Musique et mathématiques : pour une orientation de recherche. Le domaine de la connaissance humaine aura subi bien des évolutions au cours des siècles. Unifié dans un même but, l’anticipation des intentions divines dans la Grèce antique, il se trouve aujourd’hui subdivisé en spécialités définies, toujours plus nombreuses. Les différentes disciplines qui le composent sont souvent dissociées en catégories, et les avancées technologiques, qui agrandissent le champ de la recherche, génèrent la nécessité de définir, encore et toujours, de nouvelles branches à l’arbre1 de la connaissance. Dans ce vaste champ, les domaines des arts, d’un côté, et des sciences, de l’autre, sont rarement mis en relation. Les mathématiques, en tant que science pure, peuvent trouver une idée de définition dans certaines lignes de pensée récentes2. Celles-ci sont structurées, formelles, et d’un langage spécifique qui les rend difficiles d’accès. Elles sont pourtant au moins aussi anciennes que l’humanité elle-même. A dire vrai, les mathématiques ne semblent pas être très populaires de nos jours, contrairement à la musique, qui bénéficie d’une diffusion extrêmement large et d’une facilité d’accès hors normes. L’activité musicale, d’ordinaire, représente, quant à elle, l’art d’engendrer des émotions en atteignant la dimension transcendantale de l’homme, et toute civilisation, sans exception, présente un aspect musical propre à sa culture. L’universalité caractérise largement ces deux disciplines, mais ne suffit pas à les lier véritablement. Des recherches fondamentales sur la musique et les mathématiques jalonnent l’histoire de l’homme, et ce, depuis les plus anciennes réflexions de la philosophie occidentale. De nombreuses théories tentèrent de véritables explications de l’ordre du monde par une harmonie déterminée mathématiquement, et d’autres, eurent l’audace de soumettre la musique aux mathématiques. Ainsi, au XVIIe siècle, Gottfried Wilhem von Leibniz (1646-1716), ira jusqu’à affirmer que la musique est une arithmétique inconsciente de l’esprit humain3. L’importance profonde de ces deux disciplines, conjointement, et le rôle qu’elles ont à jouer dans le développement de l’esprit humain ne va pas de soi. Il est donc absolument nécessaire de retracer l’évolution la plus probable, compte tenu des fragments historiques, du lien qui les uni fondamentalement à travers les investigations, passions et découvertes de l’homme. 1 « Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines font la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale, j'entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse », in Descartes, Principes de la philosophie, Vrin, 2000, p. 42. 2 Friedrich Ludwig Gottlob Frege (1848-1925), mathématicien, logicien et philosophe allemand, donne une définition logiciste des mathématiques en proposant de dériver l’arithmétique de la logique. Son contemporain et correspondant Bertrand Russel (1872-1970), épistémologue, mathématicien, logicien, philosophe et moraliste britannique, attribue aux mathématiques une valeur de vérité, et postule l’existence des entités mathématiques, indépendamment de l’esprit humain, mais aussi de la réalité. 3 « L'ame compte les battements du corps sonnant qui est en vibration, et quand ces battements se rencontrent regulierement à des intervalles courts, elle y trouve du plaisir. Ainsi elle fait ces comptes sans le savoir. C'est ainsi qu'elle fait encore une infinité d'autres petites operations tres justes, quoyqu'elles ne soyent point volontaires ny connues que par l'effet notable où elles aboutissent enfin, en nous donnant un sentiment clair mais confus, parceque ses sources n'y sont point apperçues. Il faut que le raisonnement tache d'y suppléer, comme on l'a fait dans la Musique, où l'on a decouvert les proportions qui donnent de l'agrement. ». « Musica est exercitium arithmeticae occultum nescientis se numerare animi » : « la musique est une pratique cachée de l'arithmétique, l'esprit n'ayant pas conscience qu'il compte », in Patrice Bailhache, Leibniz et la théorie de la musique, Klincksieck, 2000, p. 151. Une approche historique : de Pythagore à Bach Cette idée de relation entre la musique et les mathématiques est un domaine extrêmement large qui n’a cessé de s’enrichir depuis les plus antiques recherches scientifiques et philosophiques. En effet, les passions que déchaîne l’art musical et les sciences mathématiques ne datent pas d’une époque récente, bien au contraire. La fiabilité des sources permet de remonter à l’antiquité les premiers esprits avertis. C’est donc aux alentours du VIe siècle avant J.-C., sur Pythagore de Samos (570-500 av. J.-C.), que se focalise la pensée de l’historien. Le contexte d’évolution des savants et philosophes grecs, souvent confondus, présentait un aspect de la connaissance très différent de celui régnant aujourd’hui. Le monde et les questions fondamentales soulevées par son observation étaient la préoccupation première. Anticiper les décisions du divin devenait ainsi la priorité des sciences, en toute évidence, mais aussi, plus étrangement, celle des arts. Ces activités humaines possédaient donc un dessein identique, et des similitudes, car il est bon de rappeler que les frontières conventionnelles auxquelles les modernes sont habitués, n’étaient pas strictement ancrées et catégorisées. Le monde des Grecs recelait tant de mystères que la recherche de lois et de principes d’un ordre était une nécessité. Dans cette perspective, la détermination des intervalles musicaux fut réalisée. Pythagore aurait eu une ébauche d’idée, en observant l’atelier d’un maréchal-ferrant, dans une science mathématique4 imprégnée de la théorie des rapports entre les grandeurs et plus tard de la « découverte » des irrationnels. Le mathématicien remarqua que les hauteurs des sons émis par différents marteaux sur une même enclume pouvaient être mis en relation avec la masse propre de chacun d’eux. Par expérience, il constata que des intervalles musicaux étaient égaux lorsque des rapports de masses l’étaient aussi. C’est sur le rapport de la masse la plus lourde sur la plus légère que Pythagore a établi son système. Un exemple simple : si l’enclume était d’abord frappée avec un premier marteau de masse m et ensuite avec un autre marteau de masse 2m, donc deux fois plus lourd, un rapport 2 serait considéré, et les deux sons obtenus seraient dans un rapport d’octave5, le marteau le plus léger tirant la note la plus aigue. Pour un rapport de 3/2, avec un marteau de 4kg et un autre de 6kg par exemple, l’intervalle musical est une quinte6. Cette observation permit à Pythagore de tester cette loi sur une sorte de tympanon, un instrument appelé monocorde7. Autre constatation, les vibrations des cordes produisaient des sons musicaux harmonieux pour l’oreille humaine lorsque le rapport de la plus grande longueur 4 Les éléments d’Euclide, dans l’antiquité grecque, présente un agrégat de la plupart des grandes idées mathématiques de la période -300 av. J.-C. Véritable encyclopédie mathématique, elle est une des principales sources historiques d’importance et de fiabilité relativement grande. Y apparaissent les idées fondamentales de proportionnalité, et implicitement, de rapport, aux livres V et VII, respectivement. 5 L’octave est l’intervalle situé entre deux sons musicaux dont les fréquences fondamentales sont dans un rapport double. La reconnaissance de cet intervalle, à l’oreille humaine, est universelle, et si évidente qu’elle est à l’origine de l’attribution des noms des notes. Par exemple, la fréquence 440Hz, celle du diapason, correspond à la note la, et ainsi, les notes de fréquences 880 Hz et 220 Hz, seront aussi appelées La. 6 Le mot quinte désigne, grossièrement, l’intervalle que l’on trouve généralement entre cinq notes. Plus exactement, la quinte est l’intervalle qui sépare deux sons dont les fréquences fondamentales sont dans un rapport 3/2. Autrement dit, la note la plus aigue présente trois vibrations lorsque la note le plus grave n’en présente que deux. Mise à part l’octave, la quinte est considérée comme l’intervalle consonant par excellence, c'est-à-dire celui dont la combinaison des sons est la plus proche de la pureté, donc la plus remarquable à l’oreille. 7 Le monocorde ne possède qu’une seule et unique corde montée sur trois taquets, dont l’intermédiaire, s’apparentant à un chevalet mobile, permet de faire varier la longueur de la corde et ainsi la hauteur de son désirée. Dans cette vérification expérimentale, la longueur de la corde remplace la masse des marteaux, et les rapports entre les longueurs que le troisième taquet permet de déterminer, correspondent aux intervalles. sur la plus petite donnait un entier. L’inexplicable devenait mystique, et les disciples de Pythagore auraient ainsi véhiculé une forme de philosophie suivant laquelle les nombres pouvaient conférer à l’art musical, et au monde en général, pureté et intelligibilité. Mais c’est la contribution de Platon (427-348 av. J.