale, elle est une technique de composition très particulière et
incontournable, caractérisée par l’exploitation du hasard. Elle tend donc à intégrer une
certaine part d’indétermination (une part relativement importante cependant) au sein même de
la structure de l’œuvre. C’est aux alentours des années 50 que se trouve la naissance de cette
dernière, à l’époque même où Pollock(1912-1954), en peinture, Calder(1898-1976), en
sculpture, et Cage45(1912-1992), en musique, remettaient en question l’art en occident. Cette
tendance, développée par de nombreux musiciens de l’école sérielle46 poussés par un besoin
d’ouverture, gagnera les pays européens.
Pour présenter leurs œuvres, les compositeurs Boulez47 (né en 1925) et Stockhausen (né en
1928), par exemple, ne posaient qu’une base musicale, et laissaient ainsi à l’interprète sa part
de choix dans l’exécution. Ils offraient donc un certain nombre de possibilités différentes pour
l’exécution de l’œuvre. L’influence de la plupart des musiciens vient essentiellement de Cage
et Brown48. Ainsi inspirés, ceux-ci voyaient dans l’aléatoire un moyen d’ouvrir l’œuvre
composée, de la grandir et de lui laisser sa part propre de liberté, à la façon d’un enfant dont
l’éducation et le patrimoine génétique ne peuvent déterminer totalement sa personne. L’œuvre
issue de la musique aléatoire, prévoit des parcours possibles pour le musicien. Le nombre de
possibilités est donc déterminé et fini. Ainsi, si l’œuvre est « ouverte », elle ne l’est qu’aux
structures qui lui sont propres, celles qu’elle a, elle-même, mises en place. Boulez, à ce
propos, comparait, en une image assez amusante, la partition caractéristique de la
musique aléatoire au plan d’une ville.
Mais point d’improvisation dans cette technique! Il serait d’ailleurs simpliste d’associer aussi
directement le hasard à l’idée d’aléatoire, car la musique aléatoire correspond à un refus
profond de toute activité musicale improvisée. D’un côté, force a été de constater qu’il ne
suffisait pas d’intégrer simplement quelques règles et lois prédéterminées à l’outil
informatique pour obtenir une œuvre musicale. Il n’était pas possible d’échanger le libre
arbitre du compositeur et du musicien contre une série de nombres successifs, à laquelle on
soumet un processus aléatoire pour déterminer l’ordre. Le formalisme aléatoire apporté par
l’informatique est un outil sans précédent, pour les techniques calculatoires, mais ne peut
rivaliser avec les apports sensibles du compositeur. D’autre part, les objets mathématiques qui
interviennent dans l’acte de composition, apparaissent dans l’expérimentation musicale. Ces
derniers trouvent la place entre une forme d’ordre particulière et un chaos incontrôlé. C’est
44
Antoine Augustin Cournot, (1801-1877), économiste mathématicien et philosophe français. Ses travaux
donneront les bases de la théorie mathématique de l’économie et feront de lui un des précurseurs de
l’épistémologie.
45
John Milton Cage (1912-1992) compositeur américain de musique contemporaine et expérimentale.
Egalement philosophe, il aura créé une oeuvre très célèbre, une pièce silencieuse, lors de laquelle il ne joue pas,
et laisse place aux bruits de la salle, donnant ainsi la possibilité au public de s’écouter.
46
CF Gilles Deleuze et Félix Guattari : Mille plateaux, Paris, Minuit, p.121.
47
Pierre Boulez, aura fait des études de mathématiques et de musique à Lyon, pour devenir ensuite compositeur
et chef d’orchestre français d’une influence considérable sur la musique contemporaine française.
48
Earle Brown (1926-2002) compositeur américain.
dans ce sens que, d’évolutions en évolutions, les compositions issues de la musique aléatoire
se modifieront, et feront naître le musique stochastique49 de Iannis Xenakis.
