de la vertu. Selon cette présentation habituelle, ces traits constituent un horizon de pensée
partagé par les principales philosophies de cette époque, malgré leurs différences.
Comme le dit Taine dans les Origines de la France contemporaine : «Aux approches
de 1789, il est admis que l'on vit dans le "siècle des Lumières", dans l'âge de raison,
qu'auparavant le genre humain était dans l'enfance, qu'aujourd'hui il est devenu majeur.»
Cette expression tire son sens de l'usage figuré du terme «lumière», lui-même appuyé sur une
série de comparaisons traditionnelles en philosophie: la connaissance est comparée à la
vision (on cherche alors à décrire l'acte de connaissance) ou à l'illumination (on cherche
alors à caractériser l'effet de connaissance). Ces métaphores trouvent leur fondement
philosophique maximal dans les théories intuitionnistes de la connaissance où la
contemplation directe est considérée comme la forme achevée du savoir (cf. la
contemplation des Idées selon Platon).
Au XVIII e siècle, le sens de cette expression est déterminé par la distinction, issue de la
théologie chrétienne, entre la lumière naturelle et la lumière surnaturelle. Deux règnes (ainsi
chez Leibniz) ou deux ordres étaient traditionnellement distingués: le règne de la nature et
perfectibilité» explique en même temps que l'homme est «sujet à devenir imbécile» (au sens étymologique de
«faiblesse»). D'une manière provocatrice face aux thèses dominantes et simplificatrices présupposant
constamment ce qu'elles prétendent démontrer et ainsi s'enferrant dans les illusions rétrospectives et les préjugés
ethnocentriques, il rappelle que le sens positif ou négatif de ce changement n'est pas donné et que
l'indétermination corrélative de la liberté de l'homme contient aussi la possibilité d'un progrès qui l'enfonce
infiniment plus bas que l'instinct. La foi dans le progrès de l'humanité a cependant permis aux philosophes et
savants des Lumières de provoquer ce progrès lui-même. La victoire des connaissances sur les préjugés, sur
l'ignorance et sur l'obscurantisme a fait cesser l'illusion d'immuabilité sur laquelle la structure sociopolitique
établie reposait. L'idée que les hommes ont entrevue de leur liberté les a effectivement fait progresser dans sa
réalisation (Kant, Qu'est-ce que les Lumières ?) L'idéologie du progrès est l'illusion selon laquelle les progrès
technoscientifiques, l'accumulation économique contiendraient en eux-mêmes - comme par le déterminisme
d'une loi de la nature - le sens d'une amélioration globale de l'humanité et qu'il suffirait qu'ils s'accomplissent
pour que l'humanité progresse sur tous les plans. C'est ce que professe l'idéal positiviste, marqué
d'ethnocentrisme occidental et occultant toute réflexion. L'idée de progrès n'a pas, au XVIIIe siècle, le sens
qu'elle prendra avec les saint-simoniens ou Auguste Comte : elle n'a rien de linéaire et n'obéit à aucune
téléologie. Même chez Condorcet elle est à peine substantivée. Le Siècle des Lumières pense en termes de
Nature et d'Histoire, de Raison et de Perfectibilité. Voltaire n'échappe pas à ce cadre qu'il aura contribué à forger
: «Ce n'est pas un petit exemple du progrès de la raison humaine - écrit-il à Thiriot le 26 mars 1757 - qu'on ait
imprimé à Genève dans cet Essai sur l'histoire, avec l'approbation publique, que Calvin avait une âme atroce
aussi bien qu'un esprit éclairé. » L'apparente contradiction est la preuve que rien n'est décidé à l'avance, et qu'en
cela consiste le « progrès ». Pour Voltaire seul l'esprit «progresse», entendons, qu'avec le temps, il finit par
s'imposer. L'histoire, parce qu'elle offre une multitude de faits qui, par leur nombre, s'entre annulent, sera son
terrain de prédilection. Il s'en explique dans des Remarques pour servir de supplément à l'Essai sur les Mœurs
(1763) : « On a donc bien moins songé à recueillir une multitude énorme de faits qui s'effacent tous les uns
par les autres, qu'à rassembler les principaux et les plus avérés qui puissent servir à guider le lecteur, à le
faire juger par lui-même de l'extinction, de la renaissance et des progrès de l'esprit humain, à lui faire
reconnaître les peuples par les usages même de ces peuples. » Cette enquête livre de nombreux progrès : de
Bacon à Newton la méthode expérimentale s'impose ; en politique le modèle Anglais assure l'équilibre des
pouvoirs et, sur le continent, des despotes éclairés, décident pour le mieux du bonheur de leurs sujets ; le
commerce se développe et les échanges se multiplient ; la justice se fait moins barbare. Tout progresse, mais le «
progrès » n'est pas assuré, car, précise Voltaire, « dans les contrées autrefois les plus policées », « il s'est formé
des peuples presque sauvages ». « Les contrées où étaient les villes d'Artaxartes, de Triganocertes, de Colchos,
ne valent pas à beaucoup près nos colonies. » (Essai sur les Mœurs). C'est que « La nature étant partout la
même, les hommes ont dû nécessairement adopter les mêmes vérités et les mêmes erreurs dans les choses qui
tombent le plus sous le sens et qui frappent le plus l'imagination » (Introduction). Le fixisme relativise le
progrès et encadre ses avancées : l'homme ne « s'est perfectionné jusqu'au point où la nature a marqué les
limites de sa perfection. ». Le « progrès » doit donc s'entendre lato sensu : « On n'a jamais prétendu éclairer les
cordonniers et les servantes », (Voltaire à d'Alembert le 2 septembre 1768). Mais ce sera la tâche du siècle
suivant !