UNamur- FASEG 2016-2017 John Pitseys Philosophie sociale et politique L’égalitarisme marxiste Introduction Karl Marx (1818-1883) reçoit une formation philosophique universitaire classique. Il est fortement influencé par la philosophie de Hegel. Toutefois elle « marche sur la tête » et il faut « la remettre sur ses pieds ». Souci d’analyser scientifiquement la société (Le Capital) en vue de la transformer (Le manifeste du parti communiste) par un engagement politique (Marx participe, en 1864, à la fondation de la première Association internationale des travailleurs). « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, mais il s’agit désormais de le transformer ». Le marxisme, qui s’inspire du projet de Marx, est une nébuleuse intellectuelle, une tradition de pensée aux multiples facettes et courants. Une part importante de cette tradition n’a rien à voir avec l’éthique sociale et la réflexion normative sur la justice. Pour nombre de marxistes, le projet marxiste est l’analyse scientifique des sociétés et de leur évolution. Au cœur de cette analyse se trouve le matérialisme historique (1). Néanmoins on peut aussi trouver chez Marx et dans certains courants de la tradition marxiste les bases d’une réflexion normative sur la justice. Trois thèses sont ainsi mises en avant : La justice exige une égalisation des conditions matérielles d’existence des hommes (2) ; Cette égalisation ne peut se réaliser que grâce à la socialisation de la propriété des moyens de production (abolition de la propriété privée des moyens de production) (3). L’Etat démocratique et libéral « bourgeois » ne peut réaliser ce projet : il faut passer par la voie révolutionnaire (4). 1. Le matérialisme historique 1.1. L’historicisme (cf. Hegel) Les hommes ne deviennent humains que progressivement au fil d’une longue évolution historique dont le moteur est le conflit/ la dialectique et qui les libère de la naturalité. Les individus sont le produit de leur époque. 1 1.2. Le matérialisme (>< idéalisme absolu de Hegel) C’est par leur travail collectif de production de leurs moyens d’existence que les hommes s’émancipent de la nature. En produisant leur vie matérielle, les hommes se produisent. « On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence (…) La façon dont les individus manifestent leur vie reflète exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncide avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la façon dont ils produisent » (L’idéologie allemande, 1846) Cette position matérialiste conduit Marx à tirer deux thèses. La première pose que l’économie est déterminante en dernière instance (1.3). La seconde, parfois qualifiée d’utopie, est relative à la possible libération de l’homme (1.4). 1.3. L’économie est déterminante en dernière instance Toutes les productions intellectuelles et culturelles — la science, la religion, l’art, la morale, — par lesquelles les hommes pensent leur condition sont déterminées par la manière dont la production économique est organisée. « Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience » (Critique de l’économie politique) L’infrastructure de toute société est donc économique. Marx distingue cinq modes de production : communiste primitif, antique, médiéval, capitaliste, communiste (à venir). Chaque mode de production se caractérise par Un état de développement des moyens de production (ex. : l’invention et l’utilisation de la machine à vapeur est le vecteur de l’émergence du capitalisme industriel) ; Des rapports de production entre des classes sociales qui n’ont pas le même accès à la propriété et au contrôle des moyens de production (source de la domination) ; dans le mode de production capitaliste , les rapports de production sont structurés par une opposition entre deux classes sociales : o bourgeoisie : propriété privée des moyens de production ; o prolétariat : ne possède que sa force de travail qu’il vend au capitaliste afin de survivre. La société communiste sera une société sans classes en raison du caractère collectif de la propriété des moyens de production. Les idéologies et les institutions politiques forment la superstructure de la société. Elles sont déterminées par le/au service du mode de production dominant. Dans les sociétés de classes, elles servent à occulter et à faire accepter les rapports de domination. « La religion est l’opium du peuple ». L’idéologie des droits de l’homme est au service de la liberté du capitaliste d’exploiter l’ouvrier. L’Etat de droit libéral est au service du capitalisme : il protège la propriété privée et la libre entreprise qui en sont les fondements. 