UNIVERSITE D’AUVERGNE I
ECOLE DE DROIT
De l’Image de Rome au sein de la littérature juridique arabo-
islamique médiévale :
Le Droit musulman entre ses origines profanes et sa configuration sacralisée.
Thèse pour le grade de docteur en Droit
Présentée et soutenue publiquement par
Khalil EL MOUKHTARI.
Le 03 Juillet 2013
Composition du Jury:
Directeur de thèse : Monsieur Jean-Pierre CORIAT
Professeur à l’Université Paris II
Rapporteurs : Monsieur Hassan ABD ELHAMID
Professeur à l’Université d’Aïn Chams, Le Caire.
Monsieur Jacques BOUINEAU
Professeur à l’Université de La Rochelle
Suffragants : Madame Marie BASSANO
Professeur à l’Université d’Auvergne I.
Monsieur Florent GARNIER
Professeur à l’Université d’Auvergne I.
A la Mémoire de ma mère.
1
INTRODUCTION
Dans un article il analyse l’essence composite de l’esprit arabe, le linguiste G. Lecomte
(1926-1997) écrit que « les musulmans admettent mal que leur religion soit définie comme un
syncrétisme, un amalgame d’éléments judéo-chrétiens, d’éléments originaux puisés dans la
mentalité arabe préislamique et de l’influence des tendances intellectuelles des nations
conquises ou voisines
1
». C’est cette négation qui éluciderait, selon cet expert de la littérature
arabe, la cessité pour l’esprit arabo-islamique d’exposer ses composantes "adventices" à
l’authentification méthodique des références puisées au sein du Texte coranique ou dans les
faits prophétiques
2
.
Parmi toutes les composantes de la littérature islamique, cette appréciation s’illustre
particulièrement à travers les notions qu’attribue la pensée arabo-islamique à sa Loi et aux
normes juridiques qui gulent l’organisation de son groupe social. Pour les auteurs
musulmans orthodoxes, qu’il s’agisse de la Loi, des règles normatives qui en découlent ou
encore des techniques analytiques chargées de l’interpréter, l’ensemble de ces éléments
s’inscrit indubitablement au sein d’un ordre divin qui a vocation à tout embrasser. Toute
activité humaine est soumise à Allah et aux préceptes qu’il a révélés ; Allah est le législateur
absolu et ses sentences couvrent la globalité des actes humains. Par sa majesté et par sa
sagesse, la législation divine a annihilé l’ensemble des règles organisatrices qui l’ont
précédée, sa perfection l’exempte de toute nécessité de réforme ou d’amélioration. En
s’ancrant ainsi dans la perfection de la raison divine, le droit musulman s’identifie selon
l’approche orthodoxe comme une substance originellement pure et authentique que seule la
raison faillible des Hommes risque de profaner.
Ainsi, comme l’observe le Professeur Jean Paul CHARNAY « A travers les écrits des
juristes classiques musulmans, la systématisation du droit n’a pas été une rationalisation des
principes juridiques et des cas factuels, elle a été une systématisation des vérités de la foi
islamique… Au sein du monde musulman, si le droit peut garder son objectif de guider
l’action de l’Homme, il ne s’appréhende pas comme un simple instrument : sa nature
1
Gerard LECOMTE, "Du Profane et du Sacré dans les Sciences Arabes", dans L’Ambivalence dans la Culture Arabe, sous la
dir, de Jean Paul CHARNAY et Jacques BERQUE, Paris, Editions Anthropos Paris, 1967, p.419-428.
2
Ibid., p. 419.
2
incomparable lui confie une mission universaliste qui autorise sa création d’un mode de vie
tout se tend à se régler et se qualifier à partir d’une vérité monothéiste qui ne transcende
pas seulement l’individu mais l’humanité entière
3
».
Le droit musulman se présente, par conséquent, comme une œuvre abstraite sanctionnée
par les préceptes d’un dieu tout-puissant chaque norme qui ne puise pas sa raison légale au
sein de sa parole révélée n’a aucune valeur et reste dépourvue de toute autorité. Parce que
l’être ne saurait se mettre à la place d’Allah, seul et véritable législateur, et parce que « le Vrai
ne peut pas faire l’objet de connaissance humaine
4
», l’opinion islamique orthodoxe professe
que le travail du juriste ne peut aboutir qu’à une supposition "incertaine". Le faqih,
jurisconsulte musulman, conscient de l’imperfection de sa raison humaine, reste incapable de
déceler la cause originelle du texte révélé et son élaboration de la norme ne peut être qu’un
apprentissage qui lui permettrait de s’approcher du sens de la parole révélée.
A travers la grille de lecture orthodoxe, assimiler le droit musulman à une œuvre issue de
la raison humaine ne peut être qu’une spéculation sans fondement et une ignorance totale de
sa cause divine ultime. Comparer ou incorporer la norme islamique, même partiellement, au
sein des systèmes législatifs qui l’avaient précédée, et notamment la législation romaine, n’est
qu’une offense que l’intellect islamique "sain" ne peut accepter. Dénoncer de telles
insinuations et démontrer leur inexactitude devient, en conséquence, un exercice
caractéristique et commun aux auteurs musulmans quand ils écrivent l’histoire du droit
musulman.
