1. LA FIN DU MONDE ANTIQUE ET LE PREMIER MOYEN AGE Qu’entendons-nous par Moyen Age? On appelle Moyen Age une période intermédiaire entre l'Antiquité et la Renaissance. C'est à cela que renvoie la signification de l'adjectif "moyen". Quant au terme "âge", il implique une certaine unité de culture, par exemple pour ce qui est de l'outillage technique, comme lorsqu'on dit "âge du bronze" ou “âge de la pierre”. Mais la période que nous allons étudier ne se caractérise pas par l'emploi d'un matériel ou d'une certaine technologie. L'unité du Moyen Age n'est pas facile à trouver, car chaque fois que nous établissons un critère, les limites temporelles vers lesquelles nous entraîne l’emploi de ce critère vont soit au-delà, soit en-deçà de ce qu'on entend couramment par période médiévale. On veut souvent, dans la tradition marxiste, identifier le Moyen Age avec un type de relations sociales, qui serait le féodalisme. Cependant le féodalisme ne se met progressivement en place qu'au cours des Xe, XIe et XIIe siècles, et les relations de droit féodal continuent jusqu'en 1790. Les théoriciens de la Révolution en sont pleinement conscients, et dénoncent le scandale des institutions féodales au siècle des Lumières. Par conséquent le droit féodal, caractérisé par les relations d'homme à homme et par le régime de possession des terres, commence en Europe tard après la fin de l'Antiquité et dure longtemps après le début de l'époque moderne. D'autre part, des relations qui formellement peuvent être caractérisées comme féodales ont existé aussi en Chine et au Japon. Si pourtant nous essayons d'extrapoler l'idée d'une unité du Moyen Age à l'échelle du globe, nous nous heurterons à de graves difficultés de logique. Le Moyen Age est une époque pendant laquelle toutes les économies européennes sont dépendantes de la production agricole, qui constitue l'essentiel du produit national. Mais cela est vrai de l'Antiquité aussi. Sans parler du fait que, encore à la fin de la première Guerre mondiale, la majorité de la population, dans tous les pays occidentaux, était formée de paysans. A noter aussi que l'industrie, l'emploi des machines dans la production et même une certaine automatisation, ne sont pas étrangers à la période médiévale. Sans connaître la théorie de la résistance des matériaux, les maîtres maçons savent soulever d'immenses poids et la construction des cathédrales, ainsi que l'architecture militaire (en particulier celle des Croisés en Terre Sainte) donnent une haute idée de leur ingéniosité. La manière de se nourrir est au Moyen Age assez fruste dans l'ensemble, axée sur les viandes, le gibier et le poisson chez les riches, fondée sur le pain et les légumes chez les pauvres, mais on connaît déjà vers le XVe siècle de grands raffinements, qui nous sont conservés par exemple dans le recueil de recettes de Salins. Le mobilier a peu de grâce plastique, cherchant la robustesse et la durabilité. Les quelques meubles qui nous restent d’une époque suffisamment ancienne sont nettement incommodes. Même à l’époque de la Renaissance, et dans le cas des écritoires sur lesquels on travaillait une bonne partie de la journée, nous pouvons constater que le confort ergonomique est totalement ignoré. Nous pouvons également dire que l’époque se caractérise par une forte polarisation entre la vie quotidienne des riches et celle des pauvres, sans oublier que ce contraste était encore plus marqué dans l’Antiquité. Ce qui donne au Moyen Age occidental une physionomie spécifique de ce point de vue est la naissance, avec le XIIe siècle, d’une forte classe bourgeoise, et également les progrès rapides qui ont lieu dans tous les domaines, à un rythme que l’humanité n’avait pas encore connu jusqu’alors. L'argent manque typiquement et il y a de grands désordres dans la levée des impôts. Cela veut dire qu’on paie souvent en nature. Le travail est rude, mais en France on connaît la bonne chère dans presque toutes les couches de la population, et aussi la disette au temps des mauvaises récoltes. La main d’oeuvre est bon marché et les gens de service s’abandonnent entièrement aux mains de leurs maîtres: la notion d’un salaire régulier n’est pas prise très sérieusement et l’employé se nourrit de ce que son maître lui donne, il s’habille de ce que son maître lui achète. On juge les seigneurs d’après l’habillement et l’embonpoint de leurs serviteurs. L'espérance de vie est en moyenne assez courte, cependant on connaît des gens de la classe aisée qui ont vécu plus de 80 ans. La morbidité (l'incidence des maladies), est élevée, avec une haute fréquence des maladies de la peau, dues probablement aux textiles grossiers que portait la classe laborieuse, et à l'hygiène insatisfaisante. La lèpre et la peste sont les fléaux de cette période. Mais les épidémies ne sont pas un mal spécifiquement médiéval. La Renaissance a enregistré l'impact du syphilis, qui a régné jusqu'au XXe siècle, tandis que les deux derniers siècles ont connu la terrible tuberculose qui ravageait les agglomérations ouvrières et qui revient aujourd’hui en Europe de l’Est. Ceci pour dire que le plan de la vie quotidienne de la majeure partie de la population n'a pas enregistré de très grands changements entre le XIIe et le XVIIIe siècles. Ce qui change peut-être le plus, c’est le paysage urbain. Les villes médiévales sont des agglomérations nouvelles, sans rapport avec la ville antique, et même là où la nouvelle ville se construit près de l’emplacement d’une ancienne (Paris, Lyon), les vieux édifices ne sont jamais restaurés et la trame urbaine est réinventée. Parfois la ville passe d’une rive à l’autre du cours d’eau sur lequel elle est située. Les villes en bois, entourées de palissades, de l’époque mérovingienne et carolingienne ont pour principales fonctions la collecte des impôts, l’administration de la justice, le commerce et les métiers, la résidence de l’autorité civile et épiscopale. Le paysan vient à la ville pour vendre ses poulets, pour acheter du drap et du sel, pour demander justice contre un voisin trop envahissant et, pourquoi pas, afin de voir des choses nouvelles, participer à des fêtes et processions, assister à l’entrée du comte ou du roi. Tandis que la ville élargit sa circonférence en se dotant chaque fois de murailles plus longues, les édifices importants sont renouvelés sur le même terrain; une nouvelle cathédrale se bâtit autour de l’ancienne, plus petite, qui demeure enclose à l’intérieur, et qui sera démolie une fois le nouvel édifice achevé. Au mur de la cathédrale s’agglutine une foule de constructions parasites, logis des ecclésiastiques, bâtiments administratifs, boutiques et autres bicoques. Le tracé des rues principales, malgré leur étroitesse, demeure le même pendant de longs siècles; ainsi à Toulouse l’actuelle rue du Taur, très ancienne, est censée relier la place du Taur où saint Sernin (Saturninus), le premier évêque de la ville, a subi le martyre en 252, à la basilique Saint-Sernin élevée sur son tombeau. Le Moyen Age n'est pas une époque de monarchie absolue. Dire qu'il se caractérise par le système monarchique serait méconnaître le spécifique des monarchies antiques et modernes. Tandis que les mérovingiens pratiquent le partage du royaume entre leurs fils, chez les carolingiens l’idée d’un territoire unique est beaucoup plus forte, à l’exemple de l’empire romain. Le déclin de la dynastie carolingienne est marqué par un siècle de morcellement de l’autorité, où il y aura parfois deux rois en même temps. Les rois capétiens de France, comme tous ceux de l'Occident, s'efforceront de centraliser l'État, s'éloignant le plus possible du souvenir de l'anarchie qui régnait au Xe siècle. Pourtant une véritable centralisation ne sera pas possible avant le XVIIe siècle. Le pouvoir des rois repose sur l’importance symbolique de leur descendance royale, sur leur onction au cadre d'une cérémonie religieuse, sur le consensus des féodaux et dans une certaine mesure sur les qualités personnelles des détenteurs du titre, qui demeurent toujours des guerriers et des administrateurs. Ils ne peuvent pas déchoir de leur qualité, même si d'autres personnes parviennent à gouverner effectivement à leur place. Charles VI (1380-1422) était atteint de crises périodiques de folie furieuse, mais il a continué pendant toute sa vie d'être le chef de l'État. Un autre critère assez spécifique de périodisation de l’histoire européenne est le développement de la religion. Le Moyen Age est une époque d'adhésion souvent très enthousiaste au christianisme en Europe, et en même temps une époque de domination autoritaire de l'Eglise de Rome dans les différents États occidentaux. Examinons la puissance de discrimination de ce critère. Le christianisme se distingue en tant que religion, en se différenciant du judaïsme, dans les diasporas juives, dans les villes grecques d'Asie Mineure, en Grèce et en Egypte, et aussi en Italie, à partir de la seconde moitié du Ier siècle de notre ère. Les Évangiles sont écrits vers les années 70-90. Mais cette nouvelle religion sera persécutée par les empereurs romains, car elle refusait de respecter la pluralité des cultes, qui caractérisait l'État romain, et notamment rejetait le culte de l'empereur, seule obligation religieuse officielle. La persécution cesse en 313, lorsque l'empereur Constantin, suivant le conseil de sa mère Hélène, reconnaît la liberté des Églises chrétiennes. Ce ne sera que vers la fin du siècle, sous Théodose, que le christianisme deviendra religion unique dans l'Empire et que les adeptes attardés du polythéisme feront l'objet de poursuites. Mais déjà l'Empire est sur son déclin et Théodose le partage entre ses deux fils: désormais on aura en Europe un Orient et un Occident. Au siècle suivant l'Empire d'Occident s'effondre sous les poussées barbares et le dernier empereur (qui est le fils d'un ancien secrétaire du roi hun Attila) abdique en 476. L'Empire Romain d'Orient (dit byzantin) demeure puissant et le restera, contre vents et marées, jusqu'au XIIIe siècle, après quoi s’ensuivra une longue et douloureuse agonie. L'Église catholique parvient à sortir indemne de ces épreuves, car les rois barbares d'Occident sont chrétiens. Certes, ils adoptent d'abord l'hérésie arienne, mais ils finissent par accepter la foi apostolique et romaine. Celle-ci n'est bientôt plus la même que la foi de Byzance: au VIe siècle, en Espagne, on élabore une adjonction au Crédo, le fameux Filioque1, qui sera adopté par toutes les communautés occidentales: désormais le schisme des deux Églises est devenu possible; il éclatera dans un épisode transitoire au IXe siècle avec le patriarche Photius, mais l’état de rupture ne s’installera officiellement qu’en 1054. L’Eglise orthodoxe, mise sous l’autorité du pape dans les Etats latins d’Orient, sera paradoxalement sauvée par les Turcs, qui vont subordonner après 1453 tous les chrétiens de leurs sandjaks au pouvoir du patriarche de Constantinople, afin de simplifier le gouvernement de l’Empire. Par conséquent, en parlant de Moyen Age, nous devrions nous limiter aux repères chronologiques de l'Occident. C'est là un sacrifice théorique important et tous les spécialistes ne sont pas d'accord à le faire. Cependant poursuivons l’évaluation du critère religieux quand il s’agit de décrire ce que nous entendons par Moyen Age. La religion chrétienne passe par différentes crises d'identité et finit par se cristalliser sous une forme extrêmement élaborée dans les universités médiévales, à Paris surtout, dans le cadre du mouvement de pensée que l'on appelle la scolastique. La scolastique est l’application de l’héritage philosophique de l’Antiquité à la théologie chrétienne. Cette application, dans son principe, date en fait de l’Antiquité, avec trois moments forts, saint Paul, l’auteur des Epîtres, au Ier siècle, les saints théologiens dits “Cappadociens” (Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze et Basile le Grand), au IVe siècle, et saint Augustin, auteur des 1 Selon les orthodoxes, l'Esprit-Saint procéde seulement du Pére. Le Pére est en relation d'origine et avec son Fils, et avec le Saint Esprit. C'est come si le souffle de Dieu le Pére prenait deux formes, le Fils et l'Esprit. Selon les catholiques, l'Esprit-Saint procéde du Pére et du Fils (en latin Filioque), ce qui veut dire que le Pére et le Fils respirent en une unité et leur souffle commun est l'Esprit. Dans les deux théories de la Trinité, la relation entre les trois hypostases (Grecs) ou personnes (Latins) de Dieu est une relation d'amour; mais ce consensus n'a pas beaucoup aidé à la réunification doctrinaire du christianisme. Confessions et de La Cité de Dieu. Mais la scolastique au sens propre s’impose au début du XIIe siècle, avec Abélard. Le christianisme n’est pas une religion qui consiste seulement en une liturgie (cérémonie du sacrifice) et en un ensemble d’expériences intérieures, mais il comporte aussi une explication systématique du monde et de la pensée, qui au Moyen Age doit encore être considérée comme philosophique, voire scientifique. Ce caractère théorique atteint à son apogée dans la scolastique, mouvement qui a lieu dans les universités et qui fonde la pensée moderne, quitte à se faire rejeter plus tard par celle-ci. Il faut dire que le christianisme, du point de vue philosophique, est redevable à Platon et à Aristote. C'est l'héritage de Platon, par l'intermédiaire du néoplatonisant anonyme connu sous l’appellatif de Pseudo-Denys l'Aréopagite (début du VIe siècle), qui s'impose d'abord, en prêtant son lexique à la solution de certains problèmes de théologie. Mais dès la fin du XIIe siècle, et en grande mesure grâce aux acquis de la falsafa2 arabe, Aristote devient un personnage de premier plan dans la pensée des théologiens occidentaux. L'histoire de la scolastique commence par la simple redécouverte, avec Anselme de Cantorbéry, de la logique, de la dialectique et de la pensée réflexive. Elle s'épanouit dans l'aristotélisme médiéval. Lorsque le pape Léon XIII a voulu définir l’identité de la pensée chrétienne, dans l’encyclique Æterni Patris de 1879, il a choisi saint d'Aquin, un grand aristotélisant du XIIIe siècle, comme exposant de la plus pure religion catholique. Quoique Thomas d’Aquin ait été traduit en grec au XIVe siècle, l’ensemble de la scolastique a toujours été perçu avec méfiance par l’Eglise de Byzance. Le pouvoir temporel de l’Église a souvent été ressenti comme une incongruité par rapport aux enseignements de Jésus. Pendant tout le Moyen Age, l'Église est contestée, surtout dans ses prétentions de souveraineté mondaine. Le temps vient où sa théologie même est mise en question. La contestation radicale des formes extérieures du christianisme telles qu'on les pratiquait jusqu'alors donne naissance à la Réforme, qui n'est pas une forme d'athéisme ou d'incroyance, mais une nouvelle manière de lire les Évangiles, se prétendant plus proche de la foi antique. Le signal international de ce mouvement est la publication, en 1517, des 95 thèses de Luther, clouées sur la porte de