Canet, le 24 03 2014

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Canet, le 24 mars 2014- Le tableau de l’angoisse ( suite).
M. B. : Nous sommes le lundi 24 mars 2014.
Je reprends le tableau de lundi dernier.
Embarras
Empêchement
Inhibition
Tiercéité
Type
Passage à l’acte
Symbole
Symptôme
Argument
Emotion
Secondéité
Trace
Angoisse
Indice
Acting out
Dicisigne (proposition)
Emoi
Priméité
Ton
Fonction scribe
Icône
Univers du
discours
Rhème (verbe)
Interprétantation
J’insiste sur l’intérêt de ce tableau qui n’est pas cette fois-ci le parcours repris plusieurs fois
sur l’empêchement, l’embarras, et tous ces machins-là, mais le rapport entre la sémiotique et
le tableau. Je vous rappelle que c’est un tableau marqué par la négativité, ce que vous voyez
apparaître en sémiotique n’est pas du fait de la présence de l’élément en question. Prenons la
question de l’indice, une question que j’ai souvent abordée mais de façon un peu rapide, parce
que je trouve que c’est la plus difficile en sémiotique, je vais donc commencer par là…
C’est l’indice qui crée le monde, ce qui est difficile à penser, ce n’est pas du tout le monde
auquel on se réfère indiciairement qui est la pensée habituelle, dualiste que nous avons. Il y a
le monde et des signes qui viennent se débrouiller avec le monde, cette conception est à
remettre en question, je ne dis pas « éradiquer » parce qu’on ne peut pas s’empêcher de penser
ainsi, moi compris, mais il n’empêche qu’il y a un travail à faire pour éviter ça, pour essayer
de comprendre que c’est grâce aux indices à notre disposition qu’on peut fabriquer le
monde…
Prenons l’exemple de Robinson Crusoe, il voit une trace de pas, il se trouve dans état de
désêtre absolu très bien décrit par Tournier dans son livre Robinson ou les limbes du
pacifique… L’exemple que je prends est un peu vicié parce qu’il a déjà fréquenté des êtres, ce
n’était pas un enfant sauvage mais il n’empêche que dans ce moment-là, quand il voit cette
trace de pas, il ne se dit pas que c’est Vendredi mais le diable, c’est extraordinaire… Dans son
monde si fermé, il est incapable de penser à l’homme, et l’idée que l’indice est l’indice d’un
homme est une idée fausse, qui n’est pas du tout présente dans le bouquin, c’est d’ailleurs très
astucieux de la part de Daniel Defoe… Il n’arrive pas à ce moment-là à créer l’homme, il va
lui falloir attendre un certain temps pour pouvoir arriver à en fabriquer un.
Le monde tient parce que nous avons des indices, sans indices, il ne tiendrait pas. Ce sont des
réflexions qu’on peut avoir particulièrement avec le délire, il n’y a pas d’indices, le monde
échappe totalement, un peu comme Robinson Crusoe, qui n’est pas dans la disposition de
pouvoir référer à quelque monde que ce soit. Il est avec ce pas, comme dit Lacan, comme un
poisson devant une pomme, il y a le diable, qui signifie ce qui est jeté en travers, le
diabolon…
Georges Perez : Et ça s’oppose au symbole par exemple, l’indice, il résiste…
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M. B. : Nous en sommes encore loin, pour le moment je suis simplement à l’indice. C’est
quelque chose que les mathématiciens savent bien, dans leur jargon, il y a un truc qui
s’appelle il existe, E à l’envers, il existe X est une manière de créer X par l’indice, on fabrique
quelque chose qui va être porté par l’indice, ce n’est pas le X qui a une existence particulière
et qu’on découvre, non, c’est une affirmation d’existence. Celle-ci dépend des indices, le
délire est un moment où justement ce travail indiciaire ne marche pas, rien ne vient répondre à
l’indice, il n’y a rien qui puisse venir tenir lieu de quelque chose qui vient supporter l’indice.