La musique stochastique de Iannis Xenakis
La musique stochastique50 aura été la première tendance à réellement intégrer l’outil
informatique dans ses techniques d’écriture musicale. Iannis Xenakis51 ne pouvait imaginer
que le hasard soit représenté par une absence de règles. Son esprit scientifique le poussait à se
référer aux techniques de probabilités, et le hasard devenait alors calculable. Ainsi, en
intégrant une part de hasard à ses œuvres musicales, il opposa rationnellement sa musique
stochastique à la musique aléatoire. Né le 29 Mai 1922 à Braïla, en Roumanie, Xenakis
commença par des études en école d’ingénieur, pour travailler ensuite aux côtés de Le
Corbusier. Il évoluant ainsi jusqu’à prendre de nombreuses initiatives, et notamment le
fameux Pavillon Philips de l’exposition Universelle de Bruxelles en 1958. Xenakis se sentira
toujours poussé par un besoin perpétuel d’être un véritable inventeur d’œuvres toujours plus
originales les unes des autres. Il aura ainsi créé un nombre phénoménal de concepts et
d’inventions de sons inattendus. Déchiré entre l’utopie de «l’alliage » arts/sciences, et le désir
de formaliser la musique, son itinéraire personnel et professionnel, puisqu’il ne dissociait pas
les deux, est d’une complexité rare.
Son parcours peut cependant se fractionner en trois grandes phases : Xenakis passera, tout
d’abord, par une période de rupture d’une immensité inégalée en musique, symptomatique de
l’art moderne, qu’il aura lui-même créée. Suivra l’étape au cours de laquelle sa pensée
s’oriente vers des voies plus utopistes, pour enfin terminer par un assagissement significatif
d’une intériorisation. C’est dans la première période que se trouve la musique stochastique.
Elle apparaît immédiatement après la création de l’œuvre Metastaseis (1953-1954, pour
orchestre) qui fit scandale auprès des traditionalistes, mais également, plus surprenant,
auprès des avant-gardistes. Cette composition a pour ouverture un tissu sonore singulier et
une conclusion exactement semblable. Cela constitue la signature Xenakis : un gigantesque
glissando52 de toutes les cordes. Ce sont des graphiques tracés par le compositeur qui sont à
l’origine de ces glissandi.
Ces graphiques ont ensuite été retranscris sur des partitions traditionnelles, pour être
interprétées par les musiciens de l’orchestre. Pour en arriver à un tissu aussi complexe53, le
compositeur pose les cordes de l’orchestre comme étant individuelles. Les quarante-six
instrumentistes doivent alors exécuter des partitions différentes pour former un son global54.
C’est la naissance de la musique stochastique. Son œuvre Pithoprakta (1955-1956 pour
49
CF Iannis Xenakis : Musiques formelles = Revue Musicale ,253-254, 1963, réédition : Paris, Stock 1981 p. 19.
50
Stochastique est un terme grec. Il peut s’interpréter comme l’application des probabilités aux données
statistiques.
51
CF Iannis Xenakis. Arts, sciences, alliages. (Casterman, 1979) p. 11 à 25, p. 57 à 59.
52
Le glissando est une technique d’exécution musicale. Pour les instruments à cordes, c’est un glissement
continu du doigt sur la corde, en un mouvement ascendant ou descendant
53
CF Iannis Xenakis in Balint A.Varga: Conversations with Iannis Xenakis, London, Faber and Faber, 1996, p.
162.
54
C’est dans un très célèbre article qu’il écrira sur La crise de la musique sérielle, que se trouve le
développement de cette technique. Il y introduit bien évidemment le moyen de composer de telles masses
sonores, et cet outil s’avère être : le calcul des probabilités.
orchestre) est sans doute la première concrétisation de ses techniques. Elle contient des
sonorités toutes particulières. On y trouve des sons glissés, ponctuels, et même statiques,
d’une grande subtilité et qui dégagent un acharnement réel dans l’acte de composition.
L’innovation majeure55 présente dans cette composition, tient en les transformations continues
que subissent les sons, ou plus exactement le son sélectionné, que Xenakis fait varier selon
différents états, états variant également incessamment tout au long de l’œuvre.