2 1.4. Le travail essence de l’homme Si le travail est l’essence de l’homme, cela implique que c’est pas le travail que l’homme exprime son individualité et construit sur une base consciente et volontaire son rapport à autrui. Cette construction s’opère à travers l’histoire : « L’histoire universelle n’est rien d’autre que la génération de l’homme par le travail humain, rien d’autre que le devenir de la nature pour l’homme. » 2. L’égalité matérielle plutôt que l’égalité des droits formels L’égalité des hommes implique une égalité des conditions matérielles d’existence. C'est là le principe éthique qui est au fondement des conceptions marxistes de la justice. Compte tenu du fondement matérialiste de leur conception de l’histoire et de l’homme, le libre épanouissement de l'individu n'est possible que moyennant la satisfaction de ses besoins fondamentaux en matière de revenu, de travail, de soins de santé, etc. Les conceptions marxistes se présenteront comme des théories de la justice sociale qui définissent comment on peut garantir un accès égal pour tous aux ressources économiques et avant tout à un travail source d’émancipation. Le rôle de l'Etat est de garantir cet accès. Sur ce point, les marxistes s'opposent radicalement aux libéraux et d’une manière plus générale à ceux qui conçoivent l’égalité en termes formels, en termes de droits juridiquement garantis aux individus. Pour ces derniers, l’égalité des citoyens implique exclusivement que l'Etat doit assurer une protection juridique des libertés individuelles de chacun. Or, les marxistes vont faire valoir que cette protection des libertés individuelles n'est qu'une plaisanterie, si les conditions sociales de vie sont misérables. A quoi bon protéger les libertés fondamentales si les gens n’ont pas les moyens de vivre et d'exercer ces libertés. A quoi peut servir la liberté de la presse pour celui qui ne peut ni lire ni écrire ? A quoi peut servir la liberté de circulation pour celui qui n’a pas les moyens de se déplacer ? A quoi peut servir le droit de propriété pour celui qui n’a rien? A quoi peut servir le droit à un procès équitable pour celui qui n’a pas les moyens de recourir à un avocat? 3. Une socialisation de la production Pour les marxistes, l’égalisation des conditions matérielles d’existence est impossible dans un système économique capitaliste. Celui-ci engendre en effet, de façon structurelle une aliénation (3.1) et une exploitation (3.2) des travailleurs. L’égalisation des conditions matérielles d’existence n’est possible que par la socialisation de l’organisation économique (3.3) 3.1. Le travail aliéné Pour Marx, le travailleur est aliéné (« étranger à lui-même ») parce qu’il ne dispose pas du produit de son travail ; parce qu’il n’est pas maître du processus de production ; parce que, dès lors, il ne peut réaliser son essence. 3 « Le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence et que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie (…) ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit » (Manuscrits de 1844, trad. E. Botigelli, Paris, Ed. sociales, 1972, p. 60). Dans la société capitaliste, les causes de cette aliénation sont la propriété privée des moyens de production et le travail-marchandise (le salariat). Marx dénonce le caractère fictif du contrat de travail. L’ouvrier n’est pas libre de contracter dans la mesure où sa survie et celle de sa famille le contraignent à vendre sa force de travail. 