la chapelle de Wittenberg, en Allemagne. Martin Luther est un moine allemand, brillant docteur en théologie. Il ressent le besoin de dénoncer ouvertement l’immoralité qu’il y avait à vendre des indulgences pour les péchés; en effet, pressé par des besoins financiers, le pape Léon X cherchait dans cette pratique l’argent nécessaire pour financer ses immenses dépenses, ainsi que les grands ouvrages d’art commandés à Michel-Ange, à 2 Falsafa est un mot arabe qui vient du grec philosophia. Un faylasuf (philosophe) est une théologien musulman qui s'efforce de penser sa religion à l'aide des concepts de la philosophie grecque, qui était à l'époque l'instrument de pensée le plus puissant. Ce courant "moderniste" a été condamné par la plupart des théologiens de l'Islam et a dû être abandonné dès le Moyen Age, non sans avoir profité des contributions capitales d'Avicenne (Ibn Sinna) et d’Averroës (Ibn Roshd). Raphaël et à Léonard de Vinci. Les thèses de Luther furent connues dans toute la chrétienté en l’espace d’un mois, et de nombreux intellectuels réagirent avec enthousiasme à ces idées qui mettaient un terme à la domination absolue de l’Église de Rome. Mais 1517, c'est déjà la Renaissance. Aurions-nous atteint notre objectif, et les limites chronologiques du Moyen Age se laisseraient-elles fixer entre 313, date de l'édit de Milan par lequel Constantin donne la liberté au christianisme, et 1517, date des thèses de Wittenberg? Non, car la Renaissance commence en Italie au XVe siècle, et même à la fin du siècle précédent, selon certains auteurs. La Renaissance est elle aussi une époque qui a une certaine unité, et il est sûr qu'elle est terminée au moment ou s'ouvre un grand et long concile, en 1545, dont l'objectif est de réagir devant la Réforme et de discipliner certains abus au sein du catholicisme (le Concile de Trente, 1545-1563). Léonard meurt en 1519, Raphaël en 1520, Michel-Ange mourra en 1564. En fait, la Renaissance est pour l’essentiel une époque catholique, au cours de laquelle le besoin de renouvellement de la pensée emprunte des manifestations qui mèneront à la Réforme. Ce n’est pas sans raison qu’un historien comme Robert Muchembled voit dans le Moyen Age une époque unitaire qui atteint à sa fin en 1564, incorporant ainsi la Renaissance entre ses limites. Mais cette façon de voir laisse sans raison d’être l’emploi du terme même de Moyen Age: cet âge n’est moyen que si l’on pense qu’il s’intercale entre l’Antiquité et la Renaissance. Ce sont d’ailleurs les humanistes italiens qui ont dénoncé la “barbarie gothique” du Moyen Age et l’ont ainsi identifié comme une période distincte. L’autorité incontestée de l'Eglise catholique, qui en Occident dure de 396 à 1517, n'est pas un critère qui nous permette de circonscrire le Moyen Âge, tant que nous le concevons comme “moyen”. Certes, quand on parle d’autorité “incontestée”, on risque d’oublier les nombreuses hérésies qui secouent sans interruption le grand organisme chrétien; il y a aussi les schismes, les doubles élections des papes, la période où il y a un pape à Rome et un autre en Avignon (terre papale, mais soumise à l’influence du roi de France). L’histoire de l’Eglise au Moyen Age est celle d’un combat perpétuel. Ce combat vise d’abord à civiliser une société barbare et cruelle; ensuite à maintenir son pouvoir sur des Etats nationaux ambitieux; enfin, à garder l’emprise sur les consciences individuelles désireuses d’expériences religieuses plus authentiques. Mais s’il s’agit de se former une idée générale du Moyen Age, nous sommes maintenant beaucoup plus près du but, car nous disposons de repères supplémentaires. Pourquoi ne pas interroger à présent les représentations communes? L'image que l'on a ordinairement du Moyen Age figure des chevaliers armés de fer de pied en cap, qui combattent dans les tournois pour l'amour de leur belle, à laquelle ils font des sérénades après le coucher du soleil. Cette conception est faite de toutes pièces. La chevalerie est une institution qui apparaît après le IXe siècle et qui sous certaines formes existe encore aujourd'hui. L'armure de fer complète est plutôt un élément de parade (il n'y a pas d'uniforme) et on l'emploie surtout au XIVe siècle dans la masse des chevaliers. On porte beaucoup le casque et la cuirasse (qui est souvent en cuir comme son nom l’indique); ce sont là les pièces les plus indispensables, et ceci depuis Charlemagne et jusqu’à Louis XIV; mais tous les nobles n'ont pas les moyens de s’offrir une armure complète; quant aux gens de pied, ils s'arment de ce qu'ils peuvent. Aux XIe-XIIe siècles, une pièce essentielle de l’équipement de guerre est le haubert, une sorte de anorak en mailles d’acier avec capuchon et chaussettes, qui couvre la tête et le corps jusqu’aux pieds. Les tournois sont officiellement interdits depuis le XIIIe siècle et l'Église a toujours récriminé contre cette coutume barbare. Celle-ci n'en persiste pas moins à l’époque médiévale, le plus souvent pour des raisons bassement matérialistes, car le vainqueur a le droit de prendre l'armure et le cheval du vaincu (on joute à cheval perdre et cheval gaaigner), mais aussi parce que c’est un divertissement considéré comme très honorable dans les cours féodales jusqu’au XVIe siècle. La poésie des troubadours apparaît à la fin du XIe et disparaît au XIVe siècle, tandis que celle des trouvères (qui est beaucoup moins romantique) s'éteint pour l'essentiel au XIVe. L'image standard du Moyen Age que nous trouvons dans le savoir diffusé par les médias puise dans la littérature de fiction du XIIe siècle, à l'époque la plus romanesque des Croisades et des poètes-chevaliers. Cependant un siècle ne suffit pas à faire un âge, et les aventures racontées dans les romans ne sont pas des réalités historiques. On voit que l'emploi des critères est mieux approprié à la définition des concepts philosophiques qu’à la description des périodes historiques. Celles-ci représentent des “morceaux” de réalité qui sont essentiellement presque aussi complexes que notre réalité actuelle; la population de l’Europe était moins nombreuse, certes, mais de grands contrastes subsistaient entre les façons de vivre et de penser des hommes appartenant à différents groupes sociaux, à différentes régions ou pays. Contentons-nous des idées générales que nous venons d’acquérir et passons à une démarche plus adéquate; à savoir une brève esquisse de ce qui s’est passé au cours du Moyen Age, afin de reconnaître les événements décisifs de cette période. Esquisse chronologique de la période Fin de l’Antiquité Si certains cherchent le début de la période que nous étudions à l'époque de l'édit de Milan de 313, plus nombreux sont ceux qui s'accordent pour le situer au Ve siècle. Au Ve siècle, saint Jérôme vient de terminer la traduction de la Bible en latin, dite la Vulgate, qui est la version officielle de l’Eglise et dont on se sert aujourd'hui encore. A cette époque, le christianisme est agité par différentes hérésies, notamment celle des donatistes (du nom de l'hérésiarque Donat), qui demandent au prêtre, pour qu'il puisse accomplir le sacrement de la transformation du pain en chair de Jésus, une moralité parfaite3. Saint Augustin, le dernier représentant de l'éducation antique, tranche la question en déclarant que le prêtre possède la grâce par l'onction, et que par conséquent le sacrifice de la messe est valable quelle que soit la moralité et la pureté du prêtre. Décision importante et grosse de conséquences, car elle semblera pouvoir justifier certains abus. D'autre part, saint Augustin donne dans ses traités et surtout dans ses Confessions l'image inoubliable d'une vie spirituelle authentique, qui exercera une influence durable sur toute l'histoire du christianisme occidental. Augustin voit les Wisigoths d’Alaric saccager Rome en 410. L'empire d'Occident est incapable de se défendre et il succombera définitivement en 476. Commence alors l'époque des royaumes barbares, qui imitent tous la puissance de Rome sans pouvoir l'égaler. Odoacre, puis Théodoric, tous les deux des Goths, essaient de s'affermir dans le Nord de l'Italie.La France, que les Romains appelaient la Gaule Transalpine, est coupée de l'autorité impériale. Plus que les villes, les centres vitaux de ce territoire sont les villae, grosses exploitations terriennes auxquelles les maîtres, membres de l'aristocratie sénatoriale de province, donnent tout l'éclat et le raffinement des résidences italiennes: terrains de sport, bains chauds, théâtre, bibliothèque. Le savoir-vivre de cette période, que l’on connaît d'ailleurs relativement mal, sera mieux imaginé si l'on visite les ruines des thermes de Julien à Paris, ou les différentes installations de la province; à Grand, une petite localité de la Champagne, on vient de découvrir, en parfait état, un réseau de canalisation de 40 km, composé de galeries creusées dans le roc, en-dessous du bel amphithéâtre et des restes de la ville. Tandis qu'il fait presque toujours aussi bon de vivre en Gaule, il ne fait plus aussi sûr d’y résider. Ce territoire est un immense corps inerte, bien vivant, mais incapable d'assumer toutes les fonctions d'un État. C'est ainsi qu'il est traversé par les Vandales, puis par les Goths, puis par l'invasion 3 En fait la contestation des donatistes procède d'une attitude plus rigide envers ces chrétiens qui, de peur des persécutions, ont cessé leurs pratiques religieuses ou n'ont pas professé leur foi. Les donatistes pensent qu'il faut leur imposer un nouveau baptême, tandis que l'Eglise officielle appelle à la tolérance, invoque l'efficacité substantielle du premier baptême (qui agit toujours) et la faiblesse du genre humain. Ces hérétiques oublient-ils qu'ils ont eux aussi des péchés, ou bien essaient-ils de tirer avantage de ce qu'ils peuvent accuser les autres de quelque chose qu'eux n'ont pas fait? des Huns sous leur roi Attila, qui contourne Paris (aux instances de sainte Geneviève, prétend la légende) pour se faire battre près de Troyes par une alliance romano-wisigothique. Dans la seconde moitié du Ve siècle arrivent du Nord les tribus des Francs, population germanique auparavant établie sur le Rhin inférieur, en Hollande actuelle. Après plus de deux siècles de pillages, et chaque fois battus par les Romains, les Francs réussissent à pénètrer en Gaule de deux façons: d’abord comme agriculteurs installés par les autorités de l’Empire dans le Nord, puis grâce aux victoires de Clovis sur les Romains de Syagrius (qui s’était proclamé roi et régnait à Soissons). Clovis triomphe aussi sur les Burgondes, les Wisigoths et les Alémans. La dynastie ainsi fondée sera nommée mérovingienne, d'après le nom de Mérovée, prédécesseur de Childéric, père de Clovis. Clovis se fait baptiser en 496 selon la foi romaine. Son royaume change de nom: on l'appellera désormais France, du nom du peuple qui le gouverne maintenant. Dans les documents du temps, le mot Francus signifie tout d’abord “homme libre”. L'ancienne aristocratie sénatoriale garde des fonctions importantes; notamment elle conserve et conservera le contrôle de l'Église: la plupart des évêques sont des GalloRomains. Seulement ils commencent de s'appeler Willelmus et Rodgerius et Fulradus, en prenant des noms tudesques qui riment avec le pouvoir politique, bien qu'ils continuent de parler latin. Tandis que l’aristocratie militaire parle francique, le latin sera la langue du peuple et du clergé en France pendant toute la durée de la dynastie mérovingienne. Entre la mort de saint Jérôme, traducteur de la Bible, en 420, la mort de saint Augustin, fondateur de la spiritualité occidentale, en 430, la chute de Rome en 476 et le baptême de Clovis en 496, voilà le Ve siècle, avec les titres qui lui permettent de prétendre à être appelé le berceau du Moyen Age. Fondation des royaumes barbares, de la France en particulier, identité religieuse naissante de l’Occident, triomphe de la foi romaine avec la diffusion plus accentuée du latin comme langue de culture chez les populations germaniques, chute de Rome, idée politique de la restauration d’un Empire, voilà les bourgeons des évolutions ultérieures. Pour l’instant, les grands hommes sont moins les rois que les saints. Saint Martin, ancien officier romain qui est devenu au IVe siècle évêque de Tours, et qui a évangélisé les régions rurales de la Gaule, fait l'objet d'un culte très important dans sa ville et dans toute la France. De nombreux miracles ont lieu sur son tombeau, au-dessus duquel on a dressé une basilique. L’un des successeurs de Martin sur le siège épiscopal de Tours aux temps mérovingiens, saint Grégoire, écrira une ample histoire de cette période, dans laquelle on voit que les évêques se mêlaient amplement de la politique. Saint Léger (c. 616-678), évêque d’Autun, soutiendra la déposition du roi Thierry II de Neustrie et l’avènement de Childéric II; lorsque Thierry sera rétabli sur le trône, le maire du palais Ebroïn fera crever les yeux à Léger, le fera déposer par une concile, puis assassiner dans la forêt de Sareing près d’Arras. Il y a aussi des saints à la vie douce et exemplaire: saint Germain, évêque de Paris, encore illustre dans sa ville; ou sainte Bathilde, reine de Neustrie, qui a fini sa vie en odeur de sainteté dans le monastère de Chelles. Les vies des princes mérovingiens rappellent le théâtre de boulevard par l'abondance des crimes et la cruauté des vengeances. L'assassinat politique est à l'honneur, et on se massacre volontiers en famille, car c'est là qu'on a le plus d'ennemis. La reine Frédégonde, femme ou concubine de Chilpéric Ier, est délaissée par celui-ci en faveur d’un mariage avec Galswinthe, fille du roi goth Athanagild d’Espagne. Cette étrangère a une soeur, Brunehaut, qui a épousé le frère de Chilpéric, Sigebert. Frédégonde fait étrangler Galswinthe, puis, comme Brunehaut et Sigebert réclament vengeance, elle fait assassiner Sigebert par deux jeunes gens qu’elle avait “ensorcelés”. Elle tente plusieurs fois sans succès de se débarrasser de Brunehaut; elle poursuit de sa vengeance le second mari de celle-ci, Mérovée, fils de Chilpéric avec une certaine Audovère. Tous les fils d’Audovère, ainsi que leur mère, meurent assassinés. Frédégonde finira par faire tuer, dit-on, son propre mari, le roi Chilpéric, lorsque celui-ci voulut exiler l’un des amants de sa femme. L’une des attitudes traditionnelles des chercheurs devant cette période a été de comparer les états de choses des IVe-VIIIe siècles à ceux de l’Antiquité classique, notamment de l’Empire Romain dans sa phase d’épanouissement. Ainsi les royaumes barbares sont évalués d’après l’emploi des titres et des structures de pouvoir de la romanité, la langue des documents est étudiée dans sa corruption progressive, etc. Une autre attitude consiste à chercher les racines traditionnelles des peuples barbares à travers les témoignages de l’époque. On va retrouver les coutumes germaniques dans les codes latins rédigés à l’époque mérovingienne, les légendes qui peuvent remonter à une période antérieure à la romanisation, etc. Aujourd’hui