A propos du délire, Lacan dit que le délirant est d’une certaine façon obligé de créer quelque
chose pour venir suppléer au réel supporté par nul indice. C’est quelque chose qui est créé
lorsqu’il y a un indice pour le porter, sur ce bureau, il y a des traces de cendres, vous allez dire
il y a du tabac quelque part dans le coin, c’est dans ce registre-là que ça se passe, mais d’une
certaine façon l’indice en lui-même, certes vous vous allez le voir comme référant au tabac
parce que vous avez pris l’habitude de faire ça, mais dans sa première arrivée l’indice
lorsqu’il sert réellement d’indice il fabrique le monde.
L’enfant fabrique le monde maternel avec le sein qu’il tient dans sa bouche, c’est une très
belle image de ce que peut être l’indice dans la constitution du corps maternel, il constitue le
corps maternel à travers cet indice. C’est la chose la plus difficile à comprendre, à mon sens,
sémiotique, contrairement à ce qu’on raconte, parce que ça a l’air banal. En plus, en anglais
indice se dit index, aussi les grands traducteurs de Peirce on parlé d’index, le doigt, comme si
ce doigt allait toujours être l’indice… Déjà quand on montre du doigt, on créé le monde, les
choses sont bien dessinées comme objets. On peut dire que là, dans la fabrique réellement de
l’objet, l’indice crée l’objet. Est-ce que pour autant, cet objet n’avait pas quelque être avant ?
oui, sans doute, mais pas comme objet, c’était il y a quelque chose, de très vague…
Schotte, Oury, Maldiney et consorts, en référence à Heidegger, parlent du es gibt, il y a, le es
qui est le fameux Ça de Freud. Quand Freud dit Ça, qu’est-ce qu’il crée ? Il crée l’inconscient
Cela ne veut pas dire que l’inconscient c’est chaque fois qu’on dit ça, le ça peut être dit dans
tout un tas de circonstances, mais pour pouvoir créer l’inconscient il va dire le Ça. Il crée
finalement une forme d’objet, un objet de pensée, certes, qui sera l’inconscient, et dont le Ça
sera un indice. Ce n’est pas un symbole, Ça est un type.
C’est un type et non un symbole parce qu’il va dépendre des circonstances de l’énonciation,
ça ne signifiera pas la même chose suivant les circonstances de l’énonciation Le propre du
symbole est une certaine fixité d’interprétation ; chaque fois que l’interprète doit faire
référence aux conditions de l’énonciation c’est qu’il y a quelque indice présent là-dedans. On
pourrait se demander ce qu’est un symptôme, eh bien, un symptôme c’est un manque
d’indice. Certes, à un moment donné on va essayer de permettre au symptôme de fabriquer
quelque chose qui peut être un indice. Le symptôme lui-même n’est pas quelque chose qui est
à proprement parler un indice sinon on pourrait dire que l’objet serait révélé, or, justement, il
ne l’est pas. Il faut maintenant arriver à trouver un chemin qui nous permette d’accéder à
l’objet.
Laurence Fanjoux-Cohen : C’est vrai que c’est un peu traître parce qu’on pourrait penser que
c’est un indice…
M. B. : Oui, le symptôme est classé habituellement du côté des indices ou des symboles, ça
dépend… Gérard Deledalle disait fréquemment que le symptôme, pour le médecin, est un
symbole, par contre pour le patient, c’est un indice… On voit qu’il ne devait pas être trop
hypocondriaque, parce quand qu’un hypocondriaque a une douleur, ça y est, ça arrive, la
maladie arrive…
Ce qu’on peut retenir, c’est dire que précisément le symptôme apparaît là où il y a une
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absence d’indice, quand vous avez quelqu’un qui est un peu hypocondriaque… Mais, moi, ce
que je rencontre le plus, ce sont des nosophobiques, d’emblée ils vont à la recherche
d’indices, ils vont voir, ils demandent des examens, des prises de sang, pour s’assurer de la
non présence de la maladie, mais, ça, c’est une autre paire de manches… C’est bien la course
après les indices, et la course du côté de l’absence d’indice, c’est très curieux ça, il va
chercher l’absence d’indice, mais pour ça il va d’abord forger des indices qui puissent dire si
c’est présent… On le voit très bien avec les nosophobiques qui sont capables de résister à un
examen où tout est parfait, mais où, à un certain niveau, un dosage est légèrement inférieur à
la moyenne admise, il y a quand même quelque chose...
