NEUVIEME ENSEIGNEMENT Nous avons vu, lors de notre dernière

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NEUVIEME ENSEIGNEMENT
Nous avons vu, lors de notre dernière rencontre, trois des quatre notes de l’Eglise. Les notes
de l’Eglise sont des caractéristiques spécifiques de l’Eglise que nous confessons dans le
symbole dit de Nicée-Constantinople : je crois en l’Eglise une, sainte, catholique et
apostolique. Les notes de l’Eglise sont donc son unité, sa sainteté, sa catholicité et son
apostolicité. Elles indiquent la nature authentique de l’Eglise fondée par le Christ. Ces
caractéristiques ne sont donc pas des qualités que l’Eglise se serait progressivement acquises
au fil des siècles ; elles sont entièrement présentes depuis ses origines. C’est ainsi qu’elle a été
voulue et créée par Dieu ; c’est ainsi que l’Esprit Saint la garde en vie et la manifeste au
monde.
La « note » que nous n’avons pas encore clairement exposée est celle de l’unité. L’Eglise est
une. C’est sans doute la note qui est la moins facilement comprise aujourd’hui. L’Eglise est
une, indivise, indivisible et unique. Les apôtres et leurs successeurs ont fondé des églises (au
pluriel, et avec un « e » en minuscule), qui sont autant de réalisations de l’unique Eglise (au
singulier, et avec un « E » en majuscule) fondée par le Christ. Chacune des églises dites
locales ou particulières, et qu’on désigne souvent par l’expression un peu administrative de
diocèse, contient toute la richesse du mystère de l’unique Eglise, en raison de la présence et
du ministère de son évêque, ministère auquel cet évêque a été appelé et consacré par le pape,
l’évêque de Rome, et qu’il exerce en communion avec lui, et par lui, avec tous les évêques de
la catholicité. Cette communion apostolique est d’ailleurs signifiée dans la liturgie
d’ordination d’un évêque : si un seul évêque peut ordonner un nombre indéfini de prêtres et
de diacres, pour ordonner un seul évêque il faut au moins trois évêques. Le prêtre et le diacre
sont rattachés à leur seul évêque, l’évêque est rattaché non pas au seul pape, mais au collège
épiscopal autour du pape. Du point de vue de son ordination est un évêque comme les autres
(c’est pourquoi il paraît plus convenable qu’il porte la mitre plutôt que la tiare), même si du
point de vue de la juridiction il a une autorité plus large.
Le pape est le premier ministre ou le premier serviteur de l’unité de l’Eglise : unité de foi et
d’enseignement, unité dans l’ordre de la pratique des sacrements, unité dans la discipline de la
vie évangélique (qu’on peut aussi appeler la discipline des mœurs). Cela ne s’oppose pas à
des diversités légitimes à d’autres niveaux : diversité d’organisations locales, diversité de
charismes dans la vie consacrée, diversité de rites liturgiques.
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Dans l’unité de l’Eglise, les mêmes sacrements sont célébrés dans des formes liturgiques
diverses, appelées « rites particulières ». Dans notre diocèse, comme dans la plupart des
diocèses de l’Europe de l’ouest, nous sommes catholiques dits de rite latin –même si la
liturgie est célébrée dans la langue locale. En allant vers l’est de l’Europe ou vers le MoyenOrient, on trouvera des catholiques de rite orthodoxe, byzantin, arménien, melkite, chaldéen
etc. Ils célèbrent les mêmes sacrements dans la même communion de foi de l’Eglise une.
En 2000, le cardinal Ratzinger s’est attiré quelques foudres pour avoir qualifié les
communautés protestantes, dans une déclaration de la congrégation pour la doctrine de la foi,
qu’il présidait alors, non pas comme des « Eglises », mais comme des « communautés
ecclésiales ». Théologiquement, il avait tous les arguments de son côté ; diplomatiquement,
c’était peut-être autre chose. Je ne pense pas qu’il faille à tout prix éviter de parler d’« églises
protestantes » (c’est le nom qu’ils ont donné à leurs communautés, et cela peut se respecter),
tout en comprenant que ce nom d’église n’a pas tout à fait le même sens de part et d’autre.
D’ailleurs, aucune communauté protestante ne semble revendiquer le nom de « l’Eglise » au
sens exclusif, comme le fait l’Eglise catholique romaine, que cela plaise ou non. Les
différentes églises protestantes -dans le pays où j’ai grandi, il en en avait une bonne
cinquantaine d’officielles à l’époque- doivent se considérer comme des églises parmi d’autres.
Les séparations étaient fréquentes, au point que les gens disaient : « un protestant, une église ;
deux protestants, un schisme ». Bien sûr, les protestants de l’époque n’étaient pas dupes ; eux,
ils disaient : « deux catholiques, deux papes ». Ce n’est guère plus glorieux, et les caricatures
disent toujours quelque chose de vrai. Mais au moins, l’unité de l’Eglise n’est pas
compromise malgré le grand nombre de papes !
L’Eglise catholique revendique le nom d’Eglise à un titre exclusif. Cela peut choquer certains,
mais avec le dernier enseignement en tête, j’espère que cela ne vous choque pas. Si l’Eglise
catholique romaine revendique le nom d’Eglise à un titre exclusif, c’est par respect de ses
propres origines, de sa propre nature de mystère du Christ et de sa propre mission. N’oublions
jamais que la tête de l’Eglise, c’est le Christ, et non le pape. L’évêque de Rome est le chef
visible et temporel de l’Eglise, Jésus en est « l’évêque invisible », selon la très belle
expression de saint Ignace d’Antioche [env. 35-env. 107].
