Education et Sociétés Plurilingues n°7, décembre 1999 Usages du français et double appartenance: le cas des Portugais en France Marie-Claude MUÑOZ L'immigrazione pone le persone in situazione plurilingue, i loro modi di parlare sono caratterizzati dall'alternanza, dalla mescolanza dei codici e l'emergenza di una lingua "mista", risultato di un contatto prolungato tra le lingue presenti. La situazione plurilingue da luogo a forme di aculturazione linguistica, che vanno dall'acquisizione di una lingua di comunicazione "dell'urgenza" a quella di una "competenza di comunicazione più ampia", indice dell'integrazione al sistema culturale del paese d'accoglienza. Questo articolo presenta l'appropriazione della lingua del paese di residenza e la trasmissione della lingua d'origine in posizione minoritaria, presso emigrati portoghesi. Analizza l'utilizzazione del francese e del portoghese, i luoghi d'espressione nell'una o/e nell'altra lingua (spazio privato, spazio pubblico, paese d'origine), la scelta delle strutture linguistiche dell'affermazione identitaria delle generazioni presenti in Francia e la funzione delle lingue nell'espressione e la realizzazione di un progetto individuale o collettivo. Immigration places people in plurilingual situations; code-switching and mixing become typical of their way of speaking, and from prolonged contact between the languages a "mixed tongue" is born. Plurilingual situations also give rise to various forms of language acculturation, from acquiring an "emergency" vehicular to a "broader competence for communication" that marks an individual's personal integration in the host country. This article presents the acquisition of the host language and the transmission of their now minority language by Portugese immigrants in France. The author studies the uses of French and Portugese, in private, in public, and in the home country. She analyzes the language choices of the new generations in France when stating their identity, and the function of each in both expressing and carrying through individual or collective projects. L’immigration met les locuteurs en situation plurilingue, leurs productions langagières sont caractérisées par l’alternance, le mélange des codes et l’émergence d’une langue “mixte” résultant du contact prolongé entre les langues en présence. La situation plurilingue donne lieu à des formes d’acculturation linguistique qui vont de l’acquisition d’une langue de communication de l’urgence à l’acquisition d’une compétence de communication élargie marquant l’intégration au système culturel du pays d’accueil. La langue est un moyen de communication sociale et de partage culturel dont la possession est “un point de rencontre d’enjeux qui dépassent la stricte compétence instrumentale” (Leclerc-Bovy, 1993). Nous nous attacherons à l’appropriation de la langue du pays de résidence et à la transmission de la langue d’origine en position minoritaire par les immigrés portugais, aux usages du français et du portugais, aux lieux d’expression dans l’une ou/et dans l’autre langue (espace privé, espace public, pays M.-C. Muñoz, Usages du français et double appartenance: le cas des Portugais en France d’origine), au choix des supports linguistiques de l’affirmation identitaire des générations présentes en France et à la fonction des langues dans l’expression et la réalisation d’un projet individuel ou collectif. L’immigration portugaise en France Pays d’émigration transocéanique depuis le 19° siècle, le Portugal voit changer la destination de son émigration à partir de 1959, désormais elle se tourne vers les pays industrialisés de l’Europe du nord. Dès le début des années 60, les Portugais des zones rurales vont partir, pour la majorité, clandestinement vers la France, poussés par des motifs à la fois économiques, démographiques et culturels dans un contexte dominé par la dictature de Salazar et les guerres coloniales. L’émigration économique va se doubler d’une émigration politique, celle de jeunes gens qui fuient la conscription pour des guerres coloniales de plus en plus impopulaires. Composée majoritairement de paysans dans les années 60, l’émigration touchera également les ouvriers dans les années 70. L’émigration familiale amorcée dès 1964, s’accentue au début des années 70 par le biais du regroupement