il semble plus intéressant de chercher à voir quels sont les fondements de l’équilibre social à cette époque, quels sont les systèmes d’échanges et de réciprocités, comment fonctionne la vie sociale dans la société mérovingienne. Apparaissent comme importantes les structures de parenté, l’attitude envers les enfants, les structures de la religion, avec le culte des saints et le monachisme, l’asile dans les sanctuaires, l’administration de la justice, les testaments etc. L’époque carolingienne et les débuts du système féodal Au VIIIe siècle, l'autorité des mérovingiens n'est déjà plus qu'un souvenir. Une nouvelle famille, qui vient toujours du Nord, cette fois des Ardennes, a pris le pouvoir au palais avec Pépin d'Herstal. Le fils de celui-ci, Pépin le Bref, se fera proclamer roi en déposant le dernier des "rois fainéants", Childéric II, en 751. C'est le fils de Pépin le Bref, Charles, dit "le Grand" (Carolus Magnus > Charlemagne), qui bâtira un immense empire en illustrant la dynastie des carolingiens. Charlemagne commence par unifier la France, qui avait été divisée en petits royaumes par la politique d'héritages des mérovingiens. (Il respecte quand même l'indépendance des Bretons, population celtique venue du Cornwall en Angleterre, et qui vit dans son propre petit royaume en Armorique.) Au Sud, il conquiert la Septimanie, qui coïncide en grand avec le département des Pyrénées-Orientales et le Nord de la Catalogne actuelle. A l'Est, il soumet les tribus saxonnes d'Allemagne (malgré leurs nombreuses rébellions), il les convertit de force au christianisme et s'arrête sur les bords de l'Elbe, devant la puissance militaire du Ring des Avars venus d'Asie. Au Sud-Est, il soumet le royaume du roi lombard Désiré, dont il a épousé la fille, et se place en protecteur du pape Léon III. Le pape l'oindra emperereur à Rome, de façon très solennelle, le matin de Noël de l'an 800. Charlemagne, qui occupe désormais le Nord de l'Italie, défendra les Etats du pape contre les menaces byzantines. Cette alliance donnera à l’Eglise de Rome l’autorité nécessaire pour se détacher davantage de celle de Constantinople. Charles, roi germain, qui s'exprimait sans grâce en latin, bien qu'il comprît parfaitement cette langue apprise sur le tard, apparut comme le restaurateur de l'Empire de Rome. Il voulut en restaurer aussi la culture. En ce temps-là, culture signifiait d'abord le système de l'enseignement de l'Eglise. En plus des écoles épiscopales, on créa une Ecole Palatine dont les membres suivaient Charles partout dans ses déplacements. L'empereur fit venir d'Angleterre l'érudit Alcuin d’York, qui enseigna la rhétorique et la dialectique, se chargeant de la création d’écoles jusque dans les paroisses; il accueillit auprès de lui l’Italien Paul le Diacre, l’Espagnol Théodulphe, évêque d'Orléans et poète, surnommé Pindare à l’Ecole Palatine. Il s'assura les services d'Eginhard, qui allait écrire après la mort de son maître une belle biographie de l'empereur, imitée d’après Suétone. Ces hommes de culture patronnèrent une réforme de l'écriture en propageant l'écriture dite caroline, élégante et lisible car fondée sur les caractères majuscules, établirent des standards relativement élevés d'éducation, firent avancer l'administration en exigeant des gestions transparentes et explicites des grands domaines. On conserve les registres de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, tellement détaillés que nous pouvons suivre l'évolution des prix, les variations des récoltes et la productivité du travail pendant toute la vie de Charlemagne. Les problèmes de famille, qui avaient empoisonné les cours mérovingiennes, demeurent assez importants sous les carolingiens. Charlemagne avait eu beaucoup d'enfants de ses nombreuses liaisons (officielles ou pas), mais un seul des enfants mâles survécut pour prendre la couronne, Louis, surnommé le Pieux ou le Débonnaire. Ce dernier eut quatre fils qui guerroyèrent entre eux et contre leur père, tant et si bien que l'empire finit par être partagé entre les trois survivants. L'histoire de ce partage porte à conséquence. Les trois fils de la première femme de Louis furent Lothaire, l’aîné, Pépin roi d’Aquitaine et Louis le Germanique. A la mort d’Irmengarde, leur père avait épousé Judith de Bavière, qui lui donna un quatrième héritier, le futur roi de France Charles le Chauve. Judith voulut une couronne pour son fils; on alla d’intrigue en intrigue jusqu'à déposer Louis le Pieux. Le 24 juin 833, sur le champ de bataille, le fils de Charlemagne se réveilla pour constater que pendant la nuit tous ses vassaux l’avaient abandonné; l’endroit, situé entre Bâle et Colmar, s’appelle depuis Lügenfeld, la Plaine des Mensonges, en souvenir du parjure des barons. Mais comme ses fils ne s’accordaient pas entre eux, Louis le Pieux fut recouronné comme empereur à trois reprises. Finalement, le vieillard s’éteignit et ses trois fils (Pépin étant mort) continuèrent leurs guerres. C'est au cours de ces conflits que les deux puînés, Louis et Charles, jurèrent de se coaliser contre Lothaire. Leurs serments furent consignés textuellement dans sa chronique par Nithard, un noble instruit, qui était leur cousin (fils de Berthe, fille de Charlemagne): ce sont les Serments de Strasbourg de 842, les plus anciens documents en langue française et respectivement allemande. Louis le Germanique, souverain des territoires d'outre-Rhin, prononça son serment en français, afin de se faire comprendre des soldats de son frère, Charles le Chauve, qui venaient des territoires actuels de la France. A son tour, Charles le Chauve récita un texte en teotisca lingua, pour s'engager solennellement devant les soldats de Louis, venus de l'Allemagne actuelle. A ce souci de compréhension, nous devons la première attestation d'un langage récent (ce n'est qu'au début du IXe siècle que les paysans commencent à ne plus comprendre l'homélie latine de leur curé), qui sera une première forme de l'ancien français, le roman. Le latin vulgaire que l'on parlait dans toutes les provinces de l'ancien Empire Romain, devenues maintenant des royaumes barbares, s'était assez bien conservé pendant plusieurs siècles. Au VIIIe siècle, le peuple le comprend encore; peut-être le parle-t-on en mélange indistinct avec des variantes plus ou moins transformées. Au milieu du IXe siècle, en 842, voilà donc que les serments de Strasbourg nous apprennent qu'il a pris une nouvelle forme: "Pro Deo amur et cristian poblo et nostro comun salvament...". La différenciation du roman à partir du latin est plus tardive en Italie: les premiers textes italiens ne sont attestés qu'au Xe siècle. L'année suivante les trois frères signent la paix de Verdun. Ce traité partage l'immense territoire de l'empire de Charlemagne et de Louis le Pieux en trois: ce seront la France, sous Charles le Chauve, l'Allemagne, sous Louis le Germanique, et la Lotharingie, sous Lothaire. La Lotharingie (dont le nom subsiste dans celui de la Lorraine) est un royaume intermédiaire: il occupe approximativement les territoires actuels de la Hollande, de la Belgique, du Luxembourg, de la Bourgogne, de la Provence, de la Suisse et de l'Italie du Nord. Ce royaume artificiel se décomposa bientôt en fiefs indépendants; mais quelques siècles plus tard, le grand Etat international que sera le duché de Bourgogne le reconstituera en partie. Les successeurs de Louis le Pieux ne sont pas de taille à maintenir allumé le flambeau de la renaissance carolingienne. Qui plus est, dès la seconde moitié du IXe siècle, la France est attaquée par des pirates étrangers qui réussissent à pénétrer profondément à l'intérieur des terres. Ce sont, venus du Nord, les Vikings, et, du Sud, les Maures. Les Vikings ne sont pas un peuple. Leur nom vient de vík, port de mer: "les gens des ports". Ce sont des Danois, des Norvégiens, des Suédois, des Islandais, des habitants des îles de l'Atlantique Nord. On les appelle à l'époque Normands, Nordhmenn, "hommes du Nord". Ils parlent une langue germanique en cours de différenciation, le norrois, dont nous conservons de beaux textes en idiome islandais. Ce qui les pousse, c'est la recherche de la gloire, et aussi celle du gain matériel. Ce sont des guerriers par vocation, mais aussi des paysans, qui aiment cultiver leurs terres. S'ils se mettent en route, quittant leurs villages au bord des longs navires, c'est parce que, pour se marier, il faut apporter en présent au futur beau-père quantité de biens précieux: tissus élégants, vases d'or et d'argent, armes. La mariée doit être achetée. Or, dans les riches villes du Sud, celles qui ont jadis fait partie de l'Empire Romain, on trouve en quantité ces objets de prix, que l’on ne sait pas fabriquer en Scandinavie. Pour les Vikings, leurs expéditions s'appellent "faire du commerce". C'est vrai qu'ils font parfois aussi du commerce, lorsqu'ils savent qu’ils ne sont pas les plus forts. Certains d’entre eux choisissent de devenir des guerriers professionnels, parfois des mercenaires à Byzance; là-bas ils constituent la garde de corps des empereurs, qui n’ont pas confiance en leurs Grecs. Certains autres, au lieu de revenir dans leurs villages du Nord, redeviennent paysans sur les terres conquises. La tactique des Vikings, c'est de remonter les fleuves aussi loin que faire se peut, et de piller les villes. Paris, attaqué dès 885, se protège à l’aide d’une grosse chaîne au travers du cours de la Seine, qui est tendue à partir de deux châteaux-forts. Cela n'empêche que le roi Charles le Simple ne se voie imposer la convention de Saint-Clair-sur-Epte (912) à la suite de laquelle le chef normand Rollon obtient le duché de Normandie, sur la Seine inférieure. Les Vikings prennent femme dans la population romane et leurs enfants parleront français. Rollon sera fidèle au roi Charles le Simple, qui lui a donné en mariage sa fille Giscla ou Gisèle. Guillaume le Bâtard, le conquérant de l’Angleterre, sera le sixième duc de Normandie. Avec le temps, la féodalité de type français triomphera des traditions égalitaires des anciens Vikings. Au Sud, la situation est très différente. Il s'agit toujours de païens, mais cette fois ce sont des musulmans. Le prophète Mohamed, mort en 634, avait fondé une grande religion. La conversion amorce l'expansion militaire des peuples qui la reçoivent. Ce n'est donc pas tant grâce aux succès guerriers des Arabes eux-mêmes, mais aussi par l'initiative des populations locales converties à l'islamisme, que le drapeau du prophète s’avance très rapidement dans des territoires nouveaux. En 711, les Berbères islamisés passent en Espagne (la légende veut que, par dépit contre le roi Rodrigo qui a outragé sa fille Florinda, Julien, le gouverneur de Ceuta, ait appelé au secours les infidèles). Ils pénètrent jusqu’à Narbonne et s’installent dans le Midi; ils attaquent l’Aquitaine dès 721 et se font battre sous Toulouse par le duc d’Aquitaine Eudes en 725. En 732, comme l’émir Abd er-Rahman avait défait Eudes et brûlé Bordeaux, Charles Martel, un bâtard du maire du palais mérovingien, arrête l’invasion près de Poitiers, au coeur de la France, et la refoule vers les Pyrénées. En Orient, les musulmans conquièrent la Syrie, l'Irak, l'Anatolie; sous le calife Moawyia Ier, qui avait été dans sa jeunesse l’un des ennemis de Mohamed, ils assiègent Byzance pendant sept ans vers 675. Certes, ces grandes conquêtes ne constituent pas un empire unitaire; les populations islamisées de façon superficielle se font la guerre les unes aux autres; au-delà de l'autorité spirituelle du calife qui réside à Bagdad, les Etats se font et se défont, les dynasties se succèdent. Les califes sont contestés: par conséquent les chiites s’opposeront aux sunnites. En Méditerranée, ce sont surtout les pirates nord-africains, baléares et majorcains qui se manifestent, se taillant de petits domaines sur les côtes chrétiennes. Le nom des montagnes des Maures, sur la Côte d'Azur, perpétue encore le souvenir d'un de ces repaires de bandits. En France, les défis extérieurs se doublent de l'anarchie féodale à l'intérieur. Le système féodal est d'ailleurs en train de naître. Les rois mérovingiens avaient coutume de donner des terres à leurs fidèles sans aucune réservation, ut habeatis, teneatis, et quibus volueritis relinquatis - "afin que vous les teniez, les possédiez, et les laissiez à qui vous voudrez". On appelait ce type de donation precarium. Par contraste, l’essence du féodalisme consiste à limiter l’usage de la terre, qui ne sera jamais la propriété du vassal. Il s’agit ici de comprendre la distinction entre propriété et simple possession. Le droit romain définit la propriété comme ius utendi abutendique - "le droit d'user et d'abuser". Être le propriétaire d'un esclave, cela signifie qu'on peut se servir de lui, le faire travailler - usus - mais aussi le maltraiter, le torturer, le tuer - abusus. La propriété de la terre veut dire le droit de la cultiver, de jouir de ses fruits, mais aussi de la déprécier par la négligence, de la vendre, de la laisser par testament à qui on veut. Le roi féodal ne donne plus, il propose un contrat annuel. La terre sera au vassal tant que celuici aidera son seigneur militairement, politiquement et intellectuellement, tant qu'il paiera une redevance en nature et/ou en argent, et le fief pourra être repris si le serviteur ne veut ou ne peut continuer à servir. Chaque année, le vassal doit venir en la cour son seigneur pour réitérer son allégeance. A sa mort, le seigneur peut disposer des biens de celui-ci: c'est ce qui s'appelle suggestivement le droit de main-morte, la mainmortise. Par conséquent l'hérédité du fief n'est pas acquise aux enfants du vassal, elle dépend surtout de leur utilité dans les plans politiques du suzerain. Si le seigneur décédé ne laisse pas de fils en état de porter les armes, son fief sera donné à un étranger qui se sera signalé par les services rendus au suzerain. C'est ce que les vassaux ne peuvent pas accepter; ils souhaitent se rendre propriétaires au sens plein, voire complètement indépendants. D'où une source de conflits permanents des féodaux avec le roi, avec les grands seigneurs, mais aussi avec les voisins leurs égaux, car chacun a des comptes à régler depuis des générations. Accroître son domaine est considéré comme un devoir; et si l'on s'empare d’abord d'une terre par des voies de fait, il sera plus facile de se faire reconnaître ensuite comme son seigneur de droit. D'ailleurs, dans l'économie de cette période, soumise à la faible productivité des récoltes et à la périodicité des disettes, le pillage de printemps et d'été joue un rôle important; il permet de prendre les réserves de l'autre quand on a épuisé les siennes, et s'emparer de ses récoltes en prévision d'un long hiver rigoureux. Les paysans et les petits propriétaires (alleutiers) se retrouvent, à ce compte, souvent ruinés. S'ils n'ont plus de ressources, il ne leur reste qu'à mourir de faim. Dans ce cas, ils peuvent toujours se déclarer les vassaux d'un seigneur, au cours d'une cérémonie pendant