-C.) qui détermina l’avenir de cette découverte capitale, et pas seulement pour la musique, les mathématiques et le rapport entre ces deux disciplines, mais pour le déploiement du savoir tout entier. Il lui appartient d’avoir sauvé cette découverte de toutes considérations ésotériques évidentes. Cette loi ne fait pas partie du domaine mystique, et n’est pas non plus une simple curiosité. Elle s’intègre dans l’ordre immanent des choses. Le monde aura ainsi, pendant près d’une vingtaine de siècles, une justification cohérente et véritablement scientifique, appuyée par le sens que Platon aura donné à la découverte de Pythagore. Platon participera d’un nouveau développement de la théorie des intervalles musicaux. Il mettra en place, en s’appuyant sur ce que les Anciens postulaient au sujet des mouvements et trajectoires des corps célestes, la célèbre Musique Des Sphères8. Ce ne sont évidemment pas des lois universelles que le philosophe a laissées en héritage, mais il aura ainsi fait régner ses idées pendant des milliers d’années. Quelques siècles plus tard, la musique est à nouveau présente aux côtés des mathématiques et sa place est considérable. Interpréter et comprendre les signes que Dieu envoie est une leçon qui s’appliquera à nouveau aux apports de la science grecque. Ainsi se répandra l’enseignement, au XIIe siècle, des monastères aux écoles, et il apportera au monde la mise en avant des disciplines fondamentales du savoir, le Quadrivium : l’Arithmétique, l’Astronomie, la Géométrie, et la Musique. La philosophie et la science grecques auront une autorité telle à travers les âges que leur remise en question n’apparaîtra qu’en fin de XIXe siècle. Ce système trop rigide aura un succès qui engendrera son propre processus de remise en cause. La vision antique du monde ne saura faire preuve d’adaptation face à la cohérence nécessaire entre théorie et expérience. La différence flagrante entre le système de Platon et le réel ne pu donc se taire plus longtemps. Les planètes ne suivaient pas rigoureusement les trajectoires qui leur était attribuées, et les sons musicaux, de leur côté, ne vérifiaient pas strictement le système établi. Pour ne donner qu’un exemple, la succession des quintes n’engendrait pas une suite cyclique, et pendant de très nombreux siècles, confondre une note altérée9 par un dièse et celle qui la suit directement sur un clavier, comme do # et ré b, par exemple, eut un rôle d’une importance sans précédent sur la vie musicale. Il faudra attendre le XVIIe siècle pour voir apparaître une des premières solutions à cet imposant problème. C’est Andreas Werckmeister10 (1645-1706), qui enclencha le bon procédé. Il présenta une technique d’accord d’un clavier, en gardant l’écart de fréquences entre les notes mi# et fa comme constante. Il attribue ensuite de manière égale cet écart sur les douze degrés de la totalité chromatique. Ainsi apparaît une notion très précieuse en théorie de la musique : la 8 La théorie de la musique des sphères, ou encore l’harmonie des sphères, se base sur l’intuition que le monde est soumis à des lois dictées par des rapports mathématiques harmonieux, et que, dans un modèle géocentrique de l’Univers, les planètes comme Mercure, Mars, Jupiter, la Lune, Saturne, le Soleil, et Vénus, qui sont des sphères fixes, sont liées à des proportions musicales, et les distances qui les séparent, à des intervalles musicaux. 9 Les altérations sont symbolisées, en musique, par # et b. Le dièse augmente une note d’un demi-ton, et le bémol la baisse d’un demi-ton. 10 Andreas Werckmeister, était un musicien allemand, organiste, expert en facture et théoricien de la musique. Il est plus particulièrement connu, aujourd’hui, pour ses théories musicales et ses écrits : Musicae mathematicae hodegus curiosus (1687), et Musicalische Temperatur (1691). notion de tempérament11. En hommage au travail de Werckmeister, Bach (1685-1750) composera le très célèbre Clavier bien tempéré. Cette œuvre, principalement théorique, aurait eu pour unique but de mettre en avant les possibilités harmoniques qu’une détermination d’un bon tempérament pouvait réaliser. Il y eut énormément de conséquences, dont un fossé grandissant entre théorie musicale et pratique musicale, mais également une considération différente des musiciens théoriciens, comme étant, jusqu’au XVIIIe siècle, les seuls véritables musiciens dignes de ce nom. Les instrumentistes, voire même les compositeurs, ne représentaient alors que de simples outils aux mains du théoricien. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le lien entre les sciences mathématiques et l’art musical ait varié au cours du temps, à la façon d’une distance physique, parfois trop proche et parfois trop lointaine. Il semble qu’à partir de l’instant où le système des Anciens fut remis en cause, ces deux disciplines s’éloignèrent significativement. Les théoriciens de la musique de l’époque de Werckmeister et du XVIIe siècle, faisaient preuve de démarches scientifiques, mais cela ne suffisait pas à combler ce fossé radicalement creusé au plus profond des mentalités. La musique, les hommes de sciences, et la perfection chez Euler Après l’époque médiévale, un grand nombre de savants s’intéressèrent à la musique. L’état d’esprit platonicien demeurait vivant au sein de la communauté scientifique qui se penchait sur les théories musicales. L’objectif, par des investigations orientées sur les systèmes harmoniques, restait la découverte d’une vaste explication du monde. Le célèbre allemand Johannes Kepler (1571-1630), connu dans le domaine de l’astronomie, affichera ses influences marquantes dans De Harmonice Mundi, où se trouvent certains éléments du Timée12 de Platon. Un contemporain, Robert Fludd (1554-1637), qui affichait un jugement sévère envers les thèses de l’astronome, considérées dans leur dimension naïve, tentera un système différent13. Sans oublier, que, Sir Isaac Newton (1642-1727), pour sa part, n’était pas si loin de ces idées, mais le domaine scientifique aura tôt fait d’épurer ses véritables objectifs. Leibniz n’avait certainement en vue, d’après un bon nombre d’interprétations historiques, que 11 Le tempérament est un procédé musical qui nécessite des calculs mathématiques. L’octave se divise en 7 sous intervalles, dont les notes do, ré, mi, fa, sol, la, si, do, en sont les bornes. Celui-ci peut aussi être divisé en 12 parties, chacune étant égale à un demi-ton. C’est le tempérament égal. Entendu comme égalisation des intervalles de l’échelle sonore, de sorte que chaque intervalle soit égal ou équivalent à un multiple d’un intervalle étalon qui est de l’ordre d’un douzième d’octave, le tempérament égal permet, à un pianiste par exemple, dont l’instrument possède des sons fixes, de prendre n’importe quel son de l’échelle pour commencer une nouvelle gamme. Le tempérament égal devait fonder un système qui donnait à la musique des règles précises et universelles. Cette division en demi-tons égaux s’est effectuée en fonction des limites de ce que peut percevoir l’oreille humaine. Cette dernière est sensible aux demi-tons, c'est-à-dire qu’elle fait la différence entre les notes do et do#, par exemple. La division commune du tempérament égal ne convenait pas à d’éminents musicologues et théoriciens de la musique, soucieux de l’exactitude d’un découpage de l’octave en douzième d’octave. La gamme tempérée, citée dans un traité de Werckmeister datant de 1691, trouve ses origines au cours du XVIIe siècle, et ce dans un but purement rationnel et pratique. Les principaux tempéraments inégaux se trouvent au XVIIIe siècle. Le but est d’améliorer la qualité des tierces, des quintes, et des modulations. Les possibilités, dans la recherche du tempérament inégal idéal, sont en nombre infini, et il n’en existe évidemment pas une seule qui soit parfaite. La seule alternative est celle du choix de l’un d’entre eux qui serait plus avantageux que les autres, relativement à l’œuvre musicale envisagée. Cette notion est étroitement liée au concept de subjectivité. 