4.1.1. Michel Margairaz: L’histoire, l’économie et la politique de Vichy
Workshop „Europa der Diktatur. Vichy und das Recht“ (16. bis 19. September 2004)
La tâche est complexe qui consiste à faire s’entrecroiser questions et productions
historiographiques relatives à l’économie, à la politique et au droit de et à Vichy. Il
n’apparaît guère possible de tracer toutes les lignes de force des travaux engagés
dans ces trois domaines depuis une vingtaine d’années, moment d’accroissement
sensible de la recherche historique, en partie du fait de l’ouverture des archives pu-
bliques à la suite de la loi des archives de 1979. La difficulté est accrue par le fait que
l’histoire de la politique, de l’économie et du droit sans doute dans cet ordre chro-
nologique - n’ont pas connu le même rythme de renouvellement des hypothèses et
perspectives.
On procédera en deux temps.
I . Les renouvellements historiographiques des trois domaines.
On ne s’attardera guère sur l’histoire du droit, la mieux connue ici, sauf à répéter
qu’elle a été plutôt d’abord une histoire des acteurs, principalement magistrats et
avocats, voire professions juridiques, perçus non exclusivement mais principalement
à travers leur comportement à l’égard du régime. On y découvre des attitudes de
mise à distance relative des traits les plus honteux du régime sous toutes les
nuances terminologiques: neutralité, prudence, technicité, retrait, mais on y découvre
aussi la complicité passive, consciente, active, voire parfois zélée. Deux domaines
ont été particulièrement défrichés. Le Droit antisémite, signalé plus haut, fait la lu-
mière sur un domaine longtemps obscur, mais désormais parfois placé, par un excès
inverse, en position centrale. Signalons en outre un renouveau des travaux sur le
droit social.
En histoire politique, Jean-Pierre Azéma s’est souvent essa à tracer les vagues
historiographiques successives. On n’insistera que sur deux aspects de l’évolution
des recherches.
Tout d’abord, depuis l’ouvrage pionnier de Robert Paxton en 1972, on est passé,
semble-t-il, d’une histoire du politique à Vichy vu d’en haut à celle du politique tel qu’il
fut reçu, perçu, et plus ou moins absorbé, assimilé ou rejeté par les Français dans
leur grande diversité sociale, géographique, sexuelle, culturelle, religieuse, profes-
sionnelle…, comme en ont témoigné en 1992 les actes du colloque Vichy et les
Français ainsi que, entre autres, le développement des recherches sur l’opinion pu-
blique. Cela rejoint d’ailleurs des préoccupations des historiens des dictatures éta-
lées sur une durée plus longue (Italie, Allemagne), qui s’interrogent sur l’emprise,
profonde ou superficielle, des mesures emblématiques de la dictature sur le corps
social.
Parallèlement, se sont multipliés les travaux sur les politiques au sens de politiques
publiques - particulièrement en matière économique, sociale et culturelle qui lais-
sent apparaître la distinction entre des mesures et interventions de Vichy, au sens où
celles-ci conservent la marque du régime sous ses traits les plus rudes et des me-
sures prises sous Vichy, au sens celles-ci s’avèrent davantage liées aux circons-
tances, sans connexion directe avec le régime et son caractère dictatorial.
En histoire économique sur laquelle on insistera davantage on peut souligner
trois aspects majeurs.
1 . D’abord, rappelons le dosage, souvent subtil et différent au cas par cas, entre
modernité et archaïsme, signalé naguère par Paxton et Richard Kuisel. On sait que
pouvaient s’opposer parmi les décideurs, publics et privés, les traditionalistes, hos-
tiles à l’urbanisation et à l’industrialisation, chantres de la France rurale et artisanale,
et, en face, des techniciens des finances et de l’économie soucieux d’une certaine
rationalisation, souvent plus verbale que réelle dans les finances, la monnaie, les
statistiques ou la répartition des matières premières - non sans d’ailleurs chercher
parfois des réussites en Allemagne. Mais souvent dans le cheminement complexe de
la décision concrète, les deux tendances se lent, tant les contradictions de
l’économie d’occupation sont grandes et se heurtent sous la poussée de contraintes
et de nécessités défaite, occupation lourdes. Il en résulte à coup sûr une gerbe
considérable d’innovations sous forme d’institutions et procédures nouvelles : sont
cités ici le remembrement, le permis de construire, les comités sociaux
d’entreprises…, et on pourrait y adjoindre le plan comptable, le Plan ou encore les
statistiques industrielles, le recensement des banques…
Cela conduit à formuler trois précisions.