Le symptôme repose sur une absence d’indices et peut mener sa propre vie pseudo indiciaire.
Les nosophobiques en sont le plus bel exemple parce qu’ils attendent la maladie, ils attendent
la jouissance du moment où on leur apprend qu’ils ne l’ont pas, qui est un moment de grande
libération…
Louise Jacob : … Je voulais demander, quand il n’y a pas de signes autres que la douleur, estce que celle-ci est un symptôme en soi ?
M. B. : Non, la douleur est un phénomène uniquement psychique. Cela fait partie des débats
avec Roger Fleuret, ça ne règle rien du tout pour les personnes concernées, mais en revanche
nous, on peut le penser comme ça. Par exemple, les gens qui s’occupent de soins palliatifs
sont appelés par une équipe, ou par une famille, au chevet d’un patient supposé mourant, il se
plaint de douleurs terribles qui pour la famille, sont annonciatrices de la mort qui tarde à
arriver, pour l’équipe, c’est un devoir d’éradiquer la douleur, c’est écrit dans tous les textes, le
bonhomme reste lui comme un con avec sa problématique, en voyant passer autour de lui soit
des gens qui lui veulent du mal comme peut être l’environnement immédiat, soit des gens qui
viennent comme des docteurs Diafoirus exprimer leur savoir médical ; autre position, cette
même équipe cette fois-ci réagissant intelligemment, qu’est-ce qui se passe ? il y a quelque
chose qui a bougé dans sa vie ? Peut-être une absence de présence, simplement, une douleur
d’être, ou une douleur de mourir, je ne sais pas, il y a des tas d’occasions d’avoir des douleurs
comme celle-là… Ils ne se jettent pas sur les médicaments, ne donnent pas immédiatement
des pilules pour éradiquer une douleur inéradicable. La problématique de la douleur, tout à
fait spécifique, est à mon sens à distinguer de la souffrance, à qui on peut donner quelque
chose de matériel. On peut parler de la souffrance des tissus, par exemple le marin pourra
faire souffrir un cordage, il est trop tendu, on voit bien que la souffrance s’exerce réellement
dyadiquement sur un corps. Pour la douleur, c’est autre chose, c’est un environnement d’être
avec la perception de cette chose qui ne va pas. C’est, à ce titre, pleinement un symptôme au
sens de la sémiologie médicale, mais de quoi ? ça montre bien que le symptôme en lui-même
est basé sur le fait qu’il y a un indice manquant.
A partir du symptôme, on va courir vers l’indice manquant. Ce en quoi le symptôme médical
n’est pas véritablement un indice, il est un proto-indice ou pré-indice ou post-indice, à classer
dans le monde indiciaire.
Il faudrait faire une distinction dans les indices, on peut distinguer la trace indiciaire, le pas
sur le sable dans Robinson et le type indiciaire, qui lui, du fait d’être un type apporte quelque
chose de beaucoup plus vaste et oblige à une recherche. Le symptôme est clairement un type
indiciaire et nous n’avons pas intérêt, nous, à croire que c’est une trace indiciaire, à croire
qu’on a un accès direct à la chose…Une éruption de boutons, bien sûr, c’est matériel, mais il
n’empêche que c’est un type, qu’on appelle bouton, c’est déjà quelque chose qui est enregistré
dans le grand manuel de la vie…
Geneviève Faixas : Ce n’est pas des allergies…
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M. B. : On se précipite tout de suite sur la solution, non, le passage du symptôme à l’indice est
un travail qui va pouvoir lui permettre de se repérer dans le monde. C’est un long travail, ce
n’est pas quelque chose qui se fait avec une si grande simplicité.
Au cœur de l’histoire il y a la question du symptôme qui me paraît très importante parce
qu’elle met en lumière, de la manière la plus crue, le fait de l’absence d’indice On a un
symptôme quand on a l’absence d’indice, c’est dans ce sens-là que la douleur peut être un
symptôme, parce qu’on n’a pas d’indice, quand vous avez un type qui râle, qui est souffrant,
dans une situation de haute précarité juste avant la mort, eh bien, la douleur est là mais on
peut dire que, certes, c’est un symptôme, mais il reste encore à découvrir l’indice. Parfois le
type avisé des soins palliatifs va se dire qu’il y a quelque chose d’une souffrance tissulaire qui
pourrait être traitée, ça se fait, là n’est pas la question. Mais sur le plan où je me situe, le
symptôme doit pouvoir être couplé sémiotiquement avec une absence d’indice, à la recherche
de l’indice perdu. Il me semble qu’on pourrait le dire pour chacune des cases du tableau que
nous avons à explorer.