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Rappelons-nous l’une des phrases capitales du Concile Vatican II : L’unique Eglise du Christ
(…), c’est dans l’Eglise catholique qu’elle se trouve, gouvernée par le successeur de Pierre et
les évêques qui sont en communion avec lui, bien que des éléments nombreux de
sanctification et de vérité subsistent hors de ses structures, éléments qui, appartenant
proprement par le don de Dieu à l’Eglise du Christ, appellent par eux-mêmes l’unité
catholique [Lumen gentium, §8].
Le verbe qu’a employé le Concile pour dire le rapport entre « l’unique Eglise du Christ » et
« l’Eglise catholique », le verbe « se trouver dans », a fait couler des tonnes d’encre. Le latin
dit « subsistit in » ; on pourrait traduire « subsiste (ou existe) dans », ou encore « demeure
dans ». Certains y ont vu l’identification pure et simple de l’unique Eglise du Christ à l’Eglise
catholique, alors que le verbe employé, et par conséquent l’intention des pères conciliaires,
paraît plus nuancé. D’autres auraient justement voulu voir affirmer sans ambiguïté cette
identification pure et simple. Le Concile, en disant « se trouver dans » plutôt que « est
strictement et formellement identique à », a laissé un peu de « jeu », comme pour dire que
l’Eglise catholique, comme constituée et organisée en ce monde, disons l’Eglise visible, est
d’un côté une manifestation intégrale du mystère de l’Eglise, et que, de l’autre, ce mystère la
« déborde ». Ce qu’on voit de l’Eglise catholique vivant dans la fidélité au Christ, est
authentiquement le plein mystère de l’Eglise -on ne se trompe pas ; mais ce mystère (comme
tout mystère) est plus riche que ce qu’on en voit et ce qu’on peut en dire.
Une autre phrase de la même Constitution Lumen gentium est tout aussi capitale : L’Eglise
est, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c'est-à-dire à la fois le signe et le moyen de
l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain [Lumen gentium, §1].
Remarquons dans cette seule phrase deux expressions qui sont très proches mais différentes
tout de même : union et unité. L’Eglise est le signe et le moyen de (un) l’union intime avec
Dieu, et (deux) de l’unité de tout le genre humain. Ici, pareillement, le Concile est
extrêmement précis dans son choix des mots. Il y a une union avec Dieu, et non une unité
avec Dieu, que l’Eglise réalise et manifeste (sacramentellement, ajouterait le théologien). Et il
y a une unité de tout le genre humain, et non pas une union, que l’Eglise pareillement réalise
et manifeste. Et les deux vont ensemble.
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Nous avons vu précédemment comment l’union de l’humanité avec Dieu se réalise
fondamentalement dans le mystère de l’Incarnation, ou, pour le dire plus simplement, dans la
personne de Jésus. Dans l’Incarnation, union de Dieu et de l’homme en Jésus, toute l’histoire
se noue et se dénoue. C’est là que le salut, la réconciliation et la paix se concrétisent. Tout ce
qui a précédé a été disposé par Dieu pour préparer ce « moment », et tout ce qui a suivi, y
compris ce que nous vivons actuellement et que nous vivrons demain, en est le déploiement.
Dans la croissance de l’Eglise, le Christ continue de venir et de pénétrer l’humanité. Encore
une fois, la foi n’est pas une nostalgie ; elle ne se rattache pas à des événements passés, mais à
Dieu, qui se révèle et se donne en Jésus, vraiment Dieu et vraiment homme, le même hier,
aujourd’hui et à tout jamais [He 13, 8]. Et pareillement, comme la foi n’est pas une nostalgie,
la croissance de l’Eglise n’est pas une question de statistiques. L’Eglise prolonge et répand le
mystère du Christ ; déjà que nous ne pouvons pas enchaîner un mystère dans des définitions,
ne rêvons pas que les sondages le feront.
L’Eglise prolonge et répand le mystère du Christ sacramentellement, à la manière d’un
sacrement. Qu’est-ce qu’on entend par cela ? Le principe de tout ce qu’on appelle
« sacramentel » est, encore une fois, le mystère de l’Incarnation. Le Christ est le sacrement de
Dieu : c’est Jésus qui, jusque dans les moindres aspects de sa vie, dit qui est Dieu et donne ce
que Dieu est seul à pouvoir donner. Cela passe donc par son apparence humaine. Jésus n’est
pas homme en apparence seulement, il l’est réellement, mais comme il l’est réellement, il a
une apparence humaine. Plusieurs hérésies ont nié la réalité humaine de Jésus, pour lui
reconnaître seulement une apparence humaine : Dieu non pas homme, mais seulement déguisé
en homme. Ce n’est pas la foi de l’Eglise. Jésus est vraiment Dieu et vraiment homme, et
comme il est vraiment homme, il a une apparence vraiment humaine. Une apparence, donc,
que nous sommes en mesure de comprendre, de reconnaître et d’interpréter. En Jésus,
l’humain est devenu apte à dire Dieu et à donner ce qui vient de Dieu. Autrement dit, Dieu se
donne à travers des réalités sensibles. Non pas par n’importe quelle réalité sensible, mais par
des réalités sensibles choisis par le Christ et donné à son Eglise, pour qu’elle les donne à son
tour, et en son nom à lui.