laquelle ils mettent, avec un geste expressif, leurs mains jointes entre les mains de celui-ci. Le seigneur les nourrira, les fera travailler ou se battre pour lui, et finira par leur donner un petit fief. Souvent le seigneur lui-même est obligé de se déclarer, pour surmonter un danger de mort, le vassal de quelqu'un d'autre. De la sorte le pays entier se couvre d'un réseau enchevêtré d'allégeances, de fidélités, qui se font et se défont, tandis que le droit de propriété subsiste quand même parallèlement au droit féodal. On dit que le système féodal se caractérise par le lien d'homme à homme. En effet, tout dépend de la façon dont les hommes tiennent parole et demeurent fidèles à leurs serments. La qualité qui consiste à rester aux côtés du seigneur pour le meilleur et pour le pire s'appelle loyauté. Un bon vassal est feal, fidèle, un mauvais vassal est parjuré, il ne tient pas ses serments. Le vassal doit à son maître consilium et auxilium. Cela veut dire qu'il doit le conseiller sincèrement selon sa prévoyance et sa sagesse, et s'engager à l'aider quel que soit le conseil que le seigneur accepte finalement. Le seigneur doit au vassal protection et respect. Etant liés par contrat temporaire, ils se doivent politesses et prévenances, faute de quoi leur lien ne saurait durer. Dans le système féodal, la fécondité des femmes est à l'honneur, car il est utile d'avoir une famille nombreuse. Comme une fonction de la famille est entre autres la solidarité militaire, les générations demeurent ensemble et se prêtent main-forte. Tous ceux qui vivent dans le château ou à la cour du seigneur sont tendanciellement compris dans sa famille: c'est ce qu'on appelle sa maisnie, sa maisonnée. Les anthropologues emploient le terme de "famille élargie", pour indiquer que la parenté inclut plusieurs générations et même les collatéraux: frères, cousins vivent ensemble. Claude LéviStrauss a proposé pour ce type d'organisation le nom de "société à maisons", car la parenté biologique, tout en jouant un rôle de premier plan, n'est pas le seul critère de définition de la maisonnée: tous les "nourris" du seigneur, les vassaux qui habitent avec lui, sont membres de la famille, on les adopte ou on fait semblant d’oublier qu'ils ne sont pas du même sang. Cependant dans la famille elle-même toutes les positions ne se valent pas. Le fief est constitué essentiellement du domaine visible, le patrimoine immobilier, c'est-à-dire les terres, les arbres et les bâtiments. Le système féodal se propose de conserver intact ce patrimoine, en préférant un seul héritier à tous les autres enfants du couple, contrairement au système égalitaire des Germains. Si le maître a deux enfants, selon la règle germanique, à sa mort le domaine devrait se diviser en deux parties égales. Si chacun des fils a deux enfants, il se divisera à la génération suivante en quatre, et ainsi de suite. Ce morcellement par héritage, qui advient dans le système germanique, doit être bloqué; telle est la mission de la règle féodale de succession dite "le droit d'aînesse". Dans le système féodal, seul le frère aîné hérite de l'ensemble du domaine; les autres doivent chercher leur fortune au service d'un autre seigneur, ou bien entrer dans les ordres religieux. Comme, en fait, l’important c’est l'exclusion des frères sauf un seul, la règle pourrait aussi bien faire réservation au profit du cadet: c'est la juveignerie, qui est connue dans quelques régions. Mais l'aînesse est de loin l'option la plus courante. A la terre est attaché le titre: comté, duché, marquisat. Les titres et les privilèges constituent le domaine invisible. Il n'y a pas de relation hiérarchique, au premier Moyen Age, entre ces titres, ni de correspondance entre la taille des domaines et la grandeur du titre. S'il y a des duchés de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres carrés, il y en a d'autres minuscules. On peut être prince d'un village. Cependant on ne peut pas avoir le titre sans avoir de terre, car le titre est créé par le roi pour la terre, non pour l’homme. Lorsque Godefroi de Bouillon a vendu son duché à l'évêque, c'est l'évêque qui est devenu duc de Bouillon, et le guerrier n'a gardé que le nom, qu'il illustrera d'ailleurs en Palestine. D'autre part, si on possède une terre sans titre spécial, on s'intitule sire de cette terre. Enguerrand de Coucy, seigneur très puissant, mais qui n'avait pas d'autre titre, disait fièrement: Je ne suis ni roi, ni duc, ni marquis, mais je suis sire de Coucy. Tous les seigneurs devaient, sinon pratiquer le pillage, du moins le tolérer chez leurs hommes d’armes. Chaque vassal devait une espèce de service militaire, qui était souvent de quarante jours; mais le suzerain ne pouvait retenir grand monde dans ses troupes s'il ne leur donnait l'occasion d'exercer leurs talents militaires. Dans le Midi, on allait volontiers razzier les païens d'Espagne; on faisait cause commune avec la noblesse de Catalogne, des Asturies, du Léon, et on poussait de longues expéditions jusqu'au coeur des possessions des Maures. Souvent, c'étaient des conflits entre chrétiens qui agitaient les provinces. En cas de meurtre, le droit romain, encore respecté dans le Midi, laissait la responsabilité de la veangeance à la famille; l'Etat, qui s'intéressait beaucoup au droit civil, excluait du droit pénal le meurtre. Dans le droit germanique, celui qui tuait un homme devait payer un certain prix, le wergeld, qui variait en fonction du statut de liberté ou de servage, du sexe, de l'âge, de l'état de santé de la victime, etc. Encore fallait-il déployer de la force pour obtenir que ce paiement soit effectué. Si le prix du sang n'était pas payé, on ne pouvait garder intact l'honneur de la famille que par un meurtre en revanche, selon la loi du talion. Alors commençaient de longues séries de vengeances sanglantes entre les familles, qui s'appelaient en ancien français faides (comp. all. Fehde). Tant que l'autorité souveraine du roi n'est pas capable d'imposer le respect de la loi, quelle qu'elle soit, la société est plongée dans l'anarchie féodale. Cet état de choses a dominé pendant le Xe siècle, à la faveur entre autres des attaques permanentes auxquelles était soumis le territoire de la part des Vikings, des pirates venus de l'Afrique du Nord, voire des Hongrois, qui sont arrivés en Pannonie en 894 sous leur chef Arpád et qui poussent plusieurs attaques jusqu’en France. Dès 887, la dynastie carolingienne perd le soutien inconditionnel des grands féodaux, qui élisent Eudes, comte de Paris, comme roi, peut-être en qualité de tuteur du roi carolingien, Charles, dit le Simple. Charles le Simple n’avait que 5 ans à la mort de son oncle Carloman, mais à 14 ans il est proclamé roi et combat vigoureusement tous ses ennemis pendant un règne assez long, quoique plein d’incertitudes. Il tuera de sa main à Soissons Robert Ier, frère et successeur d’Eudes à la royauté. Robert et Eudes sont les fils d’un grand féodal, missus dominicus de Charles le Chauve, connu sous le nom de Robert le Fort. Leur famille acquiert une très grande prépondérance dans les affaires du royaume, grâce d’une part au rôle actif que ses représentants jouent dans le combat contre les Normands, et d’autre part à la position stratégique de leurs fiefs (situés sur la Seine) par rapport aux centres du pouvoir. Le fils du roi Robert, Hugues le Grand, sera un arbitre des affaires de la royauté. Le fils d’Hugues le Grand, Hugues Capet4, finira par être couronné à Noyon en 987. Le processus de remplacement de la dynastie carolingienne par les Capétiens aura pris exactement un siècle. L’étude historique de la période carolingienne et des débuts du féodalisme s’est d’abord concentré sur les rapports politiques. Les grands faits historiques eux-mêmes n’étaient pas au début bien dégagés, car il fallait passer par une évaluation critique des sources. On a relativement bien étudié la renaissance carolingienne dans ses rapports à l’Antiquité et aux sources de la pensée chrétienne. L’art carolingien a été inventorié et les objets restants sont assez bien connus aujourd’hui. Les 4 Le surnom d’Hugues Capet (Hues Chappez) vient de la chape d’abbé de Saint-Martin de Tours qu’il portait volontiers, sans doute pour se donner un air plus modeste. institutions du premier féodalisme sont connus à travers un grand nombre d’études parmi lesquelles se dégage La Société féodale de Marc Bloch, qui a tracé des voies à la recherche ultérieure. La naissance du français a été bien étudiée, mais ce sont malheureusement surtout des hypothèses qui guident la pensée en ce moment. Une correlation entre les phénomènes sociaux et les phénomènes linguistiques se laisse encore attendre. L’histoire du féodalisme a encore beaucoup à gagner d’une approche régionale, qui est en cours. L’histoire de la littérature attend encore une synthèse consacrée à cette période. L’histoire de l’art a beaucoup gagné grâce au concept de préroman proposé par J. Hubert. Après l’An mille Les premiers capétiens, avant que de faire oublier leur origine, gardent un profil bas, ce qui n'est pas de nature à renforcer la position de la royauté. Cependant le XIe siècle, qui ne connaît plus les attaques des pirates païens, est le témoin d’un véritable bond en avant de la société française. Un développement économique, démographique, urbain permet aux hommes de prendre conscience du milieu où ils vivent, d'essayer de le contrôler, d'exprimer leurs pensées, leur façon de voir le monde. La France se couvre d'églises blanches, dont les bâtisseurs rivalisent de talent et d'ingéniosité: c'est la naissance du style dit roman, caractérisé par la reprise en pierre des principaux éléments constructifs que l'architecture romaine réalisait souvent en briques: l'arc en plein cintre, la voûte en berceau, la voûte croisée, la coupole, auxquels se mêlent des éléments décoratifs dont l’origine peut être germanique. Les Français commencent à prendre possession de leur nouvelle langue. Elle est déjà très différente du latin. Celui-ci avait une riche flexion synthétique, à l'aide de nombreuses désinences: accipiamur veut dire "que nous soyons reçus", et accipiendi, “ceux que l’on doit recevoir”. La richesse de la flexion permettait de ne prêter presque aucune attention à l'ordre des mots, car les désinences indiquaient les rapports syntaxiques. Le latin possédait des voyelles longues et des voyelles brèves, dont la différence pouvait changer le sens du mot: populus veut dire "peuplier", poopulus signifie "peuple". La versification latine est fondée sur l'égalité des durées des vers, une syllabe longue comptant pour deux brèves. Mais tandis que le compte conventionnel est toujours le même, le nombre des syllabes réelles (longues et brèves) dans le vers varie considérablement. L'accent latin est lui aussi difficilement prévisible, et peut remonter jusqu'à la préparoxytone, c'est-à-dire à la troisième syllabe en comptant à partir de la fin du mot. Ígitur, avec l'accent sur la première, signifie "donc, par conséquent". En revanche, le français a une flexion du verbe qui est devenue presque complètement analytique; ce que les Latins exprimaient par un seul mot, on peut le dire à l'aide de quatre, cinq ou six. La déclinaison garde, sur les cinq cas du latin, deux seulement: le cas sujet (reprenant les fonctions du nominatif et du vocatif) et le cas régime (avec les valeurs de tous les autres cas latins). Le chevalier a respondu signifie "Il (ou elle) a répondu au chevalier", car le chevalier est au cas régime, en l’occurrence le datif. En revanche, pour dire “Le chevalier a répondu”, il faut employer la forme du cas sujet, li chevaliers. A part la déclinaison à deux cas, qui disparaîtra dès le début du XIIIe siècle, l'ancien français compte sur l'ordre des mots pour exprimer les fonctions syntaxiques, ainsi que sur un riche système prépositionnel et conjonctionnel qui fait les délices des grammairiens par sa subtilité. Les voyelles longues ont disparu. Les terminaisons des mots sont devenues assez monotones, car souvent on rencontre en fin de mot la voyelle e, dite e moyen (analogue à l'e final de l'allemand moderne). Si un mot se termine en -e, il aura l'accent sur l'avant-dernière syllabe. Sinon, il sera accentué sur la finale. Seuls quelques rares mots d'origine "cultivée" (ydele, "idole"; ymagene, "image") gardent un accent proparoxytone, qu'ils perdront d'ailleurs bientôt. Cette régularité relative de l'accent, qui appauvrit la typologie des fins de mot, ainsi que l'égalité de la durée des syllabes, permet l'invention et la mise en place d'un nouveau système de versification. Il est fondé sur le principe de la constance du nombre des syllabes dans les vers (le mètre) et de la similitude des syllabes de fin de vers (l'assonance et la rime). Ce système sera adopté par tous les peuples romans. On voit à l'oeuvre l'intuition de ce système dans le premier texte poétique français, connu sous le nom de séquence ou cantilène de sainte Eulalie: Buona pulcella fuit Eulalia, Bel auret cors, bellezour anime. Voldrent la veintre li Deo inimi, Voldrent la faire diaule servir Eulalie était bonne fille, Elle avait beau corps, l'âme plus belle encore. Les ennemis de Dieu voulurent la vaincre, Ils voulurent lui faire servir le diable. Mais ni le compte des syllabes, ni la ressemblance des fins de vers ne font encore l'objet d'une réflexion prosodique claire. La cantilène de sainte Eulalie date de la fin du IXe siècle (869-880), donc d'une période où la nouvelle langue était encore toute fraîche. L’octosyllabe peut avoir évolué du dimètre iambique latin (2 groupes de 2 iambes, soit 8 syllabes); ce sera par excellence le vers du roman, coupé par une césure en deux hémistiches de 4 syllabes. L’alexandrin a pour analogue le trimètre iambique latin (3 groupes de 2 iambes, soit 12 syllabes). L’alexandrin est coupé en deux hémistiches de 6 syllabes. Le vers le plus commun dans les chansons de geste sera le décasyllabe (4 syllabes, césure, 6 syllabes). Dès le milieu du XIe siècle on constate une parfaite maîtrise de la prosodie dans les poèmes qui se sont conservés et l'attention des poètes se porte vers les contenus. Les récits hagiographiques se sont consolidés sous la forme d'un véritable genre, les chansons de saint; on connaît ainsi du XIe siècle celle de saint Léger ou celle de sainte Foy. La Chanson de saint Alexis est un bon exemple du genre. Elle raconte la vie d'un personnage du Ve siècle qui est connu aussi dans l'Eglise d'Orient, cette fois sous le nom de “Alexis, l'homme de Dieu”. Il a quitté sa fiancée la nuit de noces et, par humilité chrétienne, s'en est allé à Edesse, en Anatolie, mendier dans la cathédrale. Mais après quelques années un ange de Dieu apparaît en songe à l'évêque d’Edesse et lui révèle que le pauvre qui demande l'aumône sous le porche est l'homme le plus saint de la ville. La sainteté fait d'Alexis un personnage très populaire. Il est donc contraint, pour suivre son voeu d’humilité et pour réaliser dans sa vie l'idéal de renoncement qui constitue sa voie vers