Là où c’est le plus clair parce largement parcouru par Kaufmann, Oury et consorts, c’est la
case de l’embarras, c’est le fait de ne pas avoir de type à sa disposition. On est embarrassé
parce qu’on n’arrive pas à entamer une conceptualisation de la question, c’est ça l’embarras,
Cela ne veut pas dire que la personne hésite sur la conduite à suivre mais elle ne sait pas ce
qui lui permettrait d’entamer une véritable recherche. Oury dit que l’embarras doit conduire à
la production. S’il s’agissait pour le symptôme de produire un indice, là, pour l’embarras, il
s’agit de produire un type.
Ce petit travail on peut le continuer sur le reste, puisqu’on est sur cette diagonale de
l’embarras et du symptôme, on arrive à l’émoi comme absence de rhème, ça, c’est compliqué.
Le rhème a priori c’est le verbe, une sorte de verbe qui roderait sans avoir de point de fixation
particulier sur quelque chose. Si vous vous livrez à une analyse intérieure de l’émoi, des
moments où vous avez eu de l’émoi, c’est à mettre du côté de la crainte, la peur, elle, a un
objet déjà connu, voire identifié. La crainte n’a pas d’objet, certes, mais elle est liée à la
présence d’un objet, pas n’importe lequel. C’est une crainte mais ça ne peut se réduire à ça, il
y a dans l’émoi quelque chose qui est à la fois du registre de l’envie d’être là tout en craignant
être là, ce qui manque c’est une représentation verbale. Quand je vous raconte l’émoi d’une
jeune fille dans les jardins de Versailles qui frôle son amoureux, je vous dis toujours qu’après
elle va l’écrire sur son petit journal, elle va essayer de trouver les verbes qui lui permettent de
saisir ce qu’elle vient de vivre. Cet émoi vécu va donner lieu à une production, une
efflorescence verbale, et sinon, on peut par exemple être dans l’émoi et être poursuivi par
l’émoi mais justement tant qu’on n’a pas trouvé les mots pour le dire, pour parler comme…
G. F. : Marie Cardinal.
M. B. : Oui. La question étant de pouvoir plutôt verbifier, si je puis dire, quelque chose, parce
que verbaliser déjà on est dans le discours. Verbifier, faire du verbe là où il s’est avéré absent.
Nous, on n’est jamais à court de verbes, bon, on peut toujours tomber sur de mauvais verbes,
se tromper de verbe, mais il n’empêche qu’on n’est jamais à court de verbes, or, dans l’émoi,
c’est le verbe qui est en question. Et j’insiste beaucoup là-dessus parce que ça c’est assez
subtil.
Vous me demandiez la différence entre émoi et émotion.
Dans l’émotion, ce n’est pas le verbe qui manque mais le dire quelque chose, ce n’est pas
pareil, le verbe ne peut pas être dit comme tel, vous n’allez pas comme ça dire un verbe,
sauter comme un cabri en disant un verbe, ça ne marche pas comme ça. Ce qui se passe dans
l’émotion, c’est l’impossibilité d’un dire, il y a une proposition qu’on ne peut pas formuler.
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La seule chose qu’on pourrait dire c’est : « Je suis ému », un constat qui déjà vous mettrait
hors de l’émotion.
