CHAPITRE 5 : EGALITE DES SEXES CHEZ LES CHASSEURS- CUEILLEURS
Robert Deliège, ANTHROPOLOGIE DE LA PARENTÉ, Armand Colin, 1996
Longtemps, ou a cru que les sociétés de «chasseurs» pouvaient nous servir d'illustration des
premiers stades de l'humanité. Ces sociétés utilisent une technologie rudimentaire proche sans doute
de l'ère préhistorique. Cependant, nous ne pouvons plus affirmer aujourd'hui qu'elles demeurent des
vestiges intacts des premiers temps de l'humanité. Ainsi, nous savons que certaines d'entre elles ont
été en contact avec des sociétés technologiquement plus avancées depuis très longtemps. C'est très
certainement le cas des populations San d'Afrique du Sud. De même, si les tribus de l'Inde ont
traditionnellement été considérées comme des peuples aborigènes, nous avons aujourd'hui de bonnes
raisons de penser que certaines d'entre elles, comme par exemple les Bhils, n'existent qu'en relation
aux hindous des plaines et ne nous disent dès lors pas grand-chose sur les premiers temps de la
civilisation indienne.
Il n'en reste pas moins vrai que la chasse et la cueillette, comme modes de production, présentent
des caractéristiques propres, notamment en matière de parenté, qui diffèrent de celles rencontrées
dans les sociétés agricoles. C'est à ce titre au moins qu'elles peuvent nous intéresser ici. Nous verrons
d'ailleurs que l'étude des sociétés de chasseurs a immanquablement réactualisé certains thèmes
développés par l'anthropologie évolutionniste. Nous pouvons, en premier lieu, nous pencher sur
l'étude d'un cas classique, à savoir celui des ¡Kung du Kalahari.
1. LES DOBÉ !KUNG
1.1. Caractères généraux
Les recherches entamées par l'ethnologue américain Richard Lee dans le désert du Kalahari, au
début des années 1960, modifièrent considérablement nos connaissances. Un des aspects les plus
fondamentaux de ses travaux concerne, sans nul doute, la position des femmes dans les sociétés
cynégétiques. Les données mises au jour par Lee révélaient que l'expression même de «société de
chasseurs» reflète très mal la réalité en laissant dans l'ombre les activités de cueillette qui assurent
pourtant l'essentiel des ressources alimentaires. Il est, depuis lors, devenu préférable de parler de
société de «chasseurs-cueilleurs», expression qui n'est pas non plus tout à fait adéquate : l'idéal serait
sans nul de les définir comme «sociétés de cueilleuses-chasseurs». Je doute cependant que l'expression
soit un jour communément admise. Les ethnologues pensaient jadis que la description des seules
activités masculines suffisait à rendre compte de l'ensemble de la société, un peu comme si l'humanité
(mankind) englobe ipso facto la femme. La réévaluation de la position de la femme au sein des sociétés
est, sans conteste, une des réalisations majeures de l'ethnologie des dernières décennies.
La région de Dobé est un ensemble de points d'eau où vivent quelque 379 ¡Kung. L'organisation
sociale des !Kung est étroitement liée à leur mode de subsistance. Les changements de camps sont dus
à l'épuisement des ressources locales, au désir de rendre visite à certains parents ou encore à des
conflits internes. En pratique, il n'est pas aisé de séparer ces raisons les unes des autres. Après un
mariage, la famille du jeune homme peut joindre celle de la jeune fille. Lorsque le camp devient trop
grand ou lorsqu'il comprend trop de petits enfants, on encourage les adultes à se séparer-, de même,
un camp sans enfants tentera d'attirer à lui des familles avec enfants.
1.2. La parenté et le mariage
Unetelle société est largement égalitaire et comprend peu de différences sociales, qu'elles soient
basées sur le statut ou la richesse. La parenté est donc l'un des principaux critères de différenciation
interne. Presque tous les termes de parenté font référence a l'âge relatif : ainsi frère aîné se dit !ko et
frère cadet tsin; la sœur aînée est !kwi, la cadette tsin également. On voit donc que l'âge est ici un
critère plus important que le sexe puisque tsin désigne à la fois le frère cadet et la soeur cadette.
Un autre principe intéressant de la parenté kung est l'importance des parentés plaisanteries et,
corollairement, des relations d'évitement : toutes les personnes apparentées à Ego peuvent être
divisées en parents k'hâi («jouer») et parents kwa («respect»). Avec une personne k'hâi, un individu
entretient des relations détendues, il lui parle de façon très amicale, c'est notamment le cas des
relations petits-enfants /grands-parents qui sont particulièrement cordiales. En revanche, un enfant
entretient des relations beaucoup plus distantes avec ses parents, oncles et tantes à qui il doit le
respect; il s'adresse à eux en utilisant des formes polies, comme la deuxième personne du pluriel alors
qu'il utilise la forme familière pour s'adresser aux grands-parents. Si un !Kung a une relation
d'évitement avec une personne, il aura une relation à plaisanteries avec les parents de cette dernière.