familial. La grande majorité des enfants portugais est née en France ou y a été scolarisée. En l’absence de procédure régulière de recrutement et de structures d’accueil, les liens parentaux, interpersonnels et villageois ont joué un rôle décisif dans l’organisation sociale des Portugais dans les années 60-70, tout particulièrement dans les immenses bidonvilles de Champigny, Massy, Nanterre dans la région parisienne, puis dans la création et l’animation du réseau associatif dont le dynamisme témoigne aujourd’hui encore de la vitalité de la communauté portugaise en France. Evolutions et nouveaux enjeux Au cours des décennies écoulées, l’immigration portugaise a été marquée à la fois par les changements politiques intervenus en France (l’alternance au pouvoir et les politiques d’immigration successives) et par les bouleversements politiques au Portugal (la fin de la dictature, la fin des guerres coloniales et de l’empire avec la révolution des oeillets du 25 avril 1974, et dans la dernière décennie, l’entrée dans la Communauté européenne). Des années provisoires à l’installation en France, on peut procéder à grands traits à la périodisation suivante: les années 60, années de clandestinité et de l’auto-organisation; les années 70, années des régularisations, de la destruction des grands bidonvilles et du relogement dans l’habitat social, des débuts du mouvement associatif organisé et de la revendication de cours de portugais aux enfants dans une perspective de retour, de la construction de la maison au village et du retour effectif de 22 M.-C. Muñoz, Usages du français et double appartenance: le cas des Portugais en France quelques milliers de Portugais bénéficiaires de l’aide au retour mise en place par le gouvernement français; les années 80, celles de l’installation en France, de la mobilité résidentielle – du logement social vers le logement pavillonnaire et l’accession à la propriété –, du développement du mouvement associatif du fait de la libéralisation du droit d’association des étrangers en 1981 et de la démocratisation du Portugal; les années 90, celles où trois générations sont en scène: les primo-migrants approchent de la retraite ou y sont déjà et pratiquent le va-et-vient entre la France et le Portugal, leurs enfants et petits enfants affirment leur double appartenance et veulent être reconnus par la société française en tant que lusodescendants. Aujourd’hui, la construction européenne et les enjeux nationaux et supranationaux qu’elle implique, changent la position des immigrés portugais et de leurs enfants: représentations et catégorisations s’en trouvent modifiées. Les Portugais souffraient d’un déclassement au niveau symbolique. L’adhésion du Portugal à la communauté européenne en 1986, l’accès à la libre circulation en 1992 et l’acquisition de la citoyenneté européenne en 1994, assortie du droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales et au Parlement européen ont eu des incidences tant symboliques que pratiques pour les immigrés portugais et leurs descendants. Citoyens européens ces derniers sont le plus souvent binationaux, la législation portugaise ayant reconnu la double nationalité en 1982. Quelques données sur la population On estime à plus de 900 000 les Portugais et les Français d’origine portugaise en France. Au recensement de 1990, on a dénombré 650 000 Portugais, 22% sont nés sur le territoire français. Les moins de 24 ans représentent 34,5% de l’effectif et 81% des moins de 20 ans sont nés en France. 45% des Portugais vivent en Ile de France (à Paris et dans les départements limitrophes). La population active compte 389 000 personnes dont 38,5% de femmes. 66% des actifs sont ouvriers. Les hommes sont dans le secteur secondaire, majoritairement dans le BTS (bâtiment et travaux publics), les femmes dans le secteur tertiaire des services. L’enquête (1) de Mobilité géographique et insertion sociale de l’INED (Institut national d’études démographiques) réalisée en 1992 (Tribalat, 1995), enregistre une légère progression intergénérationnelle dans les catégories socioprofessionnelles: alors que les pères étaient majoritairement des ouvriers spécialisés, les fils sont ouvriers qualifiés, techniciens, contremaîtres et environ 10% ont accédé aux catégories intermédiaires et supérieures. La mobilité sociale des filles est faible, elles sont 23 M.