Dieu, de s'enfuir. Il viendra demander abri dans la maison de ses parents et de sa femme, qui ne le reconnaissent pas. Il meurt dans son gîte sous l'escalier, et ce n'est qu'alors que, par révélation, la famille apprend qui elle a hébergé; la ville de Rome s'empare des restes de celui qui est mort en odeur de sainteté et dont les reliques opèrent de nombreux miracles. La maîtrise du vers décasyllabe au XIe siècle indique une tradition poétique vivante dans le peuple, à côté de la versification des clercs (telle qu’on la voit par exemple dans le Boeci, traduction en provençal de la Consolation de Boèce). Si l'on rassemble les indications éparses, on peut conclure qu'il existe des poètes plus ou moins professionnels, qui colportent des légendes, hagiographiques ou héroïques, dès la fin de la dynastie carolingienne. L'Eulalie est un cas particulier et ne constitue pas un produit de cette activité. Pourtant la célébrité au long des siècles d'un certain Roland, praefectus limitis Britanniae, c'est-à-dire représentant de Charlemagne à la frontière avec le royaume de Bretagne (vraisemblablement la résidence de Roland se trouvait au Mans), ne s'expliquerait pas si l'on n'admet, dans le peuple, la coutume de récits, plus tard de chants, ayant pour héros ce personnage. Toujours vers le milieu du XIe siècle, dans un monastère d'Espagne, San Millán de Rioja, un moine note le résumé d'une Chanson de Roland qu'il a sans doute entendue chanter ou raconter par un pèlerin: Charlemagne a douze neveux, il demeure sans provisions au siège de Saragosse et décide de revenir en France. Sur le chemin de retour ses neveux sont massacrés dans les Pyrénées. Ce n'est que de la fin du siècle (1080-1100) que date la version la plus célèbre de la Chanson de Roland, écrite en anglo-normand (forme d'ancien français parlée à la cour d'Angleterre par les nobles normands) et conservée à la bibliothèque d'Oxford. Ce texte est le plus ancien ouvrage d'un genre que l'on appelle chanson de geste et qui joue chez les Français un rôle comparable à celui que l'épopée homérique jouait chez les Grecs. L’étude des XIe-XIIe siècles est aujourd’hui d’une extrême complexité. En ce qui concerne les chansons de geste, les études consacrées à l’oralité semblent promettre encore beaucoup; mais l’étude des institutions vues à travers ces poèmes est intéressante et peut être importante pour leur datation. D’autre part, nous n’avons pas encore d’étude de synthèse narratologique. Dans le domaine de l’histoire de l’art, l’étude de l’art roman a beaucoup gagné grâce aux travaux publiés dans la collection de la revue Zodiaque. Cependant, une correlation entre les conceptions des narrateurs, des poètes, des sculpteurs et des architectes se laisse encore attendre, malgré les percées de Panofsky (Gothic Architecture and Scholasticism) et celles, plus timides, de Réau et Cohen (L’Art au Moyen Age. Arts plastiques. Art littéraire et civilisation française). La civilisation occitane A la même époque, vers la fin du XIe siècle, naît dans le Midi la poésie des troubadours. On se rappelle que le vassal devait passer un temps chaque année à la cour de son suzerain, et que les relations entre eux devaient respecter une certaine étiquette déterminée par la nature de leurs rapports. La véritable courtoisie apparaît lorsqu’à cette réglementation des échanges entre les hommes s'ajoute une codification des rapports entre les hommes et les femmes. L'état normal d'un homme qui est vraiment “courtois”, c'est d'être amoureux. Amoureux de qui? Souvent il s'agit précisément de la femme de son seigneur. Que ce soit elle ou une autre femme de la cour, l'amant s'efforcera d'être gai et agréable envers tous et toutes, car l'identité de l'objet de ses voeux doit demeurer secrète. Plus il est aimable et aimé, plus il a de prix aux yeux de sa dame et il fait rejaillir sur elle plus d'honneur. Son sentiment, il l'exprime dans des vers qui doivent revêtir à chaque fois une forme prosodique originale; il les chante lui-même ou les fait exécuter par un jongleur qui est à son service. Dans ces poèmes, il ne prononce jamais le nom de la belle, mais l'indique par un nom de code qui s'appelle senhal. Bon Vezi (Bon voisin), Mos aziman (mon aimant),Gai semblan (Accueil joyeux), sont des senhals qui indiquent le plaisir que le poète a à rencontrer la femme aimée. L'amour courtois va jusqu'à l'échange d'un anneau, symbole matériel de la foi que se sont jurée les deux, et désormais la femme aura des obligations de fidélité très strictes. On peut se demander pourquoi la jalousie et l’enfermement des femmes, qui sont caractéristiques des civilisations méditerranéennes, ne jouent pas à cette époque dans le Midi. La jalousie est certes très importante, mais elle est contrecarrée par une attitude qui est très fortement en faveur de la liberté des hommes de s’attribuer une liaison quasi-officielle. De sorte que les troubadours (qui sont typiquement célibataires) ont raison de nous faire observer que souvent les maris cocus trompent leur femme à leur tour. Cette attitude, conquérante davantage que tolérante, permet une forte différenciation socio-culturelle de la noblesse par rapport aux couches qui n’admettent pas ce genre de jeu: la paysannerie, la bourgeoisie naissante. Elle singularise l’homme “courtois” par des privilèges qui donnent à la vie dans la “haute société” une saveur spéciale et un attrait particulier. D’autre part, le fait que l’homme aime d’ordinaire au-dessus de sa condition permet comme une “double circulation” des femmes et améliore leur statut. Dans toutes les sociétés patriarcales, la règle veut que l’homme se marie dans une couche sociale inférieure et partant, la femme cherche un époux à un niveau social supérieur; elle est promue socialement par le mariage, lui pas. Or, l’amour courtois fait que l’homme puisse aspirer idéalement à une promotion sociale en soupirant après une femme de condition supérieure, et qu’elle puisse accepter cet hommage. L’homme circule ainsi dans la société “à rebrousse-poil”. Par le même mouvement, comme l’a montré Georges Duby, la cour du seigneur attire un grand nombre de jeunes et ainsi s’accroît le potentiel militaire de celui-ci. Ils rivalisent de vaillance pour attirer l’attention des femmes désirables et ainsi les troupes du seigneur gagnent en valeur guerrière; elles ne sont pas composées de simples fonctionnaires militaires, mais d’amoureux exaltés. Enfin, il faut souligner qu’une ancienne caractéristique de la société romaine, qui prétendait ajouter à la supériorité militaire et politique de l’aristocratie une supériorité culturelle, grâce à une éducation spéciale, revit dans le Midi de la France. Certes, il ne s’agit plus de rhétorique et de philosophie. Mais le seigneur occitan n’est pas uniquement un guerrier et un magistrat, il est aussi un homme raffiné, il plaît aux femmes, il est ou se prétend auteur de poésie. Son autorité sur les “manants” sera, pensait-on, d’autant plus légitime. Cette conception de l'amour s'exprime pour la première fois, d’une façon encore grossière et hésitante, dans l'oeuvre de Guillaume IX, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine. Guillaume est une personnalité très forte, un mauvais sujet et un grand coureur de jupons: lo plus cortes del mon e gran trichador de domnas, dit le biographe. Il se fait excommunier quatre fois, il part en croisade, il a maille à partir avec toutes les autorités. Son attitude envers la poésie et l'amour est elle aussi assez désinvolte. Un jour il se propose de faire un poème sur rien, en dormant à cheval. D'autre part nous lui devons à quelques endroits une expression directe de ses pensées, comme dans un poème qu'il a composé en 1101, pendant les préparatifs de départ pour la Palestine: Qu’era m’en irai en eissil: en gran paor, en gran peril, en guerra laissarai mo fil e faran li mal sei vezi. Car je partirai en terre lointaine A grand danger et péril; Je laisserai mon fils avec une guerre sur les bras Et ses voisins lui feront du mal. Parmi les autres troubadours nous rencontrons souvent la même indépendance de pensée. La règle de leur poésie voulait qu’il n’y ait pas deux chansons sur le même air, ni avec la même prosodie. Quoique la règle n’ait pas été rigoureusement observée, la variété des formes prosodiques qui naît dans le Midi est étonnante. Sur les 2700 poèmes qui se sont conservés on observe 1422 formules syllabiques, 1000 formes de rimes et 817 types de strophes. L’espèce poétique la plus souvent cultivée par les troubadours est la canso (chanson), poème d’amour ayant une introduction conventionnelle qui parle du printemps. L’alba est un poème qui dit la douleur des amants qui doivent se séparer à l’aube, de peur du gilos. La raison du descort est au contraire d’exprimer la souffrance de l’amant ignoré ou délaissé. Le sirventes est une composition à caractère moral, où sont abordés des thèmes comme la décadence des moeurs, les exploits des guerriers, la méconnaissance des valeurs de la fin’amor, l’indifférence des hommes pour le sort du Saint Sépulcre, la rapacité des envahisseurs français. La gaita est le chant de celui qui monte la garde sur les créneaux du château; tantôt il chante pour paser le temps, tantôt il annonce à toute la ville l’arrivée du jour. Le sompni ou “rêve” présente une fiction qui aurait été contemplée en songe; ce cadre de composition est à l’origine de maints textes médévaux, qui s’autorisent du précédent des troubadours. Cette indépendance de pensée sera moins marquée chez les poètes du Nord de la France, les trouvères; chez ceux-ci, la misogynie, la moquerie et la sensibilité bourgeoise sont plus souvent marquées. Avec les trouvères, la courtoisie devient une valeur internationale et le français une lingua franca du Moyen Age, à ce point que l'encyclopédiste italien Brunetto Latini, le maître de Dante, a écrit en français Li Livres dou trésor pour lui assurer une plus grande diffusion. D'autre part, dans le Midi prend naissance un vaste mouvement religieux qui conteste l'Eglise officielle: c'est l'hérésie cathare. Le mot grec katharoí, qui est à l'origine de cette dénomination, veut dire “les purs”. En effet, ils prétendent mener une vie chaste et morale, loin des compromis quotidiens dont ils accusent les catholiques. Ceux d'entre eux qui choisissaient d'aller jusqu'au bout dans leurs options religieuses, “les parfaits”, vivaient dans la montagne et ne descendaient que rarement dans les villages, pour célébrer des fêtes et conférer une sorte de sacrements. Les cathares sont si nombreux qu'en 1170, en dépit de leur doctrine qui contestait la hiérarchie de l'Eglise séculière, ils convoquent à Narbonne un grand concile auquel ont participé des dizaines d'évêques hérétiques. La papauté voit d’un mauvais oeil cette incitation à la désobéissance religieuse et insiste auprès du roi de France pour qu’il prenne les mesures qui s'imposent, à savoir qu’il extirpe la dépravation hérétique. La royauté n'a pas les moyens d'intervenir elle-même à si grande échelle. Elle sera donc contrainte d’appliquer une ancienne formule féodale, et, en 1209, Philippe-Auguste garantit à chaque guerrier qui se taille un fief en terre hérétique la reconnaissance de ce fief, sous la suzeraineté royale. La tentation fut irrésistible et des bandes se formèrent, qui attaquèrent d’abord les territoires du vicomte de Béziers et de Carcassonne. L'armée du Nord se met sous le commandement de Simon de Montfort, qui très vite en arrive à posséder des domaines plus vastes que ceux du roi de France. Après la mort de Simon de Montfort au siège de Toulouse (1218), ce fut le roi lui-même qui prit la direction de la “croisade des Albigeois”. (On appelait Albigeois les cathares, d’après le nom de la ville d’Albi, où ces hérétiques étaient particulièrement nombreux.) Assez vite les derniers foyers de résistance sont éteints et l'Inquisition est établie dans le Midi afin de parfaire ce que le glaive n'avait pas achevé. Nous possédons le Manuel de l'inquisiteur par Bernard Gui, un ecclésiastique chargé d'extirper l'hérésie cathare dans la région de Narbonne. Cette grande catastrophe subie par la société du Midi n’a pas eu d’écho important dans la poésie des troubadours. Les professions de foi catholique sont assez fréquentes dans leurs vers. Ils voyageaient beaucoup, en Italie, en Angleterre, en Espagne, mais on n’a pu prouver dans aucun cas que les voyages d’un troubadour aient été causés par des persécutions religieuses. D’autre part, plusieurs des seigneurs évincés pendant la croisade (les faidits) ont récupéré leurs fiefs au bout d’une période d’exil. La prospérité economique revint assez vite dans le Midi. Cependant l’originalité et surtout la vigueur de la culture occitane s’éteignirent pour ne plus revenir; ce qui lui a manqué a été la formation d’unités politiques viables comme en Espagne ou en Italie, à la limite d’un Etat national comme en France. L’étude de la civilisation occitane a reçu une impulsion par la publication de Montaillou, village occitan de Leroy-Ladurie (1975). On voit dans ce livre que les idées des troubadours n’avaient pas pénétré dans la société paysanne. Il existe aujourd’hui une importante littérature ésotérique sur les cathares, voire sur l’amour courtois, qu’il faut prendre cum grano salis. L’étude des motifs (narratifs et lyriques) dans les poèmes des troubadours peut être intéressante et mener à un changement de nos idées sur le domaine. La dimension qu’introduisent les méthodes de la littérature comparée (comparaison entre les littératures occitane, catalane, espagnole, italienne) a été explorée, mais peut encore s’avérer fertile. La chevalerie et ses textes Tandis que la société présentée dans les chansons de geste demeure assez archaïsante, simplifiée à grands traits dans une atmosphère de légende, la poésie des troubadours nous donne, pour autant que les poètes font des allusions aux réalités du temps, une image nuancée, plus réaliste, voire critique des états de choses. Entre autres, les chansons en langue d’oc font allusion à la chevalerie et aux romans de chevalerie. La chevalerie, au XIIe siècle, se distingue de l’état militaire proprement dit, en cela qu’elle possède une dimension spirituelle. Combattre, au Moyen Age, n’est pas une occupation partagée par tous les citoyens. Les serfs n’ont pas le droit de porter des armes. Ils doivent travailler, un point c’est tout. Les bourgeois ne peuvent se servir que d’armes de bois: massue, arc et flèches, bouclier d’osier. La lance et l’épée sont, autant que des instruments, des insignes sociaux, les marques de l’appartenance à la classe guerrière. La tonsure, l’habit ecclésiastique, un mulet comme monture indiquent l’homme d’Eglise. Le vêtement de drap plus ou moins grossier, le bâton sont le signe du “roturier”, c’est-à-dire de celui qui n’est pas noble. Il faut savoir que les membres du clergé sont presque toujours d’origine noble, car les roturiers qui souhaitent se consacrer au service de Dieu seront employés dans les cuisines et dans les ateliers des