Rien ne permet de dire que les apparences de Jésus étaient particulièrement spectaculaires.
Les évangiles ne nous ont pas laissé de détails, et c’est sans doute à dessein. Saint Thomas
d’Aquin dit quelque part que Jésus était d’une parfaite beauté –mais ce doit être cette beauté
qui vient de la bonté plus que des exercices de musculation ou des heures passées au cabinet
de l’esthéticienne.
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Ce n’est pas un blasphème que de penser que Jésus avait une apparence tout à fait ordinaire.
Les détails sur ses mensurations, sa pointure, son groupe sanguin ou la couleur de ses yeux ne
nous auraient strictement rien appris. Ce qui nous apprend des choses, ce sont les témoignages
des évangélistes notamment. Ils nous transmettent les paroles et les gestes de Jésus, et non pas
la façon dont il taillait sa barbe. Les paroles et les gestes de Jésus nous disent comment est
Dieu. Tout ce que Jésus a fait et dit exprime et signifie la réponse à la question du petit
garçon. Une humanité ordinaire en elle-même, mais toute remplie de Dieu, au point de lui
appartenir en propre. Instrument de la toute-puissance divine. Imaginons un bout de crayon
dans les mains de Michel-Ange ; c’est l’exemple que prenait le cardinal Journet [18911975] pour expliquer comment un objet d’apparence et de réalité très simple peut servir à
réaliser quelque chose d’extraordinaire. Sauf que Michel-Ange et son crayon font deux, alors
que le Christ et son humanité font unité. Le Christ est donc « sacrement » à un titre particulier
et fondamental. Les autres réalités appelées sacramentelles (comme les sept sacrements que
nous connaissons) sont des instruments dits séparés, comme le crayon de Michel-Ange :
quelque chose dont Dieu se sert, mais qui ne fait partie de lui réellement (comme l’humanité
du Christ), mais par mode de signification seulement.
Les sacrements sont des signes tellement forts, qu’ils réalisent ce qu’ils signifient. Des signes
sacrés, parce que institués par Jésus Christ, mais en même temps simples et, par définition,
sensibles. Ceux qui ont reçu le baptême par immersion à l’âge adulte sont bien placés pour
dire que le sacrement est un signe sensible. Sensible grâce à une eau plate, et sacramentel
grâce à l’institution divine et à la foi de l’Eglise. Vous trouverez quelque chose de semblable
dans les six autres sacrements. Réalité simple et sensible : l’onction d’huile sur le front, le
pain et le vin offerts, des mains mises en silence sur la tête d’un malade ou à d’un homme
appelé à un ministère, une parole de pardon ou d’engagement dans l’amour et la fidélité.
Autant d’actes de l’Eglise qui sont en même temps, et même premièrement, des actes du
Christ en personne. Ce qui était visible en lui est passé dans les sacrements de l’Eglise. Jésus
est l’auteur des sacrements, et leur véritable ministre. Et tout comme leur auteur, les
sacrements n’ont pas d’apparence spectaculaire. Signifiants, oui, et même au plus haut point ;
spectaculaires, non. La liturgie dont le sacrement est entouré peut être plus ou moins
spectaculaire. Le rituel est de l’ordre de la convenance ; il convient que la célébration d’un
sacrement soit introduite par la méditation de la Parole de Dieu, qu’elle soit habillée de
louange et d’action de grâces sous forme liturgique.
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Il convient que les sacrements soient célébrés dans un endroit consacré à cet effet, avec du
matériel bon et propre, et de préférence à un moment significatif. Mais ce n’est pas l’essence
du sacrement. Que cela soit le pape qui préside une messe solennelle à la basilique SaintPierre ou un prêtre en prison au Viêt-Nam qui consacre trois miettes de pain et deux gouttes
de vin dans ses mains nues, c’est strictement le même sacrement, le même mystère qui est
signifié et actualisé. Il y a eu des ordinations dans les camps de concentration ; inutile de dire
que l’évêque n’avait pas de mitre sur la tête, et qu’il a fait l’onction des mains avec de l’huile
de tournesol dans le meilleur des cas. Mais du point de vue du sacrement, un évêque intégriste
avec toute sa pompe liturgique n’aurait pas fait mieux. Dans tous les cas, le Saint Esprit
réalise dans chaque sacrement une union entre le Christ et la personne qui le reçoit : union
avec le Christ Fils de Dieu pour le baptême, le Christ Envoyé du Père dans la confirmation,
une union avec le Christ Epoux de l’Eglise dans le mariage, avec le Christ unique Prêtre et
unique Serviteur dans le sacrement de l’ordre, une union avec le Christ victorieux dans ses
souffrances dans l’onction des malades, une union avec le Christ Sauveur dans la
réconciliation, et une union tout court avec le Christ dans l’eucharistie.