Ce principe de l'alternance des générations se retrouve dans beaucoup de sociétés et il est ici un
indicateur de l'autorité que les parents exercent sur leurs enfants. Tous les parents, y compris les alliés,
tombent dans l'une ou l'autre catégorie; il n'y a personne qui soit neutre.
La relation entre un homme et sa femme est k'hai et cette dernière s'étend aux sœurs de la femme
qui sont des épouses potentielles. En revanche, la relation kwa la plus extrême est celle existant entre
un homme et sa belle-mère on une femme et son beau-père: en théorie, ils ne sont même pas supposés
s'adresser la parole. Enfin, il faut noter que la terminologie de parenté kung met fortement l'accent sur
la famille nucléaire puisqu'elle distingue nettement les membres de cette dernière des collatéraux.
Contrairement à de nombreuses terminologies, le père (ba) est distingué des oncles (tsu) et la mère
(tai) des tantes (//ga). De même, les frères et sœurs sont distingués des cousins et cousines (kuma et
tuma) et les enfants ne sont pas assimilés aux neveux et nièces. On peut donc dire qu'une telle
terminologie met nettement l'accent sur la famille restreinte.
- Le mariage kung est essentiellement un mariage arrangé. Traditionnellement on se met à
chercher un partenaire peu de temps après la naissance d'un enfant. C'est généralement la mère du
garçon qui contacte la mère de la fille. Les prohibitions sont importantes et il n'est pas rare que trois
quarts des partenaires potentiels soient exclus en raison d'une règle quelconque. En pratique,
d'ailleurs, si l'on veut refuser une alliance, on peut toujours invoquer l'une ou l'autre prohibition qui
rend le mariage impossible.
La cérémonie de mariage comprend l'enlèvement simulé de la jeune fille de la hutte de ses
parents. Elle débute de façon assez violente, avec notamment de nombreux traits d'un mariage par
rapt. Le conflit n'est d'ailleurs pas seulement rituel ou platonique car la jeune fille ne veut
généralement pas accompagner l'heureux élu et le laisse entendre avec force cris. Elle tente alors de
s'enfuir et les parents s'efforcent de la convaincre à se soumettre. Souvent elle crie, donne des coups de
pied et résiste avec virulence. Si son opposition est trop violente, il vaut alors mieux empêcher le
mariage car il n'est pas bon qu'un tel conflit persiste. Parfois, une jeune fille peut même se suicider et
une moitié des mariages se solde par un échec dès les premiers mois. Cette courte période orageuse
doit normalement déboucher sur une relation stable et solide marquée par une affection profonde
dont il n'est cependant pas fait étalage en public.
. Dans une société où la propriété et les richesses sont si limitées, la sexualité et le choix
matrimonial sont les deux principaux foyers de solidarité sociale et de conflits. L'homicide est ainsi
presque toujours le résultat d'un conflit à propos d'une femme. On explique la précocité du mariage
par la volonté d'éviter des rivalités. Il convient cependant de noter que la majorité des mariages se
vivent harmonieusement, sans guère de stress; en outre, le mariage entre deux jeunes gens crée des
liens solides et durables entre leurs familles et leurs camps. La belle-famille est désignée par le terme
n¡un k''ausi et une bonne relation avec elle est un gage de sécurité sociale: si, par exemple, les
ressources locales viennent à manquer, il est toujours possible de rendre visite à des alliés.
Les jeux sexuels font partie de l'éducation dès le plus jeune âge. En revanche la sexualité parentale
est beaucoup plus discrète. Tain, le terme signifiant l'orgasme (masculin et féminin) peut se traduire
par « goût de miel ». L'homosexualité, la sexualité orale et le coïtus interruptus sont inconnus; l'adultère
est rare et la plupart des mariages sont fidèles.
1.3. Une société égalitaire
Une telle société se caractérise encore par l'absence d'organisation étatique. Il n'y a pas d'autorité
légale pour résoudre les conflits, maintenir l'ordre et garder les gens sur le droit chemin. L'ordre est
communément accepté par les gens eux-mêmes, lesquels arrivent à vivre en harmonie. Les règles
d'échange qui traversent la vie des !Kung ne sont pas étrangères à cette intégration. Ce système
d'échange s'appelle hxaro et imprègne toute la vie sociale d'un vaste réseau de circulation de biens qui
renforcent les liens sociaux. Un homme explique: "Hxaro, c'est quand je prends une chose de valeur et
que je te la donne. Plus tard, bien plus tard, quand tu trouves quelque chose de bien, tu me le donnes.
Puis quand moi, je trouverai quelque chose de bien, je te le donne et ainsi passeront les années.»
Toute chose peut ainsi faire l'objet du hxaro : des casseroles, un chien, des outils, des armes, des
pipes ou des bijoux mais, le plus fréquemment, ce sont des flèches, des lances, des colliers et des
coquillages qui sont au cœur des échanges cérémoniels. Ces réseaux permettent d'intégrer un vaste
ensemble de familles dans un système d'échange et de solidarité.