-C. Muñoz, Usages du français et double appartenance: le cas des Portugais en France majoritairement employées; 7% exercent des professions intermédiaires et supérieures. La tendance à une scolarisation plus longue et l’orientation vers les filières de l’enseignement général et technologique se renforce. On peut y lire une évolution des projets familiaux: avec le vieillissement de la population, l’installation en France se confirme et le projet de retour au Portugal est abandonné ou reporté à l’âge de la retraite. Il ne s’agit plus de mettre le plus rapidement possible les enfants au travail afin qu’ils collaborent financièrement à l’économie familiale et à la réalisation du projet de retour, mais il convient de leur assurer une meilleure formation scolaire pour un meilleur avenir professionnel en France. Le rapport à la langue Dans l’étude du rapport à la langue des immigrés portugais et de leurs descendants (enfants et petits enfants), il convient de prendre en compte les deux composantes de la réalité sociale et du vécu: la condition d’immigré et la relation au pays d’origine. Pour les Portugais, la littérature sociologique (Charbit et alii., 1997; Oriol, 1983) souligne l’importance du va-et-vient entre la France et le Portugal tant sur le plan symbolique que matériel. Les deux langues, le portugais et le français, sont investies différemment selon que l’on a affaire à la génération des primo-migrants, ou à celle de leurs enfants ou petits enfants; selon que les parents travaillent dans un milieu immigré ou français; selon que les familles vivent dans un environnement portugais, dans un environnement français ou dans un milieu ethniquement mélangé, en milieu rural ou urbain où les formes de sociabilité varient; selon qu'il s'agit de couples dont les partenaires sont nés au Portugal ou en France ou de couples mixtes portugais-français ou d’une autre nationalité. La vitalité de la langue portugaise est la plus manifeste là où la densité dynamique de la communauté est la plus forte, où l’environnement lui offre des lieux de reconnaissance et d’expression (les associations, les fêtes, les bals, les équipes de football, les chorales, les groupes folkloriques, les cours de catéchisme, la messe en portugais, les cours de langue). Cet investissement, s’il est fonction des dynamiques familiales et environnementales, relève en dernier ressort de choix et de stratégies individuels d’affirmation identitaire. La scolarisation précoce, l’environnement et les média mettent rapidement la langue portugaise en concurrence avec le français. Les frères et soeurs communiquent entre eux en français, les parents ont acquis une certaine maîtrise du français et insensiblement le portugais perd du terrain dans la communication intra-familiale. Il est utilisé en alternance avec le français selon des règles complexes, en fonction du type d’interactions et des rôles des locuteurs (registre de l’affectivité, de la plaisanterie ou de l’exercice de 24 M.-C. Muñoz, Usages du français et double appartenance: le cas des Portugais en France l’autorité). Le français devient prépondérant dans la vie quotidienne. La maîtrise des codes oraux et écrits du français est une des conditions de l’ascension sociale. Le portugais est réservé à l’usage informel, intime, des échanges familiaux ou des échanges à l’intérieur des réseaux communautaires. Le statut des langues en présence et l’intériorisation par les locuteurs de ces représentations ont une incidence certaine sur la transmission. Certains parents, engagés dans un projet de mobilité dans la société française, ont intériorisé le discours dominant et en particulier celui de l’institution scolaire, qui a tendance à considérer le bilinguisme des classes populaires comme un handicap, comme un obstacle aux apprentissages fondamentaux et à la réussite scolaire, en conséquence ils ont choisi de ne pas transmettre leur langue à leurs enfants. Rappelons que la France est un pays monolingue: une seule langue pour tous et que “l’exception française renvoie à la mystique républicaine de l’unité qui a fait co(ncider de manière presque parfaite un territoire, une langue et une culture. Même si la société civile demeure très diversifiée culturellement, le projet politique n’en demeure pas moins fondé dans l’idéal, sur un refoulement de la diversité culturelle dans l’espace privé” (Cesari, 1998). Un des volets de l’enquête de l'INED détaillée plus haut explore les compétences linguistiques et les pratiques langagières des immigrés. Connaissance du français et du portugais 75% des Portugais enquêtés, tous âges confondus (20-59 ans), déclarent une bonne ou très bonne maîtrise du français. 