Chez moi, il y avait une histoire très célèbre là-dessus, c’était un bonhomme qui se présentait
à une élection, il s’installe donc à la tribune pour un discours, et ma foi comme il avait sans
doute écouté les conseils d’Horace Torrubia, il savait qu’il fallait qu’il dise tout de suite l’état
dans lequel il était, ce qui permettait de le libérer de la parole. Il était à Arboussols, à l’époque
où c’était un petit village suffisamment florissant, il y avait là du monde et lui, de sa tribune, il
dit : « Je suis ému », et la foule de s’écrier : « Vive Zému !!! »
Ceci pour dire à quel point le je suis ému à quelque ambiguïté, c’est difficile de le dire comme
ça. Dans l’émotion, par contre, on ne peut pas parler, la gorge est serrée, les mots ne viennent
pas. Vous regardez un film à la télévision qui vous fait pleurer, vous êtes dans l’émotion, vous
pouvez déborder mais là, on vous la coupe, vous êtes au cinéma, vous n’allez pas vous mettre
à crier, à hurler je suis ému, parce qu’on ne dirait pas vive Zému !!! mais plutôt : « Tais toi,
pauv’con ! »…
Vous voyez ici la différence entre une proposition et un verbe, une proposition nécessite
quelque lien avec l’existant. Pour qu’il y ait une proposition, il faut un lien avec un indice,
l’émotion est finalement une rupture du lien, il n’y a pas de possibilité d’établir de lien entre
le verbe et l’indice.
C’est curieux, on voit bien qu’il y a un petit triangle où les choses se tiennent ensemble, le
triangle symbole-émotion-émoi, un symbole qui se tient bien, tout est mis ensemble,
l’émotion qui est l’absence de proposition, qui repose, sans doute, sur quelque chose qui est
du niveau du symptôme. D’où son succès dans la psychologie de bazar, oui, il faut travailler
les émotions, je vous renvoie à la lecture du Fémina du dimanche matin…
G. F. : Tisseron en parle du partage des émotions…
M. B. : Mais oui, bien sûr, les émotions, ça se partage, je ne suis pas en train de vous dire
d’éradiquer les émotions, il y a des moments d’émotion, je me souviens des fins d’analyse où
au moment de se saluer, tout le monde est ému… Je ne suis pas en train de faire la critique des
émotions, je dis que la proximité de l’émotion avec le symptôme fait penser à beaucoup que
l’émotion est un symptôme. Travailler ses émotions, ce n’est pas travailler le symptôme…A
la limite, s’il fallait travailler ses émotions, je ne sais pas trop pourquoi d’ailleurs, eh bien, il
faudrait faire un lien entre l’émoi et le symptôme, on pourrait peut être toucher là, quelque
chose du niveau de l’émotion, entre le verbe et l’indice. L’émotion, sous cet angle-là, c’est
peut-être la rupture d’un chemin entre le symptôme et l’émoi…
Julien Allemand : … par l’acting out, parce que dans le tableau… c’est un autre chemin…
M. B. : Dans ce triangle, il n’y a pas l’acting out…
J. A. : Non mais quand on regarde le tableau on a l’acting out qui n’est pas loin…
M. B. : Il y a (es gibt !) d’autres choses qui ne sont pas loin, ce que je veux dire par là c’est
que ça ne suffit pas… Ce qui est intéressant c’est que ça forme un premier réseau, l’émotion
nous permet de faire le lien puisque celle-ci est l’absence d’une proposition. La proposition
étant, elle même, quelque chose qui est un verbe associé à un indice, dans ce triangle, il y a
peut-être quelque chose à voir sur les trois, qui pourrait donner lieu à des distinctions entre les
différents types d’émotion, l’émotion dans laquelle l’émoi est dominant, on ne peut pas parler
parce qu’il n’y a pas de verbe, le passage de l’émoi à l’émotion une fois la crainte levée. Peutêtre que la jeune fille qui écrit dans son journal, après avoir eu son émoi, était émue de ce
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qu’elle avait ressenti…Tout ceci pour essayer de vous faire penser sur des concepts…
J. A. : Dans Théorie et pratique du signe, avec la hiérarchie des catégories il y a des choses
qui sont possibles, et des choses qui ne sont pas possibles, mais comme le tableau est à
l’envers…
M. B. : Oui, j’ai mis le tableau à l’envers exprès, pour vous obliger à réfléchir…En remontant
de l’émoi et de l’émotion, on arrive à l’inhibition…
Laurence Fanjoux-Cohen : Je pensais qu’on ne pouvait pas passer de l’émoi à l’émotion parce
que tu insistais à chaque fois en disant que ça n’a rien à voir…
M. B. : Ça n’a rien à voir, c’est ça, c’est un bon point de départ…
L. F.-C. : Mais si ça n’a rien à voir on ne peut pas passer de l’un à l’autre…
M. B. : Mais justement par le biais de la sémiotique on a le moyen de pouvoir creuser un
chemin, par exemple ayant ressenti un émoi on peut en conserver une émotion, on continue à
se taire mais dans un autre état. L’émoi est un état fugace, ce n’est pas un état persistant,
l’émotion peut être un état persistant, on peut être ému assez longtemps…
L. F.-C. : Si ça n’a rien à voir, c’est bien séparé, il n’y a pas de chemin possible…
M. B. : Non, tu es radicale, il faut voir les liens entre les différentes choses. Maintenant, je
vais faire pire encore, puisque je vais aller vers l’inhibition.
