Quelques grilles de discernement éthique
Marie-Pierre POLIS
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Sur le plan éthique, nous vivons l’âge du paradoxe. D’une part, une perte des
repères, une banalisation de ce qui, il n’y a pas si longtemps, était considéré
comme mal, une grande confusion entre droit et morale, une certaine inconscience
des retombées collectives de comportements individuels ; d’autre part, et sans
doute en réaction, l’apparition d’un questionnement aigu, intense, qui saisit
l’urgence d’apporter à des questions nouvelles des réponses adaptées, qui ne
mettent pas en péril l’avenir plus ou moins lointain de l’homme.
La question, en effet, est pressante. A l’ère du relatif, tout se vaut-il ? A l’époque
des prouesses technologiques, tout ce qui peut être fait doit-il être fait, selon le
principe de Gabor ? Doit-on par ailleurs refuser une découverte parce qu’elle peut
être exploitée à des fins douteuses ? Quelle attitude faut-il prendre ? Les
situations sont parfois si complexes que l’on pourrait avoir tendance à jouer à
l’autruche, à « laisser faire » par sentiment d’impuissance, par facilité ou… par
lâcheté ! Et l’on assiste ainsi à une certaine « déresponsabilisation » individuelle,
ce qui, au niveau d’une société et de son avenir, est grave.
L’éveil de la réflexion éthique est donc une tâche de première importance dans
l’acte d’éduquer. Il l’a toujours été, mais l’est sans doute d’autant plus
aujourd’hui que l’on vit dans un monde le sens n’est plus donné à l’avance. Il
est pluriel et le plus souvent, à construire. Inutile donc de dispenser un discours
moral qui tienne du prêt-à-porter, fût-il de haut niveau. Il ne résistera pas, sous
peine de tomber dans le fondamentalisme, à la confrontation des points de vue. Il
est plus utile et opérant d’offrir aux jeunes quelques grilles de discernement et
outils d’analyse qui leur permettent, grâce à quelques principes ou concepts forts,
de se forger une colonne vertébrale en matière éthique. Ainsi structurés, ils
pourront affronter leur vie et les questions qui surgiront avec une certaine capacité
de discerner les valeurs en jeu.
Je voudrais ici présenter brièvement quelques pistes, déjà proposées en classe et
éprouvées à l’aune de situations d’existence, personnelles ou collectives. Celles-ci
ne seront appropriées par les élèves que si un premier travail sur les concepts a été
réalisé. Il est essentiel en effet de commencer par identifier la notion de
responsabilité et de culpabilité, de faute ou de péché (langage chrétien) et
d’erreur, essentiel également de distinguer la responsabilité morale (laïque et/ou
fondée sur une foi religieuse) de la loi civile. Cela peut se faire à partir
d’exemples tirés de la vie, personnelle ou collective, par des mises en situation,
par des jeux de rôle, etc.
On peut, ensuite, et selon le type de situation, choisir une des grilles suivantes : on
peut aussi les combiner. Ces propositions ne sont pas nécessairement très
originales et en tout cas pas exhaustives.
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Cet article est tiré du périodique « Informations » de décembre 2000 (n°4), p. 10 à 14
1. L’homme comme fin et non comme moyen
Le philosophe allemand Emmanuel KANT (1724-1804) nous a laissé une œuvre
importante dans laquelle il présente la morale comme un devoir qui s’impose. Elle
est pour lui un « impératif catégorique » selon lequel il convient de ne jamais
traiter l’humanité ni l’homme en particulier comme un moyen, mais comme
une fin.
« Agis toujours de telle sorte que tu puisses ériger la maxime de ton action en
loi universelle (…)
Agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité dans ta personne aussi
bien qu’en la personne d’autrui comme une fin et jamais comme un moyen (…)
Agis toujours comme si tu étais législateur en même temps que sujet. »
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Considérer la personne comme un moyen au service d’autre chose est une manière
de la traiter en objet, de l’asservir. On touche là au principe d’universalité qui
préside à la reconnaissance des droits de l’homme qui pourraient servir de
fondement à toute recherche éthique. Il s’agit en définitive de :
reconnaître à l’autre le droit à l’existence de la même manière que cet
autre a à reconnaître la mienne ;
accepter comme norme pour moi-même ce que je dois accepter aussi
comme norme pour l’autre s’il est placé dans les conditions correspondant aux
miennes, et inversement.
