Philosopher ex datis, 1. Quelles données pour une philosophie

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Philosopher ex datis, 1.
Quelles données pour une philosophie politique
appliquée face aux inégalités ?
Alain Renaut
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Pour citer cet article : Nom, Prénom, « Philosopher ex datis, 1. Quelles
données pour une philosophie politique appliquée face aux inégalités ? », CIPPA
séminaires IGEP, vol. I, 2013-2014, 6, disponible sur : http://cippa.paris-
sorbonne.fr
’hypothèse de travail qui structure notre programme de recherche
IGEP consiste à faire le pari de résister à l’exclusion kantienne
d’une démarche philosophique consistant à partir de données (ex
datis) à quoi Kant opposait une démarche à partir de principes (ex principiis).
Kantiennement hétérodoxes sur ce point, nous tentons, à propos des inégalités
en particulier, de philosopher à partir de données disponibles exprimant
sectoriellement (par domaines, ou par pays) des relations sociales ou globales
d’inégalités. Ce choix méthodologique conduit à promouvoir à l’intérieur même
de la philosophie politique les puissants fournisseurs de données que
constituent l’enquête sociologique, l’histoire et l’approche statistique.
La séance est à concevoir comme une séance de réflexion sur notre posture de
philosophes en charge d’un programme qui se veut être de philosophie politique
appliquée, notamment dans ce type de rencontre nous sommes confrontés à
l’apport de représentants d’autres disciplines. Dans chacune de ces séances, non
plongeons dans des secteurs d’inégalités ou d’injustices possibles. Les discours
des intervenants sont adossés à des données qu’ils mobilisent et que nous
pouvons tout juste entrevoir sans en tout cas pour notre part ni les maîtriser, ni
encore moins les produire. C’est une situation un tant soit peu déstabilisante pour
nous, comme philosophes qui n’avons clairement pas le leadership sur cette
partie de la recherche qui engage les données. Si nous concevons la philosophie
politique appliquée comme une philosophie ex datis et non plus ex principiis
(selon la célèbre distinction kantienne qui condamnait d’ailleurs, ou presque, la
1
Avec deux notes complémentaires de Marion Vuillaume et Marie-Pauline Chartron.
L
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perspective d’une « philosophie appliquée », CRP, tr. AR, p. 683, se concevant
comme ex datis, p. 676 sqq.), force est donc d’attendre d’autres que nous ces
données, de leur faire confiance ou en tout cas de mettre en place des procédures
ou des protocoles permettant d’étayer cette confiance sur des sortes de garanties :
situation qui brise à tout jamais la posture surplombante que la philosophie
politique traditionnelle s’était donnée à elle-même par sa façon de se rapporter à
des objets (par exemple les inégalités) qu’elle tenait en néral très à distance
d’elle en se spécialisant (en grande partie pour cette raison) dans les questions
de principe.
Nous pourrions certes réitérer à de multiples reprises le type d’expérience
que nous avons effectué dans ces premières ances et cela à l’infini ou
presque, puisque les inégalités sur lesquelles nous avons à travailler renvoient à
des secteurs presque innombrables. Cette démultiplication des secteurs de ce que
nous nous représentons comme des inégalités renvoie d’ailleurs elle-même au
contexte dans lequel nous nous interrogeons, socialement et globalement, et qui
favorise cette démultiplication, selon les deux axes repérés dans l’intitulé et
l’acronyme du programme IGEP :
L’axe de la globalisation contemporaine des questionnements sur les
inégalités multiplie les espaces à interroger et les questions qui s’y posent
quand on aborde les inégalités injustes en termes de justice globale et non plus
seulement de justice sociale : ce premier axe multiplicateur des champs
d’investigation à fréquenter, avec leurs données propres, est bien sûr
particulièrement présent dans le fil conducteur du développement que nous
suivons lors de ce premier semestre : la globalisation de l’interrogation sur la
justice fait en effet apparaître des inégalités redoublant les inégalités sociales et
irréductibles à celles-ci, comme on le voit par exemple sur le cas des inégalités
de genre, nous ne pouvons plus aujourd’hui seulement considérer les
injustices faites aux femmes dans un espace social donné, mais où il faut aussi
prendre en compte les inégalités globales entre les femmes du Royaume-Uni,
par exemple, et celles du Malawi, avec une foule de problèmes qui en résultent,
notamment quant aux indicateurs à retenir pour mesurer ces inégalités « de
femmes ».