Le dosage entre modernité et archaïsme apparaît souvent fort complexe et implique
une approche au cas par cas.
Dans de nombreux cas, la modernité est technique, économique, juridique et vient
cependant conforter les hiérarchies sociales traditionnelles dans le travail, la famille
ou la Nation. Modernisation conservatrice, à coup sûr, même si on découvre aussi
des novations sociales, tels les comités sociaux d’entreprises.
Enfin, souvent, la modernité est proclamée plus que réalisée, faute de temps ou de
moyens matériels et humains, du fait des contraintes de la conjoncture de guerre.
Pensons aux produits de remplacement que les Allemands annoncent, mais ne font
pas parvenir en quantité et qualité suffisantes, en échange des productions clas-
siques prélevées. La défaite faisant suite à la crise et à la guerre a bel et bien entraî-
une vraie régression économique, au point de requalifier des procédés ou équi-
pements obsolètes ou même abandonnés précédemment.
2 . Insistons ensuite sur le fait qu’il s’agit d’une économie sans véritable marché. La
production, la répartition, la consommation s’effectuent sous le contrôle d’une double
bureaucratie française et allemande à travers le dirigisme par les prix et les quan-
tités et la répartition autoritaire des matières premières, produits et ravitaillement.
Cette économie dirigée ou plutôt administrée donne naissance à de nombreuses no-
vations législatives, techniques, administratives aux conséquences juridiques mul-
tiples. Des pans de droit nouveau naissent de l’économie dirigée, qu’il s’agisse de la
répartition, des banques, du droit professionnel ou administratif avec le casse-tête
des comités d’organisation, tranché avec le fameux arrêt Montpeur.
Est-ce à dire qu’avec la régression quasi totale du marché, la toute-puissance de
l’Etat introduit dans l’économie et dans le droit de l’économie les traits proprement
politiques du régime, au-delà des seules nécessités de l’heure ? On en trouve des
signes nets dans les mesures d’exclusion ou de spoliation.
Il convient d’ajouter deux précisions :
On a pu établir et confirmer par des monographies que le poids de la guerre et de la
pénurie ainsi que les exigences de l’Occupant en matière de finances, de produits ou
de main d’œuvre ont pesé considérablement plus lourdement que les velléités poli-
tiques et idéologiques du régime en matière économique. Le paradoxe provient du
fait que l’Etat français apparaît fort par rapport à l’économie, mais se montre faible
par rapport à l’administration allemande d’occupation ou démunie face aux carences
graves de la production, des échanges ou de la main d’œuvre. Il en résulte une dicta-
ture faible et sous influence.
Allons plus loin. Compte tenu du contexte extrêmement contraignant, de multiples
effets pervers détournent la portée des textes législatifs ou réglementaires. Il en est
ainsi de la restriction du travail féminin et de la nécessité de rapporter la loi du fait de
la pénurie de main d’œuvre. On signale parallèlement la « spirale infernale » du diri-
gisme (Philippe-Jean Hesse, Olivier Ménard), qui se nie lui-même par les failles par
lesquelles on le contourne et qui se nourrit surtout à cause des quantités insuffi-
santes qu’il met à disposition de la consommation.
3 . La tension, en termes d’échelles, entre corporatisme - à travers le rôle des CO et
des syndicats professionnels - et dirigisme étatique qui, du fait des pénuries et des
arbitrages nécessaires, tend à l’emporter. On constate cependant une progression
des efforts d’organisation professionnelle et des réglementations parfois durables qui
les accompagnent dans les ordres créés à ce moment, ce qui se traduit par une pro-
duction juridique nouvelle, parallèlement à la prolifération des structures corporatives
et administratives à pouvoir disciplinaire renforcé (Yvon Le Gall).
II . Quelques questions transversales.
On en a retenu quatre différentes.
1 . D’abord, la pléthore juridique et sa signification.
Plusieurs textes signalent la « fièvre législative intense » (Vincente Fortier) ou
l’ « arsenal législatif pléthorique » (Nathalie Mallet-Poujol). Cette quantité considé-
rable de textes affectent non seulement le droit de l’économie et de la société mais
aussi le droit public, civil, pénal. On retrouve cinq facteurs propres à expliquer cette
surabondance.