Comme un premier effet de cette "instruction", les théoriciens de l’historicité matérielle du
droit musulman, de ses attributs non révélé et de ses éventuelles attaches romaines, se voient
décrits comme des auteurs partiaux qui se laissent guider par leurs fantaisies et qui refusent de
croire que le droit musulman et ses institutions miraculeuses sont dus strictement aux
instructions divines. Prétendre que la législation islamique est un droit romain guisé n’est
qu’une opinion orientaliste et une tentative colonialiste qui cherche à démolir l’impact
salvateur de la révélation islamique
5
.
Selon l’approche orthodoxe, les auteurs orientalistes principaux théoriciens de l’origine
romaine du droit musulman n’ont formulé cette thèse qu’à cause de leur concupiscence des
valeurs humanistes importées par l’Islam.
3
Jean Paul CHARNAY, "Pluralisme normatif et Ambiguïté dans le fiqh", dans L’Ambivalence dans la Culture Arabe, ibid.,
p. 381-396.
4
Chafik CHEHATA, "L’Ikhtilaf et la Conception musulmane du Droit", ibid., p. 264-266.
5
Mahmoud HAMDI ZAKZOUK, Kitab al Istichraq wa al Khalfiya al Fikriya li al Siraâ al Hadari, (Le livre de
l’orientalisme et le fondement intellectuel du conflit des civilisations), Dar al-Maârif, Le Caire, 1997, pp 113-128.
3
Au travers de cette déclaration, le droit musulman s’appréhende comme le point de départ
du renouveau arabo-islamique total qui avait couvert les domaines politique, social,
scientifique et littéraire ; sans l’intervention et la pression des colonisateurs européens, il (la
législation islamique) aurait pu continuer à se maintenir dans sa place première originelle et
préserver sa suprématie. Alors, quand les orientalistes "malhonnêtes" supposent l’influence
réelle du droit romain sur le droit musulman, le rejeter de leurs opinions et leur rappeler
quelques certitudes relatives à l’apparition du fiqh deviennent évidents.
- Comme il est admis que le prophète de l’Islam a été un analphabète et que ses voyages
en Syrie se sont déroulés dans sa jeunesse et bien avant la réception de la Révélation,
comment pouvait-il recevoir et apprendre les préceptes du droit romain ? D’ailleurs,
comment les orientalistes peuvent imaginer l’apprentissage des arabes, contemporains
de Mohamed, du droit romain alors que les écoles du droit romain ont été fermées plus
d’un siècle avant l’avènement de l’Islam ?
- Penser que la législation romaine a pu se maintenir grâce aux pratiques des tribunaux
romains est également une théorie fausse car la tradition enseigne que le prophète
exerçait personnellement la fonction judiciaire et qu’il envoyait ses émissaires pour
rendre ses sentences. Après l’avènement du Califat et l’extension des territoires
musulmans et l’annexion des anciennes provinces romaines, les chefs de la
communauté avaient décidé d’abolir l’ancien système judiciaire et de le remplacer par
un autre plus conforme aux préceptes de la Shari’â, "la Loi révélée" et de ses
techniques de déduction : interprétation du Coran, pratique ou parole du prophète,
consensus des compagnons et de la communauté islamique
6
.
- Les défenseurs de l’authenticité du droit musulman rappellent également que c’est au
cours du deuxième siècle de l’hégire que les musulmans aient décidé d’enregistrer leurs
connaissances et qu’ils aient procédé à fixer le droit musulman et la science relative à
sa méthodologie, Uçul al-fiqh. Cette nouvelle science, telle qu’elle a été
institutionnalisée par al-Shafî’i était totalement islamique car son concepteur ne
connaissait que la langue arabe. Par ailleurs, cette opinion rappelle que le droit romain
n’a pas été traduit en arabe et qu’il n’est pas approuvé qu’il a été traduit dans les
langues indigènes des provinces romaines conquises par les musulmans (Égypte, Iraq,
6
Ce procédé qui abolit les normes législatives antérieures n’a pas été surprenant car la tradition rapporte que le prophète de
l’Islam avait interdit à ses compagnons d’apprendre des textes de la Torah hébraïque et qu’il leur avait dit que même le
prophète Moïse l’aurait respecté et serait devenu son disciple s’il lui était contemporain. Texte rapporté par Al-Saâ’ti dans
son traité al-fâth al-Rabbâni li târtib Mûsnad al-imâm Ibn Hanbal al-Shaybani, (le discernement divin pour la
compréhension du Mûsnad d’ibn Hanbal), vol I, Bayreuth, dar ihyaê al turâth al-arabi, 2e éd., 1976, 175p.
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