3.2. Le travail exploité : la théorie du sur-travail Le système capitaliste induit structurellement le capitaliste à extorquer au travailleur une part de la valeur produite par son travail. La valeur économique (d’échange) d’un bien est déterminée par le temps moyen socialement nécessaire à sa production. Le capital possédé par le capitaliste et utilisé dans la production est lui-même le produit d’un travail passé (mort). Sur un marché du travail où les ouvriers ne possèdent que leur force de travail pour survivre, leur salaire est déterminé par la valeur du panier de biens socialement nécessaire pour assurer la reproduction de cette force de travail (et celle de leur famille). Or, la valeur de ce salaire de subsistance est inférieure à la valeur ajoutée créée par le travail des ouvriers. La différence constitue la plus-value (le profit) que s’approprie le capitaliste et qui accroît son capital. L’ouvrier preste donc un sur-travail : il travaille davantage que ce qui serait socialement nécessaire pour assurer sa subsistance. Il ne peut faire autrement. Car il a besoin du travail salarié pour survivre. Puisque ce sur-travail est la source du profit du capitaliste et que celui-ci vise l’accumulation, il cherchera à allonger la durée journalière du travail pour un même salaire (ou à accroître la productivité du travail, par la machinisation de la production, sans diminuer la durée du travail et rémunérer davantage le travailleur. Il peut ainsi accroître la différence entre la valeur d’échange du produit (correspondant au temps de travail socialement nécessaire à la production) et la valeur d’échange du travail des ouvriers (correspondant à un salaire de subsistance). Si le capitaliste peut s’approprier la valeur produite par le sur-travail de l’ouvrier c’est en raison de l’asymétrie de leur rapport. L’ouvrier est contraint de travailler quotidiennement pour vivre. En revanche, le capitaliste peut différer ses décisions d’investissements lorsque la conjoncture est défavorable (par exemple lorsque le prix de la main d’œuvre est trop élevé) et attendre un moment plus propice. V = C + S +P V valeur d’une marchandise C valeur des matières premières et l’usure de l’équipement = travail mort (capital) S salaires = travail vivant rémunéré au prix de la subsistance. P profit = travail vivant non rémunéré, sur-travail, plus-value 3.3. L’alternative : une économie socialisée Les critiques fondamentales que Marx adresse au capitalisme serviront de référence commune à la plupart des doctrines socialistes. Toutefois, malgré ce 4 dénominateur commun il existe des conceptions différentes de l'économie socialisée comme alternative au socialisme. On peut les regrouper en trois courants. Le socialisme autogestionnaire : les entreprises prennent la forme de coopératives gérées par les travailleurs. Le socialisme à économie planifiée : l'Etat est propriétaire des moyens de production et prend en main la direction de l'activité économique en organisant la production et la commercialisation et en fixant les prix et les salaires. La social-démocratie : un marché régulé par l’Etat, qui est lui-même un agent économique. 4. La critique marxienne de l’Etat ‘bourgeois’ 4.1. La critique marxienne des droits de l’homme Les droits de l’homme, promus par le libéralisme politique, assurent une égalité dans la protection juridique formelle de la liberté individuelle mais ils n’assurent pas une égalité des conditions matérielles nécessaires à son exercice. Les droits de l’homme protègent un « individu abstrait » alors que l’existence concrète des individus est conditionnée par la place qu’ils occupent dans un rapport de classe caractérisé par l’exploitation de la classe ouvrière. Les droits de l’homme, en protégeant les libertés bourgeoises (propriété privée, libre entreprise, etc.), protègent et légitiment la liberté des capitalistes d’exploiter les travailleurs. 4.2. La critique de la démocratie bourgeoise Dans la plupart de ses œuvres, Marx se montre très critique à l’égard de la démocratie représentative (« la démocratie bourgeoise ») et même à l’égard du suffrage universel. Il considère que l’égalité réalisée par le suffrage universel est purement abstraite et fictive dès lors qu’elle est instaurée dans un contexte ou règnent des inégalités matérielles profondes engendrées par des différences de position dans les rapports de production. L’égalité abstraite n’est qu’un moyen destiné à faire accepter les inégalités réelles. « De même que les chrétiens sont égaux dans le ciel et inégaux sur la terre, les membres du peuple pris chacun dans leur singularité sont égaux dans le ciel de leur monde politique et inégaux dans l’existence terrestre de la société » (Critique du droit politique hégélien, Paris, Ed. sociales, 1972, p. 135). La démocratie accorde bien à tous les citoyens les mêmes droits politiques. Mais il s’agit d’une égalité abstraite, purement