J’avais la nostalgie des langues mortes, j’ai découvert là un nouveau langage, j’ai voulu
l’apprendre. Il n’y avait pas de déclinaisons, de conjugaisons, de liste de verbes irréguliers,
mais les volutes d’une surprenante alchimie, qui mêlait Goethe, Hegel, Borges (ah ! « Les
ruines circulaires »…) et beaucoup d’autres. Finalement, à force de répétitions et de
discussions entre camarades, quelque chose surgissait : le sens. Exactement comme quand,
après un séjour plus ou moins long dans un pays dont on ignore l’idiome, on finit, par
accoutumance, à repérer des constances et à comprendre quelque chose de ce qui se dit.
« On parle dans sa propre langue, on écrit dans une langue étrangère », écrit Sartre. Pierre
Verstraeten, lui, en français, réussissait à parler une langue étrangère (et quand il écrivait,
c’était dans une langue plus étrangère encore). En fonction de la normativité qu’on
enseignait en droit, en économie, en psychologie, ou tout simplement du « train de la vie
ordinaire », ce refuge où l’on se met à l’abri du doute, dont parle Descartes à la fin de la
première Méditation, une grande partie du public du Janson avait tranché : les philosophes
sont fous. D’autres étaient mordus. Au fil des années, plusieurs, à cause de cet
enseignement, bifurquèrent vers la philosophie, ou firent un double cursus. Certains, même,
étaient devenus nos jeunes professeurs, comme Guy Haarscher.
La section de philo (ainsi l’appelait-on) était sise dans un vieux bâtiment biscornu, avenue
Adolphe Buyl. L’on y fumait à qui mieux mieux, étudiants et professeurs (Marc Richir le
cigare, Jean Paumen la pipe), et les escaliers de bois, les murs lambrissés, les parquets
jonchés de mégots ne suscitaient aucune inquiétude ni chez les occupants du lieu, ni chez
les autorités. Le philosophe à la canne, lui, ne fumait ni ne buvait : il lui fallait ascétiquement
garder ses neurones intacts pour les exercices de fildefériste du langage auxquels il se
livrait. Il occupait une sorte de mansarde aux murs surchargés de livres en désordre, tout
en haut, au quatrième étage je crois. Qu’il cavale dans les escaliers nous semblait tout
naturel –et à lui aussi. Il avait son système philosophique, qui était libertaire : Sartre était
son auteur, son levier, son révélateur. Parce que libertaire, ce système, tout systématique
qu’il fût, lui interdisait d’interdire. Cela rimait avec mai 68 et c’était aussi pour Pierre
Verstraeten une certaine manière de mettre en œuvre le principe de l’alma mater, le libre
examen. Il ne nous enfermait pas dans l’existentialisme, mais multipliait les horizons. Il
fallait faire de la philosophie dure : Hegel. Aux étudiants de droit, il avait fait ce cadeau
empoisonné : leur enseigner la Philosophie du droit du susnommé. Au bout de quelques
années de ce régime, on rapatria le professeur en section de philosophie : les étudiants de
droit étaient désormais sains et saufs, ceux de philo n’avaient que ce qu’ils méritaient et
désiraient. Nous désirions, oui, et, outre Sartre, Hegel et Descartes, en ces années fastes
pour la culture et dès lors pour nous, « chez Verstraeten », nous étudions Levi-Strauss,
L’Anti-Œdipe, Différence et Répétion, Logique du sens, Derrida (Glas : le rêve ! Sartre, Hegel,
Genet et Derrida réunis, et le tout, pour le coup, écrit « en langue étrangère »), Lacan et
même les premiers balbutiements de la « nouvelle philosophie », qu’il fallait bien considérer
puisqu’elle était nouvelle. Et la philosophie elle-même s’ouvrait à son dehors, à la
littérature, à la poésie, au cinéma.
Plus tard, j’ai découvert, étonnée et incrédule, qu’ailleurs, les « ismes » souvent régnaient,
qu’ « existentialisme » et « structuralisme » étaient considérés comme incompatibles et
qu’il était d’usage de choisir son camp. Nous sommes très nombreux à lui devoir une liberté
qui nous garda des enrôlements et des adhésions, et qui nous instilla la curiosité, au sens où