12 Le grand astronome Johannes Kepler reprend les thèses de Platon en s'émerveillant de la musique des Sphères. Le modèle musical doit décrire le monde des sons, mais bien plus encore l'univers lui-même. La musique, les mathématiques et la philosophie sont alors entrecroisés dans un même but. 13 Dans ses livres, Robert Fludd cherche à trouver une harmonie entre le monde et l'homme. Il s’intéresse à l’harmonie entre les planètes, la musique, le corps humain et les anges dans Monochordium Mundi symphoniacum J. Kepplero oppositum (1622). la musique comme système scientifique le plus adéquat. De grands hommes de sciences de renommées indiscutables et de découvertes bien souvent fondamentales dans l’histoire de l’évolution humaine, ne peuvent que caractériser un argument d’autorité pour une ligne de pensée vers laquelle il semble alors judicieux de se tourner. L’idée d’arithmétisation de la musique est en train de germer chez Euler (1707-1783) et va garder les bases des principes grecs. C’est en 1739 qu’il publie, en latin, son Essai d’une nouvelle théorie de la musique exposée en toute clarté selon les principes de l’harmonie les mieux fondés14. Tout, en musique, repose sur les mathématiques, et la notion d’agréable à l’oreille humaine également. En effet, certains sons peuvent provoquer du plaisir, paraître harmonieux. S’ils le sont, c’est parce qu’ils nous révèlent la perfection. « Il est certain que toute perfection fait naître le plaisir et que c'est une propriété commune à tous les esprits, aussi bien de se réjouir à la découverte et la contemplation d'un objet parfait, que d'éprouver de l’aversion pour ce qui manque de perfection ou que des imperfections dégradent. »15 C’est sur cette base que s’appuie la théorie d’Euler : la sensation d’agréable devient alors un indice de perfection. Et cette dernière se réduit à l’ordre16, entendu comme agencement et combinaison entre les notes. L’ordre est une notion fondamentale dans cette recherche de règles mathématiques inhérentes à la musique et à sa perception par l’homme. Il se définit par rapport à deux sortes de caractéristiques : la hauteur des notes, c’est-à-dire si elles sont graves ou aigues, et la durée de celles-ci. Selon Euler, le plaisir musical trouve donc son explication dans la mesure arithmétique des proportions liées aux sons. Le mathématicien utilise, d’une part, les rapports de fréquences de plusieurs sons17, ce qui représente une démarche scientifique, d’une autre, il justifie leur existence et leur rôle dans la sensation de plaisir par des arguments philosophiques. Euler ne retient pas la durée lorsqu’il met en place sa notion de « degré de douceur »18. Euler attribue un rapport mathématique à chaque ordre de sons, comme la tradition antique l’avait élaboré. 14 Euler n’est âgé que de 24 ans lorsqu’il écrit cet essai. L’intérêt qu’il porte à la musique n’a rien de ponctuel. En 1727 sa ‘‘Thèse sur le son’’ présente des comparaisons entre les notes émises par un instrument à vent, et celles émises par un instrument à cordes. La notion de timbre, coloration propre à un instrument ou à une voix, apparaît alors déjà dans sa vision musicale. 15 Euler, Essai d'une nouvelle théorie de la musique, Oeuvres Complètes en Français, Association des capitaux intellectuels pour favoriser le développement des Sciences Physiques et Mathématiques, tome 5. 16 « Prenons pour exemple une horloge, dont la destination et de marquer les divisions du temps ; elle ne plaira au plus haut degré, si l'examen de la structure nous fait comprendre que les différentes parties en sont disposées et combinées de telle manière que toutes concourent à indiquer le temps avec exactitude. Ainsi, dans toute chose où il y a de la perfection il y a nécessairement aussi de l'ordre », in Euler, Essai d'une nouvelle théorie de la musique, Oeuvres Complètes en Français, Association des capitaux intellectuels pour favoriser le développement des Sciences Physiques et Mathématiques, tome 5. 17 Les sons, comme vibrations de l’air, parviennent à l’oreille en provoquant des pressions régulières, ou des coups, sur le tympan. Le nombre de vibrations par seconde s’appelle la fréquence, mesurée en Hertz, et caractérise la hauteur d’une note. Plus le nombre de vibrations est élevé plus la note paraîtra aigue. Euler avait conscience de l’idée de coups imposés au tympan. Celui-ci imaginait de petits corpuscules sonores régit par une loi des chocs dans le milieu de propagation des sons. L’expression « numeri vibrationum » qui apparaît dans l’essai original, permet une interprétation moderne en termes de fréquences et de « nombre de vibrations ». 18 Euler va faire le lien entre mathématique et musique : le degré de douceur est un nombre entier attribué à un ou plusieurs intervalles musicaux. Plus le degré de douceur est petit, plus l’intervalle musical correspondant sera consonnant et proche de la perfection. Le degré de douceur permet ainsi un classement des accords fondamentaux. L’horizon de ses travaux est donc l’établissement d’une échelle de douceur des accords19, par l’explicitation des degrés de douceur (suavitatis gradus). Ainsi, une note unique possède le rapport 1/1, et correspond au premier degré de douceur (primum suavitatis gradum), le plus parfait et le plus évident, puisqu’une même note ne peut que convenir parfaitement à ellemême. Le second degré de douceur correspond intuitivement à l’octave, de rapport 1/2. En effet, après la perfection d’une seule et même note, se trouve la proximité de deux notes égales à une octave près. La quinte est de rapport 3/2. La double octave20, comme proportion double de l’octave est de rapport 1/4. Ces deux intervalles correspondent au troisième degré de douceur. Pour les degrés supérieurs, Euler associera les rapports de la forme 1/2n au degré (n+1). Ainsi, chaque puissance de 2 présentant un passage à l’octave supérieure, ajoutera un degré de douceur. Par exemple, le rapport 1/8=1/23, sera de degré (3+1) = 4. Euler s’interroge alors sur le degré du rapport 1/p, p désignant un nombre entier premier21 positif. Si ce dernier est de degré m, nombre entier positif, alors le rapport 1/2p a pour degré m+1, à cause du passage à l’octave, le rapport 1/4p a pour degré m+2, ainsi le rapport 1/p2n, aura le degré (m+n). Vient ensuite le cas du degré d’un rapport de la forme 1/pq, les nombres p et q étant premiers. C’est à partir d’un raisonnement sans véritable rigueur et basé sur des comparaisons, qu’Euler le détermine. Il part de l’idée que le rapport 1/pq est ‘‘au-dessus’’ des rapports 1/p, 1/q mais également 1/1. Le degré doit donc obligatoirement être proportionnel à p, q et 1. La valeur qu’Euler donne est donc (p+q-1). La démarche est évidemment purement mathématique. De cas particuliers aisément saisissables, l’attention s’oriente vers un établissement de règles générales. Ainsi, Euler s’interroge sur le cas où les nombres de vibrations ne sont pas premiers. Si on prend, par exemple, le rapport 1/k, k n’étant pas premier, on décompose k en produit de facteurs premiers. On obtient une forme semblable à 1/pqrqsp, par exemple, avec p, q, r, s premiers. Les nombres p et q interviennent deux fois. Ils représentent donc des sons qui sont confondus à l’oreille. Il convient donc de ne les prendre en compte qu’une seule fois. Le rapport considéré devient donc 1/pqrs, pqrs étant le PPCM22 des facteurs pqrqsp. La généralisation23 permet ensuite de trouver facilement le degré de 1/k. Il ne faut pas oublier le cas où l’un des nombres de vibrations n’est pas 1, comme pour la quinte par exemple, dont le rapport est 3/2. Il faut avant tout simplifier le rapport de sorte qu’il devienne une fraction irréductible, en 19 Un accord désigne une combinaison de plusieurs notes, au nombre de trois au minimum, jouées simultanément. 20 La double octave est en toute logique l’intervalle qui sépare deux sons musicaux dont les fréquences fondamentales sont en rapport 4. Pour la note La, par exemple, il y a une octave double entre le La de fréquence 220 Hz et le La de fréquence 880 Hz. 21 Un nombre premier, en mathématiques, est un nombre dont les seuls diviseurs sont 1 et lui-même. Parmi les plus courants nous pouvons citer : 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, ou encore 22091 ! 22 Le PPCM est représenté par les initiales signifiant : plus petit commun multiple. Le PPCM de deux nombres est donc le multiple le plus petit qu’ont ces deux nombres en commun. 