Dans toutes ces célébrations sacramentelles l’Eglise par définition impliquée. C’est elle qui
célèbre ; ce n’est pas l’évêque ou le curé ou le diacre qui célèbre à proprement parler les
sacrements. Ils président, en raison de leur ordination et de leur mission. Leur présidence n’est
pas de l’ordre du privilège : elle est d’un côté de l’ordre du service, et de l’autre elle signifie
la présence et l’action de « l’évêque invisible », le Christ. Dans tous les cas, c’est l’Eglise qui
célèbre, le Corps entier du Christ, comprenant non seulement les vivants, mais aussi les
défunts, saints ou pas saints. Les ministres ordonnés sont « instrumentaux », et se consacrent
aux besoins notamment spirituels des autres baptisés. C’est pourquoi l’exercice des pouvoirs
dits sacramentels est plus de l’ordre du service ou du devoir que du privilège. Ces pouvoirs
relèvent uniquement de l’ordination et de la mission, et non de la sainteté plus ou moins
grande du ministre. Si le prêtre peut absoudre, ce n’est pas en vertu d’une éventuelle
supériorité morale. Tout jeune prêtre, il m’a été donné de recevoir en confession un homme
qui avait au moins deux fois mon âge ; j’ai vite compris que mon pénitent avait un très haut
niveau de vie chrétienne et que je ne lui arrivais même pas à la cheville. Un saint ? Peut-être.
Le vieux monsieur ne s’est sans doute posé aucune question à l’égard du morveux en étole à
qui il confessait ses péchés et à qui il demandait le pardon de Dieu.
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Il désirait le pardon de Dieu, il est donc allé voir un prêtre, c’est tout. C’est tellement simple
que d’être catholique. Grâce à cette rencontre, humiliante et exaltante à la fois, j’ai un peu
plus saisi le mystère de l’Eglise.
Jésus, l’Eglise et les sacrements ont ceci en commun qu’ils ont une apparence qui ne paye pas
de mine. Leurs apparences sont simples et non pas spectaculaires ni particulièrement
séduisantes, mais tout de même très signifiantes. Dieu s’est fait homme, et non pas animal ou
plante ou autre chose encore, et il s’est fait homme en son Fils Jésus et en personne d’autre.
Tout ce que le Fils a assumé dans le mystère de son Incarnation est désormais sauvé et
éternellement uni à Dieu, ou greffé à la vie divine, pour reprendre une image biblique. Et
qu’est-ce que le Fils a assumé en devenant homme ? Tout ce qui fait que l’homme est homme,
à la seule exception du péché. Tout ce qu’il y a de grand et d’exaltant dans l’homme, mais
aussi tout ce qu’il y a de pénible et de pesant, comme les tentations et les angoisses, les échecs
dans les rapports avec les autres, les mises à l’épreuve de l’amitié, la faim et la soif, la fatigue
et la maladie, et même l’agonie et la mort. Qui nous séparera de l’amour du Christ, demande
saint Paul dans la lettre aux Romains ; l’affliction ou l’angoisse, la persécution ou la faim, le
dénuement, le danger ou le glaive ? En tout cela nous sommes plus que vainqueurs par celui
qui nous a aimés. J’en ai l’assurance : ni la mort ni la vie, ni les anges ni les principautés, ni
présent ni avenir, ni hauteur ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer
de l’amour de Dieu qui est en Christ Jésus, notre Seigneur [Rm 8, 35-39].
Tout n’est pas éprouvant dans la vie humaine, mais tout n’y est pas rose non plus ; c’est très
banal à dire. Mais c’est justement cette banalité qui devient signifiante. Jésus ne nous sauve
pas seulement de tout ce que nous trouvons éprouvant ou de tout ce que nous vivons mal et
qui nous fait souffrir, il nous sauve tout court. Même nos grandeurs, nos amours et nos joies
sont sauvés et unis à Dieu en lui. Le Fils de Dieu assume une humanité, et assume donc une
vie humaine au fond ordinaire, aussi ordinaire que notre vie à nous. Au sein de cette vie
ordinaire du Christ habite la plénitude de la divinité, et donc la plénitude de la charité. Dans
ses veines coulait un sang qui est une hémoglobine la plus ordinaire, mais qui est aussi, selon
une autre belle expression de saint Ignace d’Antioche, « l’incorruptible amour ». Le mystère
du sang du Christ n’est donc pas dans son degré d’oxygénisation ou dans son taux de sucre.
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Le Christ est la Tête de l’Eglise, qui est son corps. La même observation peut donc être faite à
propos de l’Eglise : au fond, elle se présente comme une société, une communauté d’hommes
et de femmes des plus ordinaires. Bien sûr, elle a quelques aspects peu habituels, mais ce n’est
pas parce que, par exemple, elle est présente dans la plupart des pays du monde qu’elle est le
corps mystique du Christ ; ce n’est pas parce qu’elle est ancienne et qu’elle a des mœurs et
des habitudes particulières qu’elle est l’Epouse de l’Agneau. Ce n’est pas parce qu’elle s’est
montré plus coriace que d’autres communautés anciennes à travers les siècles de son histoire
qu’elle n’est pas une société aux caractéristiques et aux apparences parfaitement humaines. Il
suffit de passer un peu de temps en paroisse pour s’en apercevoir. Il y a autant d’hommerie
que dans le club de foot du coin, ou dans le Rotary local. Ce n’est pas parce qu’elle est
constituée d’hommes et de femmes quelconques que l’Eglise est le sacrement universel du
salut, comme l’appelle encore le Concile, mais ce n’est pas non plus parce qu’elle est
constituée d’hommes et de femme quelconques qu’elle ne l’est pas.