Ces quelques lignes nous donnent une idée de la distance qui séparent la société kung des
énoncés évolutionnistes du XIXè siècle. Nous sommes loin ici d'une société vivant dans la
promiscuité, sans foi ni loi, dans l'anarchie la plus totale. Les chasseurs-cueilleurs apparaissent
désormais comme parfaitement adaptés à leur milieu et à leur mode de production. Les solutions
qu'ils ont adoptées leur permettent de mener une existence relativement harmonieuse. Leurs
connaissances et leur intelligence sont loin d'être négligeables. Ils ne vivent nullement dans un état
proche de la nature, leur union matrimoniale est stable et ils valorisent la fidélité conjugale.
L'importance de la famille nucléaire, basée sur une union monogamique, se reflète dans leur
terminologie de parenté. En bref, ces chasseurs a peine sortis de l'âge de la pierre ressemblent parfois
plus à l'homme moderne que certaines populations nettement plus avancées technologiquement.
1.4. Les relations de genre
Richard Lee a consacré une partie importante de son œuvre à traiter de l'égalité. La question qu'il
se pose en particulier est de savoir si cette égalité e retrouve également dans les relations entre les
sexes. Un des faits marquants des sociétés cynégétiques est précisément la part importante que la
femme prend dans le processus de production. Nous ne sommes pas ici dans un monde où la femme
est soumise à des mâles agressifs et violents. Toutes les sociétés de chasse connaissent une division du
travail selon les sexes. En simplifiant, ce sont universellement les hommes qui chassent et les femmes
qui collectent. La division sexuelle du travail semble donc être stricte et générale. Il est alors
intéressant de constater que, chez les !Kung, la collecte fournit les deux tiers de la nourriture alors que
la chasse n'apporte qu'un tiers des ressources alimentaires. C'est du moins le cas en termes de poids
car cette répartition peut varier selon certains critères comme la valeur calorifique, la productivité du
travail et la valeur culturelle des aliments.
Quels ques soient les critères, cependant, ce sont les femmes qui fournissent la plus grande part
de la nourriture même si le travail des hommes est socialement plus valorisé et techniquement moins
accessible. Quoi qu'il en soit, il est clair que la production des femmes est essentielle, Le travail
domestique est, bien sûr, tout aussi important; environ 90 9o du travail lié aux enfants est assuré par la
mère aidée d'autres femmes. Cependant, le père est attentif et affectueux avec ses enfants. Par ailleurs,
les hommes assistent leurs épouses dans les tâches domestiques et il n'est pas correct de dire que les
femmes sont totalement dominées par les hommes sur ce point.
Les parents d'une fille sont particulièrement soucieux de trouver un bon mari pour celle-ci. Après
le mariage, les parents de ]a jeune fille insistent pour que le jeune couple viennent vivre dans leur
camp. Il y a plusieurs raisons à cette insistance : les parents veulent être sûrs que leur fille sera bien
traitée ou celle-ci peut être jugée trop jeune pour quitter ses parents. Enfin, ces derniers peuvent
vouloir être rassurés sur les qualités de chasseur de leur gendre. Ce sont généralement les femmes qui
prennent l'initiative de rompre un mariage el une jeune fille avait le pouvoir de refuser nu
arrangement de mariage. Il faut aussi noter un fait relativement exceptionnel : dans environ 20 % des
mariages. la femme est plus âgée que l'homme et, dans de telles unions, la femme domine souvent
l'homme.
- Les femmes kung occupent une position relativement privilégiée dans leur société et on peut
alors se demander si ces atouts se traduisent politiquement, Selon Lee, la réponse à cette question est
globalement positive : les femmes kung participent aux discussions du groupe et la part qu'elles
prennent aux prises de décisions dépasse très certainement celle des femmes de la plupart des sociétés
tribales, paysannes et même industrielles. Cependant, le niveau de participation des femmes est
nettement inférieur à celui des hommes. Il faut évidemment rappeler que les relations sociales des
!Kung sont très égalitaires et marquées par la relative absence de structure d'autorité. Il n'y a ainsi
pratiquement pas d'accumulation possible des richesses puisque les groupes doivent sans cesse se
déplacer d'un endroit à l'autre et ils ne peuvent donc porter guère plus de quarante kilos. La
réciprocité est une valeur absolument essentielle et l'arrogance ou la vantardise sont deux défauts
particulièrement méprisés. L'humilité est sans cesse encouragée : ainsi, tout cadeau est
systématiquement sous-évalué par les personnes présentes.
Ce sens aigu de l'égalité est étendu aux femmes qui occupent une place importante dans la société
kung. Selon certains auteurs, tels Leacock ou Lee, l'inégalité sociale naît avant tout du développement
de la propriété des moyens de production. Dans une société où celle-ci est réduite, il y a peu de
différenciation sociale et, corollairement, les femmes sont loin d'être totalement soumises aux homme.
Le statut de la femme est alors bien plus élevé et son indépendance vis-à-vis du monde des hommes
bien plus marquée.
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