Kaufmann, Oury et Lacan disent que ce qu’il faut mettre du côté de l’émoi, c’est la présence
de l’objet a. Personne n’en fout une tartine sur l’émotion, en revanche sur l’inhibition, vous
avez les fameux aphorismes de Tosquelles : l’inhibition c’est quand deux trains entrent en
gare et qu’ils arrivent sur la même voie, il dit qu’à ce moment-là, ça s’arrête sinon c’est la
catastrophe, c’est pas mal, ça…
L. F.-C. : C’est un peu source de confusion parce qu’on peut penser qu’ils arrivent face à face,
j’ai mis longtemps à comprendre que c’étaient deux voies parallèles… Une erreur
d’aiguillage, quoi…
M. B. : Attendez, c’est une image, gardez vos capacités métaphoriques, par pitié, sinon on
s’en sortira pas.
Pour Oury, qui suit Lacan, Freud et les autres de façon très claire, c’est quand deux désirs
contradictoires sont ensemble… Freud dit que l’inhibition se produit quand on est en présence
d’un vœu préconscient et d’un vœu conscient…
G. P. : Le vœu…
M. B. : C’est le Wunsch que Lacan a traduit par désir. Freud appelait ça le Wunsch, et les
traducteurs français l’ont traduit par vœu, ça marche, il y a les souhaits, les vœux.
Lacan a imposé sa traduction, le désir, ça donne souvent lieu à des péroraisons extraordinaires
sur les derniers paragraphes de L’interprétation des rêves où Freud parle du désir
indestructible. Il dit que le désir est indestructible, une chose sur laquelle insiste beaucoup
Oury en disant que quelque soit les conditions humaines de vie, même si elles sont d’une
absolue précarité, il y a du désir. Il en parle à propos des musulmans dans les camps de
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concentration, je pense à Agamben, comme quoi les musulmans étaient eux aussi désirants, ce
n’étaient pas des êtres pour la mort…Il en parle, il donne des témoignages de musulmans qui
s’en sont sortis tout de même …
L. F.-C. : C’est dingue qu’on n’ait jamais trouvé la raison pour laquelle on les appelait les
musulmans…
M. B. : Primo Levi les appelait comme ça, peut-être que dans son camp, ils étaient appelés
comme ça, c’est lui qui a insisté sur les gens qui étaient dans les états les plus effondrés, dès
qu’on les voyait on savait qu’ils allaient mourir…
L. F.-C. : Je croyais que c’était un terme global à l’époque… alors peut-être que c’est une
reconstitution a posteriori…
M. B. : Oui, mais le terme choisi par Primo Levi s’est imposé… Et surtout la chose, dans Si
c’est un homme ou Le devoir de mémoire, il raconte que dès qu’on voyait ces gens, on savait
qu’ils ne résisteraient pas au camp, on les appelait les musulmans pour ça… Cela a donné lieu
à des élaborations de la part de psychanalystes assez connus qui disaient que les musulmans
étaient sans désir, ça fait bouillir Oury pour qui nul n’est sans désir, dès qu’on est un être
existant, on a du désir, et aussi longtemps qu’on est un être existant. Il reprend Freud sur le
désir indestructible.
Agamben est arrivé par la suite avec son livre Ce qui reste d’Auschwitz, dans lequel il donne
des témoignages de musulmans, qui racontent qu’ils n’étaient pas destinés à mourir mais
qu’ils étaient soumis au rejet de la part des autres, comme quoi on trouve toujours pire que
soi, c’est une chose terrible, des camps dans les camps, ça donne à penser …
Le désir, Freud l’appelait le wunsch, les traducteurs ont gardé vœu, dans la nouvelle
traduction que j’aime bien je ne sais pas s’ils parlent de souhait, je n’en suis pas sûr, c’est là
que Lacan a fabriqué toute sa conception du désir.