Autrement dit, l’Eglise n’est pas l’Eglise du Christ grâce à nous, mais elle ne l’est pas non
plus malgré nous. L’Eglise, qu’on parle de l’Eglise universelle, de l’Eglise locale (le diocèse)
ou encore de telle paroisse ou de telle communauté religieuse, est le sacrement universel du
salut, le corps du Christ, l’Epouse de l’Agneau, la Vigne du Père, par la volonté du Père, par
le sacrifice et l’amour du Christ et par le don de l’Esprit Saint. Cela ne dépend donc pas de
nous ou de nos efforts ou de nos qualités, du moins pas dans un premier temps. Nous sommes
appelés et équipés pour collaborer à l’œuvre du salut ; nous sommes donc seconds par rapport
à Dieu, qui a toujours l’initiative. C’est lui qui a eu le désir de sauver sa création, avant de
nous demander notre avis -nous aurions sans doute dit que ce n’était pas la peine. C’est Dieu
qui est et qui reste le maître du dessein du salut ; et Dieu sait ce qu’il fait. L’Incarnation du
Fils, sa mort et sa résurrection ne sont pas le fruit du hasard, mais le fruit de la sagesse divine.
Nous proclamons un messie crucifié, scandale pour les juifs et scandale pour les grecs, mais
pour nous qui sommes appelés, que nous soyons juifs ou grecs, il est puissance de Dieu et
sagesse de Dieu [1 Co 1, 23-24]. Si donc le mystère du Christ a été taxé de folie et de
scandale, il n’est pas étonnant que le mystère de l’Eglise soit taxé de la même façon. Cela ne
doit pas nous empêcher de croire fermement que dans le mystère de l’Eglise cette même
puissance de Dieu de déploie et que cette même sagesse soit annoncée au monde. La servante
n’est pas au-dessus de son Maître.
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Le Seigneur Jésus, l’Eglise et les sacrements, je le répète, n’ont donc pas d’apparence
séduisante, mais une apparence signifiante. Nous n’avons pas de photo de Jésus, et ce n’est
pas grave, parce qu’elle nous aurait rien appris d’important, et surtout : elle n’aurait mené
personne à la conversion. L’organigramme de l’Eglise romaine ou l’annuaire pontifical ne
disent trois fois rien du salut dont l’Eglise est le signe et le moyen. Et même le Saint
Sacrement exposé n’introduirait personne à l’adoration, sinon ceux qui auraient déjà
découvert l’évangile. L’aspect signifiant du Christ, de l’Eglise et des sacrements n’est pas
quelque chose de statique ou de momentané : il prend son relief dans la vie, et ne se livre qu’à
ceux qui consentent à s’engager tant soit peu. La signification de l’homme Jésus n’est livrée
qu’à ceux qui osent mettre un orteil dans l’étang de son mystère, ou qui jettent un regard
curieux et fasciné dans le frigo. Pareil pour l’Eglise et pour les sacrements : pour en saisir le
mystère, il faut en vivre.
Ce n’est pas pour rien, je pense, que Jésus dit si souvent « toi, suis-moi ». En jouant un peu
avec les mots, disons que plus on suit Jésus, plus on réussit à le suivre. Ce qui se passe après
le discours du pain de vie, dans l’évangile de saint Jean, est particulièrement parlant à ce
propos. Quand Jésus annonce le mystère de l’eucharistie : celui qui mange ma chair et boit
mon sang demeure en moi, et moi en lui [Jn 6, 56], beaucoup de disciples n’arrivent pas à
suivre ce que dit Jésus, et ils finissent par ne plus le suivre du tout. Beaucoup de ses disciples
reculèrent et cessèrent de le suivre [Jn 6, 66]. L’évangéliste en conclut que ceux-là ne
croyaient pas. Pierre continue de suivre Jésus, même si, manifestement, il n’a pas suivi
davantage les propos de Jésus. Il suit Jésus : Seigneur, vers qui irions-nous ? Tu as les paroles
de la vie éternelle. Pour nous, nous avons cru et nous savons que tu es le Saint de Dieu [Jn 6,
56-69]. Pierre accepte de suivre Jésus personnellement et concrètement avant de le suivre
intellectuellement. Plus tard, lors du lavement des pieds, Jésus sera très explicite avec lui : Il
ne t’appartient pas à présent de comprendre ce que je veux te faire ; tu le sauras après [Jn
13, 7]. Il a fallu encore suivre Jésus. Jésus le répétera deux fois à Pierre, tout à la fin de
l’évangile de saint Jean, après lui avoir dit de faire paître ses agneaux. Apparemment, il est
plus important de suivre Jésus que de faire paître ses brebis.
Il s’agit donc toujours de rejoindre le Christ, de toucher le Christ, à travers toutes les
médiations que la sagesse divine a placées entre lui et nous. On a vite fait de comprendre ces
médiations comme des obstacles ou des écrans, alors qu’il s’agit plutôt de ponts ou de voies
d’accès. Plus précisément, ces médiations sont d’authentiques lieux de rencontre.
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A des titres différents, l’humanité du Christ, l’Eglise et les sacrements sont des lieux de
rencontre entre Dieu et l’humanité. On peut y ajouter la parole de Dieu : elle aussi est un lieu
de rencontre avec Dieu, à travers –ou mieux : grâce à une réalité matériellement humaine, ou
du moins humainement conditionné: le texte sacré. Voilà ce que dit saint Paul aux
Thessaloniciens : Nous cessons de rendre grâce à Dieu parce que, quand vous avez reçu de
notre bouche la parole de Dieu, vous l’avez accueillie pour ce qu’elle est en vérité : non pas
une parole d’hommes, mais la parole de Dieu qui est à l’œuvre en vous, les croyants [1 Th 2,
13].