mathématique, qui occulte les différences réelles qui existent entre eux. « Admettre que tous les membres d’une collectivité doivent avoir les mêmes droits, et en particulier un avis de même poids dans un vote, c’est nécessairement reconnaître que les différences réelles, concrètes entre les individus ne sont pas prises en compte dans le domaine politique, par là on en fait un domaine abstrait, situé au delà des conditions matérielles d’existence, dans le privé » (Bergounioux & Manin, 1979, 31). En particulier, le suffrage universel ne prend pas en compte la différence socio-économique qui existe entre le capitaliste et l’ouvrier en raison de leurs positions respectives dans les rapports de production et qui leur donnent des possibilités effectives de vie et d’action et un pouvoir social très différents. 5 De plus, le recours au mécanisme représentatif ne fait que renforcer la séparation entre la sphère privée (l’individu-citoyen) et l’Etat (le représentant). Les démocrates reproduisent donc la même erreur que les libéraux : en dissociant la sphère privée de la sphère politique et en réalisant formellement l’égalité au sein de cette dernière, ils contribuent à la reproduction des inégalités réelles dans la sphère économique. Le suffrage universel est donc une illusion masquant les inégalités. Tout au plus Marx reconnaît-il parfois que le suffrage universel pourrait, un jour, devenir un révélateur que la source de l’inégalité n’est pas politique mais économique, lorsque les ouvriers se rendront compte que l’égalité politique ne met pas fin à l’exploitation. Dans certains de ses textes, Marx concèdera toutefois que le suffrage universel peut être un instrument de lutte de la classe ouvrière dès lors que se constitue un parti de la classe ouvrière, défendant les intérêts de celle-ci. Toutefois la transition vers la société communiste supposera un moment révolutionnaire. De plus, Marx et Engels estimaient que dans la société communiste, la société sans classes, la question du gouvernement démocratique cesserait de se poser car « l’administration des choses remplacera le gouvernement des hommes ». La défiance de Marx à l’égard de la démocratie représentative est liée à sa critique de l’Etat moderne qui, tout en instaurant des rapports juridiques formels entre citoyens déconnectés des conditions économiques, est, dans le même temps un instrument au service de la reproduction des rapports de production favorables à la bourgeoisie. 4.3. Une autre conception de la liberté A la conception « négative » de la liberté, promue par les libéraux, Marx et les socialistes opposent une conception « réelle » de la liberté. Relevons en trois traits importants. Il n’y a pas de liberté possible sans accès à des conditions matérielles d’existence permettant d’exercer effectivement cette liberté. L’émancipation de l’homme passe par une appropriation par lui-même de son existence dans le travail productif. Celui qui n’a pas de travail ou qui est aliéné dans son travail ne peut être libre. L’émancipation de l’homme passe par un mouvement d’émancipation collectif de la classe ouvrière en vue de s’approprier le processus de production. 4.4. La révolution Pour Marx et les communistes, la révolution des travailleurs est la seule voie de réalisation de l’égalité matérielle. En effet le capitalisme n’est pas amendable : il faut passer à une économie socialisée. De plus, l’Etat ‘bourgeois’ n’est pas un moyen adéquat de transformation de la société : il est au service du capitalisme. Les sociaux-démocrates s’opposeront à Marx sur ce point : privilégiant la voie réformiste et reconnaissant la légitimité de l’Etat de droit démocratique, ils considèrent que le projet d’égalisation des conditions matérielles d’existence n’est pas incompatible avec la protection des libertés fondamentales et la démocratie représentative. 6 En guise de prolongements : ARNSPERGER C. & VAN PARIJS Ph., Ethique économique et sociale, Paris, La Découverte, 2000, pp. 43-55. BERGOUNIOUX A. & MANIN B., La social-démocratie ou le compromis, Paris, PUF, 1979 (en particulier le chapitre 1 « Socialisme et démocratie : une rencontre difficile »). COHEN G.A., Pourquoi pas le socialisme ?, Paris, L’Herne, 2010. KYMLICKA W., Les théories de la justice : une introduction, Paris, La Découverte, 1999, chapitre 4 « Le marxisme ». 7