Sagesse et nirvana dans le stoïcisme et le bouddhisme
. Pierre HAESE, septembre 2015
SOMMAIRE
Avant-propos……………………………………………………………………………………………………………………………...p. 1
I – Connaissance et ignorance………………………………………………………………………………………………………….p. 3
II – La sagesse est-elle accessible ?........................................................................................................................................p. 6
III – Deux ordres d'une même réalité…………………………………………………………………………………………………...p. 12
IV – Les moyens de parvenir à la sagesse…………………………………………………………………………………………….p. 14
V – Vertus et paramita..............................................................................................................................................................p. 16
VI – Les bienfaits du chemin vers la sagesse…………………………………………………………………………………………p. 18
VII – Le statut de la sagesse…………………………………………………………………………………………………………….p. 22
ANNEXE…………………………………………………………………………………………………………………………………...p. 29
La parabole du radeau…………………………………………………………………………………………………………………...p. 29
La parabole du maître de maison qui réussit à faire sortir ses enfants de sa maison en flammes……………………………..p. 30
La parabole de la flèche empoisonnée………………………………………………………………….……………………………..p. 31
BIBLIOGRAPHIE………………………………………………………………………………………………………………………….p. 32
Concernant le stoïcisme………………………………………………………………………………………………………………….p. 32
Concernant le bouddhisme………………………………………………………………………………………………………………p. 32
Autres sources citées…………………………………………………………………………………………………………………….p. 33
Précisions concernant les traductions des textes bouddhistes
Les traductions des textes bouddhistes canoniques et post-canoniques sont empruntées, sauf mention
particulière, aux ouvrages référencés dans la bibliographie. J'ai aussi utilisé les traductions de sutta du canon pali
de Môhan Wijayaratna, traductions du Digha-nikaya (3 tomes) et du Majjhima-nikaya (5 tomes, aux Éditions Lis,
2007-2011), ainsi que, du même auteur, des textes tirés des Sermons du Bouddha (Éditions du Cerf, 1988).
Abréviations employées
Sources occidentales :
- DL : Diogène Laërce, Vies et sentences des philosophes ;
- SE, AM : Sextus Empiricus, Contre les savants ;
- SE, HP : Sextus Empiricus, Esquisses Pyrrhoniennes ;
- SVF : Stoicorum Veterum Fragmenta, 4 vol. Leipzig, 1905-1924, Stuttgart, 1968 (Éd. Von
Arnim).
Textes bouddhistes :
- AN : Anguttara-nikaya ;
- DEB : Dictionnaire Encyclopédique du Bouddhisme (Philippe Cornu) ;
- Dhp : Dhammapada ;
- MN : Majjhima-nikaya ;
- PTS : Pali Text Society de Londres ;
- SN : Samyutta-nikaya ;
Sagesse et
nirvana
dans le stoïcisme et le bouddhisme
Sagesse et nirvana dans le stoïcisme et le bouddhisme
. Pierre HAESE, septembre 2015
1
Les uns parlent dans un mauvais esprit
Les autres toujours fidèles à la vérité :
Ici et là le sage n'est pas concerné,
Étant libre de trouble
1
.
Ceux qui savent ne parlent pas, ceux qui
parlent ne savent pas
2
.