Il y quelques dizaines d’années, une espèce de babiole était à la mode : cinq billes
métalliques, chacune suspendue comme une balançoire, disposées en ligne et se touchant au
repos. Enfant, je croyais que c’était un jouet. Bien plus tard, j’ai appris que la babiole en
question s’appelait un pendule de Newton. L’objet permet d’illustrer ce qu’on appelle la loi
de conservation de la quantité du mouvement de l’énergie. Quand on soulève et relâche la
bille n° 1, le choc passe à travers les billes n° 2, 3 et 4 dans la dernière bille, qui, n’étant pas
restreinte par une bille suivante, se soulève quasiment à la même hauteur que la bille n° 1 au
début de l’exercice. Puis elle retombe, et le phénomène se répète dans la direction opposée.
Le pendule de Newton nous permet aussi d’illustrer les médiations dont j’ai jusqu’ici parlé,
les médiations entre Dieu et l’homme. Il y a une analogie.
Une analogie, c’est le rapport entre deux phénomènes qui ont un aspect en commun, mais qui
autrement sont tout à fait différents. L’analogie sert à mettre en lumière cet aspect commun,
pour nous faire saisir davantage le phénomène difficile à l’aide du phénomène plus simple.
Quand l’Ecriture dit que Dieu est un lion, elle veut nous faire saisir un point commun : Dieu
est fort, indomptable et majestueux comme le lion. En disant que Dieu est un lion, elle ne
suggère pas que Dieu ait des poils, des griffes, des poux, et qu’il vit en Afrique. Un point
commun ; tout le reste : différent.
Revenons à nos billes. Disons que la bille n° 1, celle qui provoque le choc initial, est le
mystère du Christ. Les billes n° 2, 3 et 4 sont les mystères visibles de l’Eglise, de la parole de
Dieu et des sacrements. Peu importe l’ordre ; nous ne sommes pas obligés d’attribuer un
chiffre précis à chaque mystère. De toutes les façons, les trois sont en rapport permanent. On
ne peut pas avoir l’un sans être en même temps concerné pas les deux autres. Entre la parole
de Dieu, l’Eglise et les sacrements il existe ce que les théologiens appellent un rapport de
priorité réciproque.
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C’est l’une de ces expressions un peu ronflantes que les théologiens affectionnent, qui
n’explique rien du tout, mais qui dit tout de même quelque chose de vrai. « Priorité
réciproque » : cela semble contradictoire. Devant les caisses du supermarché, cela ne marche
pas ; on est prioritaire ou on ne l’est pas, voilà tout. Entre la parole de Dieu, l’Eglise et les
sacrements, c’est plus délicat ou plus paradoxal. Selon le déroulement de l’histoire, la parole
de Dieu a été révélée avant l’Eglise, et l’Eglise avant les sacrements. Mais comment avonsnous, concrètement été confrontés à ces mystères ? Par le baptême, célébré par l’Eglise et en
Eglise, baptême reçu pour que nous entretenions tout ce que Jésus a dit. L’Eglise est-elle
formée par la parole de Dieu, ou est-ce elle qui lui donne forme ? Les deux sont vrais ; c’est
toute la question du dogme. L’Eglise est la mesure de la parole, et inversement la parole est la
mesure de l’Eglise ; elles ne sont pas indépendantes l’une de l’autre. On ne peut pas dire que
l’une prime sur l’autre. Le Christ prime sur l’une et l’autre, c’est sûr ; mais ce n’est pas le
même niveau de billes.
Le dogme est une formulation ou une articulation du mystère que nous touchons dans la foi. Il
n’a rien d’arbitraire : il est un trésor que les fidèles ont trouvé dans les profondeurs de l’étang
de la Révélation divine, et que le magistère, c'est-à-dire le pape en communion aux évêques
ont le charisme de porter à la surface de l’étang (voici d’ailleurs un autre exemple de priorité
réciproque : le pape et le collège des évêques ou le concile). La foi ne vient pas du dogme ; le
dogme vient de la foi. Le mystère de l’Immaculée Conception de Marie n’a pas été inventé
par Pie IX en 1854, ni le mystère de l’Assomption de Marie par Pie XII en 1950. Ces deux
papes n’ont fait que déclarer, en vertu de leur mission de confirmer leurs frères dans la foi,
que ces deux mystères font authentiquement et intégralement partie de la foi chrétienne
catholique –ce que les fidèles, quant à eux, croyaient depuis des siècles. Les dogmes ont
mauvaise presse (nous verrons plus tard pourquoi), mais ils sont essentiels à notre foi. Ce sont
justement les dogmes (qu’on trouve surtout dans les articles du credo) qui empêchent l’Eglise
de devenir une secte, où aujourd’hui on croit ceci, et demain autre chose, selon les
illuminations ou les manipulations du gourou. Notre foi n’a rien d’arbitraire, même si elle
s’articule en mystères. C’est pour cela aussi que les dogmes nous permettent de partager notre
foi, et de la célébrer ensemble, sachant qu’une foi réellement une nous unit autour du Christ.
Ce n’est donc vraiment pas un détail.