monastères, avec au plus le rang de “frère convers”, à demi laïc. Etre noble signifie d’abord être né libre, ensuite appartenir à une famille ayant possédé quelque terre, ne fût-ce qu’un simple alleu. Aux XIe-XIIe siècles il est encore possible aux paysans plus hardis et costauds d’accéder, avec un peu de chance, à la noblesse, en servant leur seigneur. Si l’on a terre, si l’on y élève, sur une motte artificielle, une petite fortification, un donjon, on se fera plus facilement reconnaître comme noble. Cependant il faut encore un rituel, une cérémonie de passage, qui marque de façon solennelle l’admission à la classe des guerriers, soit en venant de la roture, soit, pour les jeunes nobles, en émergeant de l’adolescence. Ce sera l’adoubement chevaleresque. Le mot “chevalier”, du latin caballarius, indique celui qui a suffisamment de moyens pour se permettre de combattre à cheval, et d’emmener avec lui en guerre un serviteur qui portera ses armes et s’occupera de la bête. Cependant les textes latins emploient le mot miles, “militaire”, terme ayant une tradition romaine et chrétienne qui souligne que le chevalier a une fonction sociale et une mission. Le militaire romain, citoyen de la Ville Eternelle, était au service de la république et du peuple; le chevalier chrétien est au service de l’Eglise. Cette mutation des mentalités aura lieu aux IXe-Xe siècles, pendant la période la plus agitée de l’histoire médiévale, à l’époque où naît le féodalisme. En s’efforçant d’imposer un idéal de paix chrétienne, l’Eglise enrôlera les petits féodaux turbulents au service de la “trêve de Dieu”, en leur faisant défendre “la veuve et l’orphelin”, la justice et la piété. Tandis que le paysan riche des temps mérovingiens ne rencontrait aucun frein à satisfaire ses appétits, sauf la force majeure, le petit chevalier de l’époque capétienne découvre assez vite qu’il est enserré entre les mailles d’un tissu civilisationnel qui lui a destiné une place précise. Cela s’exprime dans le cérémonial de l’adoubement. Le jeune homme qui sera adoubé, c’est-àdire admis dans l’ordre des chevaliers, prépare sa promotion par une nuit de prières dans la chapelle du château, en veillant ses armes. Le matin, il se confesse et reçoit la communion, le prêtre bénit ses armes, puis, devant l’assemblée des vassaux, le seigneur qui est son “parrain” lui ceint le baudrier avec l’épée, lui met les éperons, l’embrasse sur la bouche et lui donne la “colée”, qui est parfois une bonne bourrade, au lieu du geste fait en touchant les épaules du candidat avec la lame de l’épée, tel que nous le voyons dans les films historiques. Le plus fréquemment, on adoube les jeunes par dizaines et par centaines, soit les jours des grandes fêtes comme la Pentecôte, soit sur le champ de bataille, en récompense des services apportés ou afin d’exhorter à la vaillance. L’un des éléments les plus significatifs du rituel est le serment prêté par le chevalier, dont voici un texte, tiré du Pontifical de Guillaume Durand, évêque de Mende: “Seigneur très saint, Père tout-puissant… toi qui as permis, sur terre, l’emploi du glaive pour réprimer la malice des méchants et défendre la justice; qui, pour la protection du peuple, as voulu instituer l’ordre de la chevalerie… fais, en disposant son coeur au bien, que ton serviteur que voici n’use jamais de ce glaive ou d’un autre pour léser injustement personne; mais qu’il s’en serve toujours pour défendre le juste et le droit”. La chevalerie est ainsi justifiée par une projection fictive selon laquelle son rôle est uniquement défensif, tandis que le mal est fait par les autres. Mais il n’y a l’ombre d’un doute qu’une bonne partie des torts que les chevaliers prétendent réparer ne seraient pas advenus sans l’initiative d’autres chevaliers. Le genre littéraire qui célèbre l’ordre des chevaliers est le roman. Le héros du roman est préoccupé par l’amour, par sa propre valeur guerrière qui doit être entretenue au moyen d’exploits retentissants, et par le salut de son âme, que doit assurer une certaine forme d’ascèse. Pour ce qui est de l’amour, il reprend l’idéologie de la fin’amor qui vient des troubadours et qui s’est vite répandue dans toute la France. Le chevalier sera ainsi tantôt un adultère endurci, tel Lancelot qui aime la femme de son seigneur, la reine Guenièvre, tantôt une sorte de don Juan aux grâces militaires un peu lourdes, comme Gauvain; mais la grande idée du roman est de mettre en scène l’aspiration des guerriers à la pureté, qui les mène parfois à s’abstenir de tout commerce charnel, comme Galaad. Le chevalier présenté dans les romans est préoccupé par sa réputation et ne peut pas se permettre de trop s’engager dans une relation amoureuse, fût-elle entérinée par le mariage. C’est pourquoi il doit “errer”, c’est-àdire aller par le pays en quête d’aventures: délivrer des pucelles prisonnières, châtier un chevalier violeur et incendiaire, prendre le parti de la justice dans une guerre, ou bien se débattre contre les sortilèges que lui a jetés quelque magicienne dont il a méprisé les appas. La forme la plus haute de l’errance chevaleresque est celle qui qualifie en vue de la vie éternelle: la quête du Graal, vase mystique qui opère des miracles. L’idée du Graal appartient à Chrétien de Troyes, qui est le premier écrivain à avoir entrevu l’ampleur des possibilités du genre romanesque. Avant lui, le terme de “roman” signifiait souvent une simple traduction du latin en romanz, en langue vulgaire. On traduisait toute sorte de textes: la légende d’Oedipe (Le Roman de Thèbes), des versions tardives de l’Iliade (Le Roman de Troie) et de l’Enéide (Le Roman d’Enéas), des fables (Marie de France), des chroniques royales et ducales (Guillaume de Malmesbury, Robert Wace). Tandis que la poésie des troubadours est essentiellement un genre du Midi, qui ne sera imité dans le Nord qu’au prix de transformations assez considérables, et que la chanson de geste est principalement un genre du Nord, dont les imitations dans le Midi restent sporadiques, le roman, apparu dans les cours de Champagne, de Normandie, d’Angleterre, connaîtra vite une diffusion internationale. Cela est dû aussi au fait que le roman est dès son origine un genre international: d’une part il est traduit du latin en roman, d’autre part il intègre toute sorte de traditions d’origine celtique et germanique. Ce mélange est visible surtout dans le roman de Tristan et Iseut, une légende d’amour fatal qui se passe en Cornouailles et en Petite Bretagne. Les noms des personnages sont celtiques, tout comme la légende de leur amour. La littérature courtoise s’en est emparée de bonne heure et en a fait une histoire où un breuvage magique explique d’abord la passion irrépressible des amoureux. Au bout de nombreuses aventures, ils mourront ensemble, lui par une blessure empoisonnée, elle de pitié et de douleur. D’autre part, le roman est un genre international parce qu’il met en scène une problématique conçue comme relative à un sujet humain général et exemplaire. Il s’agit certes du chevalier, mais aussi de l’homme en général et du chrétien face à son destin sur terre et face à Dieu. Le héros romanesque tire tout son intérêt moral et éducatif de cette position du problème. L’amour joue un rôle si important dans le roman médiéval (et surtout dans les romans des siècles suivants) qu’en anglais le mot romance en est venu à désigner à la fois un roman d’aventures et une liaison amoureuse. L’héroïne féminine n’est plus négligée, comme dans les chansons de geste, mais elle devient souvent l’initiatrice et le pivot de l’intrigue. C’est un peu grâce aux romans aussi que le traitement de la femme a constitué en Europe, depuis des siècles, l’un des critères de distinction entre civilisation et barbarie des peuples. Dès le début du XIIIe siècle, la légende du Graal, initiée par Chrétien de Troyes, se développe dans une immense oeuvre, réalisée par des auteurs différents dans une étonnante concordance: c’est ce qu’on appelle la “Vulgate arthurienne”. Elle se compose de cinq romans qui retracent l’histoire du monde arthurien, et où la “quête du Graal” devient un motif central. Il existe une immense littérature sur les romans arthuriens et feuilleter simplement le Bulletin bibliographique de la Société Arthurienne peut donner une idée du rythme de la production. A cela s’ajoute la littérature ésotérique consacrée au Graal. Les comparaisons entre les motifs des romans arthuriens et la mythologie celtique sont traditionnelles, mais il n’en est pas sorti une grande clarté méthodologique. Les études narratologiques sur les romans arthuriens ont commencé sous l’impulsion d’Eugène Vinaver et de Peter Haidu. Malheureusement certains romans de la Vulgate n’ont été publiés que dans l’édition introuvable d’Oskar Sommer, faite pour la Carnegie Institution à Washington, en 1909-1913. Le Moyen Age peut être considéré comme un paradis pour les études féminines (women studies) et celles-ci s’ancrent facilement sur les romans. Il n’existe pas de synthèse stylistique sur les narrations arthuriennes. La littérature des villes A la différence de la culture courtoise, née dans les châteaux, et qui connaît de bonne heure un rayonnement international, il existe aussi une culture bourgeoise, volontiers particulariste, et qui est liée à l’essor des villes. Une ville des Xe-XIe siècles était souvent un fief de l’évêque ou du seigneur qui y avait établi sa juridiction. Cependant les bourgeois n’ont jamais été des serfs (même si certains d’entre eux avaient été autrefois des serfs fugitifs). La mentalité féodale des comtes et des évêques entre en contradiction avec le sens de la liberté qui caractérise les bourgeois. C’est pourquoi les villes se révoltent de bonne heure contre leurs seigneurs et cherchent la protection du roi. Elles auront alors le statut de “villes royales”. Parfois les rois font bâtir des villes à partir de rien, sur des sites propices: ce sont les “bastides”, au plan géométrique rectangulaire qui exprime l’idéal d’ordre du Moyen Age. La royauté encourage le commerce et les métiers pour le profit qu’elle tire des taxes, et la tendance des villes à l’indépendance pour l’appui politique qu’elle y trouve: les bourgs sont presque toujours fortifiés et font équilibre, du point de vue militaire, aux châteaux des féodaux. Par exemple, le triangle formé par les villes de Laon, Reims et Soissons aux IXe-XIIIe siècles un rôle politique et militaire très important. Au cours des XIIe et XIIIe siècles, les corps de métiers se développent très vite dans les villes; leurs chefs, qui sont élus, prétendent gouverner. Les révoltes urbaines prennent alors pour objectif l’établissement d’une “commune”, entité d’autogouvernement qui a à sa tête un conseil formé des échevins, représentants des corporations. Les communes de la Flandre édictent des règlements internes qui préconisent un certain “communisme” avant la lettre, dont l’objectif déclaré est d’assurer des gains égaux à tous les artisans. A cet effet, le maître doit travailler derrière une vitrine ou fenêtre, pour que les concitoyens puissent le voir à son établi, observer ses outils et ses procédés, le nombre de ses compagnons et apprentis. Il est interdit de se servir d’instruments nouveaux ou d’employer des techniques innovantes, car tout progrès technologique créerait des différences de revenu entre les membres des corporations. Ces différences subsistent, en dépit des réglementations contraignantes, néanmoins les bourgeois se pensent égaux et tiennent beaucoup à leur démocratie urbaine. Tandis que dans certaines villes tous les citoyens, fussent-ils roturiers ou nobles, sont membres de la commune, dans d’autres, seuls les artisans de certaines corporations peuvent prétendre à cette forme de gouvernement. A Lyon, par exemple, les 12 conseillers ne sont élus que par les 144 maîtres des 72 métiers. La frontière entre démocratie et oligarchie est, comme en Italie, assez confuse. Les bourgeois prétendent très vite à toutes les distinctions de la culture courtoise, à commencer par la poésie chantée qui faisait la gloire des cours seigneuriales du Midi. Les poètes qui chantent en langue d’oïl, et qui s’appellent trouvères, sont parfois des nobles comme le châtelain de Coucy, mais aussi des roturiers, tels Colin Muset ou Gace Brulé. Le ton de leurs compositions est différent du lyrisme des troubadours. L’humour y est à son aise, parfois l’ironie et la satire. Comme les bourgeois des pays d’oïl ne croient pas à l’amour fine, l’image de l’amour dans leur poésie glisse facilement vers l’expression de la simple sexualité, souvent colorée d’érotisme ou de misogynie. Cela est visible dans les fabliaux, genre littéraire en vers qui raconte des farces ou des anecdotes moralisantes, mais dont la moralité est volontiers fondée sur la transgression, valeur morale spécifiquement bourgeoise à cette époque-là. Par transgression on entend la violation des règles posées par la “grande” culture, la culture officielle, qui est en fait double, courtoise et chrétienne. A la misogynie s’ajoute donc l’anticléricalisme, comme on le voit dans le fabliau de Gautier le Leu, Le Prêtre teint, où un curé trop ardent à l’oeuvre de Vénus doit se cacher dans une cuve de teinture rouge pour échapper à la fureur du mari. Cependant les villes sont aussi le milieu où se développe une nouvelle sensibilité religieuse. Les gens simples, pour qui les évêques sont moins des pasteurs que des seigneurs, et à qui les riches abbayes apparaissent sous la forme de gros propriétaires terriens plutôt que comme des lieux de recueillement et de prières, ont besoin d’une religion consolante et édifiante. Le culte des saints, qui vient de l’Antiquité, semble à plusieurs une solution en ce sens, avec l’espoir d’un patron et celle d’une guérison miraculeuse en cas de maladie. Mais il existe aussi la tendance à une spiritualité plus épurée. Parcourir les chemins de pèlerinage pour faire ses dévotions devant les reliques est un exercice coûteux et fatigant, quoique pratiqué par des effectifs immenses. D’autre part le nombre considérable des restes que l’on exhibe en vue de l’adoration diminue implicitement leur valeur (à Saint-Sernin de Toulouse on vénère, dans le déambulatoire et dans la crypte, les reliques de plus de 50 saints différents); la nature de ces fragments peut sembler elle aussi dérisoire (dent de saint Nicolas, pied de saint Alard, du lait de la Vierge, le prépuce du Christ); enfin leur authenticité soulève à juste titre les doutes même de Rome, qui commence au XIIe siècle une révision des saints déclarés dans les divers coins de la chrétienté. Par conséquent les besoins spirituels des hommes se dirigent d’abord vers le culte particulier d’un patron, et en ce sens la dévotion à Marie gagne du terrain dès le XIIe siècle, sous l’impulsion entre autres de personnalités telles que celle de saint Bernard de Clairvaux. Les corporations de métiers se placent sous la protection d’un saint: les peintres, un peu partout, font partie de la confrérie de saint Luc, car l’évangéliste