Avant-propos
La représentation dans le plan de la double hélice d'ADN est trompeuse. Les deux brins
se croisent à intervalles réguliers, ce qui peut donner au spectateur naïf l'illusion qu'ils se
touchent. Cette illusion était la mienne lorsque j'ai entrepris de comparer la pensée
stoïcienne et le bouddhisme : des thèmes se croisent avec une telle similitude que l'on peut
croire à tort à leur étroite parenté
3
. Les raisons de ces similitudes sont ailleurs et ne se
confondent pas. La métaphore peut être poussée plus avant. Chacun des deux brins d'ADN
correspond à la transmission de caractères héréditaires issus de deux parents distincts. Il en
va de même avec nos deux doctrines et leurs prolongements génétiques. Le bouddhisme est
il y a 2500 ans dans le nord de l'Inde comme un courant religieux se séparant du
brahmanisme, dans un contexte de contestation des dogmes généralement admis
4
. Zénon
fonda le Portique quelques décennies après les conquêtes d'Alexandre, dans une Athènes
en proie à d'importants remous politiques et sociétaux. Son école est héritière de nombreux
courants de la pensée grecque au rang desquels on compte le socratisme, l'aristotélisme, le
cynisme et l'héraclitéisme. Ces deux doctrines, religion et philosophie pour la première,
philosophie fortement teintée de religiosité pour la seconde, sont donc issues de deux
environnements culturels totalement distincts et prennent naissance dans un climat
historique qui ne peuvent, eux, se comparer.
Poursuivant notre métaphore, nous pouvons dire encore que, tout au long de leur
évolution, ces deux doctrines connaîtront diverses mutations qui se traduiront, avec une
continuité et une unité remarquables, par l'émergences de nouveaux caractères : des
dissidences vont apparaître au sein de mouvances philosophiques, plus sensibles dans le
bouddhisme qui va s'épanouir en une multitude d'écoles dont certaines possèdent de nos
1
- Suttanipata, 780
2
- Proverbe zen.
3
- Cette illusion fut celle de certains auteurs qui n'hésitèrent pas à faire du stoïcisme un rejeton du bouddhisme
(c'est la thèse défendue par Serge-Christophe Kolm dans Le bonheur-liberté).
4
- C'est à la même époque que naissait en Inde une autre religion dissidente : le jaïnisme.
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2
jours une vitalité sans cesse renouvelée
1
. En revanche, on peut considérer que le stoïcisme
a disparu au III
e
siècle alors que le néoplatonisme prenait de l'importance et que le
christianisme s'en appropriait une bonne part. Mais la pensée stoïcienne en tant que telle n'a
pas disparu, au point qu'il existe encore de nos jours des philosophes et même des
groupements se réclamant du stoïcisme
2
.
On pourrait croire que la métaphore génétique a atteint ici les limites de son assignation.
En effet, pour qu'il y ait expression d'un phénotype, les lois de la biologie imposent
l'interaction de deux gènes (allèles, qui déterminent le génotype), certains gènes s'exprimant
de concert (le sujet est alors dit homozygote pour ce caractère), d'autres au détriment de leur
allèle (hétérozygotisme dominant), ce qui ne semble pas s'appliquer à notre sujet. Par
ailleurs, l'environnement intervient dans la manifestation du phénotype. Or, c'est précisément
ce type d'interaction que j'ai voulu susciter dans mon travail comparatiste. Il est possible de
mener une réflexion en miroir à partir des similitudes mises en évidence et de faire en sorte
que chacune des doctrines interroge l'autre à la lumière de ses ressemblances. Cette
conception artificielle de mise en perspective pourrait n'être qu'un aimable exercice sans
conséquences, mais la réalité vient en justifier l'intérêt. D'un côté, le bouddhisme a quitté au
siècle dernier
3
son aire asiatique pour se confronter à la pensée occidentale et s'étendre en
Occident sous des formes inédites. De l'autre, les « New Stoics » manifestent un intérêt
croissant pour le bouddhisme, en particulier pour les exercices de méditation
4
. Il ne fait
aucun doute que la pensée universelle a tout à gagner de cette nouvelle configuration.
Stoïciens et bouddhistes cheminent vers un idéal, celui de la sagesse pour les premiers,
de l'Éveil
5
pour les seconds. Il s'agit de deux idéaux très proches dans leurs conséquences
éthiques ainsi que dans l'ascèse censée y conduire, centrée sur l'idée de vertu. Commun
aussi est le caractère exceptionnel de leur réalisation.
1
- La plupart de ces écoles ont disparu. De nos jours, les écoles bouddhiques sont réparties au sein de trois
véhicules : Hinayana (Petit Véhicule) avec les écoles Theravada, Mahayana (Grand Véhicule) avec en particulier
le zen et le bouddhisme de la Terre Pure, Vajrayana (Véhicule de Diamant) avec le bouddhisme tibétain.