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Comprenons donc comment les trois billes centrales sont solidaires les unes des autres, et
qu’il est difficile de donner un ordre absolu entre l’une et les autres. La pratique de la liturgie
le montre d’ailleurs : l’Eglise célèbre les sacrements qui la forment, qui la nourrissent, qui lui
disent le sens de son existence et de sa mission, et qui lui confèrent la grâce nécessaire pour
qu’elle y réponde intégralement. Toute liturgie d’Eglise est finalisée par la grâce des
sacrements, celle de l’eucharistie surtout, que la liturgie soit sacramentelle ou pas. Pour n’en
donner que quelques exemples : la petite liturgie des fiançailles (qu’un père de famille peut
d’ailleurs présider) est finalisée par la grâce du mariage ; celle des « ordres mineurs »
(lectorat, acolytat) par la grâce du sacrement de l’ordre ; celle des obsèques chrétiennes par la
grâce du baptême (c’est pourquoi on allume le cierge pascal, et qu’on bénisse avec de l’eau) ;
la liturgie des heures (laudes, vêpres etc.) par la grâce de l’eucharistie. Et toutes ces liturgies,
sans exception, sont introduites par la parole de Dieu. La parole de Dieu nous donne de
reconnaître les signes sacrés du Christ appelés sacrements, de nous disposer à en recevoir
l’effet de grâce, et d’en dire les louanges avec le langage de toute l’Eglise. Nous n’avons donc
jamais l’Eglise sans parole de Dieu ou sans sacrements, des sacrements isolés de l’Eglise ou
de la parole de Dieu, ou de parole de Dieu sans présence du mystère de l’Eglise et sans appel
à avancer vers, ou dans, la grâce des sacrements.
Ce qui est intéressant aussi dans l’analogie du pendule est le fait que les trois billes centrales
(représentant donc les mystères de l’Eglise, de la parole de Dieu et des sacrements, dans un
ordre non déterminé) semblent inertes. Disons plutôt qu’elles sont immobiles. Elles ne sont
inertes qu’en apparence : le choc initial passe manifestement par elles, il les traverse même si
cela ne se voit pas. L’Eglise, la parole de Dieu et les sacrements paraissent parfaitement
inertes. C’est l’expérience ou l’opinion de beaucoup de nos contemporains : ça n’a pas l’air de
bouger –d’où, sans doute, la méfiance du fixisme apparent des dogmes. Il n’est même pas
possible d’avoir une autre opinion, à moins de se mettre personnellement dans la position de
la cinquième bille. Cela change tout. La cinquième bille n’est pas spectatrice du pendule ; elle
a sa place dans le pendule, la place qui lui revient. Elle est dedans. Elle n’est en contact
qu’avec la bille n° 4, solidaire avec les deux précédentes, qui lui transmet le choc. Encore une
fois, on ne peut pas dire si la bille n° 4 est le mystère de l’Eglise, le mystère de la parole de
Dieu ou le mystère des sacrements. Je pense que cela dépend de chaque personne, et aussi de
la Providence.
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Certaines personnes ont pris l’impact du Christ par le biais de la parole, d’autres par un
sacrement, d’autres encore par une expérience d’Eglise. Mais, comme on a vu, l’une ne va pas
sans les autres. Ce sont les médiations visibles et solidaires, immobiles mais non pas inertes,
du don de Dieu en Jésus Christ.
Terminons l’analogie. La cinquième bille, c’est moi et c’est vous. Elle représente l’humanité.
Nous pourrions imaginer qu’elle est composée d’une multitude de petites billes solidaires
entre elles. Certaines se trouvent à l’endroit de l’impact. Elles reçoivent le choc du Christ de
plein fouet. Mais comme elles sont solidaires avec les autres petites billes, elles transmettent
l’impact au sein de la cinquième bille. La cinquième bille représente dès lors, pour reprendre
l’expression du concile, l’unité du genre humain. Notre humanité personnelle de chrétiens
n’est pas sans rapport avec l’humanité de tous les autres. Et l’humanité tout court n’est pas
sans rapport avec l’univers. C’est dans l’humanité personnelle et collective que le don de Dieu
en Jésus s’achève, et c’est dans cette humanité que l’univers tout entier est concerné. Nous
avons vu précédemment cette espèce de sacerdoce de l’homme dans l’univers, l’homme qui
fait le lien entre l’univers spirituel et l’univers matériel. L’analogie s’arrête là. Il n’y a pas de
sixième bille. Et il n’y a pas de mouvement de retour. Tout est pour l’humanité : celle qui est
personnellement la mienne, la vôtre, et celle de la multitude.
Regardons une dernière fois notre pendule. Il y a un autre aspect du mystère du salut que cette
simple analogie permet d’illustrer. La première bille suit une trajectoire déterminée, déterminé
par celui qui l’a suspendue de cette façon. Elle ne se détache pas pour frapper d’hypothétiques
autres billes, ou l’une ou l’autre des quatre billes qui sont là par un autre angle. Non : sa
trajectoire est déterminée, et il n’y a pas de trajectoire alternative. Mais reconnaissons les
inévitables limites de l’analogie. Le mystère du salut n’est pas un pendule.
Précisons toutefois la question qui peut se poser, et que beaucoup de personnes semblent se
poser implicitement : est-ce qu’il existe des voies de salut alternatives ? En tant que chrétiens,
nous devons répondre : en dehors de Jésus Christ, non. Je suis le chemin, la vérité et la vie ;
personne ne peut aller vers le Père sinon par moi, dit Jésus [Jn 14, 6]. Le salut ne vient de
personne d’autre : il n’y a pas sous le ciel d’autre nom que celui de Jésus Christ par lequel
nous devons être sauvés [Ac 4, 12]. Un autre évangile alors ? Si nous-mêmes, dit saint Paul,
ou si un ange venu du ciel vous annonçait un évangile autre que celui que nous vous avons
annoncé, qu’il soit anathème [Ga 1, 8].