23 La généralisation peut être énoncée par une formule mathématique : ainsi le rapport pour degré ∑ (ki p i – ki) + 1 1 p p .... p nk n k1 1 ké 2 aura divisant les nombres par leur PGCD24. Ainsi le rapport 6/4/8 est égal à 3/2/4. Dans l’exemple de la quinte, 3/2 étant une fraction irréductible, il suffit de trouver le PPCM. Le PPCM de 3 et 2 est 6. D’après le degré d’un rapport 1/pq, avec ici p=2 et q=3, on a bien 2+3-1=4, donc le degré de la quinte est le quatrième degré. Pour ce qui est de l’idée de dissonance, Euler affirmera qu’il n’y a pas véritablement de différenciation consonance/dissonance, mais que les dissonances sont des consonances de degré élevé seulement. L’oreille humaine, unique critère dans cette théorie, détermine la frontière entre l’agréable et le désagréable. La beauté et la perfection : l’harmonie Par une relation d’ordre entre les accords, la notion d’universellement agréable trouvait une justification dans la perfection mathématique. Mais cette détermination de l’agréable chez Euler, ne s’attachant qu’à un seul élément de la forme musicale : la hauteur des notes, ne posait pas la question du jugement de goût, de subjectivité et de beauté. Le jugement de goût, en musique, habituellement personnel et déterminé par l’exercice des sens, peut-il être déterminé par des lois objectives comme des lois mathématiques ? Il semblerait que non, étant donnée la subjectivité même du jugement de goût. Comment expliquer, alors, que des œuvres telles que La chevauchée des Walkyries25, Le Canon et Gigue en ré mineur pour trois violons et basse continue26, ou encore L’Aria de Bach, soient considérées comme des œuvres universellement belles ? Le concept de beauté paraît traiter effectivement de l’idée de sensibilité, et a priori, moins de celle de raison, comme le fait le domaine des mathématiques. Mais une telle distinction n’est évidemment pas suffisamment subtile. Une remarque évidente se fait à la première analyse des grandes œuvres de musique classique. Ces dernières sont étonnamment structurées, qu’elles soient l’œuvre d’un compositeur et théoricien de la musique, ou d’un compositeur plus guidé par l’intuition et la sensibilité. Bach, par exemple, avait la réputation d’être un musicien trop mathématicien27 : ses fugues28 présentaient, en effet, des difficultés techniques qui nécessitaient une bonne maîtrise des mathématiques. Mais mis à part les compositeurs théoriciens qui utilisaient consciemment l’outil mathématique dans leurs musiques, d’autres musiciens non théoriciens tout aussi célèbres méritent une attention particulière. Des œuvres telles que Les Valses de Chopin (1810-1849), ou la plupart des œuvres de Mozart (1756-1791), ne sont en aucun cas issues d’une théorie musicale liée aux mathématiques, et pourtant, une simple analyse des partitions met à jour une forme d’organisation mathématique, d’ordre déterminable. Comment expliquer ces faits ? Y a-t-il effectivement des calculs inconscients, comme le pensait Leibniz, qui guident l’esprit vers la composition musicale par les mathématiques? Le musicien peut-il effectivement avoir accès au beau par les mathématiques ? 24 PGCD sont les initiales signifiant : plus grand commun diviseur. Il est donc, des diviseurs qu’ont deux nombres en commun, celui qui possède la plus grande valeur. 25 Pièce de l’opéra La Walkyrie, à l’acte III, scène 1, deuxième des quatre opéras formant L’Anneau du Nibelung de Richard Wagner, dont la première représentation a eu lieu en 1870. 26 Œuvre la plus célèbre de Johann Pachelbel (1653-1706), composée dans les années 1680. 27 L’offrande musicale, notamment, présente des symétries sur ses portées, mais également des translations. L’autre exemple flagrant du caractère mathématique de la musique de Bach est le Clavier Bien Tempéré. 28 La fugue est un procédé de composition musicale qui se base sur l’idée d’imitation, et de fuite. De façon générale, une première voix entame la pièce musicale, et les voix qui lui succèdent interprètent une réponse qui s’apparente, par sa forme en général, à la partie de la première voix. L’auditeur sent le thème principal de la mélodie fuir d’instrument en instrument, ou de voix en voix. Ce n’est pas la clef de la beauté objective que les mathématiques peuvent nous aider à trouver. En revanche, c’est la partie de ce qui est objectif dans la beauté que ceux-ci peuvent révéler. Cette partie s’appelle l’harmonie. Bien avant Euler, Aristote associait l’harmonieux et le beau ; et de l’esprit cartésien de Descartes naissait une idée d’ensemble et de parties, nécessaires à l’harmonie29. Le terme « harmonie » est issu du grec « juste rapport », entendu aussi comme proportion juste. Elle est donc un tout, engendré par différentes parties assemblées selon un ordre. Cet ordre sousentend une certaine idée de régularité, de symétrie au sein même de l’objet de l’audition et non dépendant de l’oreille, donc d’un ordre mathématique. Euler avait donc une intuition intéressante sur la partie objective et raisonnablement mathématique de ce qui peut être agréable en musique. En revanche, un jugement subjectif de la beauté universelle d’une mélodie ne pourrait s’exprimer en des termes semblables. Qui mieux que Rameau30 (16831764), compositeur à l’esprit systématique, admiré par Voltaire (1694-1778) notamment, peut représenter la théorie de l’harmonie ? Il est perçu comme le plus grand musicien français, et surtout, comme le premier théoricien de l’harmonie classique, avec une étude précise de cette notion. Le Traité de l’harmonie paraîtra en 1722, la même année que la première parution du Clavier bien tempéré de Bach. Ce n’est donc pas un hasard si le rapprochement entre ces deux personnages jalonne le paysage de la théorie musicale du XVIIIe siècle. La vie entière de Rameau est rythmée par la musique et par sa théorie31. « C’est dans la musique que la nature semble nous assigner le principe Physique de ces premières notions purement Mathématiques sur lesquelles roulent toutes les Sciences, je veux dire, les proportions, Harmonique, Arithmétique & Géométriques (…)»32 Les sciences mathématiques ont donc également une place dominante, puisqu’elles serviront de modèle à sa musique. Cette dernière se voudra semblable à la logique mathématique, et donc, articulée par des liens déductifs. D’ailleurs le traité cite explicitement Descartes et son Compendium musicae, précisant ainsi la connaissance que Rameau en avait. Les premières véritables études théoriques de Rameau sont donc essentiellement mathématiques et reprennent la tradition pythagoricienne, en constatant notamment que tout le vocabulaire musical est déterminé par des termes issus de proportions mathématiques : les 3/4 d’une corde nous donne une quarte etc. Rameau garda cette théorie en pensée maîtresse, jusqu’au moment où il découvrit ce que sont les sons harmoniques grâce aux études musicales de Joseph Sauveur33 (1653-1716). Rameau rapprochera alors la nature de ses théories harmoniques. La théorie de l’harmonie nous donne donc une idée qui dépasse celle de la beauté, liée au ressenti personnel. Ainsi, Kant nous dirigera vers la pensée que « Le beau est ce qui plaît universellement »34. C’est d’ailleurs dans ce sens que l’harmonique, deviendra le terme musical 29 « La beauté est un accord et un tempérament si juste de toutes les parties ensemble, qu’il n’y en doit avoir aucune qui l’emporte sur les autres ». 30 Compositeur et théoricien de la musique, il a été un des premiers à rapprocher musique et nature dans un traité de la musique : « Traité sur l’harmonie ». 31 Organiste de la cathédrale de Clermont-Ferrand, Rameau publie ce qui fera de lui le plus grand théoricien de son siècle, son Traité de l'harmonie réduite à ses principes naturels. 32 In Rameau, Démonstration du principe de l’harmonie, Paris, 1722, p. 5. 33 Connu aujourd’hui comme le fondateur de l’acoustique, il considérait cette dernière comme une science supérieure à la musique. L’acquis principal tient au fait que lorsqu’une corde émet un son, elle émet également des sons harmoniques, des sons dont les fréquences sont des multiples de la fréquence fondamentale. 