61% des Portugais arrivés après l’âge de 15 ans parlent bien le français, 51% le lisent, tandis que seulement 17 % d’entre eux l’écrivent. Les différences entre la maîtrise de la lecture et de l’écriture trahissent l’apprentissage “ sur le tas ” des Portugais, qui n’ont pas suivi de cours de français et leur faible durée de scolarité: la majorité n’a pas dépassé les 4 années d’école primaire. 96% des Portugais arrivés avant 16 ans savent lire et écrire le français et 62% savent lire et écrire le portugais. Pratiques langagières Dans la sphère domestique, 17% des parents arrivés en France après l’âge de 15 ans font un usage exclusif du portugais avec leurs enfants, 26% un usage exclusif du français et 57% un usage alterné des deux langues. Les immigrés arrivés avant l’âge de 15 ans et scolarisés en France, abandonnent la langue maternelle au profit du français. Quand un des parents a été élevé en France l’usage de la langue maternelle chute brutalement. Quand le couple parental est mixte (franco-portugais), les échanges ont lieu quasi exclusivement en français. 25 M.-C. Muñoz, Usages du français et double appartenance: le cas des Portugais en France “La langue parlée avec les enfants tend à devenir principalement le français même lorsque les deux parents sont immigrés et qu’une alternance des langues permet le maintien du bilinguisme. Le français s’impose également comme l’idiome dominant dans les conversations entre frères et soeurs confirmant ainsi sa prééminence dans le langage familial” (Simon, 1997). Les jeunes nés en France dont les deux parents sont immigrés déclarent à 73% le français comme une (ou la seule) langue maternelle. 90% se déclarent capables de comprendre la langue portugaise et 80% de la parler. Les enfants de couples mixtes franco-portugais déclarent à 90% le français comme seule langue maternelle et 49% d’entre eux déclarent comprendre le portugais, 31% sont capables de la parler. Le taux de transmission du portugais par les primo-migrants à leurs enfants est élevé. Les retours annuels au Portugal, la réception d’émission de télévision en portugais grâce au câble et aux antennes paraboliques, l’écoute des radios communautaires locales qui émettent en langue portugaise, l’enseignement de la langue et culture d’origine ont contribué à ce maintien de la langue. Quand on passe à la génération suivante, le taux de transmission chute: 29% des enfants des jeunes nés en France de deux parents nés au Portugal parlent le portugais, contre 5% des enfants des jeunes nés France d’un couple mixte franco-portugais. Les petits-enfants des immigrés sont peu nombreux à pouvoir s’exprimer dans la langue de leurs grands-parents. Sur deux générations, nées en France, l’abandon de la pratique du portugais concerne la majorité des enfants dits de la 3ème génération. L’accès à l’enseignement institutionnel du portugais pourrait relayer la transmission familiale à condition qu’il y ait inversion de la tendance actuelle. Les résultats de cette enquête quantitative, fondée à la fois sur l’autoévaluation des interviewés et sur le jugement de l’enquêteur, se voient dans leurs grandes lignes confirmées par les observations de terrain à caractère sociologique et les études des linguistes et des psycholinguistes en milieu scolaire ou en milieu naturel (Villanova, 1986; Dabène & Billiez, 1987; Deprez de Heredia & Varro, 1991; Vermès & Boutet, 1987). Le français est la langue dans laquelle s’expriment le plus spontanément les enfants de Portugais: une enquête auprès d’élèves de l’enseignement primaire qui suivent un enseignement en langue portugaise (Tome & Pieres Carreira, 1994), montre que le français est la langue dans laquelle plus de 95% des élèves déclarent penser, calculer, rêver et à 90 % la langue dans laquelle ils préfèrent lire, écrire et raconter des histoires. Le français est la langue que les enfants parlent le plus avec les amis, avec les frères et soeurs, et même avec les parents; ils préfèrent parler le français à la maison; cependant les parents exigent d’eux de parler le portugais, notamment pendant les repas 26 M.