L’axe de la particularisation ou de l’individualisation des inégalités, et qui
renvoie pour sa part à un autre aspect du contexte de notre recherche, qui est
notamment celui des sociétés démocratiques ou en cours de démocratisation (en
transition démocratique plus ou moins longue ou lente) : il est constitutif en effet
du choix ou de l’option démocratique, comme nous le savons depuis
Tocqueville, que plus ces sociétés sont ou deviennent démocratiques, plus il se
produit, selon un paradoxe apparent, que la sensibilité aux inégalités s’aiguise,
en devenant de plus en plus forte et exigeante à l’égard de tout ce que nous nous
représentons de plus en plus comme des inégalités et même, plus précisément,
comme des inégalités injustes précisément parce que le choix de la démocratie
équivaut au choix d’une société nous nous pensons comme des
« semblables », comme des « mêmes ». La conséquence en est que partout où,
dans ces sociétés, nous nous comparons à d’autres, à chacun, donc, de ces points
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de comparaison avec les autres, surgissent à l’infini des représentations sans
cesse renouvelées de zones d’inégalisation possibles, de plus en plus
particulières ou sectorielles, entre les individus ou entre les groupes d’une même
société : cet axe de la particularisation qui démultiplie donc lui aussi les secteurs
d’inégalités, à travers l’aiguisement de la sensibilité à des inégalités qui leur
apparaissent d’autant plus injustes que l’imaginaire social de ces sociétés
fonctionne selon un idéal de similitude sociale.
Compte tenu de ces deux axes de démultiplication des inégalités, nous
pourrions donc procéder à un nombre vraiment potentiellement infini de
plongées dans des secteurs innombrables. Nous nous exposerions cependant, en
procédant ainsi sans accompagner la démarche par une solide réflexion
analytique et critique, non seulement (ce qui ne serait en rien par soi-même
perturbant) à perdre, comme philosophes, notre ancienne posture de surplomb,
mais même à perdre le leadership sur ce que nous faisons en nous bornant à
collecter ces apports successifs en y apportant éventuellement une sorte de grain
de sel un tant soit peu critique : ce qui ne garantirait en rien le développement
d’une recherche pouvant revendiquer son identité propre, c’est-à-dire sa
dimension philosophique, sa cohérence, sa capacité de renouveler le
questionnement sur les inégalités injustes. Il faut donc, est la difficulté, en
même temps continuer à procéder ainsi, puisque nous philosophons ex datis et
que nous ne produisons pas les données à partir desquelles nous travaillons, et
ne pas nous contenter de courir d’un secteur à un autre et de nous rendre, dans
chacun de ces secteurs, à chaque fois débiteurs à l’égard d’autres disciplines sans
réguler réflexivement cette situation.
Compte tenu de la difficulté ainsi identifiée, la présente séance est
consacrée à repérer quelques-unes des pistes possibles concernant ce que
pourrait être, non pas en totalité, mais en partie, le profilage d’une philosophie
des inégalités procédant ex datis. Pour ce faire, elle distinguer trois types de
données, en matière d’inégalités, non produites par le philosophe, mais
auxquelles il apparaît pouvoir et devoir s’adresser –qui seront illustrées à travers
trois productions effectives de données dont les deux premières relèvent
clairement de la justice sociale, et la troisième de la justice globale : seront ainsi
évoquées l’enquête sociologique, l’approche par l’histoire et l’approche
statistique.
Philosopher à partir d’enquêtes sociologiques
Le compte rendu de la première séance fait état de ce qui avait été souligné
alors concernant la façon dont l’enquête du GEMASS, publiée en 2011 sous la
direction d’Olivier Galland et de Michel Forcé, fournit et analyse un certain type
de données à partir d’un questionnaire soumis par des sociologues à un
échantillon représentatif de la population française (Les Français face aux
inégalités et à la justice sociale). Les données auxquelles on accède ainsi sontdes
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données représentationnelles, constituées par des représentations collectives de
l’inégalité dans tel ou tel secteur, qui ne renseignent sur les inégalités que de
façon indirecte, par la médiation de la représentation que les acteurs sociaux
enquêtés s’en font. L’approche retenue renseigne donc avant tout sur « les
sentiments de justice » qui structurent les consciences de nos concitoyens, mais
non pas vraiment sur les inégalités elles-mêmes. Clairement affiché par
l’ouvrage, l’objectif est, dans ce style de recherche, de mettre au jour « comment
les inégalités sont perçues » et ce que souhaitent les Français en la matière. Au
terme de l’enquête, la perception de la société à laquelle ils appartiennent est
plutôt celle d’une société « très inégalitaire » (p. 245), la satisfaction qu’ils en
ont se révèle comme plus que modérée et les enquêtés semblent souhaiter surtout
une « égalisation équitable des ressources », excluant tout aussi bien
l’égalitarisme absolu qu’une totale méritocratie (p. 245) selon un souhait au
fond « rawlsien » qui ouvrirait sur des politiques de maximisation des minima
sociaux. Les éditeurs de l’ouvrage interprètent ces résultats dans leur conclusion
en constatant la stabilité de cette perception par rapport à des enquêtes
antérieures, et en se référant au jugement de Tocqueville, évoqué ci-dessus, selon
lequel l’égalisation des conditions (donc le devenir-démocratique d’une société)
attise le désir d’égalité, en sorte que, concluent-ils, il n’est pas exclu que, dans
une société de ce genre, « la sensibiliaux inégalités aille au-delà de ce qu’on
connaît des inégalités objectives » (p. 245). Formulation qui pointe donc d’elle-
même en direction d’un autre type de production de données, qui nous fournirait
précisément des informations sur les inégalités objectives à partir de quoi
pourraient ensuite être confrontées les représentations et ces informations,
lesquelles seraient bien sûr elles aussi des représentations, mais des
représentations agencées de manière à informer moins sur les sujets de l’inégalité
et la perception qu’ils en ont que sur l’inégalité ou les inégalités telles qu’on peut
les objectiver, c’est-à-dire, pour l’essentiel, les mesurer selon une approche
principalement statistique.