34 In Kant, Critique de la faculté de juger. qui désigne l’octave d’une note obtenue en posant un doigt sur l’octave de la corde, sans l’appuyer. Une musique passera donc au stade d’universellement belle, non pas parce qu’elle porte la beauté en soi mais parce qu’elle possède une harmonie audible. Mais quelle sorte d’harmonie ? Entre les éléments de la chose elle-même ? Et si un être doué d’une faculté d’audition différente de la nôtre percevait une musique de réputation belle ? Il n’aurait pas la même sensation. L’harmonie n’est pas en la chose elle-même. Elle est dans une harmonie entre l’intelligence et la sensibilité de l’individu qui entend. Deux qualités essentiellement humaines. Il est donc universel d’être sensible à l’harmonie, comme il était déjà évident qu’il était universel de reconnaître l’octave. Peu importe la culture et les habitudes musicales, le subtil jeu de la raison et de la sensibilité permet, et c’est un constat tout à fait admis, la reconnaissance harmonique. Réapparition d’une théorie de la musique Et s’il fallait arrêter une période pour laquelle la cassure est évidente ? Ce serait sans hésitation le début du XIXe siècle. Les Romantiques et leur volonté d’opérer une rupture avec d’anciennes idées trop enracinées dans les esprits, ne pouvaient éviter un domaine aussi riche que celui de la musique. Les couleurs psychologiques et états d’âmes des compositeurs n’étaient pas au centre des conceptions médiévales musicales et c’est donc ce sur quoi les romantiques concentrèrent leur créativité. Deux voies se créèrent ainsi au sein même du domaine musical, et le dix-neuvième siècle ne laissera que de rares théories35. Mais le fait que les recherches ne se soient pas arrêtées indique que les idées persistent lorsqu’elles paraissent légitimes. C’est au début du XXe siècle que revient alors, en force, le désir d’établissement d’une théorie musicale. Dans les années vingt apparaît le dodécaphonisme36 de Schönberg37 à l’école de Vienne. Sa supériorité s’affiche mondialement. Ce dernier, aux côtés de Berg (1885-1935) et Webern (1883-1945) fera régner sa théorie, qu’il dira être basée sur l’histoire de la musique depuis Pythagore. Schönberg du créer, comme outil de composition, sa propre algèbre complète. Cette théorie révolutionna réellement les musiciens de l’époque, à tel point que ceux qui n’entraient pas dans ce système n’eurent pas le succès que les années et l’avenir leur attribua. Des noms tels que Debussy (1862-1918) et Bartok (1881-1945), ou encore Prokofiev (1891-1953) et Janacek (1854-1928) furent ignorés ! Il faudra attendre près d’un siècle pour que s’écroule le dogme imposé par l’école de Vienne. De nos jours, cet élément révolutionnaire de l’histoire de la musique est catalogué au simple rang de tentative isolée. Mais le dodécaphonisme n’est pas seulement une tentative et un générateur de compositions célèbres, il représente également un exemple de pensées d’une haute importance pour la transformation et l’évolution de l’état d’esprit des musiciens et des théoriciens. En effet, le dodécaphonisme a, en quelque sorte, anéanti le culte qui s’était créé autour d’une tonalité incontournable, et en cela, aura permis à de nombreux compositeurs de comprendre que chacun pouvait se forger ses propres outils pour la composition. Le dodécaphonisme aura été un véritable déclencheur de liberté. Cette liberté acquise, malheureusement, générera trop de tentatives inutiles et parfois farfelues. De nos jours, règne un paradoxe flagrant découlant de cette profusion. A chaque composition correspond un modèle formel unique. D’où une forme de dispersion perturbante qui ne fait apparaître aucun 35 Les théories scientifiques de la musique aux XIXe et XXe siècles. Laurent Fichet, Vrin. 36 Composer, selon la théorie dodécaphonique, revient à choisir une série et un ordre de douze sons de cette série, sans répétition. 37 Arnold Schonberg (1874-1951) compositeur autrichien et fondateur de l’école de Vienne. repère, et qui trouble les non musiciens, mais également les musiciens, voire certains théoriciens. L’arrivée massive de l’informatique comme assistant de composition a permis d’utiliser des systèmes de plus en plus complexes. En gagnant en vitesse, les compositeurs y gagnèrent en quantité de compositions, aussi diverses dans leurs fondements que dans leurs saveurs. Le compositeur, bien évidemment, garde toujours le choix en main, et sélectionne ce qui correspond le plus à sa sensibilité, la vision et la conception de l’œuvre qu’il a en tête. Cela reste tout de même une liberté relative, n’ayant toujours pas à disposition un outil informatique captant les signaux cérébraux correspondant à l’image parfaite de la mélodie que le compositeur souhaite développer. Impossible, donc, de s’affranchir de l’impression que le résultat de certaines des compositions contemporaines tient, avant tout, à une construction théorique. Mais la sensation à l’écoute d’une musique ne dépend pas uniquement de la méthode et des systèmes théoriques qui ont permis de la construire. L’aura du compositeur, l’image que l’auditeur a de ce dernier et de l’époque qui l’a vu naître, influencent significativement l’écoute. Composer une œuvre musicale grâce aux mathématiques : la Set Theory. La Set Theory, ou la théorie des ensembles, est née au vingtième siècle. On la doit aux nombreuses réflexions du compositeur et théoricien Milton Babbitt38. La notion qu’il faut garder à l’esprit lorsqu’on souhaite traiter des principes de cette théorie est la notion de classe39, notion bien connue des mathématiciens. Babbitt présente, par le biais de sa théorie, des règles et des conventions pour la composition, exposées sous des représentants symboliques de collections de notes, comme peuvent l’être des accords ou de simples agrégats ‘sauvages’ de notes qui caractérisent l’œuvre et lui confèrent son identité. Ce symbolisme ainsi mis en place sera l’objet de transformations faites à partir d’outils mathématiques tels que le principe d’inclusion40, et de complémentarité41, outils classiques de la manipulation des ensembles. C’est la notion de « classes des hauteurs » qui aura son importance dans la suite de la description de la Set Theory. Les classes de hauteurs vont représenter les hauteurs de la gamme chromatique, formée, d’une succession de demi-tons, chacun égal à 1/12 d’une octave tempérée par le tempérament égal. Elles sont exprimées, via une double simplification, étant donné que tout est exprimé modulo l’octave, soit en mathématiques, modulo 12, et que l’oreille de l’homme n’est pas suffisamment sensible pour percevoir certaines différences trop 38 Milton Babbitt, compositeur américain, est né en 1916 d’un père mathématicien qui influença considérablement sa pensée. Il est connu pour être un des pionniers de la musique électronique. 39 En mathématiques on parle de classe d’équivalence comme étant, dans un ensemble muni d’une loi d’équivalence, chaque sous-ensemble formé des éléments équivalents entre eux deux à deux. 40 L’inclusion se comprend comme suit : un ensemble A est dit inclus dans un ensemble B si, quelque soit un élément de A, celui-ci est contenu dans B. Par exemple, l’ensemble des classes de hauteurs {0, 7} est dit inclus dans l’ensemble des classes de hauteurs {0, 4, 7}. 41 La complémentarité se définit exactement comme la complémentarité mathématique. Ainsi, un ensemble de classes de hauteurs A sera le complémentaire d’un ensemble de classes de hauteurs B, si ces deux ensembles sont disjoints, c'est-à-dire qu’ils n’ont aucun élément en commun (leur intersection est nulle) mais qu’à la fois la réunion de ces deux ensembles donne l’ensemble tout entier des classes de hauteurs. Pour donner un exemple simple, si on prend l’ensemble de classes de hauteurs {1, 3, 5, 6} ce dernier admettra comme complémentaire l’ensemble de classes de hauteurs {0, 2, 4, 7, 8, 9, 10, 11, 12}. subtiles comme celle qui existe, par exemple, entre do # et ré b. Ainsi on ne définit logiquement que douze classes de hauteurs, de la note do à la note si. Do0 do#1 la#10 si11 ré2 ré#3 mi4 fa5 fa#6 sol7 sol#8 la9 Si un analyste souhaite avoir recours à la Set Theory il doit procéder avec exactitude. L’ensemble des classes de hauteurs est une collection de notes choisie arbitrairement. Il faut ensuite éviter de considérer l’ordre ou les fréquences d’apparition dans la liste des classes de hauteurs qui se trouvent dans la collection. Le nombre d’éléments contenus dans un ensemble de classes de hauteurs est donc évidemment toujours compris entre 1 et 12. On représente alors les ensembles comme un ensemble de nombres entiers compris entre 1 et 12. Par exemple, l’accord de do majeur, soit les notes do di sol, s’écrit {0, 4, 7}. Ainsi, en pratique, l’analyste qui utilise et applique la Set Theory devra obligatoirement commencer son analyse en transcrivant des groupes de notes considérés sous forme d’ensemble de classes de hauteurs. En revanche, le libre arbitre étroitement lié à l’affect associé à l’oeuvre qui est l’objet de l’analyste est de mise pour le choix de ces groupes. Ajouté aux classes de hauteurs, se trouve le concept de classes d’intervalles. Elles sont elles aussi au nombre de douze et représentent les intervalles classiques en explicitant le nombre de demi-tons contenus. En partant de la seconde mineure, dont le représentant est 1, pour aller à l’octave, on exprime ces représentants modulo l’octave : ainsi si on augmente l’intervalle par un multiple entier d’octaves, le représentant sera le même pour l’intervalle de départ comme pour l’intervalle augmenté. La quinte, par exemple, se représente par le chiffre 7. Et cette quinte augmentée de trois octaves, sera elle aussi représentée par le 7. La Set Theory est vaste, parait complexe, mais