Discours d`Elisabeth Badinter

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 Allocution de Mme Elisabeth Badinter lors la remise par l’ULB des insignes de Docteur Honoris Causa, le 20 septembre 2013. Madame la Présidente du Parlement bruxellois, Madame la Ministre, Messieurs les Ministres, Madame et Messieurs les Ministres d’Etat, Excellences, Messieurs les Recteurs, Monsieur le Président du Conseil d’Administration, Mesdames et Messieurs, Puisque l’Université Libre de Bruxelles nous a fait à mon époux et moi-­‐même le grand honneur de nous distinguer et de nous accueillir ensemble en son sein, nous avons cherché un thème qui pouvait nous être commun et convenait à Bruxelles. Robert a trouvé la réponse : l’Europe. Je parlerai donc de l’Europe des Lumières et lui des Lumières de l’Europe. A moi, l’histoire et la philosophie. A lui, la politique et l’avenir. Si l’idée m’enchanta, la réalisation fut plus coriace que je ne l’imaginais. Evoquer l’Europe des Lumières en une poignée de minutes est un défi que je n’ai pas l’outrecuidance de prétendre relever. En particulier ici, dans cette prestigieuse université ou de grands dix-­‐huitièmistes ont enseigné. Je pense à cet instant à Raymond Trousson, disparu il y a quelques mois et qui fut un maître incontesté de cette discipline. En outre, s’en tenir à l’histoire m’a paru trop restrictif, car il me semble que nous sommes confrontés aujourd’hui à une guerre souterraine, mais bien réelle, contre les lumières. L’Europe des Lumières, on le sait, est un monde nouveau, révolutionnaire, qui prend racine au XVIIIe siècle, grâce à la formation de concepts par une élite intellectuelle qui s’oppose ou relativise les anciennes croyances. La tolérance contre le fanatisme, la raison contre le dogme et la superstition, le bonheur ici-­‐bas contre la béatitude de l’au-­‐delà, le cosmopolisme contre les frontières, la liberté contre l’oppression, l’égalité contre toute hiérarchie, etc, etc. En l’espace de quelques décennies, les têtes pensantes de l’Europe s’unissent pour accoucher de ce nouveau monde. La philosophie des lumières se décline dans les quatre principales langues de notre continent : l’Enlightenment, L’Illuminismo et l’Aufklärung. Chacune apportant 1 / 4 sa très précieuse pierre à l’édifice. Les philosophes n’appartiennent pas à un pays ou un autre. Ils sont le patrimoine commun de l’Europe de jadis et d’aujourd’hui. Qu’importe que Rousseau soit né en Suisse, Voltaire en France, Locke en Angleterre, ou Lessing en Allemagne, ils appartiennent au même monde. La diffusion des Lumières est tellement liée aux progrès de la civilisation européenne que même les monarques les plus absolutistes se dirent acquis à cette nouvelle philosophie. C’est Louise-­‐Elisabeth, fille de Louis XV et Infante de Parme, qui choisit le philosophe Condillac pour instruire son fils, c’est Catherine II qui convoque Diderot à St Petersbourg, pour lui demander un plan d’éducation des petits russes et elle encore qui offrit des ponts d’or à d’Alembert pour être le précepteur du Tsarévitch Paul. Même Joseph II, qui n’aimait guère les philosophes, en particulier français, imposa la tolérance religieuse dans son empire. Tous ou presque prétendirent au noble titre de « Prince des Lumières » qu’on nommera plus tard « Despotes éclairés. » La Révolution française, malgré ses grandes zones d’ombre, est fille des Lumières. En se réclamant de la raison et en imposant le tryptique républicain, elle a grandement participé au progrès de notre civilisation commune. Même s’il fallut deux siècles et de tragiques régressions, pour que les idéaux des Lumières s’imposent à tous, la chute du communisme a marqué leur ultime victoire. Au point même que certains se sont pris à penser que cette philosophie appartenait au passé, qu’elle avait donné tous ses fruits et qu’il était temps de passer à autre chose, voire de renverser ses concepts. Loin de moi, bien-­‐sûr, l’idée que ce système de pensées est intouchable et sacré. En bonne Condorcétienne, je sais que l’esprit critique est un devoir et qu’aucun postulat, aucune proposition, aucun parti pris ne doit y échapper. Mais au lieu de travailler à adapter cette philosophie des Lumières à la complexité du XXIe siècle et de critiquer ses limites et ses insuffisances, on assiste depuis peu à une démolition en règle de ses principaux fondements. Cette démolition s’opère au nom de la liberté, liberté dont le sens commun a beaucoup changé depuis le XVIIIe siècle. Il ne s’agit plus d’obéir aux lois que l’on s’est données, définition de l’autonomie, mais de « faire ce que l’on veut, » ce qui souvent revient à obéir à ses envies et à ses désirs, sans prendre garde à autrui. Parmi les fondements des Lumières battus en brèche, vient au premier chef le primat de la raison. Moins la raison scientifique dont nulle société ne peut se passer, mais la raison critique et philosophique qui nourrit l’entendement. L’invitation de Kant qui est la devise des 2 / 4 Lumières : « Sapere, aude », conquiers ton autonomie intellectuelle, c’est-­‐à-­‐dire pense par toi-­‐
