Pierre Verstraeten, professeur de philosophie C’était il y a un peu plus de 35 ans. Il y a longtemps. Je m’aventure dans le souvenir, avec ses imprécisions, mais aussi sa vivacité, sans chercher à vérifier quoi que ce soit. Pierre Verstraeten était avant tout un professeur de philosophie. Un professeur. Non un enseignant-chercheur, comme on dit aujourd’hui, qui aurait pensé d’abord à publier et aurait ensuite exposé le résultat de ses recherches à un public d’étudiants. Non. S’il cherchait, c’était devant les étudiants, dans le rapport à eux, grâce à eux, et il écrivait peu. L’oral était son mode d’expression. Il y a 35 ans et quelque, donc, à l’Université Libre de Bruxelles. Je suis en première année, en première candidature, disait-on alors, j’étudie le droit car mes parents en ont voulu ainsi. Je voulais étudier le grec ancien, mais c’est là, à leur avis, une cause irrémédiablement perdue. A cette époque, choc pétrolier oblige, nous sommes éduqués dans la peur du chômage, il faut faire des études rentables : le droit en l’occurrence. Nous apprenons les rudiments de la chose juridique et avons aussi des cours de culture générale, dont un cours de philosophie, que nous partageons avec d’autres facultés. L’auditoire Paul-Emile Janson (en belge, auditoire signifie amphi) est bondé. Presque dix ans ont passé depuis mai 68, mais, quand un professeur fait son entrée, les étudiants font encore mine de se lever. Certains membres du corps académique, à la faculté de droit, continuent à considérer avec faveur cette révérencieuse convention, d’autres font un geste de la main, restez assis, et tout se résout dans un brouhaha décroissant et d’inutiles grincements du mobilier. Pierre Verstraeten ne laissait sûrement pas ses étudiants se lever –il avait participé activement au mouvement de mai–, mais je n’ai plus d’image nette à ce sujet. Par contre, je me rappelle l’entame, l’attaque d’un cours, peut-être du premier, une phrase de Goethe, dont la littéralité s’est effacée de ma mémoire, et je m’interdis de tenter de la retrouver en feuilletant Faust ou en exploitant les mille ressources du Web –in illo tempore inconnu–, mais dont le sens perdure en moi : plus on possède, disait Goethe, plus on est en danger. L’accumulation rend fragile, expose à la perte. Idée simple : presque une évidence. Mais pas pour les étudiants de droit et de sciences économiques grandis dans la hantise du chômage, encore moins pour ceux d’entre eux, et j’en étais, dont les parents étaient bourgeois et aux yeux de qui la propriété, la prospérité, étaient des assurances contre les noirs périls de l’époque. Le ton était donné, l’insécurité avait fait irruption en même temps que la philosophie : certains d’entre nous pressentaient qu’elles étaient intimement liées et, du coup, cette « philosophie » devenait autre chose qu’un intitulé de cours parmi d’autres. Tout était insécurisant, chez ce professeur. Ses phrases étaient longues, sinueuses, périlleuses, acrobatiques, il ne cherchait pas du tout à être clair et se souciait comme d’une guigne de ce que son public n’eût jamais fait de philosophie. Il boitait et marchait avec une canne. On avait l’impression que son « discours » (ce mot était alors fort à la mode et il l’employait sans modération), lui aussi, était une chute perpétuellement rattrapée, une claudicante vitesse. J’avais la nostalgie des langues mortes, j’ai découvert là un nouveau langage, j’ai voulu l’apprendre. Il n’y avait pas de déclinaisons, de conjugaisons, de liste de verbes irréguliers, mais les volutes d’une surprenante alchimie, qui mêlait Goethe, Hegel, Borges (ah ! « Les ruines circulaires »…) et beaucoup d’autres. Finalement, à force de répétitions et de discussions entre camarades, quelque chose surgissait : le sens. Exactement comme quand, après un séjour plus ou moins long dans un pays dont on ignore l’idiome, on finit, par accoutumance, à repérer des constances et à comprendre