Deux désirs arrivent en gare au même moment, rien ne permet d’articuler les deux désirs,
c’est pour ça que j’ai mis l’argument là-dedans, parce qu’il relie… On peut dire qu’un désir
est une sorte de proposition, c’est toujours en avant de soi, le désir, qu’il soit préconscient ou
inconscient, il est proposé… C’est le lien entre les deux propositions, ce par quoi on pourrait
les penser ensemble est détruit, il n’y a pas d’argument possible. Les deux propositions se
présentent devant nous sans qu’on puisse en faire quoi que ce soit, on ne peut pas les articuler.
Lorsqu’on pourra articuler ces deux propositions, on pourra lever l’inhibition, la levée
d’inhibition correspond à la production d’un argument.
Il y a plusieurs choses qui sont couvertes par le terme d’argument, ce qui veut dire qu’il y a
peut être des types d’inhibition suivant la nature de l’argument touché…
Quel sont les trois arguments ? Le premier argument, le plus célèbre ici, est l’abduction, le
deuxième, célébrissime ailleurs, est la déduction, le troisième est l’induction, je vous en ai
parlé longuement en début d’année, du rapport entre ces trois arguments.
L’argument manque, il n’y a pas de possibilité de lien entre les deux chemins propositionnels,
on pourrait dire en quelque sorte qui se présentent à nous, donc la destruction même de
l’argument, ou plutôt le fait que face à l’absence d’argument les deux choses vont rester… les
deux trains vont rouler l’un à côté de l’autre, ou bien face à face mais… c’est vachement
mieux parce que tant qu’il n’y a pas de gare, ils ne s’en aperçoivent pas, ça peut tenir, les
deux propositions peuvent tenir longtemps. Je préfère l’image des voies parallèles, parce que
face à face là fatalement il y a un moment de rencontre, alors que là il faut l’occasion d’une
gare pour révéler que les deux arguments ne sont pas liés. Deux choses parallèles ne sont pas
liées sauf par leur parallélisme, qui est déjà un lien, c’est un peu douteux, mais il n’empêche
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que pendant un temps les deux peuvent être sur la même voie sans s’en apercevoir.
G. P. : Ils se rejoignent à l’infini quand même …
M. B. : Ils peuvent se rejoindre à l’infini mais il y a une gare pour un train, et à ce moment, on
s’aperçoit de la réalité de l’inhibition, attention il ne faut pas entrer en gare, il n’y a pas intérêt
à produire un acte parce qu’il serait catastrophique. Tosquelles met de la dramaturgie autour
de l’inhibition, qui d’habitude est un peu planplan, tout à coup, on peut se mettre à rêver, mais
il me semble qu’on rêve mieux avec le parallèle qu’avec le face à face…
L. F.-C. : Avec le face à face ça ne marche pas…
M. B. : Non, ça ne marche pas, tant qu’il n’y a pas de gare, c’est bon, on peut être inhibé sans
le savoir, ce qui est le cas le plus courant. On ne connaît pas nos inhibitions, sauf quand tout à
coup, on entre en gare et qu’on doit freiner, pas d’acte, faites gaffe, c’est ça non ?
On est dans une colonne qui est sacrément intéressante parce que c’est l’interprétantation, on
est devant quelque chose qui est justement tout ce qui est, tout se passe au niveau des
interprétants, l’homme interprète le monde à travers ses émois, ses émotions.