L’un, peu évoqué, relève du temps disponible, face au ralentissement d’activité.
Le second provient des lacunes antérieures que le climat de la défaite a permis de
mettre en évidence. Cela explique que parfois sont repris les termes d’un débat fort
ancien, comme pour les sociétés commerciales.
Le troisième facteur relève des nécessités de la conjoncture de guerre, remontant à
septembre 1939 aussi bien pour la législation sur les prix, les revenus ou les quanti-
tés pour la presse ou pour la répression politique. Parfois, la référence à 1914 agit.
Ce facteur rend compte de l’existence de loi d’occasion (Bernard Durand) plus que
de loi à portée idéologique.
Un quatrième facteur, curieusement assez peu évoqué, provient de l’inégale pression
de la législation et des ordonnances allemandes nette dans le cas des spoliations
antisémites ou même d’une certaine appréciation des réalisations allemandes, par-
ticulièrement pour les finances publiques, la banque, la répartition des matières pre-
mières. Le mimétisme a été parfois la seule manière illusoire d’échapper à la législa-
tion allemande tout en appliquant des principes identiques.
Un cinquième facteur relève d’une sorte de version plus large du poids des lacunes
antérieures. Il en est ainsi de la prolifération des textes de législation sociale, large-
ment due aux vraies carences dans ce domaine de la IIIème République, qui a misé
davantage sur l’intégration par le système politique que par le réformisme social.
D’où sans doute l’une des raisons pour lesquelles les Résistants, dans la plupart de
leurs sensibilités, n’ont pas souhaité à la Libération revenir à la situation de 1939.
2 . Ensuite, la question, quasi omniprésente, des ruptures et continuités des textes
juridiques avec l’amont et l’aval.
Nombre de contributions insistent sur l’idée d’une relative continuité avec l’avant (no-
tamment avec le tour moral et répressif de la République finissante) (Marc Boninchi)
ou l’après, comme en atteste la part, somme toute faible (environ 3%), de textes
abrogés au total (Jean-Pierre Le Crom). Mais bien souvent, sur un seul objet juri-
dique, continuité et rupture cohabitent ( Nathalie Mallet-Poujol, Laurence Montazel).
3 . Le rapport du juridique au politique apparaît plus nettement dans le cas du droit
public. Sous trois formes essentielles : le droit saisi par le politique dans le cas de la
doctrine du Conseil d’Etat (Grégoire Bigot) ; la banalisation de l’aberration les lois
liberticides (Martine Fabre) ou des principes discriminatoires contraires à la fois au
droit commercial, civil et pénal (Philippe Verheyde) ; la refonte de la Justice par les
deux ministres, avec le souci contradictoire d’inscrire la marque du pouvoir politique
et de l’en préserver (Catherine Fillon).
4 . Enfin, les diverses disciplines du droit et la marque différentielle du régime.
On pourrait croire que le droit public ou constitutionnel serait plus nettement affecté
par la marque du régime politique. Mais le droit civil comme le droit pénal ou le droit
de l’économie et du social, du fait de la prolifération des textes, subissent à leur me-
sure la pression du régime. Cependant, encore faut-il mesurer le poids relatif de ce
paramètre par rapport aux autres, déjà évoqués, telle la pression plus générale des
circonstances et de la guerre ou le simple rattrapage des lacunes de lavant-guerre.
Pour chacune des disciplines du droit ici abordées, il y a bien des textes de Vichy et
des textes sous Vichy. Les contributions soulignent, au cas par cas, combien ce do-
sage peut varier selon ces diverses disciplines, permettant ainsi d’analyser de ma-
nière différenciée les relations entre droit et dictature.
Il fut un temps toute production de Vichy était analysée en surdéterminant le poli-
tique et celui-ci dans ses aspects les plus sinistres. Les diverses contributions nous
montrent, à travers la diversité des productions juridiques, que les cheminements
apparaissent plus complexes, en partie du fait de l’insertion des années 1940-44
dans un continuum en amont et en aval plus ou moins étendu. Mais on ne saurait se
contenter aujourd’hui de ce seul retour de balancier vers une continuité mieux resti-
tuée. L’une des questions majeures de ce colloque est bien de rendre compte de
l’articulation précise entre le sinistre du moment et le banal insédans une durée
plus longue.
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