2. La règle d’or universelle
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Cette perspective rejoint la règle d’or universelle reconnue par l’ensemble des
religions ou philosophies :
Qu’elle soit formulée de façon négative ou positive (plus exigeante), la règle d’or
fonde la solidarité entre les hommes :
solidarité « horizontale » : solidarité à travers le monde, entre les
cultures, les peuples, les religions
solidarité « verticale » : solidarité à travers les âges, entre les
générations.
2
Emmanuel Kant, Critique de la Raison pure, Extrait cité par Vl. Grigorieff, coll. Marabout.
3
Les différentes formulations de cette règle d’or sont reprises dans l’ouvrage publié par Lumen Vitae « Passion
de Dieu, passion de l’homme (4ème année)
« Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse »
Ou
Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fasse à toi-même »
3. L’impératif d’autonomie
Une autre grille possible, inspirée aux dires mes de ses auteurs
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de l’impératif
catégorique kantien, a pour nœud le concept d’autonomie. Celui-ci repose sur la
définition de l’humain comme « acte de ce qui est en puissance d’humanité ».
Nous ne sommes jamais tout à fait réalisés, nous sommes toujours en puissance de
nous-mêmes, à la recherche de notre humanité. La clé ? Notre quête
d’autonomie, sachant que la mienne et celle d’autrui sont intimement liées. Ainsi
le fondement de l’éthique pourrait se formuler comme suit : « Agis en toutes
circonstances de façon à promouvoir l’autonomie d’autrui qui conditionne la
tienne. »
Cet impératif éthique fondamental s’enracine dans l’articulation de trois triples
conditions :
Respecter les trois interdits fondamentaux
l’homicide
l’inceste ou le refus de la distance, de la séparation, de la
différence
l’idolâtrie ( terme biblique) ou l’aliénation (terme plus
philosophique) : c’est entretenir avec un objet ou un être une
relation telle qu’on lui abandonne ses propres potentialités et
qu’on perd sa liberté.
Supprimer autrui, vivre dans un monde fusionnel et s’aliéner sont les trois
principales façons de se nier soi-même dans sa puissance d’humanité.
2° Assumer trois traits fondamentaux de l’existence humaine (= les
existentiaux)
la solitude : nul ne peut prendre la place de mon corps organique ;
chacun de nous est seul dans son corps et personne ne peut le
remplacer ;
la finitude : l’autre, différent, me rappelle que je ne suis pas tout,
que j’ai des limites ;
l’incertitude : si je suis seul et fini, ma sécurité est illusoire et je
doute même de moi-même.
3° Faire nôtres trois valeurs fondamentales
la solidarité : respecter l’interdit de l’homicide, c’est reconnaître
que je suis semblable à autrui et que je suis convoqué par lui à
prendre part à la société des hommes ;
l’humilité : respecter l’interdit de l’inceste, c’est reconnaître que
je ne suis pas tout-puissant, éternel et infini ; c’est reconnaître
que l’on est pas Dieu
la liberté : respecter l’interdit de l’idolâtrie, c’est reconnaître que
nous sommes responsables de nos potentialités, fussent-elles finies, et qu’il dépend
de notre liberté de les déployer ou non.
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Edouard Boné et Jean-François Malherbe, Engendrés par la science, Coll. Recherches morales, Ed. du Cerf,
1985. LA grille est présentée ici est un résumé du chapitre VI : Comment fonder l’éthique.
Dimensions
d’existence
Interdits
Existentiaux
Valeurs
Organique
Psychique
Symbolique
Homicide
Inceste
Idolâtrie
Solitude
Finitude
Incertitude
Solidarité
Humilité
Liberté
Ainsi comprise, l’autonomie la mienne et celle des autres est davantage un
chemin qu’un état. Devenir adulte, c’est entrer dans ce mouvement
d’autonomisation : « c’est devenir soi, être créatif, c’est-à-dire vivre la
solidarité en assumant sa solitude, vivre l’humilité en assumant sa finitude,
vivre la liberté en assumant son incertitude. (…) Bref, c’est vivre en
promouvant l’autonomie d’autrui qui conditionne la nôtre. (…)
L’autonomie, c’est donc l’instauration d’un rapport tout particulier entre la
parole de l’autre et la mienne. C’est prendre position dans une situation.