Son parcours de vie et ses visions des choses déclenchent des compréhensions plus profondes
des relations qu’entretiennent la musique et les mathématiques56. Ce dernier donnait une
définition de la « formalisation » comme devant être la recherche de processus à même
d’expliciter les procédés de création. Il s’intéressait également profondément à l’intelligence
artificielle. C’est après les années 60 que Xenakis étudiera la philosophie, et en particulier
celle de Parménide57. Ses diverses réflexions et études le pousseront ainsi dans une grande
entreprise personnelle : celle de chercher à ‘fonder’ la musique au sens mathématique du
terme. Pour cela, il cherchera, par exemple, à utiliser la « théorie des groupes » dans sa
musique. Ainsi naîtrons Nomos Alpha (1965-1966, pour violoncelle) et Nomos gamma (19671968, pour orchestre). Pour Nomos Alpha, c’est le groupe mathématique des rotations d’un
cube que Xenakis aura choisi. Sa musique se transposera sur cette base.
Mais Nomos Alpha reste une œuvre à part. Elle est l’unique composition de Xenakis qui
puisse prétendre à une explication formelle et uniquement mathématique. Nomos gamma,
quant à elle, représentera le changement radical de l’espace de la salle de concert, ainsi que
Terretektorh (1965-1966, pour orchestre). La beauté de cet éclatement se concrétise par la
dispersion de l’orchestre dans le public lui-même, allant même jusqu’à ce que chaque auditeur
soit assis à côté d’un instrumentiste. La configuration de Persephassa58 étudie le son dans sa
spatialité et offre au public la possibilité d’être encerclé par les instrumentistes. C’est ainsi
qu’en cherchant à aller plus loin il introduit les jeux de lumières, et va jusqu’à sortir de la salle
elle-même! C’est ce qu’il appelle polytopes (plusieurs lieux).
Par ses paroles et ses créations, Xenakis indique dans quel sens va sa pensée… haut et loin.
« Il n’y a aucune raison pour que l’art ne sorte, à l’exemple de la science, dans l’immensité du
cosmos, et pour qu’il ne puisse modifier, tel un paysagiste cosmique, l’allure des galaxies.
Ceci peut paraître de l’utopie, et en effet c’est de l’utopie, mais provisoirement, dans
l’immensité du temps. Par contre, ce qui n’est pas de l’utopie, ce qui est possible aujourd’hui,
c’est de lancer des toiles d’araignées lumineuses au-dessus des villes et des campagnes, faites
de faisceaux lasers de couleur, telles un polytope géant : utiliser les satellites artificiels
comme miroirs réfléchissant pour que ces toiles d’araignées montent dans l’espace et
entourent la terre de leurs fantasmagories géométriques mouvantes ; lier la terre à la lune par
des filaments de lumière ; ou encore, créer dans tous les cieux nocturnes de la terre, à volonté,
des aurores boréales artificielles commandées dans leurs mouvements, leurs formes et leurs
couleurs, par des champs électromagnétiques de la haute atmosphère excités par des
55
Rapport de l’IRCAM, Centre Georges Pompidou.
56
CF Musique architecture, Casterman, 1976 p.19, 71 à 81, 181 à 187.Ainsi que Arts, sciences, alliages,
Casterman, 1979.
57
Parménide est un philosophe grec du VIe au Ve siècle avant J.-C. Sa philosophie se divisait en deux parties : la
vérité et l’opinion. Véritable penseur de l’être en tant qu’intelligible et intemporel.
58
Iannis Xenakis, 1969, pour six percussions.
lasers. »59 Véritable modèle pour l’esprit qui se veut « ouvert » aux possibilités qu’offrent les
différentes formes de savoirs, sa vision des choses de façon générale, de la musique et des
sciences, offre un exemple de chemin à suivre, liant arts et sciences dans un but situé au-delà
de la pratique pure de l’un ou l’autre de ces deux domaines. Il est difficile d’étudier ce que
l’humain a de plus profond sans s’intéresser à ses limites, même cérébrales, quitte à réviser
certaines convictions parfois simplistes et dotées de l’apparence de la vérité ou de l’évidence
intuitive.