2
- Dans un livre célèbre (Courage Under Fire: Testing Epictetus's Doctrines in a Laboratory of Human Behavior),
James B. Stockdale, officier de l'US Navy, raconte comment il a survécu à sept années d'emprisonnement au
Vietnam grâce à sa connaissance d'Épictète. Mais c'est sans doute Lawrence C. Becker, philosophe américain,
qui pose les bases les plus pertinentes d'un New Stoicism (voir son livre A New Stoicism et de nombreuses
études comme « Human Health and Stoic Moral Norms » ou « Stoic Emotion »). Par ailleurs, plusieurs
associations appelant à un mode de vie stoïcien ont vu le jour au Royaume Uni, aux États-Unis et au Canada
(Comme The New Stoa, www.newstoa.com et Stoicism Today, http://blogs.exeter.ac.uk/stoicismtoday/).
L'importance numérique de ces groupements est presque anecdotique (quelques milliers de participants), mais
l'idée même d'une pratique stoïcienne à notre époque est très sérieuse.
3
- Au XIX
e
, c'est plutôt l'inverse qui s'est produit, l'Occident se confrontant (de façon très maladroite) au
bouddhisme.
4
- Voir par exemple Ben Butina, "Mindful Virtue: Eastern Meditation for Stoic Ethics'" ; Aditya Nain, "Stoic
Mindfulness & Buddhist Mindlessness", in Stoicism Today, Selected Writings.
5
- Bodhi, traduit généralement en français par « sagesse », réalisation, satori dans le zen, nirvana en tant que
sortie du cycle du samsara.
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3
I – Connaissance et ignorance
On ne peut appréhender le concept de sagesse de manière univoque. L'appliquer sans
discernement à des systèmes philosophiques aussi étrangers que ceux de l'Occident et de
l'Orient serait une erreur. La définition du Petit Larousse
1
est d'ordre général mais place
d'emblée la sagesse au rang d'un idéal : « Idéal supérieur de vie proposé par une doctrine
morale ou philosophique ; comportement de quelqu'un qui s'y conforme », et l'exemple
donné à titre d'illustration (« La sagesse antique, orientale ») nous concerne directement,
mais, en mettant côte à côte ces deux sagesses, elle ne donne aucune indication utile,
puisque c'est précisément l'écart sémantique entre la sagesse antique occidentale et la
sagesse orientale qui est ici en question. La confusion n'est pas moins grande si l'on s'arrête
aux définitions qu'en donnent deux ouvrages de référence : « Sagesse, G. σοφια ; L.
Sapientia ; En parlant de l'antiquité grecque, savoir, philosophie ; et, plus tard, seulement,
vertu
2
. "Le plus ancien nom de la philosophie fut sagesse. Elle apparaissait alors comme
l'unité de la science… Cause, nature et fin du monde et de l'homme, réalité de Dieu dans le
ciel, Providence ici-bas, organisation des cités, conduite de la vie, le sage se propose à la
fois tous les problèmes… Le regard unique mais profond, triste mais pénétrant que jettera
autour de lui et vers le ciel cet être qui sent et qui pense, et qui se réveille au milieu de
l'immensité, perdu et s'ignorant soi-même, ce regard implore-t-il moins que la sagesse ?"