L’autonomie, c’est en définitive l’exercice d’un discernement moral. »
4. Les perspectives éthiques des grandes religions du monde
« Pas de survie sans éthos planétaire » ainsi commence l’ouvrage que Hans
Küng
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a consacré à une possible éthique universelle, qui passe nécessairement par
la paix entre les grandes religions. Il se situe donc dans une perspective de
dialogue interreligieux. A cette fin, il relève les grandes éthiques communes.
Le bien commun : sa dignité, son intégrité, sa liberté. Ces valeurs sont
mises en avant comme principes fondamentaux et motivations nourricières de
l’éthique humaine ;
Cinq grands commandements de l’humanité :
1° ne pas tuer
2° ne pas mentir
3° ne pas voler
4° ne pas se livrer à la fornication
5° respecter ses parents et aimer ses enfants.
La voie raisonnable du milieu
Les grandes religions et sagesse encourageant le choix d’une voie raisonnable,
tenant le milieu entre le libertinage et le légalisme.
5
Hans Küng, Projet d’éthique planétaire. La paix mondiale par la paix entre les religions, Le Seuil, 1990. Par
éthos », « éthique », l’auteur distingue entre « l’éthos » qui esy l’attitude morale fondamentale de l’homme et
« l’éthique » qui est la doctrine philosophique et théologique relative aux valeurs et aux normes guidant nos
décisions. Le mot « téhique » en français recouvre les deux sens, tandis que « éthos » n’est guère utilisé. D’où
le titre français (N.d.T.)
Concrètement, c’est une voie du milieu entre la soif de la possession et le mépris
de la possession, entre l’hédonisme et l’ascétisme, entre la frénésie des sens et
l’hostilité aux sens, entre le culte du monde et le refus du monde, etc.
La règle d’or
Partout, l’on trouve une norme catégorique, apodictique, inconditionnelle,
parfaitement praticable dans les situations extrêmement complexes, formulée de
manière singulière, mais qui peut se résumer à ce qu’on appelle communément la
règle d’or universelle, présentée au point. Il s’agit donc de ne pas faire aux autres
ce que l’on ne veut pas pour soi-même. L’impératif kantien, évoqué ci-dessus
également, serait une rationalisation, une laïcisation de cette règle d’or.
Réunies pour aborder le problème de la paix à Kyoto, au Japon, en 1970, les
grandes religions (sens large) ont exprimé ce que pourrait être une éthique
fondamentale et universelle au service de la communauté mondiale. En voici
l’énon :
« Bahaïs, bouddhistes, confucianistes, chrétiens, hindous, jaïnites, juifs,
musulmans, shintoïstes, sikhs, adeptes de Zoroastre et représentants d’autres
religions, nous nous sommes rencontrés ici dans notre intérêt général pour la
paix (…). Nous avons découvert que ce qui nous unit est plus important que ce
qui nos sépare. Nos avons découvert que nous avions en commun :
- une conviction de l’unité fondamentale de la famille humaine, de
l’égalité et de la dignité de tous les hommes ;
- un sentiment de l’inviolabilité de l’individu et de sa conscience ;
- un sentiment de la valeur de la communauté humaine ;
- une prise de conscience que le pouvoir humain ne s’identifie pas, sans
plus, au droit, que le pouvoir humain ne peut se suffire à lui-même et
qu’il n’est pas absolu ;
- la croyance que l’amour, la compassion, le désintérêt et la force de la
vérité et de la vérité intérieure sont finalement plus forts que la haine,
l’inimitié et l’égoïsme ;
- un sentiment de notre devoir de nus tenir aux côtés des pauvres et des
opprimés, contre les riches et les oppresseurs ;
- une profonde espérance de la victoire dernière de la bonne volonté. »
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5. Le choix du meilleur chemin
Les normes éthiques, si elles ont pour conscience dite formée ou éclairée un
caractère incontournable, ne proposent cependant pas de solutions
« recettes » aux grands problèmes du monde ou aux questions de notre vie
ou de la société. Le comportement face à une situation concrète, s’il met
en œuvre les principes moraux auxquels on adhère, est toujours, d’une
certaine manière, à inventer. En fait, chaque décision morale concrète doit
prendre en compte et la constante normative universelle et les variables de
la situation particulière.
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Lire le chapitre V. Religions du monde et ethos planétaire qui se termine par la présentation de cette déclaration
de clôture de la Conférence mondiale des religions pour la paix, p. 97-110
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