-C. Muñoz, Usages du français et double appartenance: le cas des Portugais en France (pour 38% d’entre eux). Tant à la maison que dans la rue, le français est leur langue la plus spontanée. L’enseignement du portugais Le premier accord bilatéral pour un enseignement intégré des langues nationales des immigrés à l’école élémentaire (cours de langue et culture d’origine) a été conclu avec le Portugal en 1973. Rappelons que le mouvement associatif portugais s’est distingué par la place capitale qu’il a donnée dès ses débuts à l’enseignement de la langue portugaise aux enfants et à la revendication d’un enseignement officiel. Aujourd’hui, on enregistre une diminution constante du nombre d’élèves qui suivent un enseignement de langue et de culture d’origine (LCO) dans l’enseignement primaire, du fait de son statut marginal dans l’institution et de la non reconnaissance dont il souffre. Cet enseignement, dispensé dans l’horaire intégré, soustrait les élèves portugais à d’autres enseignement généraux, ce qui explique une certaine désaffection de la part des parents, qui lui préféreront l’enseignement différé en milieu scolaire ou dans le cadre associatif. Au début des années 1980 on dénombrait 450 enseignants de LCO; en 1996 ils n’étaient plus que 121 (données de l’Ambassade du Portugal, in Encontro, 30/11/1996) et le pourcentage d’élèves d’origine portugaise qui suivent cet enseignement est estimé à 31% (Tome & Pires Carreira, op. cit., p. 14). Dans le second degré on enregistre une très faible représentation du portugais dans l’enseignement des langues vivantes: seulement 0,24% des élèves de l’enseignement secondaire étudient le portugais, qui arrive en 7ème position derrière l’anglais, l’espagnol, l’allemand, le russe, l’italien et les langues régionales. Dans le premier cycle, peu étudiée par les Français et les non lusophones, la langue portugaise reste une sorte de ghetto pour enfants d’immigrés, ce qui lui confère une image dévalorisante et entraîne des conduites d’évitement: le refus du choix du portugais en première langue, l’anglais lui étant largement préféré. Les enfants de Portugais qui sont dans le cycle professionnel auront peu de possibilités de développer des compétences en portugais écrit et, conjointement, de découvrir la culture et l’histoire portugaise, l’offre d’enseignement du portugais y est quasi inexistante. A l’adolescence, le choix de la langue portugaise en seconde langue au Collège ou en troisième langue au Lycée, est une manière de renouer sur un mode actif avec la langue et la culture portugaise, avec la langue perdue de l’enfance. L’augmentation de l’usage du français et corrélativement la perte de terrain du portugais, sont liés aux évolutions de l’immigration portugaise au fil des quelque trente à quarante années écoulées, à la faiblesse de l’offre de l’institution scolaire en matière d’enseignement du portugais et au statut de 27 M.-C. Muñoz, Usages du français et double appartenance: le cas des Portugais en France la langue. Le maintien de la langue portugaise dans la perspective du retour, qui avait motivé la demande d’enseignement des primo-migrants en direction des autorité portugaises, n’a plus cours, le projet de vie de la deuxième génération en âge d’avoir des enfants, se situe en France pour plus de 80% d’entre eux et, s’ils souhaitent que leurs enfants étudient le portugais, ce sera au collège ou au lycée. Il n’en demeure pas moins que les retours au Portugal à l’occasion des vacances permettent de maintenir ou de renforcer la pratique du portugais. “Imigrês”, “frantugais” ou la "contamination" de la langue portugaise La langue portugaise qui se pratique en famille et entre Portugais est émaillée d’emprunts lexicaux et syntaxiques à la langue française. “La famille placée au sein d’un environnement plurilingue est un milieu de créativité linguistique. Elle développe un "dialecte" qui lui est propre, fondé à la fois sur des versions non standard des langues en présence et sur des formes de contacts” (Dabène, 1991). Ce portugais "abâtardi" par la langue française, désigné d’abord par le terme imigrês dans les années 80, puis frantugais dans