Renouvier, Manuel de philosophie ancienne, I, 263
3
. » ; « Sagesse(s), Sk. jnana, Pal. nana,
Ch. Xinghi, zhi, Jap. Chi. Jnana, en Sanskrit "connaissance", est traduit en tibétain par le
terme ye-shes, "la connaissance primordiale". La sagesse est une faculté cognitive
primordialement présente dans le continuum psychique de tous les êtres, dont la nature est
vide et lumineuse. Dans le Bouddhisme ancien et le Canon pali, il n'est pas fait
expressément mention d'une connaissance primordiale, nana ou jnana signifiant simplement
"connaissance juste". Il s'agit de la compréhension claire développée à travers la pratique de
l'attention (Pal. Sammasati). C'est dans le Mahayana que le concept de sagesse se précise
et se diversifie en quatre ou cinq aspects
4
. »
Il existe un point commun entre ces deux sagesses – l'idée de connaissance –, mais il est
bien fragile : il ne s'agit pas d'un même type de connaissance. La connaissance de la σοφια
grecque a à voir avec ce qui deviendra la science, elle est d'abord un savoir et un savoir
1
- Le Petit Larousse Illustré 2006.
2
- C'est chez les stoïciens romains que l'idée de vertu (et encore dans le sens plus intellectuel que moral de force
d'âme) s'est substituée à celle de science.
3
- André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 2
e
édition 2006 (1926). En identifiant
philosophie et sagesse Le plus ancien nom de la philosophie fut sagesse »), l'auteur commet semble-t-il un
raccourci fâcheux, omettant le préfixe philo qui insiste sur l'amour de la sagesse.
4
- Philippe Cornu, Dictionnaire Encyclopédique du Bouddhisme, cité désormais DEB.
Sagesse et nirvana dans le stoïcisme et le bouddhisme
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4
faire
1
; celle de nana ou jnana, bien que présentée comme une « faculté cognitive », est
tournée vers la compréhension des grands principes du bouddhisme, au premier rang
desquels celle des Quatre Nobles Vérités et de sunyata
2
. La connaissance antique
occidentale se développe par l'expérimentation son homologue orientale se fonde sur
l'expérience. Mais l'intérêt de ces définitions s'arrête ici. Lalande n'évoque pas d'autres mots
grecs qui sont souvent traduits par sagesse, laissant croire à tort que la connaissance est le
premier critère de la sagesse, la vertu venant s'y substituer tardivement.
Avant d'aborder la notion de sagesse dans les deux pensées (ce qui nous permettra
d'envisager ensuite les voies que chacune propose pour y accéder), il convient
d'appréhender son opposé, le concept d'ignorance.
Dans le stoïcisme, l'ignorance est d'abord définie comme l'« assentiment inconstant et
faible
3
», d'où résultent des jugements faux : « les opinions que l'on a sur les matières
rendent la volonté bonne quand elles sont dans la ligne droite, et mauvaises quand elles s'en
écartent
4
». Dans le bouddhisme, la définition canonique de l'ignorance est « nescience de la
souffrance, nescience de l'origine de la souffrance, nescience de la cessation de la
souffrance et nescience de la voie qui mène à la cessation de la souffrance
5
. » Résumé de la
sorte, c'est la nescience des Quatre Nobles Vérités.
Dans les deux doctrines, une même métaphore illustre la notion de nescience (ignorance,
non-connaissance), celle de la cécité (ce qui indique une identité de point de vue sur la
fonction sinon sur le contenu de l'ignorance).
Les êtres du samsara sont aveugles, dans la mesure ils ne voient pas le message
bouddhique et la loi du devenir, et s'égarent dans des théories erronées :
Quel rire, quelle exultation peut-il y avoir, alors que le monde brûle à
jamais ? Étant submergé par l'obscurité, pourquoi ne cherchez-vous pas la
lumière
6
?
Aveugle est ce monde ; peu sont ceux qui ici voient clairement. Comme des
oiseaux qui s'échappent d'un filet, sont ceux qui vont au ciel
7
.
1
- Et « sophos signifie l'homme habile, éminent, savant, sens qu'il a d'ailleurs gardé jusqu'à aujourd'hui » (Voir
J.-J. Duhot, La sagesse stoïcienne, p. 44).
2
- Imparfaitement traduit par « vacuité ».
3
- SVF III, 548.
4
- Entretiens, I, 29, 2.
5
- SN, II, 4
6
- Dhammapada, dité désormais Dhp, v. 146.
7
- Ibid., v. 174.
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