est censé avoir peint le premier portrait de la Vierge et de Jésus. Au siècle suivant, ce sera le culte de l’hostie consacrée qui donnera lieu à d’importantes manifestations de religiosité, détournées malheureusement parfois vers l’antisémitisme, comme à Bruxelles où le miracle de l’hostie prétendûment poignardée par des juifs, et d’où coulent des flots de sang, attire de nombreuses foules. Puis, au XIVe siècle, le Nord verra l’éclosion d’une spiritualité nouvelle, la devotio moderna, non sans lien avec la naissance future de la Réforme. C’est dans ce genre de climat que naît, dès le premier Moyen Age, le théâtre. Ce sont d’abord des moments de la liturgie festive (la Résurrection) qui sont interprétés en questions et réponses par les moines ou les chanoines: - Quem quaeritis in sepulchro, o Christicolae? - Jesum Nazarenum crucifixum, o caelicolae. (“Qui cherchez-vous dans ce tombeau, ô adorateurs du Christ? - C’est Jésus le Nazaréen que nous cherchons, ô adorateurs du ciel.) Plus tard on joue de vraies pièces, très courtes, avec des acteurs amateurs. Le plus ancien texte dramatique conservé est le Jeu d’Adam, qui date de la seconde moitié du XIIe siècle, et où l’épisode central est la tentation des premiers parents par le serpent. Au début du siècle suivant, saint François d’Assise, avec son imagination poétique et mystique, demandera que soient faites des représentations de la crèche de Bethléem à Noël, dans la ville de Gubbio. Cette coutume se répand rapidement; elle se développe sous la forme de tableaux vivants ou de petites pièces rappelant les événements qu’on célèbre à telle ou telle date: la Visitation, l’Annonciation, l’Entrée à Jérusalem. La représentation médiévale “classique” a lieu sur une place publique; les acteurs se tiennent sur plusieurs scènes qui s’appellent mansions; on ne tarde pas à faire intervenir divers trucages, par exemple dans les scènes où les saints sont torturés, et des machines puissantes et compliquées qui font descendre les anges du ciel ou qui font ouvrir la gueule de l’enfer avec force effets pyrotechniques. Vers la fin du Moyen Age, les pièces de théâtre sont longues de 15 000 - 30 000 vers et les représentations durent plusieurs journées, échelonnées parfois sur toute la durée des fêtes de printemps, du Mardi Gras à la Pentecôte. Il existe aussi un théâtre comique, représenté par les farces et les soties, et qui est joué lors des fêtes populaires. Mais les villes sont devenues importantes dans la société médiévale à plusieurs titres, et d’abord pour leur savoir. Les écoles épiscopales, qui préparaient d’abord les futurs prêtres du diocèse, et dont l’une des plus célèbres est Chartres, ne possèdent plus le monopole de l’éducation. Alcuin d’York avait souhaité que chaque paroisse ait une école pour alphabétiser le peuple; son souhait ne s’est pas réalisé pendant le Moyen Age. Mais dès la fin du XIe siècle, dans les grandes villes se multiplient des écoles, où enseignent des clercs payés par leurs étudiants. Tandis que le latin est normalement appris pendant l’enfance, avec le curé de la paroisse, dans une école on commence par l’étude de trois disciplines “humanistes”, le trivium (carrefour de trois chemins): grammaire, rhétorique, dialectique; on continue par le quadrivium, quatre disciplines mathématiques: arithmétique, géométrie, musique, astronomie. Cet ensemble est connu sous le nom d’arts libéraux; le mot “libéral” signifie ici qu’il s’agit d’une matière d’enseignement pour les hommes libres et suffisamment riches pour ne pas avoir à travailler afin de gagner leur vie. Les arts libéraux sont conçus comme purement contemplatifs, en ce sens qu’ils ne sont pas appliqués à une activité professionnelle ou productive; ils sont une étude gratuite, dont le but est l’élévation intellectuelle et spirituelle. Dans la pratique, ils donnent une qualification aux fonctions administratives, et, avec les ordinations, aux rangs ecclésiastiques. Le modèle ancien se conserve longtemps à Bologne, en Italie, où chaque professeur signe un contrat annuel avec ses étudiants. A Paris les enseignants et les étudiants s’organisent de bonne heure en une corporation et obtiennent des lettres patentes du roi: c’est l’origine de l’Université. La désignation à une chaire se fait par suffrage des pairs sur bulletin de vote et on est engagé pour un cycle d’enseignement qui, en théologie, est de 3 ans. Au sein de l’Université, les écoles spécialisées (arts, droit, théologie, médecine) s’appelleront “facultés”. Sous l’impulsion de l’aristotélisme, la logique occupera de bonne heure une place prépondérante parmi les matières d’enseignement (dès 1215 à Paris) et on peut penser que cette évolution, au terme d’une période de floraison, a contribué à l’assèchement et à la stérilisation de la pensée médiévale, car il s’agissait d’exercices qui ne reposaient pas suffisamment sur une interprétation de l’expérience. Au Moyen Age, on recherche le savoir d’abord parce qu’il donne accès aux charges ecclésiastiques. A la vérité, le fils puîné d’un grand seigneur peut devenir archevêque à 5 ans, sans savoir lire; mais les évêchés sont nombreux, et la France chrétienne a besoin d’une direction. Certains des nobles qui accèdent à de hautes charges sont des érudits, et si l’accès de la prélature est pratiquement interdit aux roturiers, il reste de nombreuses prébendes et cures qui peuvent nourrir leur homme. La plupart des savants du monde médiéval sont d’origine noble, car l’accès au savoir approfondi passe par le moniage et les moines doivent être nés dans une famille noble (chez les bénédictins du moins), mais cela n’est pas nécessairement une règle infrangible. En fait les couvents et les universités peuvent agir, dans une certaine mesure, comme des neutralisateurs de l’origine sociale. Au couvent on entre à six ans, à douze selon la règle officielle, soucieuse d’éviter les voeux sans vocation. Bien des nouveau-nés sont abandonnés devant les portes des monastères, et leur origine sociale n’est attestée que par la finesse de leur lingerie. A l’université, des fondations philanthropiques comme celle de Robert de Sorbon veillent à l’entretien des écoliers pauvres. Enfin, lors de l’entrée dans une carrière, l’argent et les protecteurs puissants valent plus que les quartiers de noblesse. D’autre part, le savoir possède une forte aura imaginaire. Gerbert, moine d’Aurillac, né vers 940, fut emmené par le comte de Barcelone Borel en Espagne, où il entra en contact avec l’arithmétique et la cosmographie arabes. Revenu en France, l’empereur d’Allemagne Othon II le fit abbé de Bobbio sur sa réputation. Gerbert enseigna à l’école épiscopale de Reims, puis fut élu évêque de Metz dans des circonstance politiques troubles qui firent qu’il finisse par se réfugier auprès de l’empereur, qui lui donna archevêché de Ravenne. Après la mort d’Othon II, Gerbert soutint énergiquement la cause du fils de celui-ci, Othon III, et la régence de l’impératrice Théophano. En 999, Gerbert fut élu pape sous le nom de Sylvestre II, le premier d’origine française, contre la tradition qui faisait que les évêques de Rome fussent des Italiens ou des Grecs. Après sa mort en 1003 apparut une légende selon laquelle il aurait apporté d’Espagne une tête de cuivre qui répondait à toutes les questions, ainsi qu’un livre qui lui donnait pouvoir sur tous les démons et accès aux trésors. Certains des professeurs sont des mystiques, tels l’Allemand Hugues, qui enseignait vers le milieu du XIIe siècle à l’école parisienne sise dans l’enceinte du monastère de Saint-Victor. D’autres sont plutôt des logiciens, tel Abélard. On peut compter aussi des philosophes complets, comme Thomas d’Aquin, un Italien de l’ordre de saint Dominique qui tint pendant quelques années (12571259) la chaire à la Faculté de Théologie de l’Université de Paris. Bien que quelques-unes de ses propositions fussent condamnées par l’évêque de Paris Etienne Tempier, saint Thomas fut canonisé en 1323. Ce n’est qu’en 1879 que le pape Léon XIII le déclarera autorité suprême en matière de doctrine catholique. Avec l’aristotélisme de saint Thomas, la direction philosophique de la pensée chrétienne se renforce. On assiste au triomphe, puis, avec le XIVe siècle, au déclin de la scolastique. Les derniers grands scolastiques, Guillaume d’Occam et Duns Scot, sont, l’un surtout logicien, l’autre surtout métaphysicien. Une autre raison importante du développement des études universitaires est la formation des fonctionnaires d’Etat. Le roi ne tient pas à avoir parmi ses serviteurs des membres de la haute noblesse; le métier des finances en particulier, avec la collecte des impôts et la gestion du fisc, répugne à la classe aristocratique. Par conséquent les roturiers peuvent avancer assez vite dans l’administration royale, surtout s’ils ont une bonne formation juridique. Les facultés de droit sont les pépinières du service public; Guillaume de Nogaret, chancelier de France sous Philippe le Bel, avait été professeur de droit à Montpellier et signait en 1299 miles et legum professor. Les universités, qui seront exemptées d’impôts et bénéficieront de nombreux privilèges et franchises, ont une organisation hiérarchique: à la base se trouve la Faculté des Arts, niveau propédeutique qui ne donne pas à proprement parler une formation supérieure, puis celles de Droit, de Médecine, de Théologie. Comme la Faculté de Théologie de Paris accepte la souveraineté du roi en matière ecclésiastique, rien ne s’oppose à ce qu’elle donne son avis officiel sur toute question religieuse. L’organisation par Philippe le Bel du parlement, ayant des attributions judiciaires, de la chambre des comptes, chargée de surveiller la dépense de la recette publique, et des conseils du roi, jette enfin les bases d’une bureaucratie qui produira sur le plan social la noblesse dite de robe et une partie de la haute bourgeoisie. Le modèle universitaire, permettant une forte concentration des connaissances et un contrôle étroit du savoir, connut une diffusion rapide. Si les universités de Paris et de Montpellier datent de la fin du XIIe siècle, le XIIIe en voit apparaître à Toulouse, Salamanque, Arezzo, Padoue, Cambridge, Valladolid et Lisbonne. Au XIVe siècle naissent des universités aussi loin que Heidelberg, Budapest, Pécs et Cracovie. En même temps que les institutions, le savoir médiéval, corpus d’idées qui évolue assez vite, se répand à travers l’Europe. La classe des intellectuels prend un caractère international. C’est ainsi qu’après Anselme de Cantorbéry, le fondateur de la scolastique, qui était un Italien, montagnard d’Aoste, formé à l’abbaye de Bec, en Normandie, et après Abélard, un Français, la gloire de la science passe à un Allemand, Albert le Grand, de Cologne, puis à des Anglais, Robert Grosseteste et Alexandre de Halès, avant la grande synthèse de Thomas d’Aquin. Les Danois se distinguent par la meilleure école de philosophie du langage. Un Flamand, Guillaume de Moerbeke, est celui qui traduit en latin Aristote. Des juifs et des Espagnols traduisent les immenses ouvrages des penseurs arabes: Avicenne, Averroës, Alhazen, Algazel. On peut contempler la préparation de cet impressionnant mélange de croyances et de connaissances à travers l’oeuvre de Dante Alighieri, non seulement la Divine Comédie, mais encore dans la Monarchie, dans la Question de l’eau et de la terre, dans le Convivio. Enfin un Polonais de Torun, Copernic, assied sur une base scientifique l’idée du système héliocentrique. Ce savoir ne se constituait pas dans le secret des laboratoires et en marge de l’indifférence publique. Il ne s’agit certes pas d’une science expérimentale, mais d’un mélange de croyances et de raisonnements qui tenaient à la fois de la logique la plus stricte et d’une pensée imaginaire vigoureuse. L’homme médiéval de la classe moyenne est un lecteur assez curieux, et ses lectures sont des ouvrages sérieux, voire ennuyeux selon les goûts modernes. Comme il n’est pas permis de lire la Bible, qui est la source de toute sagesse, les hommes se rabattent sur les commentaires et sur les ouvrages de vulgarisation. La lecture se fait à haute voix, en public et surtout à table, selon une coutume qui était déjà observée par Charlemagne et qui s’institutionnalise dans les monastères, afin que la nourriture spirituelle soit absorbée en même temps que la nourriture terrestre. On est conduit aujourd’hui à penser que même ceux qui lisaient seuls, le faisaient à haute voix ou en marmonnant. Le modèle de la compréhension du texte est donné par la liturgie, où la lecture de l’Evangile est accompagnée d’une explication, le sermon. Après les sermons poétiques et inspirés de saint Bernard de Clairvaux, au XIIIe siècle se développe un véritable art de l’homélie: le sermon doit se construire à partir de la combinaison d’un thème majeur et d’un thème mineur, et se développer selon l’architecture compliquée d’une forme musicale. Tout texte littéraire est donc conçu, à l’instar de la Bible, comme recelant un sens caché. Faire sortir ce sens par l’interprétation est l’objet de l’explication, que l’on appelle avec des mots grecs exégèse (d’exégesis, sortie du sens par expression comme le suc quand on exprime une orange) et herméneutique (d’hermenéuo, je traduis, j’interprète). Ainsi, lorsque le patriarche Abraham reçoit sous les chênes de Mambrê la visite de trois étrangers qui lui prédisent qu’en dépit de son âge avancé il aura un fils, il ne suffit pas de reconnaître dans ces hommes des anges, selon la tradition juive, mais encore faut-il ajouter l’exégèse chrétienne, qui reconnaît en eux les trois personnes de la Trinité: le Père, le Fils et le Saint Esprit. Quand on lit donc le Physiologue, texte réunissant des descriptions d’animaux et de pierres plus ou moins imaginaires, reçus par tradition de l’Antiquité, on y cherche une signification plus haute, plus secrète. Certains des Bestiaires (livres sur les animaux des pays exotiques) et des Lapidaires (livres sur les pierres précieuses) ajoutent à la description héritée des versions anciennes leur propre interprétation christianisée. Ce travail du sens, poursuivi selon des règles spéciales, s’appelle allégorèse. Ainsi Philippe de Thaon évoque la naissance légendaire de la perle, qui se produit lorsque le coquillage remonte nuitamment à la surface de l’océan pour recevoir entre ses valves la rosée du ciel; l’huître signifie la Vierge Marie, et la perle est un symbole de Jésus, conçu par l’Esprit-Saint sans péché et sans oeuvre de chair. Cette attente du sens profond, cet espoir du salut qui peut se cacher dans la signification d’un texte fondateur rayonnent sur toute la littérature. Ils se retrouvent dans des commentaires comme la Bible moralisée, l’Ovide moralisé. Mais par-dessus tout, ils se réalisent dans des oeuvres littéraires comme le Roman de la Rose. On appelle cette écriture “allégorique”, par analogie avec une certaine technique d’interprétation de l’Ancien Testament. En fait il s’agit d’un style emblématique, descriptif et narrativisant, qui prend pour objet des