s’appuie sur des concepts mathématiques tout à fait courants. Considérée comme la plus originale de sa période, on la trouve principalement dans la musique contemporaine américaine. Elle se situe au cœur même de la vague musicale des compositeurs assistés par l’outil informatique, et aura influencé toute une génération de talents. Parmi eux, Olivier Messiaen (1908-1992), auquel on doit un flot considérable d’innovations et d’idées révolutionnaires. Elle reste, aujourd’hui, une façon de formaliser mathématiquement les structures musicales, en ne tenant compte que de la hauteur des notes, et en négligeant le rythme, les ornementations42 et le timbre43 des instruments sollicités. Le hasard, les probabilités et la musique aléatoire Il semble que l’histoire de la musique occidentale ait été traversée, et souvent même dominée, par un courant de pensées qui s’appuient sur le nombre afin de garantir, à l’œuvre musicale, une forme d’ordre caché, accessible à l’esprit sans forcément être perceptible par la conscience de l’auditeur. Il apparaît alors une tension entre l’audible et l’intelligible, et audelà du domaine des nombres, des branches plus spécifiques des mathématiques comme les probabilités, se verront liées à la musique. Au dix-huitième siècle, Cournot44 définissait le 42 Les ornementations sont bien souvent considérées comme des décorations sans véritable poids musical, superflues et redondantes, très utilisées en musique classique et baroque pour leur raffinement. Mais elles font partie intégrante de certaines œuvres et participent à la transmission des émotions. Le vibrato d’un instrument à cordes comme le violon, par exemple, est indissociable de la plupart des exécutions musicales. Il se caractérise par un micromouvement extrêmement rapide de va et vient du doigt sur la corde, et est une subtilité incontournable chez les instruments à cordes frottées. 43 Le timbre d’un instrument ou d’une voix définit la coloration propre, le grain de son qui identifie l’instrument ou la voix dont il est question. Une note jouée à la trompette se différencie aisément de la même note jouée sur un piano, à l’oreille humaine, grâce au timbre propre à chacun de ces instruments. hasard dans une formule devenue très célèbre, comme étant « la rencontre de deux séries causales indépendantes ». Les évènements, en eux-mêmes, sont supposés entièrement déterminés quant à leurs causes et à leurs effets, inscrits dans le temps et l’espace. C’est à l’intersection des deux que se produit le hasard. C’est à partir d’idées semblables à celles de Cournot que s’établit la musique aléatoire. Courant de la musique occidentale, elle est une technique de composition très particulière et incontournable, caractérisée par l’exploitation du hasard. Elle tend donc à intégrer une certaine part d’indétermination (une part relativement importante cependant) au sein même de la structure de l’œuvre. C’est aux alentours des années 50 que se trouve la naissance de cette dernière, à l’époque même où Pollock(1912-1954), en peinture, Calder(1898-1976), en sculpture, et Cage45(1912-1992), en musique, remettaient en question l’art en occident. Cette tendance, développée par de nombreux musiciens de l’école sérielle46 poussés par un besoin d’ouverture, gagnera les pays européens. Pour présenter leurs œuvres, les compositeurs Boulez47 (né en 1925) et Stockhausen (né en 1928), par exemple, ne posaient qu’une base musicale, et laissaient ainsi à l’interprète sa part de choix dans l’exécution. Ils offraient donc un certain nombre de possibilités différentes pour l’exécution de l’œuvre. L’influence de la plupart des musiciens vient essentiellement de Cage et Brown48. Ainsi inspirés, ceux-ci voyaient dans l’aléatoire un moyen d’ouvrir l’œuvre composée, de la grandir et de lui laisser sa part propre de liberté, à la façon d’un enfant dont l’éducation et le patrimoine génétique ne peuvent déterminer totalement sa personne. L’œuvre issue de la musique aléatoire, prévoit des parcours possibles pour le musicien. Le nombre de possibilités est donc déterminé et fini. Ainsi, si l’œuvre est « ouverte », elle ne l’est qu’aux structures qui lui sont propres, celles qu’elle a, elle-même, mises en place. Boulez, à ce propos, comparait, en une image assez amusante, la partition caractéristique de la musique aléatoire au plan d’une ville. Mais point d’improvisation dans cette technique! Il serait d’ailleurs simpliste d’associer aussi directement le hasard à l’idée d’aléatoire, car la musique aléatoire correspond à un refus profond de toute activité musicale improvisée. D’un côté, force a été de constater qu’il ne suffisait pas d’intégrer simplement quelques règles et lois prédéterminées à l’outil informatique pour obtenir une œuvre musicale. Il n’était pas possible d’échanger le libre arbitre du compositeur et du musicien contre une série de nombres successifs, à laquelle on soumet un processus aléatoire pour déterminer l’ordre. Le formalisme aléatoire apporté par l’informatique est un outil sans précédent, pour les techniques calculatoires, mais ne peut rivaliser avec les apports sensibles du compositeur. D’autre part, les objets mathématiques qui interviennent dans l’acte de composition, apparaissent dans l’expérimentation musicale. Ces derniers trouvent la place entre une forme d’ordre particulière et un chaos incontrôlé. C’est 44 Antoine Augustin Cournot, (1801-1877), économiste mathématicien et philosophe français. Ses travaux donneront les bases de la théorie mathématique de l’économie et feront de lui un des précurseurs de l’épistémologie. 45 John Milton Cage (1912-1992) compositeur américain de musique contemporaine et expérimentale. Egalement philosophe, il aura créé une oeuvre très célèbre, une pièce silencieuse, lors de laquelle il ne joue pas, et laisse place aux bruits de la salle, donnant ainsi la possibilité au public de s’écouter. 46 CF Gilles Deleuze et Félix Guattari : Mille plateaux, Paris, Minuit, p.121. 47 Pierre Boulez, aura fait des études de mathématiques et de musique à Lyon, pour devenir ensuite compositeur et chef d’orchestre français d’une influence considérable sur la musique contemporaine française. 48 Earle Brown (1926-2002) compositeur américain. dans ce sens que, d’évolutions en évolutions, les compositions issues de la musique aléatoire se modifieront, et feront naître le musique stochastique49 de Iannis Xenakis. La musique stochastique de Iannis Xenakis La musique stochastique50 aura été la première tendance à réellement intégrer l’outil informatique dans ses techniques d’écriture musicale. Iannis Xenakis51 ne pouvait imaginer que le hasard soit représenté par une absence de règles. Son esprit scientifique le poussait à se référer aux techniques de probabilités, et le hasard devenait alors calculable. Ainsi, en intégrant une part de hasard à ses œuvres musicales, il opposa rationnellement sa musique stochastique à la musique aléatoire. Né le 29 Mai 1922 à Braïla, en Roumanie, Xenakis commença par des études en école d’ingénieur, pour travailler ensuite aux côtés de Le Corbusier. Il évoluant ainsi jusqu’à prendre de nombreuses initiatives, et notamment le fameux Pavillon Philips de l’exposition Universelle de Bruxelles en 1958. Xenakis se sentira toujours poussé par un besoin perpétuel d’être un véritable inventeur d’œuvres toujours plus originales les unes des autres. Il aura ainsi créé un nombre phénoménal de concepts et d’inventions de sons inattendus. Déchiré entre l’utopie de «l’alliage » arts/sciences, et le désir de formaliser la musique, son itinéraire personnel et professionnel, puisqu’il ne dissociait pas les deux, est d’une complexité rare. Son parcours peut cependant se fractionner en trois grandes phases : Xenakis passera, tout d’abord, par une période de rupture d’une immensité inégalée en musique, symptomatique de l’art moderne, qu’il aura lui-même créée. Suivra l’étape au cours de laquelle sa pensée s’oriente vers des voies plus utopistes, pour enfin terminer par un assagissement significatif d’une intériorisation. C’est dans la première période que se trouve la musique stochastique. Elle apparaît immédiatement après la création de l’œuvre Metastaseis (1953-1954, pour orchestre) qui fit scandale auprès des traditionalistes, mais également, plus surprenant, auprès des avant-gardistes. Cette composition a pour ouverture un tissu sonore singulier et une conclusion exactement semblable. Cela constitue la signature Xenakis : un gigantesque glissando52 de toutes les cordes. Ce sont des graphiques tracés par le compositeur qui sont à l’origine de ces glissandi. Ces graphiques ont ensuite été retranscris sur des partitions traditionnelles, pour être interprétées par les musiciens de l’orchestre. Pour en arriver à un tissu aussi complexe53, le compositeur pose les cordes de l’orchestre comme étant individuelles. Les quarante-six instrumentistes doivent alors exécuter des partitions différentes pour former un son global54. C’est la naissance de la musique stochastique. Son œuvre Pithoprakta (1955-1956 pour 49 CF Iannis Xenakis : Musiques formelles = Revue Musicale ,253-254, 1963, réédition : Paris, Stock 1981 p. 19. 