même, et contre toi-­‐même, n’est plus vraiment de mise aujourd’hui. Cette difficile ascèse qui s’apprend à l’école n’a plus cour dans nombre d’entre elles. Le mot d’ordre est de ne pas heurter l’élève dans ses croyances. Le courage et l’audace de lutter contre ses propres préjugés, contre son environnement, contre ses habitudes de pensée cessent peu à peu d’être un impératif catégorique universel. D’ailleurs, la raison universelle elle-­‐même, n’a plus sa place dans la philosophie multiculturaliste qui domine aujourd’hui la planète. Cette raison unificatrice dont rêvait Condorcet, est rejetée, car jugée par trop ethnocentriste et colonialiste, bref criminelle. Autant de cultures, autant de raisons. Les différences entre les croyances des hommes l’emportent sur l’unité essentielle du genre humain. Aujourd’hui, ce n’est plus, pour beaucoup, le Cogito qui est le propre de l’homme, mais le credo. Autant ce dernier est légitimement propre à l’homme religieux, autant ce primat du credo devient problématique dans la vie intellectuelle et sociale. La contestation religieuse du darwinisme en est une illustration qui fait penser, toute proportion gardée, à celle du système copernicien. Si l’on n’y prend garde, toute connaissance chèrement acquise, trésor de l’humanité tout entière, pourra être contestée, au nom d’une foi ou d’une autre. Serait-­‐ce donc faire offense à la liberté de penser de chacun que d’exiger de tous le maintien de la séparation du sacré et du profane pour laquelle nos philosophes se sont tant battus ? Pour ma part, je pense qu’il faut lutter pour conserver cet acquis des Lumières. Pour autant, je ne méconnais pas les limites de la philosophie des Lumières, laquelle comme toute autre pensée, est dépendante de son époque, même lorsqu’elle entreprend de la révolutionner. En effet, elle est restée, à une exception près, totalement imperméable à la condition des femmes. L’exception est bien sûr Condorcet. Même si des hommes comme Voltaire, d’Alembert ou Diderot ont profondément aimé et respecté les femmes, non seulement la brillante Madame Du Châtelet, la subtile Julie de Lespinasse ou l’intéressante Sophie Volland, aucun des trois ne s’est vraiment attelé à leur émancipation et n’a lutté pour l’égalité des sexes. Certes, Diderot et quelques autres ont regretté leur instruction bâclée, mais seul Condorcet à la veille de la Révolution et durant ses mandats parlementaires, s’est battu becs et ongles pour que les femmes aient la même instruction et les mêmes droits politiques que les hommes. Il est le seul de son temps à avoir théorisé l’appartenance pleine et entière des femmes à l’humanité. Il avait compris bien avant les autres qu’elles aussi naissent libres et 3 / 4 égales en droit. Il prêcha dans le désert, car hommes et femmes de la fin du XVIIIe siècle lui préférèrent Rousseau, son parfait contraire sur ce sujet. Aux yeux de ce dernier, porte-­‐parole de la bourgeoisie triomphante, la femme se définissait comme l’exact opposé de l’homme. A lui, la maîtrise du monde extérieur, à elle celle de son intérieur. La femme idéale de Rousseau ne devait pas être trop instruite – il avait peur des intellectuelles – et ne s’occuper que de sa maison et de ses enfants. Elle devait, disait-­‐il, y rester « enfermée comme une nonne dans son couvent ». A ses yeux, le seul destin de la femme était la maternité qui faisait sa gloire. Le croirait-­‐on, à cette époque où les femmes de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie brillaient dans les salons, lisaient et maitrisaient l’art de la conversation, elles firent un véritable triomphe aux thèses rousseauistes. Et finalement, ce fut sa parole qui l’emporta. Au moment crucial où l’Assemblée Nationale dût décider qui avait le droit de vote et qui pouvait être éligible, les hommes, nourris des philosophes tranchèrent : ce fut l’exclusion des femmes, associées dans ce refus aux enfants et aux malades mentaux. On connait la suite : les françaises durent patienter plus de 150 ans pour pouvoir voter, alors que d’autres avaient déjà conquis ce droit depuis longtemps dans nombre de pays d’Europe, sans doute moins sensibles à la prose rousseauiste et plus attachés à la notion d’égalité. Pourtant si la philosophie du XVIIIe siècle a négligé la moitié du ciel, elle a légué à ses successeurs le concept d’égalité et la belle idée que l’humanité était une, par-­‐delà toutes les différences, sexuelles, de couleurs, culturelles ou cultuelles. Il était donc inévitable qu’à plus ou moins longue échéance, on reconnaisse à tous ceux qui en ont été si longtemps exclus les mêmes droits, qu’aux majoritaires. Il faut bien admettre que la reconnaissance progressive en Europe des droits des homosexuels est la conséquence directe de la philosophie universaliste des Lumières. N’en déplaise aux différentialistes, ce n’est pas en vertu de leur différence que ces droits leur sont reconnus, mais parce que comme toute autre minorité, ils appartiennent au même genre humain et doivent donc jouir des mêmes droits. Cette philosophie-­‐là qui met en exergue la ressemblance essentielle entre les Hommes, ce qui nous unit avant ce qui nous distingue, est notre bien le plus précieux. Je souhaite que notre civilisation européenne ne l’oublie jamais. 4 / 4 
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