L’oreille absolue et l’imagerie cérébrale
La querelle de l’oreille absolue60 est apparue avec le « flottement du diapason61 » et
l’interprétation baroque. Rappelons qu’Aristide Cavaillé-Coll (1811-1899), célèbre facteur
d’orgues, présentait, à l’académie des sciences, en 1859, un mémoire dans lequel figure
l’historique du diapason depuis le XVIIIe siècle. Des chiffres tels que quatre cent dix
vibrations à la seconde dans une température de quinze degrés, en 1710, quatre cent trente, un
siècle plus tard et quatre cent quarante-quatre au final. Ce dernier donnait également comme
officiel en France, dans un devis de 1882, le chiffre de quatre cent trente-cinq.
L’idée d’oreille absolue a engendré de nombreuses recherches neurophysiologiques, et les
apports au domaine musical et à celui des neurosciences permettent une analyse comparative
vis-à-vis des sciences mathématiques. Dans cette fameuse querelle, Robert Zatorre62, en 1989,
proposait la définition suivante : « capacité à identifier en dénommant les notes la hauteur
d’un grand nombre de sons musicaux et à produire la hauteur exacte d’une note sans recourir
à une note de référence ». La même année, ce dernier voulu montrer qu’une lésion temporale
gauche ne pouvait entraîner la perte de l’oreille absolue. Son patient, un jeune garçon âgé de
dix-sept ans était atteint depuis l’âge de dix-huit mois d’une épilepsie dite « partielle
complexe ». Aucun traitement médicamenteux n’était efficace. Celui-ci, après avoir étudié le
piano pendant de très longues années, s’est intéressé au problème de l’harmonie. Il avait la
capacité de dénommer et sans le moindre effort les notes qu’on lui faisait écouter sans les voir
et sans la possibilité de les jouer. Il écrivait quasiment instantanément la note, et son
symbole adéquat, sur une portée. Il ne présentait pas la moindre lésion vasculaire, en revanche
il avait subi une exérèse thérapeutique de la partie antérieure du lobe temporale gauche
englobant le noyau amygdalien, l’uncus et quelques centimètres de l’hippocampe.
Etrangement, et ceci seulement avant l’opération, chacune des notes qu’il dénommait était
décalée d’un demi-ton au-dessus ou au-dessous de la note véritablement jouée. A cette
époque, il était sous traitement médicamenteux antiépileptiques, et faisait régulièrement des
crises d’épilepsie. Sa capacité à reconnaître les notes fût testée une semaine après son
opération : l’identification des notes qu’il faisait était absolument parfaite. Un an après, un
test du même genre révéla à nouveau une perfection dans l’identification des notes. Pour
Robert Zattore, non seulement l’exérèse de la partie antérieure du lobe temporal gauche n’a
pas pour conséquence la perte de l’oreille absolue, mais bien plus, c’est justement dans la
partie respectée par l’opération que semble siéger le générateur de l’oreille absolue. Et ses
données par imagerie cérébrale lui permettent de le confirmer.
59
CF Iannis Xenakis, Arts, sciences, alliages. (Casterman, 1979) p. 15-16.
60
In Lilly Bornant, De l’asymétrie cérébral vers le développement de l’imaginaire, de 1a tête bien pleine à 1a
tête bien faite?
61
Pour les mesures de longueurs, nous disposons d’un mètre étalon, celui-ci est déposé au pavillon de Breteuil à
Sèvres, mais pour la mesure des hauteurs des sons, ce n’est pas du tout le cas.
62
Le cerveau de Mozart. B.Lechevalier (Odile Jacob, 2003).