50 Stochastique est un terme grec. Il peut s’interpréter comme l’application des probabilités aux données statistiques. 51 CF Iannis Xenakis. Arts, sciences, alliages. (Casterman, 1979) p. 11 à 25, p. 57 à 59. 52 Le glissando est une technique d’exécution musicale. Pour les instruments à cordes, c’est un glissement continu du doigt sur la corde, en un mouvement ascendant ou descendant 53 CF Iannis Xenakis in Balint A.Varga: Conversations with Iannis Xenakis, London, Faber and Faber, 1996, p. 162. 54 C’est dans un très célèbre article qu’il écrira sur La crise de la musique sérielle, que se trouve le développement de cette technique. Il y introduit bien évidemment le moyen de composer de telles masses sonores, et cet outil s’avère être : le calcul des probabilités. orchestre) est sans doute la première concrétisation de ses techniques. Elle contient des sonorités toutes particulières. On y trouve des sons glissés, ponctuels, et même statiques, d’une grande subtilité et qui dégagent un acharnement réel dans l’acte de composition. L’innovation majeure55 présente dans cette composition, tient en les transformations continues que subissent les sons, ou plus exactement le son sélectionné, que Xenakis fait varier selon différents états, états variant également incessamment tout au long de l’œuvre. Son parcours de vie et ses visions des choses déclenchent des compréhensions plus profondes des relations qu’entretiennent la musique et les mathématiques56. Ce dernier donnait une définition de la « formalisation » comme devant être la recherche de processus à même d’expliciter les procédés de création. Il s’intéressait également profondément à l’intelligence artificielle. C’est après les années 60 que Xenakis étudiera la philosophie, et en particulier celle de Parménide57. Ses diverses réflexions et études le pousseront ainsi dans une grande entreprise personnelle : celle de chercher à ‘fonder’ la musique au sens mathématique du terme. Pour cela, il cherchera, par exemple, à utiliser la « théorie des groupes » dans sa musique. Ainsi naîtrons Nomos Alpha (1965-1966, pour violoncelle) et Nomos gamma (19671968, pour orchestre). Pour Nomos Alpha, c’est le groupe mathématique des rotations d’un cube que Xenakis aura choisi. Sa musique se transposera sur cette base. Mais Nomos Alpha reste une œuvre à part. Elle est l’unique composition de Xenakis qui puisse prétendre à une explication formelle et uniquement mathématique. Nomos gamma, quant à elle, représentera le changement radical de l’espace de la salle de concert, ainsi que Terretektorh (1965-1966, pour orchestre). La beauté de cet éclatement se concrétise par la dispersion de l’orchestre dans le public lui-même, allant même jusqu’à ce que chaque auditeur soit assis à côté d’un instrumentiste. La configuration de Persephassa58 étudie le son dans sa spatialité et offre au public la possibilité d’être encerclé par les instrumentistes. C’est ainsi qu’en cherchant à aller plus loin il introduit les jeux de lumières, et va jusqu’à sortir de la salle elle-même! C’est ce qu’il appelle polytopes (plusieurs lieux). Par ses paroles et ses créations, Xenakis indique dans quel sens va sa pensée… haut et loin. « Il n’y a aucune raison pour que l’art ne sorte, à l’exemple de la science, dans l’immensité du cosmos, et pour qu’il ne puisse modifier, tel un paysagiste cosmique, l’allure des galaxies. Ceci peut paraître de l’utopie, et en effet c’est de l’utopie, mais provisoirement, dans l’immensité du temps. Par contre, ce qui n’est pas de l’utopie, ce qui est possible aujourd’hui, c’est de lancer des toiles d’araignées lumineuses au-dessus des villes et des campagnes, faites de faisceaux lasers de couleur, telles un polytope géant : utiliser les satellites artificiels comme miroirs réfléchissant pour que ces toiles d’araignées montent dans l’espace et entourent la terre de leurs fantasmagories géométriques mouvantes ; lier la terre à la lune par des filaments de lumière ; ou encore, créer dans tous les cieux nocturnes de la terre, à volonté, des aurores boréales artificielles commandées dans leurs mouvements, leurs formes et leurs couleurs, par des champs électromagnétiques de la haute atmosphère excités par des 55 Rapport de l’IRCAM, Centre Georges Pompidou. 56 CF Musique architecture, Casterman, 1976 p.19, 71 à 81, 181 à 187.Ainsi que Arts, sciences, alliages, Casterman, 1979. 57 Parménide est un philosophe grec du VIe au Ve siècle avant J.-C. Sa philosophie se divisait en deux parties : la vérité et l’opinion. Véritable penseur de l’être en tant qu’intelligible et intemporel. 58 Iannis Xenakis, 1969, pour six percussions. lasers. »59 Véritable modèle pour l’esprit qui se veut « ouvert » aux possibilités qu’offrent les différentes formes de savoirs, sa vision des choses de façon générale, de la musique et des sciences, offre un exemple de chemin à suivre, liant arts et sciences dans un but situé au-delà de la pratique pure de l’un ou l’autre de ces deux domaines. Il est difficile d’étudier ce que l’humain a de plus profond sans s’intéresser à ses limites, même cérébrales, quitte à réviser certaines convictions parfois simplistes et dotées de l’apparence de la vérité ou de l’évidence intuitive. L’oreille absolue et l’imagerie cérébrale La querelle de l’oreille absolue60 est apparue avec le « flottement du diapason61 » et l’interprétation baroque. Rappelons qu’Aristide Cavaillé-Coll (1811-1899), célèbre facteur d’orgues, présentait, à l’académie des sciences, en 1859, un mémoire dans lequel figure l’historique du diapason depuis le XVIIIe siècle. Des chiffres tels que quatre cent dix vibrations à la seconde dans une température de quinze degrés, en 1710, quatre cent trente, un siècle plus tard et quatre cent quarante-quatre au final. Ce dernier donnait également comme officiel en France, dans un devis de 1882, le chiffre de quatre cent trente-cinq. L’idée d’oreille absolue a engendré de nombreuses recherches neurophysiologiques, et les apports au domaine musical et à celui des neurosciences permettent une analyse comparative vis-à-vis des sciences mathématiques. Dans cette fameuse querelle, Robert Zatorre62, en 1989, proposait la définition suivante : « capacité à identifier en dénommant les notes la hauteur d’un grand nombre de sons musicaux et à produire la hauteur exacte d’une note sans recourir à une note de référence ». La même année, ce dernier voulu montrer qu’une lésion temporale gauche ne pouvait entraîner la perte de l’oreille absolue. Son patient, un jeune garçon âgé de dix-sept ans était atteint depuis l’âge de dix-huit mois d’une épilepsie dite « partielle complexe ». Aucun traitement médicamenteux n’était efficace. Celui-ci, après avoir étudié le piano pendant de très longues années, s’est intéressé au problème de l’harmonie. Il avait la capacité de dénommer et sans le moindre effort les notes qu’on lui faisait écouter sans les voir et sans la possibilité de les jouer. Il écrivait quasiment instantanément la note, et son symbole adéquat, sur une portée. Il ne présentait pas la moindre lésion vasculaire, en revanche il avait subi une exérèse thérapeutique de la partie antérieure du lobe temporale gauche englobant le noyau amygdalien, l’uncus et quelques centimètres de l’hippocampe. Etrangement, et ceci seulement avant l’opération, chacune des notes qu’il dénommait était décalée d’un demi-ton au-dessus ou au-dessous de la note véritablement jouée. A cette époque, il était sous traitement médicamenteux antiépileptiques, et faisait régulièrement des crises d’épilepsie. Sa capacité à reconnaître les notes fût testée une semaine après son opération : l’identification des notes qu’il faisait était absolument parfaite. Un an après, un test du même genre révéla à nouveau une perfection dans l’identification des notes. Pour Robert Zattore, non seulement l’exérèse de la partie antérieure du lobe temporal gauche n’a pas pour conséquence la perte de l’oreille absolue, mais bien plus, c’est justement dans la partie respectée par l’opération que semble siéger le générateur de l’oreille absolue. Et ses données par imagerie cérébrale lui permettent de le confirmer. 59 CF Iannis Xenakis, Arts, sciences, alliages. (Casterman, 1979) p. 15-16. 