quelque chose de ce qui se dit. « On parle dans sa propre langue, on écrit dans une langue étrangère », écrit Sartre. Pierre Verstraeten, lui, en français, réussissait à parler une langue étrangère (et quand il écrivait, c’était dans une langue plus étrangère encore). En fonction de la normativité qu’on enseignait en droit, en économie, en psychologie, ou tout simplement du « train de la vie ordinaire », ce refuge où l’on se met à l’abri du doute, dont parle Descartes à la fin de la première Méditation, une grande partie du public du Janson avait tranché : les philosophes sont fous. D’autres étaient mordus. Au fil des années, plusieurs, à cause de cet enseignement, bifurquèrent vers la philosophie, ou firent un double cursus. Certains, même, étaient devenus nos jeunes professeurs, comme Guy Haarscher. La section de philo (ainsi l’appelait-on) était sise dans un vieux bâtiment biscornu, avenue Adolphe Buyl. L’on y fumait à qui mieux mieux, étudiants et professeurs (Marc Richir le cigare, Jean Paumen la pipe), et les escaliers de bois, les murs lambrissés, les parquets jonchés de mégots ne suscitaient aucune inquiétude ni chez les occupants du lieu, ni chez les autorités. Le philosophe à la canne, lui, ne fumait ni ne buvait : il lui fallait ascétiquement garder ses neurones intacts pour les exercices de fildefériste du langage auxquels il se livrait. Il occupait une sorte de mansarde aux murs surchargés de livres en désordre, tout en haut, au quatrième étage je crois. Qu’il cavale dans les escaliers nous semblait tout naturel –et à lui aussi. Il avait son système philosophique, qui était libertaire : Sartre était son auteur, son levier, son révélateur. Parce que libertaire, ce système, tout systématique qu’il fût, lui interdisait d’interdire. Cela rimait avec mai 68 et c’était aussi pour Pierre Verstraeten une certaine manière de mettre en œuvre le principe de l’alma mater, le libre examen. Il ne nous enfermait pas dans l’existentialisme, mais multipliait les horizons. Il fallait faire de la philosophie dure : Hegel. Aux étudiants de droit, il avait fait ce cadeau empoisonné : leur enseigner la Philosophie du droit du susnommé. Au bout de quelques années de ce régime, on rapatria le professeur en section de philosophie : les étudiants de droit étaient désormais sains et saufs, ceux de philo n’avaient que ce qu’ils méritaient et désiraient. Nous désirions, oui, et, outre Sartre, Hegel et Descartes, en ces années fastes pour la culture et dès lors pour nous, « chez Verstraeten », nous étudions Levi-Strauss, L’Anti-Œdipe, Différence et Répétion, Logique du sens, Derrida (Glas : le rêve ! Sartre, Hegel, Genet et Derrida réunis, et le tout, pour le coup, écrit « en langue étrangère »), Lacan et même les premiers balbutiements de la « nouvelle philosophie », qu’il fallait bien considérer puisqu’elle était nouvelle. Et la philosophie elle-même s’ouvrait à son dehors, à la littérature, à la poésie, au cinéma. Plus tard, j’ai découvert, étonnée et incrédule, qu’ailleurs, les « ismes » souvent régnaient, qu’ « existentialisme » et « structuralisme » étaient considérés comme incompatibles et qu’il était d’usage de choisir son camp. Nous sommes très nombreux à lui devoir une liberté qui nous garda des enrôlements et des adhésions, et qui nous instilla la curiosité, au sens où la définit Foucault : « non pas celle qui cherche à s’assimiler ce qu’il convient de connaître, mais celle qui permet de se déprendre de soi-même ». Une ancienne condisciple, qui avait, elle, poursuivi le droit, m’avait dit un jour qu’elle « pensait à Verstraeten » chaque fois qu’elle entendait (c’était un tube en 1980) France Gall chanter « Il jouait du piano debout ». Il jouait du piano debout/c’est peut-être un détail pour vous/mais pour moi ça veut dire beaucoup/ça veut dire qu’il était libre… Elle ne connaissait pas la passion de « Verstraeten » pour le jazz, mais elle avait tout compris. Juliette Simont