La Passion du rural | Tome 2 | chapitre XV
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L’instauration d’une culture de dépendance
L’exclu est victime soit, mais il n’y a pas de fatalité à la dépendance. S’il y a explication,
il n’y a pas pour autant justification, légitimation à la démission et aux abus. Depuis quin-
ze ans que j’étudie sur le terrain, le processus de déclin et de désintégration économique
et sociale des collectivités rurales du Québec, j’ai pu observer la montée progressive de
cette mentalité de dépendance et constater avec désolation à quel point elle contribue à
priver le Québec de talents et d’énergies dont il a pourtant tant besoin. Le gaspillage de
ressources humaines est un des aspects les plus sombres de notre société de fin de siècle.
Les conseils municipaux qui sont sympathiques aux résolutions de Val-des-Monts et de
Rivière-du-Loup sont composés de citoyens ordinaires (commerçants, petits industriels,
enseignants, travailleurs sociaux, agriculteurs...) qui sont les témoins, dans leur milieu,
des diverses manifestations de cette mentalité de dépendance : quitter son emploi lorsque
le nombre de semaines minimum requis pour être éligible au chômage est atteint (pra-
tique qu’on appelle « travailler au chômage » dans le Bas-St-Laurent), refuser un travail
sous prétexte avoué que le salaire offert est bien peu supérieur, voire inférieur aux pres-
tations de chômage ou de bien-être social, avec en prime la perte de liberté, interrompre
ou refuser un travail parce qu’on a plein de tâches à accomplir chez soi (menus travaux
de réparation ou d’entretien de la maison...).
Ainsi, malgré les taux élevés de sans-emploi, plusieurs commerces et petites industries en
milieu rural et dans les petites villes connaissent des difficultés au niveau de l’embauche.
Un propriétaire d’une entreprise moyenne en Gaspésie me confiait récemment que son
principal concurrent dans le recrutement de son personnel, c’est l’assurance-chômage.
Dans un petit village du Bas-St-Laurent, les employés actionnaires d’une scierie qui
créait environ vingt-cinq emplois saisonniers (15 à 20 semaines) optent, après l’incendie
de leur entreprise, pour le partage du paiement de l’assurance plutôt que de donner suite à
un projet d’entreprise qui aurait été en opération sur un plus grand nombre de semaines
par année. Il y a les « timbres de chômage » qu’on achète auprès d’employeurs complai-
sants. Il y a ces entreprises saisonnières que l’on crée dans le seul but de procurer le
nombre de semaines requis pour assurer l’éligibilité au chômage, ce qu’on appelle les
« machines à timbres ». Et que dire de toutes ces formations rémunérées que l’on suit
sans motivation, sans réelle volonté d’en tirer avantage pour changer sa condition ?
Il ne faut pas se surprendre que la caissière du dépanneur qui travaille cinquante heures
par semaine au salaire minimum et le petit garagiste du village qui parvient difficilement
à se faire un revenu décent soient perturbés par des clients prestataires (ces bénéficiaires
de la 10/42, selon une expression courante : 10 semaines de travail pour 42 semaines de
prestations de chômage), qui n’ont pas moins de revenus qu’eux (ils en ont parfois plus),
et n’ont aucune obligation ni responsabilité envers qui que ce soit quant à leur revenus et
qui les regardent travailler.