60 In Lilly Bornant, De l’asymétrie cérébral vers le développement de l’imaginaire, de 1a tête bien pleine à 1a tête bien faite? 61 Pour les mesures de longueurs, nous disposons d’un mètre étalon, celui-ci est déposé au pavillon de Breteuil à Sèvres, mais pour la mesure des hauteurs des sons, ce n’est pas du tout le cas. 62 Le cerveau de Mozart. B.Lechevalier (Odile Jacob, 2003). Dans une étude plus récente, les recherches de Schlaug, de l’Université de Düsseldorf, en 1995, tendent à prouver efficacement une implication plus importante de l’hémisphère gauche. L’imagerie par résonance nucléaire est le moyen par lequel la surface du planum temporal est mesurée, c'est-à-dire la partie de la face supérieure de la circonvolution temporale supérieure, en arrière du gyrus de Heschl. Schlaug s’aide d’un échantillon de trente musiciens et de trente non musiciens. Il y a une asymétrie apparente au niveau du planum temporal, et ceci en raison de la présence des centres du langage dans l’hémisphère dominant chez les droitiers, le gauche est plus vaste que le droit. Onze individus sur les trente musiciens sont doués de l’oreille absolue, et l’asymétrie qu’ils présentent comparativement aux dix-neuf autres est très fortement significative. Ce qui est d’autant plus étonnant que le niveau d’asymétrie présentée par les dix-neuf autres musiciens non dotés d’oreille absolue se révèle être identique à celui des non musiciens. Une des conclusions de cette étude est la priorité attribuée au rôle de la région temporale postérieure et supérieure et particulièrement au planum temporal dans la perception de la musique et dans l’exercice de l’oreille absolue63. Ces recherches mènent aux conclusions selon lesquelles des réseaux de neurones impliqués dans l’exercice de l’oreille absolue se localisent dans les aires auditives primaires, dans le planum temporal gauche et dans les aires postéro latérales du cortex frontal gauche, voisine de l’aire de Broca. Trois zones cérébrales64, déterminant les trois opérations mentales intriquées, sont impliquées dans l’oreille absolue. -L’appareil auditif périphérique et central permet la perception de la hauteur du son. -Les aires corticales (aire de Broca impliquée dans l’expression verbale) -La mise en jeu des voix associatives entre ces deux aires. Dans un article récent de la revue Nature du 17 mars 2005, Robert Zatorre65 parlait de la musique comme d’un champ d’investigation complexe et emballant : « un nombre croissant de chercheurs sont convaincus que la musique peut livrer de l’information pertinente sur la façon dont le cerveau fonctionne». C’est la manière dont les fonctions cérébrales interagissent avec d’autres fonctions cognitives qui est véritablement l’objet de ses observations. Sachant que l’hémisphère cérébral gauche est spécialisé dans les taches d’écriture, de lecture, d’une manière générale de tout décodage sémantique, mais également chargé de l’assemblage rythmique, de la mesure temporelle et de l’oreille absolue. Le « cerveau droit » lui, est chargé des relations holistiques, de la reconnaissance des intervalles, donc également des mélodies, des couleurs et donc des timbres, des changements d’intensités, et de toutes les représentations visuo-spatiales. Lechevalier, professeur contemporain de neurologie, spécialisé en neuropsychologie, et ses nombreuses études et expérimentations, affirment que les musiciens ont un corps calleux, unissant les deux hémisphères, plus important (en volume) que celui des non musiciens, car pratiquer l’art musical oblige à développer la coopération inter hémisphérique. C’est une constatation de très grande importance qui le fait appeler ce phénomène « plasticité » du cerveau humain et de ses lobes. Selon lui, donc, et ses études ont cela pour visée, le cerveau s’organise et croît, s’adapte et adapterait son volume, sa masse, sa forme et ses fonctions selon l’activité qui lui est imposée. Il faut bien évidemment ajouter à cela les notions d’habitude, de mécanisme, de rigueur, et bien d’autres facteurs psychologiques qui 63 Les rapports de l’IRCAM, institut de Recherche et Coordination Acoustique/musique 64 Les rapports du laboratoire d’Imagerie Fonctionnelle sur le site de la Pitié-Salpêtrière : IFR 1 65 Le 14 Juin 2005, Robert Zatorre lançait, à Montréal, aux côtés d’Isabelle Peretz, un centre de recherche unique au monde pour la neuroscience, la psychologie et la musique, le BRAMS (pour Brain, Musique And Sound Research). Ce qui intéresse les chercheurs de ce centre est cette forme d’art sous l’angle de son rapport avec la cognition et le cerveau. sont des facteurs déterminants dans la formation, ou la déformation (au sens matériel du terme et non péjoratif) du cerveau humain. Lorsqu’il est question de prédisposition, notre neurologue parle de formation de la masse cervicale favorisant l’apprentissage ou augmentant les facilités à l’exercice d’une discipline. Vers une éducation de la pensée pluridisciplinaire La musique, comme les mathématiques, élève l’être humain à un rang auquel il ne pourrait prétendre s’il n’était que machine biologique Sa pensée peut aller loin. Ses capacités cérébrales semblent bien limitées, mais quoi qu’il en soit, le désir et la volonté d’apprendre et de comprendre seront toujours plus forts que de simples considérations de limites. Mais comment ouvrir l’esprit pour qu’il puisse atteindre des niveaux qu’il ne peut espérer toucher ? Par des indices de pensée certainement. De grands penseurs, scientifiques, philosophes, musicologues, psychologues, et neurologues, mettent ainsi en place l’idée d’une ouverture cognitive par l’activité musicale principalement. Il semblerait que la musique, plus que tout autre art, puisse développer les interconnexions neuronales et surtout la coopération entre nos deux hémisphères cérébraux. Elle exige une véritable « synergie » complète de l’activité cérébrale66. Le phénomène de plasticité du cerveau humain appuie cette idée tenace qui donne à la musique une place fondamentale au sein d’une formation de structures fondamentales et suffisamment larges de l’esprit humain. A côté de cela, force est de constater l’arrivée et la banalisation de l’outil informatique, qui n’est pas sans conséquences sur les pensées des dernières décennies, qui ont été les témoins d’un profond changement au sein des arts comme des mathématiques, à la recherche de leur propre légitimité. L’activité mathématique souvent perçue comme un simple outil d’application à l’informatique ne siège pas à la place qui lui est due. C’est l’activité mathématique du sujet qui est importante, et la façon dont celle-ci peut formater et éduquer son esprit. Les efforts cognitifs et les habitudes de manipulation d’outils formels qu’elle nécessite provoquent des habitudes aux exercices de pensée qui permettent une plus grande adaptation à la spéculation, et à l’approche des sphères les plus abstraites, par exemple. Il n’est donc pas étonnant qu’elles soient au moins aussi importantes que la musique dans toute forme de culture, et donc dans tout espoir d’évolution pluridisciplinaire des capacités cérébrales. Disciplines et véritables moyens d’accession à une liberté d’adaptation cognitive, les mathématiques comme la musique présentent une autonomie, une rigueur et des difficultés qui exigent une immersion relativement importante pour pouvoir être saisis convenablement et bénéficier des qualités cognitives qu’elles peuvent déclencher. Développer et exercer sa pensée sur l’une d’entre elles est devenue une habitude mais également une contrainte sociale. Se spécialiser peut ainsi devenir, de nos jours, une nécessité, mais représente également un danger, la pensée humaine se cantonnant à une seule activité dotée d’un système propre, d’une pensée propre, et d’une logique interne propre. La pensée a donc besoin de s’exercer, et d’être consciente de ses propres possibilités en observant les possibilités des autres. L’enseignement tient principalement au fait qu’il faut éviter de négliger tout aspect du savoir, et qu’il est judicieux d’ouvrir les frontières qui séparent les arts des sciences, en particulier. Le plus important étant évidemment, par la suite, de savoir se servir au mieux de ces éducations de l’esprit, et de cette formation, au sens biologique, de la masse cérébrale, pour accentuer les facilités intellectuelles sur d’autres disciplines et d’autres formes de savoirs habituelles ou encore inconnues. Aurore Huitorel-Vetro 66 Bernard Lechevalier, professeur de neurologie spécialisé en neuropsychologie et également organiste titulaire de l’église Saint-Pierre de Caen, traite de ce sujet dans son livre Le cerveau de Mozart.