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Une alternative pour l’Eglise alors ? Difficile aussi : nous avons vu la dernière fois comment
le mystère de l’Eglise se manifeste en même temps que le mystère du salut du Christ :
pleinement à l’intérieur de ses limites visibles, mais aussi, dans un certain degré, en dehors de
ces limites. L’impérialisme du cœur de Jésus ! D’autres sacrements alors ? Difficile aussi, à
moins qu’il y ait une Eglise authentique pour les reconnaître. Ceci dit, Dieu est assez grand
pour donner en dehors des sacrements ce qu’il donne dans les sacrements. Et je prie pour qu’il
le fasse quand, par exemple, je donne la bénédiction à un adulte qui se présente humblement,
les bras croisés, à la communion.
Dieu n’est pas strictement tenu aux médiations qu’il a choisies, aussi saintes qu’elles soient.
Mais voici l’ennui : nous n’en pouvons rien dire de plus, sauf qu’il est peu probable que Dieu
contredise sa propre Révélation. Nous savons ce que Dieu a fait ; nous ne savons rien de ce
que Dieu a pu faire d’autre. Par respect du choix de Dieu, qui s’est révélé de telle façon, en
disant telle chose ; par respect de Dieu qui nous a sauvés de telle façon ; par respect de Dieu
qui a fondé son Eglise sur telles personnes, en lui donnant le mandat de faire tels gestes en son
nom ; par respect donc de ce qui fonde notre foi, ce qui nous a été transmis de manière
ininterrompue, et dont nous vivons concrètement, nous ne pouvons pas valider ou proposer
d’alternatives. Nous n’en savons rien. Nous n’avons aucune compétence ou autorité dans cet
éventuel domaine. Nous croyons Dieu par ce qu’il a dit et fait ; nous croyons en outre que
Dieu est maître de son projet de salut, qu’il sait à qui il s’adresse, qu’il sait ce qu’il fait et
qu’il ne se contredit pas, même si sa Révélation se présente par des mystères.
Tout nous est donné par avance. C’est pourquoi les dogmes ont mauvaise presse : ils nous
disent que nous ne sommes pas les réalisateurs de notre propre salut, et qu’il faut donc
s’aligner à ce que Dieu a dit. Se mettre dans l’axe des premières billes. Les dogmes nous
mettent dans cet axe. Au fond, elles ne disent rien de plus que ce qu’on trouve dans les
évangiles, dont ils ne font qu’articuler les contenus pour les besoins de l’Eglise d’aujourd’hui.
C’est pourquoi les catholiques qui disent : « l’évangile oui, les dogmes non » sont en
contradiction avec eux-mêmes. Encore une fois, les dogmes ne sont pas des inventions des
papes, ou la Révélation divine revue et corrigée par la curie romaine. Elles sont une forme
d’expression de la foi de l’Eglise, une foi qui est déjà là, et que le pape peut authentifier de
manière infaillible, non pas comme un juge de la foi de l’Eglise, mais comme son serviteur.
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C’est l’Eglise qui est infaillible dans sa foi. Le pape a seulement la mission d’engager et de
déclarer cette infaillibilité, dans des conditions par ailleurs bien précises. Il n’est pas
infaillible à titre personnel, et ne passe pas ses jours à proclamer de nouveaux dogmes selon
son humeur du moment. Au cours des deux siècles passés, l’infaillibilité pontificale n’a été
engagée que deux fois.
Retenons ceci : toute autorité dans l’Eglise relève en dernière instance de l’autorité de Dieu
qui se révèle. L’Eglise ne s’invente pas au jour le jour; son souci est plus d’être fidèle au
Christ, à son évangile et à ses dons, que de plaire au monde d’aujourd’hui. Elle ne plaira
jamais : le Christ l’a bien annoncé, et l’histoire de l’Eglise l’a montré. Elle ne plaira pas au
monde, et elle ne doit pas chercher à lui plaire. Elle doit par contre chercher à lui parler, à lui
témoigner, à lui apporter les secours spécifiquement chrétiens. Pour cela, elle doit toujours
s’interroger sur ses façons de s’exprimer et de présenter son mystère, qui ne sont pas aussi
efficaces d’une époque à une autre, ou d’une culture à une autre. Les approfondissements et
les reformulations sont toujours nécessaires. Cela ne compromet ni l’évangile ni le dogme.
L’Eglise, dans son ensemble, doit toujours s’efforcer pour trouver le ton, les mots et les
images, les gestes et les actes qui pourront toucher le cœur et l’intelligence de nos
contemporains pour les ouvrir au Christ. Ce n’est pas là une question de marketing –se serait
chercher à plaire ou à séduire-, mais une question de charité : aider les autres à trouver l’axe,
pour qu’ils s’y mettent librement et se prennent l’impact du Christ en personne. Voilà un
aspect de la mission toujours actuelle de l’Eglise dans son ensemble ; ce n’est pas réservé aux
commissions romaines ou aux facultés de théologie. C’est le devoir et la grâce de tous les
baptisés, et notamment les confirmés : faire trouver l’axe du Christ. Cela présuppose bien
évidemment qu’on s’y trouve et qu’on s’y tienne.
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