les années 90, sera revendiqué par une petite minorité d’intellectuels et d’étudiants, fils d’immigrés, sur le mode de la provocation et de l’irrévérence envers les langues instituées des pays monolingues que sont la France et le Portugal. Ils créent dans les années 80 des revues littéraires, dont Albatroz revue trilingue en portugais, français et imigrês et proclament: “Nous disposons d’un outil: la langue portugaise atteinte de pollution positive. Quoiqu’il en soit, nous écrivons dans les deux langues, dans une frénétique copulation, dont le résultat est un agréable accouchement de production littéraire”. Ils font le constat que hors l’espace national la langue existe, qu’elle est vivante, qu’elle se transforme et subit des variations au contact de la langue française; langue en exil, langue d’immigrés, d’ouvriers, l’imigrês est le produit d’une réalité sociale et culturelle, c’est leur langue. Pour Oriol (1988), l’attitude de ces intellectuels organiques revient à fétichiser la culture populaire, tandis que de Certeau (1985) voyait dans ces nouvelles formes lexicales et syntaxiques une “économie inter-relationnelle de la langue”, témoignant non pas d’un manque mais d’une activité, d’une capacité créatrice. Aujourd’hui, c’est l’usage du français qui domine et cette valorisation du mélange et de l’alternance des langues dans l’espace public n’a plus cours dans la frange diplômée des jeunes d’origine portugaise, au contraire, elle se trouve stigmatisée par ces derniers, fussent-ils bilingues. “Cette attitude 28 M.-C. Muñoz, Usages du français et double appartenance: le cas des Portugais en France renvoie à une forme de distinction sociale et culturelle et à l’importance attribuée à la maîtrise des formes monolingues d’expression” (Barre, 1997, p. 28). L’usage du français au Portugal Lors des retours périodique au Portugal dans les villages d’origine où ils ont construit leur maison, les Portugais qui ont émigré en France et leurs enfants, que les co-villageois appellent os Franceses (“les Français”), font usage des deux langues. Au Portugal, la langue française, longtemps parlée couramment par une élite cultivée, est valorisée et son usage est valorisant. Les jeunes utilisent entre eux le français qui devient la langue de la connivence. Ils prennent conscience des limites de leur maîtrise du portugais et, au-delà de la difficulté d’expression en portugais, l’usage de la langue française traduit d’autres formes de sentir et d’appréhender de la conscience, ce que Roger Bastide (1970, p. 138) appelait l’acculturation formelle. Le bilinguisme au service de la mobilité Dans le contexte de la construction européenne, se développe un mouvement nouveau: les enfants d’immigrés utilisent les programmes européens de mobilité des étudiants (ERASMUS) pour aller faire une année d’études dans les Universités portugaises. Par ailleurs, un petit nombre d’entre eux ont choisi de faire des études supérieures au Portugal. L’on voit se créer des associations d’étudiants francophones dans les cercles universitaires, et les Instituts français de Porto et de Lisbonne signalent la fréquentation assidue de ces étudiants venus de France. Pour les jeunes, qui ont fait leur scolarité en français et qui ont suivi un enseignement en portugais (études secondaires ou supérieures), le développement de compétences à l’oral et à l’écrit dans les deux langues ouvre des possibilités de mobilité sociale et géographique, en France, au Portugal et au niveau européen. Pour les 15 à 20 % de jeunes les plus motivés à rentrer au Portugal, le bilinguisme sera un atout de l’insertion professionnelle au Portugal et c’est sur leurs compétences en français qu’ils joueront. Inversement, ce sont leurs compétences en portugais qu’ils feront valoir auprès des entreprises françaises en relation avec les pays lusophones ou encore leur plurilinguisme, auprès des instances européennes. La langue française support de la création et de la diffusion de la culture portugaise C’est dans la langue française que majoritairement les jeunes créateurs ou intellectuels portugais choisissent de s’exprimer. Elle est le support de la 29 M.