On va revenir, dans la troisième étape de cette séance, sur cette approche
statistique quantifiant les inégalités. En tout cas, selon ce que la confrontation
des données représentationnelles et des données ainsi objectivées permettrait
d’observer, il y aurait matière à réflexion et à interprétation sur le degré
d’adéquation ou d’inadéquation entres les données représentationnelles
subjectives correspondant aux opinions des acteurs et les représentations
objectivantes avec, en cas d’écart fort ou significatif, tout un travail subséquent
sur la question de savoir ce qui fausserait la conscience des acteurs et qui peut
résider aujourd’hui, pour partie et au sein des sociétés démocratiques, dans
l’appartenance à une société dont les valeurs affichées d’égalité peuvent rendre
d’autant plus sensible aux inégalités vécues ou subies, et donc conduire à estimer
celles-ci plus lourdes qu’elles ne le sont en réalité.
A évoquer les représentations objectivantes de l’inégalité, force est bien de noter
en tout état de cause que ces représentations « objectives » ou objectivées,
puisqu’elles ne sauraient constituer pour ainsi dire la « chose en soi » de
l’inégalité, doivent bien être construites. Ce que la suite de la séance s’est
employée à illustrer par l’évocation des deux autres types de données déjà
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mentionnés, qui correspondent l’un et l’autre à deux formes différentes
d’objectivité plus ou moins fortes, mais en tout cas à deux démarches animées
l’une et l’autre par un projet d’objectivité, celui de l’objectivité : d’une part
l’objectivité historique, d’autre part l’objectivité statistique.
2. Philosopher à partir de données historiques
aussi l’analyse se concentre sur l’évocation d’un exemple de production
de données dont on peut considérer qu’il relève disciplinairement de l’histoire,
en l’occurrence de l’histoire du temps présent. L’exemple retenu et analysé a été
celui du type de données correspondant à ce qui touche à la question de l’égalité
et de l’inégalité atteint dans le rapport québécois issu de la commission co-
présidée par l’histoire Lucien Bouchard et par le philosophe Charles Taylor sur
les « accommodements raisonnables » (2007-2008) : ce rapport affronte les
questions soulevées, dans les sociétés démocratiques et multiculturelles, par
certaines demandes exponentielles de reconnaissance qui ont suscité ce qu’il est
convenu de désigner comme la crise des accommodements.
Les demandes exponentielles issues de certaines dimensions de la société
québécoise ont été dans cette séquence portées par le sentiment, chez les porteurs
de ces demandes, que leurs identités distinctives (génériques, culturelles,
religieuses) subissaient de multiples atteintes liées paradoxalement au
fonctionnement du gime démocratique de l’égalité. Ce régime, qui est celui
de l’Etat de droit, s’exprime à travers des lois affirmées comme devant valoir
pour tous (égalité devant la loi) à quoi, dans de multiples conflits sectoriels
recensés par le rapport (reprendre deux ou trois exemples), les personnes
concernées ont fait valoir que, pour respecter de façon plus égalitaire les identités
distinctives et notamment certaines identités minoritaires, il fallait ne pas se
contenter de l’égalité que l’Etat de droit procure en appliquant indifféremment
ses lois à tous, mais faire des exceptions ou trouver des accommodements à la
diversité des situations.
Note complémentaire sur la diversité des situations d’accommodements
dans le domaine éducatif (Rapport sur les accommodements raisonnables,
p. 80 sqq.)
On trouve par exemple des demandes liées à la diversité linguistique
(représentant près de 16% des demandes d’accommodement) : c’est le cas de la
question de la langue de communication entre les enseignants et les parents
d’élève, avec la possibilité d’utiliser une langue autre que le français ou l’anglais
dans le secteur francophone et dans le secteur anglophone, respectivement ; les
demandes peuvent aussi concerner des aménagements aux examens pour les
élèves maîtrisant peu le français et ayant besoin de plus de temps. Comme le
souligne le rapport, les gestionnaires se montrent très ouverts à ce genre de
demandes, qui sont traitées rapidement et sans conflit.
1 / 16 100%

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