Dans une étude plus récente, les recherches de Schlaug, de l’Université de Düsseldorf, en
1995, tendent à prouver efficacement une implication plus importante de l’hémisphère
gauche. L’imagerie par résonance nucléaire est le moyen par lequel la surface du planum
temporal est mesurée, c'est-à-dire la partie de la face supérieure de la circonvolution
temporale supérieure, en arrière du gyrus de Heschl. Schlaug s’aide d’un échantillon de trente
musiciens et de trente non musiciens. Il y a une asymétrie apparente au niveau du planum
temporal, et ceci en raison de la présence des centres du langage dans l’hémisphère dominant
chez les droitiers, le gauche est plus vaste que le droit. Onze individus sur les trente musiciens
sont doués de l’oreille absolue, et l’asymétrie qu’ils présentent comparativement aux dix-neuf
autres est très fortement significative. Ce qui est d’autant plus étonnant que le niveau
d’asymétrie présentée par les dix-neuf autres musiciens non dotés d’oreille absolue se révèle
être identique à celui des non musiciens. Une des conclusions de cette étude est la priorité
attribuée au rôle de la région temporale postérieure et supérieure et particulièrement au
planum temporal dans la perception de la musique et dans l’exercice de l’oreille absolue63.
Ces recherches mènent aux conclusions selon lesquelles des réseaux de neurones impliqués
dans l’exercice de l’oreille absolue se localisent dans les aires auditives primaires, dans le
planum temporal gauche et dans les aires postéro latérales du cortex frontal gauche, voisine de
l’aire de Broca. Trois zones cérébrales64, déterminant les trois opérations mentales intriquées,
sont impliquées dans l’oreille absolue.
-L’appareil auditif périphérique et central permet la perception de la hauteur du son.
-Les aires corticales (aire de Broca impliquée dans l’expression verbale)
-La mise en jeu des voix associatives entre ces deux aires.
Dans un article récent de la revue Nature du 17 mars 2005, Robert Zatorre65 parlait de la
musique comme d’un champ d’investigation complexe et emballant : « un nombre croissant
de chercheurs sont convaincus que la musique peut livrer de l’information pertinente sur la
façon dont le cerveau fonctionne». C’est la manière dont les fonctions cérébrales interagissent
avec d’autres fonctions cognitives qui est véritablement l’objet de ses observations. Sachant
que l’hémisphère cérébral gauche est spécialisé dans les taches d’écriture, de lecture, d’une
manière générale de tout décodage sémantique, mais également chargé de l’assemblage
rythmique, de la mesure temporelle et de l’oreille absolue. Le « cerveau droit » lui, est chargé
des relations holistiques, de la reconnaissance des intervalles, donc également des mélodies,
des couleurs et donc des timbres, des changements d’intensités, et de toutes les
représentations visuo-spatiales. Lechevalier, professeur contemporain de neurologie,
spécialisé en neuropsychologie, et ses nombreuses études et expérimentations, affirment que
les musiciens ont un corps calleux, unissant les deux hémisphères, plus important (en volume)
que celui des non musiciens, car pratiquer l’art musical oblige à développer la coopération
inter hémisphérique.
C’est une constatation de très grande importance qui le fait appeler ce phénomène
« plasticité » du cerveau humain et de ses lobes. Selon lui, donc, et ses études ont cela pour
visée, le cerveau s’organise et croît, s’adapte et adapterait son volume, sa masse, sa forme et
ses fonctions selon l’activité qui lui est imposée. Il faut bien évidemment ajouter à cela les
notions d’habitude, de mécanisme, de rigueur, et bien d’autres facteurs psychologiques qui
63
Les rapports de l’IRCAM, institut de Recherche et Coordination Acoustique/musique
64
Les rapports du laboratoire d’Imagerie Fonctionnelle sur le site de la Pitié-Salpêtrière : IFR 1
65
Le 14 Juin 2005, Robert Zatorre lançait, à Montréal, aux côtés d’Isabelle Peretz, un centre de recherche
unique au monde pour la neuroscience, la psychologie et la musique, le BRAMS (pour Brain, Musique And
Sound Research). Ce qui intéresse les chercheurs de ce centre est cette forme d’art sous l’angle de son rapport
avec la cognition et le cerveau.
sont des facteurs déterminants dans la formation, ou la déformation (au sens matériel du terme
et non péjoratif) du cerveau humain. Lorsqu’il est question de prédisposition, notre
neurologue parle de formation de la masse cervicale favorisant l’apprentissage ou augmentant
les facilités à l’exercice d’une discipline.