-C. Muñoz, Usages du français et double appartenance: le cas des Portugais en France création littéraire, cinématographique, théâtrale et elle alterne avec le portugais dans les revues à caractère littéraire, culturel ou socioanthropologique, ou encore dans l’édition d’ouvrages bilingues. Le prix de la meilleure nouvelle de langue française (Santos, 1989) a été attribué à une jeune femme arrivée en France enfant. En 1975, lors du premier festival de Théâtre populaire des Travailleurs immigrés, expression culturelle immigrée, politiquement engagée et étroitement associée aux luttes ouvrières, trois troupes de théâtre portugaises jouèrent en portugais, puis les responsables choisirent de privilégier le français, seule langue commune à tous les spectateurs, dans les trois festivals suivants (Vaz, 1985). En 1998, le 7ème festival de théâtre portugais, festival itinérant organisé par la Coordination de collectivités portugaises de France, a programmé des spectacles du répertoire portugais en langue française, afin de s’ouvrir au public lusophile. A sa création, le festival invitait les troupes de théâtre amateur du milieu associatif et le thème principal était l’immigration. Aujourd’hui, les organisateurs font venir des compagnies du Portugal, afin de présenter la création théâtrale portugaise à la communauté portugaise et au public lusophone. Les cinéastes portugais (immigrés ou réfugiés politiques) qui se sont voulus les témoins de la vie de leurs compatriotes et des observateurs, au sens ethnographique du terme, de la communauté portugaise, ont choisi de s’exprimer et de faire s’exprimer leurs acteurs ou leurs témoins en français. Les bulletins de la presse associative sont soit exclusivement en français soit bilingues. Les revues à vocation littéraire et /ou culturelle sont bilingues. C’est dans l’espace public, fréquenté et partagé avec les Français et les autres habitants, que les descendants des immigrés portugais veulent présenter leurs créations et afficher leur patrimoine de luso-descendants comme s’autodésignent les plus jeunes d’entre eux. Si la première génération a longtemps cultivé l’entre-soi, et la célébration de la portugalité, expression de la ruralité, à travers ses activités et ses manifestations, la seconde génération à l’initiative d’un mouvement associatif autonome (Cordeiro, 1986), dégagé de l’influence et de l’encadrement des parents, souhaite faire connaître la culture portugaise à un public plus large en lui faisant découvrir une histoire et des productions culturelles aussi prestigieuses que celles de la majorité. Cette recherche de visibilité dans l’espace public vient en contrepoint à “l’invisibilité” (stratégie qui permet d’échapper à la domination et de préserver son identité et son intégrité) des parents qui célébraient la portugalité dans des espaces clos. Elle vise à une reconnaissance symbolique, elle a des motifs politico-idéologiques mais elle traduit également la pratique sociale des acteurs, qui circulent dans des espaces culturels différents. Il n’est pas rare 30 M.-C. Muñoz, Usages du français et double appartenance: le cas des Portugais en France que ces créations et ces productions soient également destinées au public portugais du Portugal, comme en témoignent les tournée théâtrales, les expositions, la vente de revues littéraires... En conclusion C’est par la dualité des affiliations que ces descendants d’immigrés portugais se définissent. Leurs parents leur ont transmis des valeurs et ont maintenu des liens suffisamment forts avec le pays d’origine, pour qu’ils puissent s’inscrire dans l’espace national français sans renoncer à leur héritage portugais. Ce sont des passeurs qui, d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre, d’un pays à l’autre, déclinent leurs appartenances tout en refusant l’imposition culturelle ou l’assignation identitaire d’où qu’elles viennent. Et c’est le plus souvent par le truchement de la langue française qu’ils s’expriment, comme luso-français ou luso-descendants, dans la société française, refusant le refoulement, l’effacement de la mémoire des origines. Note L’enquête a concerné une population totale de 13000 personnes, dont 1421 Portugais âgés de 20 à 59 ans immigrés (738 hommes et 683 femmes); les jeunes nés en France de parents portugais, sont âgés de moins de 30 ans, leur effectif est de 444 (233 hommes et 211 femmes); l’échantillon est représentatif de la France entière. 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