Ceci pour vous dire que je ne crache pas sur les émotions, les émois, les inhibitions, ce sont
des modalités interprétantes qui sont des modalités de refus d’interprétants Dans cette
colonne, nous avons toutes les positions de refus d’interprétants. Vous avez un scribe qui vous
fait une proposition, il y a l’univers du discours, et tout à coup, vous disposez de moyens de
fuir la dimension interprétante. L’interprète ne se prête pas au jeu de l’interprétation, c’est une
chose très important parce que nous, on dit qu’il interprète… C’est le désir du scribe qui va
faire que l’interprète va interpréter…L’interprète est perclus d’humanité, ce qui veut dire qu’il
peut être ému, le scribe écrit quelque chose et lui, est ému… Par exemple, le bonhomme
s’approche et frôle la bonne femme, c’est un scribe dans la feuille d’assertion de Versailles,
mais elle, elle ne peut pas interpréter, elle pourrait le faire dans un film américain… À
l’époque ça ne se faisait pas, certes, ils faisaient la même chose mais un peu différemment, ça
se passait sous les robes, c’était plus compliqué, caché… L’émoi était peut-être plus cultivé à
l’époque que maintenant où on ne voit pas beaucoup d’émoi dans un blockbuster américain, et
soi même, on n’en ressent pas non plus dans ces histoires, du moins pour ma part…
Sur l’émotion, comme on ne peut parler au cinéma, eh bien, on peut se laisser aller à ses
émotions, on est tranquille, on est en paix avec notre conscience. Quand on est ému dans la
vie courante, on est dans la gadoue parce qu’on ne peut pas parler, et que, du coup, la relation
avec l’autre est un peu pourrie… Et c’est pire quand on est inhibé puisqu’on ne peut même
pas faire savoir qu’on a compris quelque chose de ce qui se passait, l’argument nous a
manqué, il faut donc faire des arguments.
Nous sommes dans la question de l’interprétant, jusque là, vous pouviez avoir l’impression
qu’il suffisait d’un scribe pour que l’interprétation surgisse, eh bien, non, certainement pas.
C’est pour cela que je mets le désir du scribe dans l’histoire, parce que s’il y a quelque chose
qui peut permettre de transpercer toutes ces barrières que sont l’inhibition, l’émotion et
l’émoi… Bon, les barrières sont à un autre niveau, mais, à mon sens, l’émoi fait partie de la
barrière psychique de la honte, il y a du rouge dans l’émoi, on peut rougir d’émoi, en latin
« avoir honte de » se dit erubescere, devenir rouge…
G. P. : Je pense à la colère…
M. B. : La colère dans l’émoi ?
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G. P. : Le rouge…
M. B. : Oui, on est rouge de colère mais je pense surtout au rouge de la honte, c’est celui-là
qui m’intéresse, c’est sûr que le rouge peut être dans d’autres dimensions mais je ne sais pas
si la colère est à mettre du côté de…
G. P. : Non, non…
Public : Tu disais tout à l’heure que l’embarras fait rougir…
M. B. : Oui, parce que l’embarras fait partie de la honte, la première diagonale est la
diagonale de la honte, de la même façon que dans l’émotion ce qui est touché, c’est la ligne
du dégoût, ça se voit bien dans l’hystérie… De la même façon que l’inhibition est dans la
ligne de la culpabilité, ça, c’est plus complexe, d’une certaine dimension de culpabilité…
Tous les éléments du tableau sont à la fois des révélateurs et des éléments d’une barrière, tout
ce qui révèle cache mais on ne va pas mettre en opposition les deux choses, ça peut être la
même fonction.
Tout ce que j’ai essayé de vous dire aujourd’hui, c’est que tout ce qui est caché, l’indice sous
le symptôme, le verbe ou le rhème sous l’émoi, la proposition ou le dicisigne sous l’émotion,
ou l’argument sous l’inhibition, eh bien, toutes ces choses révèlent en même temps les choses
qui les cachent. Et quand on les sort, les choses qui les cachent les révèlent, il y a tout un jeu
extrêmement complexe qui fait que nous n’avons pas intérêt à nous mettre dans des systèmes
d’opposition qui sont sans but.
La question, c’est de voir qu’on est dans un même registre, que ce soit par la négative de telle
fonction qui apparaît absente, que dans le positif. Globalement, tout ce qui est dans cette
colonne correspond à ce qu’on pourrait appeler une forme d’impuissance de l’interprète, c’est
tout ce qui peut rendre un interprète impuissant, on est là dans une certaine dimension de
l’impuissance.
L. F.-C. : C’est pour ça que le désir du scribe peut venir lever…
M. B. : Alors voilà, c’est pour ça que le désir du scribe peut venir faire quelque chose dans
tout ce bousin. À suivre, suspens…
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