Vers une éducation de la pensée pluridisciplinaire
La musique, comme les mathématiques, élève l’être humain à un rang auquel il ne pourrait
prétendre s’il n’était que machine biologique Sa pensée peut aller loin. Ses capacités
cérébrales semblent bien limitées, mais quoi qu’il en soit, le désir et la volonté d’apprendre et
de comprendre seront toujours plus forts que de simples considérations de limites. Mais
comment ouvrir l’esprit pour qu’il puisse atteindre des niveaux qu’il ne peut espérer toucher ?
Par des indices de pensée certainement. De grands penseurs, scientifiques, philosophes,
musicologues, psychologues, et neurologues, mettent ainsi en place l’idée d’une ouverture
cognitive par l’activité musicale principalement. Il semblerait que la musique, plus que tout
autre art, puisse développer les interconnexions neuronales et surtout la coopération entre nos
deux hémisphères cérébraux. Elle exige une véritable « synergie » complète de l’activité
cérébrale66. Le phénomène de plasticité du cerveau humain appuie cette idée tenace qui donne
à la musique une place fondamentale au sein d’une formation de structures fondamentales et
suffisamment larges de l’esprit humain.
A côté de cela, force est de constater l’arrivée et la banalisation de l’outil informatique, qui
n’est pas sans conséquences sur les pensées des dernières décennies, qui ont été les témoins
d’un profond changement au sein des arts comme des mathématiques, à la recherche de leur
propre légitimité. L’activité mathématique souvent perçue comme un simple outil d’application
à l’informatique ne siège pas à la place qui lui est due. C’est l’activité mathématique du sujet
qui est importante, et la façon dont celle-ci peut formater et éduquer son esprit. Les efforts
cognitifs et les habitudes de manipulation d’outils formels qu’elle nécessite provoquent des
habitudes aux exercices de pensée qui permettent une plus grande adaptation à la spéculation,
et à l’approche des sphères les plus abstraites, par exemple. Il n’est donc pas étonnant qu’elles
soient au moins aussi importantes que la musique dans toute forme de culture, et donc dans tout
espoir d’évolution pluridisciplinaire des capacités cérébrales.
Disciplines et véritables moyens d’accession à une liberté d’adaptation cognitive, les
mathématiques comme la musique présentent une autonomie, une rigueur et des difficultés
qui exigent une immersion relativement importante pour pouvoir être saisis convenablement
et bénéficier des qualités cognitives qu’elles peuvent déclencher. Développer et exercer sa
pensée sur l’une d’entre elles est devenue une habitude mais également une contrainte sociale.
Se spécialiser peut ainsi devenir, de nos jours, une nécessité, mais représente également un
danger, la pensée humaine se cantonnant à une seule activité dotée d’un système propre,
d’une pensée propre, et d’une logique interne propre.
La pensée a donc besoin de s’exercer, et d’être consciente de ses propres possibilités en
observant les possibilités des autres. L’enseignement tient principalement au fait qu’il faut
éviter de négliger tout aspect du savoir, et qu’il est judicieux d’ouvrir les frontières qui
séparent les arts des sciences, en particulier. Le plus important étant évidemment, par la suite,
de savoir se servir au mieux de ces éducations de l’esprit, et de cette formation, au sens
biologique, de la masse cérébrale, pour accentuer les facilités intellectuelles sur d’autres
disciplines et d’autres formes de savoirs habituelles ou encore inconnues.
Aurore Huitorel-Vetro
66
Bernard Lechevalier, professeur de neurologie spécialisé en neuropsychologie et également organiste titulaire
de l’église Saint-Pierre de Caen, traite de ce sujet dans son livre Le cerveau de Mozart.
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