réalités morales sans référence particulière. Tandis que dans un roman on parle de la folie de Tristan, dans l’écriture allégorique on parle de la folie en général, en exemplifiant au besoin avec des personnages d’histoire et de légende tels Aristote ou Ajax. Le Roman de la Rose n’est pas romanesque. Il parle de la conquête du coeur d’une demoiselle, mais ses personnages n’ont pas de nom de baptême: ils sont l’Amant, Amour, la Rose, Danger ou Malebouche et représentent chacun respectivement l’amant, l’amour, la jeune fille aimée, les périls de la conquête et la médisance. Tandis que Guillaume de Lorris, un clerc à l’imagination tendre, a commencé son roman selon la fiction d’un songe, au cours duquel l’Amant arrive dans le jardin caché du dieu Amour et tombe amoureux d’un bouton de rose, son continuateur, Jean Clopinel de Meung-sur-Loire, qui a étudié à l’université, s’y prend d’une tout autre manière. Il prend sa tâche pour un prétexte d’exposer toutes les théories qu’il a apprises; il écrit une sorte de Bible de la modernité du XIIIe siècle. Toutes les idées de l’avant-garde intellectuelle sont là pour choquer les esprits conservateurs: l’institution de la royauté est fondée sur la violence, sans aucune justification de droit divin; le langage est une simple convention entre les hommes, que l’on pourrait changer artificiellement comme l’on voudrait; Dieu ne se mêle pas de la vie quotidienne, qui est régie par la Nature; le travail de la Nature consiste principalement en la conservation des espèces; l’homme est une espèce naturelle, dont la perpétuation dépend de la reproduction sexuelle, que les esprits courtois se plaisent à appeler amour; par conséquent, si un homme veut avoir une femme, ou, dans le langage fleuri du roman, l’Amant veut se rendre près de sa Rose, il lui suffit d’offrir une grosse somme d’argent sous forme de présents, par l’entremise d’une vieille, qui saura assouplir le coeur de la belle. Ces joyeusetés ont charmé la misogynie médiévale et ont assuré au Roman de la Rose une gloire perdurable, qui s’est prolongée jusque vers le début du XVIIe siècle. Les études sur le monde de la ville médiévale sont d’une extrême complexité. La philosophie scolastique est un domaine extrêmement vaste et très spécialisé; cependant c’est là que se trouve la clé de nombreuses représentations médiévales. On a pendant longtemps pensé qu’il existe une tradition populaire qui vient des temps archaïques, préromains et païens, et que cette culture trouve enfin son expression, en parvenant à l’écriture, dans la littérature bourgeoise. Aujourd’hui nous en sommes venus à douter que cette image correspondrait à une vérité globale. Certes, on peut glaner çà et là, dans le rituel, dans le folklore, dans le culte des saints, dans les idées sur la sorcellerie, des “survivances” païennes. Mais aux XIIe-XIIIe siècles, il est déjà lieu de se demander si certains éléments n’ont pas été transmis à travers des textes écrits plutôt que de bouche à oreille. En effet, la théorie de l’oralité ne peut être sollicitée au-delà de certaines limites sans perdre complètement son sens scientifique et se transformer en une simple croyance superstitieuse, qui n’explique rien. Par contraste, il existe un immense volume de représentations accessibles à travers la littérature écrite en latin, et qui constitue le véritable “étage supérieur” de la culture médiévale. Aux grandes synthèses en langue vulgaire, comme la Divine Comédie de Dante et le Roman de la Rose de Jean de Meung correspondent les immenses synthèses de Thomas d’Aquin, d’Albert le Grand, d’Alexandre de Halès. C’est là que se jouent les enjeux de la civilisation européenne future. C’est dans les universités médiévales que réapparaît le drame de la connaissance qui avait tensionné la culture grecque. Les penseurs découvrent la polarité entre foi chrétienne et pensée philosophique, ou en d’autres termes entre la recherche de la spiritualité et la recherche de la vérité. L’Eglise doit faire le départ entre vie chrétienne de la communauté et vie mystique des individus; avec saint François d’Assise, la sainteté acquerra une dimension publique et sentimentale qui avait été latente juqu’alors. La constitution de la culture urbaine comporte d’importants changements de la sensibilité, qu’il faudrait étudier. Le renouvellement du XVe siècle est fondé sur un raffinement des exigences et des goûts dont le développement n’est connu actuellement que dans les cercles restreints des spécialistes. L’histoire de l’image, celle de la piété, celle de la propreté, celle de la discipline sont des domaines très fertiles à l’heure actuelle. D’autre part, il existe un spécifique “bourgeois”, ou plus exactement “citadin” d’une certaine subculture médiévale. Le goût de la transgression, la misogynie, l’anticléricalisme, le moralisme, définissent une littérature qui vise à conserver certaines valeurs qui ne sont pas explicitement thématisées. Ici aussi nous avons des racines de l’esprit bourgeois tel qu’il se manifestera jusqu’au XXe siècle inclusivement. Ces directions d’étude sont dégagées, mais pas suffisamment approfondies. Chroniqueurs et historiens Nous disions que la lecture médiévale est volontiers érudite. C’est même dans ce climat sérieux d’étude que naîtra l’humanisme de la Renaissance. L’intellectuel du Moyen Age est tourné vers le passé et il n’a pas les techniques intellectuelles nécessaires pour étudier le présent. L’éducation médiévale consiste à apprendre, entre autres, une multitude d’histoires, constituant l’histoire sacrée (les patriarches, Moïse, les Juges et les Rois) et l’histoire profane (l’Egypte, la Grèce avec Oedipe, Achille et Ulysse, la Perse avec Cyrus et Cambyse, Rome avec Numa, Pompée, César et Constantin, puis la France avec Charlemagne, Louis le Pieux et Hugues Capet). L’histoire de l’Eglise, dont les bases ont été jetées par Eusèbe de Césarée, fait aussi l’objet de recherches attentives. Dans chaque monastère on prend des notes sur la succession des abbés, les visites des puissants du siècle, les grandes batailles ou l’avènement des rois: ce sont les annales, listes d’événements dont les entrées commencent par le mot anno Domini…, “en l’an du Seigneur…” L’oeuvre des historiens romains n’est pas délaissée non plus. Dans sa biographie de Charlemagne, Eginhard imite Suétone. Le chroniqueur des rois mérovingiens, Grégoire de Tours, sans être sans doute un styliste, est un homme de lettres et un écrivain avec un sens aigu du trait caractéristique. Ces auteurs écrivent en latin. La naissance de l’histoire en langue vulgaire est un événement, car elle coïncide avec l’apparition de la prose française: tout ce qui avait été écrit jusque-là en matière de littérature était en vers. Les premiers auteurs qui prennent la plume pour raconter les événements extraordinaires dont ils ont été les témoins ne savent pas très bien comment écrire car ils n’ont pas d’exemple; leur style est oral, car ils écrivent comme ils racontent, et ils racontent parfois comme les chansons de geste. Il s’agit de Geoffroi de Villehardouin et de Robert de Clari. Les grands événements qu’ils présentent, c’est la IVe Croisade, et notamment la prise de Constantinople. On sait que les Croisades sont des expéditions guerrières qui ont opposé la Chrétienté à l’Islam, et dont l’objectif était la possession de la Terre Sainte, avec le Tombeau du Christ à Jérusalem. Les premiers affrontements entre musulmans et chrétiens français datent du VIIIe siècle, lorsque les Maures occupent Narbonne, puis lorsque Charles Martel arrête l’avancée musulmane près de Poitiers. Mais les objectifs des chrétiens sont proches et à court terme. Charlemagne s’empare d’une partie de la Catalogne dont il fait la marche de Septimanie. Lorsque les espagnols s’organisent en quelques royaumes (Aragon, Castille, Navarre, Léon et Portugal) pour entreprendre La Reconquista, les Français les aident volontiers avec de petits effectifs. Mais l’idée grandiose, l’idée de génie, apparaît à la fin du XIe siècle, quand il s’agit de reconquérir Jérusalem et “la terre où Jésus vécut et mourut”, comme le dit un troubadour. C’est le pape Urbain II, un Français, qui prêcha la première Croisade au concile de Clermont en 1094. Il parvint à soulever un immense enthousiasme, qui eut pour effet en 1099 la prise de Jérusalem et la formation du premier royaume “latin” (= occidental et catholique) en Orient. Le succès d’Urbain II s’explique par une multitude de facteurs. D’une part, la force morale de la papauté, qui vient d’humilier l’empereur d’Allemagne Henri IV, en faisant triompher ainsi l’idée de l’autorité universelle de l’Eglise, le primat du spirituel sur le temporel. A la suite de Grégoire VII, pape, théoricien intransigeant de la suprématie de l’Eglise, Urbain (qui avait été prieur de Cluny, le plus important monastère bénédictin de France, porteur d’un puissant mouvement de renouveau spirituel), jouit d’un prestige moral considérable. Le fait qu’à Clermont le clergé allemand et anglais se soit absenté, tandis que les évêques français ont été peu nombreux (leur roi, Philippe Ier, avait été excommunié, car il vivait en péché d’adultère avec Bertrade de Montfort, femme de Foulques d’Anjou), tout cela n’a pas porté à conséquence face à l’enthousiasme populaire. Cet enthousiasme révèle la force de l’idéologie chrétienne au XIe siècle, l’espoir des masses que la société peut être améliorée par l’autorité de la pensée., en faisant triompher ainsi l’idée de l’autorité universelle de l’Eglise, le primat du spirituel sur le temporel. A la suite de Grégoire VII, pape, théoricien intransigeant de la suprématie de l’Eglise, Urbain (qui avait été prieur de Cluny, le plus important monastère bénédictin de France, porteur d’un puissant mouvement de renouveau spirituel), jouit d’un prestige moral considérable. Le fait qu’à Clermont le clergé allemand et anglais se soit absenté, tandis que les évêques français ont été peu nombreux (leur roi, Philippe Ier, avait été excommunié, car il vivait en péché d’adultère avec Bertrade de Montfort, femme de Foulques d’Anjou), tout cela n’a pas porté à conséquence face à l’enthousiasme populaire. Cet enthousiasme révèle la force de l’idéologie chrétienne au XIe siècle, l’espoir des masses que la société peut être améliorée par l’autorité de la pensée. D’autre part, l’Islam se trouve à cette époque singulièrement affaibli. Le pouvoir spirituel des califes de Bagdad demeure nominal, et au Moyen Orient se succèdent les royaumes de fortune dirigés par des aventuriers, dont plusieurs sont d’origine turque ou kurde. La Syrie s’oppose à l’Iraq et les deux à l’Egypte, ce qui fait que la région du Liban et de la Palestine puisse être soustraite temporairement, grâce à l’effort des croisés, à la force écrasante de l’Islam. Lorsque l’union de la Syrie et de l’Egypte sera enfin réalisée temporairement par Saladin, lui-même descendant d’un Kurde, Jérusalem tombera aux mains des musulmans. La ville du roi David aura appartenu aux chrétiens pendant 88 ans, de 1099 à 1187; mais dans les villes chrétiennes du littoral persistera l’administration latine: la principauté d’Antioche durera jusqu’en 1268, le comté de Tripoli jusqu’en 1291. L’auteur le plus important pour l’histoire du royaume de Jérusalem est Guillaume de Tyr, qui a écrit en latin; cependant un anonyme de talent en a donné une savoureuse traduction française au début du XIIIe siècle, connue sous le nom d’Histoire d’Eraclès, du nom de l’empereur byzantin Héraclius, qui le premier avait essayé de reprendre la Palestine aux musulmans. La deuxième et la troisième croisade ne parviennent pas à changer la destinée des possessions latines en Terre Sainte. La Palestine médiévale est prise entre deux Etats puissants: la Syrie et l’Egypte. Pour aller de France et d’Allemagne vers Jérusalem, il y a deux itinéraires favorables: soit on passe la Méditerranée en s’appuyant sur le littoral italien et sicilien, en traversant vers la Libye ou l’Egypte, soit on suit la voie de terre, par la péninsule Balkanique et l’Anatolie. La première idée ne sera acceptée que par saint Louis, au XIIIe siècle. La seconde, apparemment plus faisable, a été celle de la première croisade, et, en 1202, celle de la quatrième. Mais en 1202 les Byzantins n’acceptaient pas qu’une importante armée occidentale traverse leur pays, craignant des débordements comme en 1096. Il faudra louer des navires vénitiens pour transporter les croisés le long du littoral dalmate. Ces navires, on doit les payer. Comme les Croisés n’ont pas les moyens nécessaires, les Vénitiens leur demandent en guise de paiement de conquérir pour eux la ville de Zara, qui avait été enlevée à Venise par les Hongrois; le royaume pannonien avait pris la Bosnie et atteint dans son expansion l’Adriatique. La cité tombe en novembre 1202. La prise de Zara, ville chrétienne et catholique, répugne à de nombreux croisés qui rebroussent chemin. C’est un premier détournement du sens de leur entreprise qui n’échappe pas aux négociateurs de Boniface de Montferrat, chef de l’expédition, négociateurs parmi lesquels se trouve Geoffroi de Villehardouin, un noble champenois qui écrira la chronique de la croisade. Le second et le plus important détournement aura lieu lorsque les croisés attaqueront Constantinople. Cette évolution inattendue est le résultat des interminables luttes pour le pouvoir qui déchiraient l’empire byzantin. L’empereur Isaac II l’Ange (Ánghelos) avait été détrôné et aveuglé par son propre frère, Alexis III Comnène. Le fils d’Isaac s’évade après six ans de prison et demande secours aux Croisés. Ceux-ci acceptent de restaurer Isaac sur le trône de Byzance moyennant une somme de 200.000 marcs d’argent et d’importants avantages militaires, nécessaires à une expédition qui déclarait viser Jérusalem. On va jusqu’à promettre l’union de l’Eglise orthodoxe avec celle de Rome. Les Occidentaux prennent Jérusalem et restaurent Isaac. Le patriarche de Constantinople reconnaît l’autorité du pape de Rome. Mais, peu de temps après, à la faveur du mécontentement populaire causé par la réforme religieuse, surgit un autre usurpateur, Alexis Doukas (dit Murtzuphlos, à cause de ses sourcils fournis et unis à la racine du nez), qui emprisonne Isaac et tue son fils, se proclamant empereur. Cette fois, les Croisés attaquent la ville, la pillent et se partagent le territoire en fiefs à la façon occidentale. Ainsi naît l’empire latin d’Orient, connu sous le nom de Romenie ou Romanie. Villehardouin termine sa chronique par l’année 1207, à la mort de Boniface de Montferrat. Mais luimême restera en Grèce jusqu’à sa mort, vers 1218, après avoir reçu le fief de Messinople en Thrace et avoir été nommé maréchal de Romanie5. Bien que la ville de Constantinople fût reprise en 1261 par Michel VIII Paléologue, les Occidentaux restèrent longtemps maîtres duché d’Athènes et du Péloponnèse. Geoffroi de Villehardouin, un neveu du chroniqueur, se rendit maître de cette péninsule, appelée Morée par les Français et Achaïe dans les textes latins. Après l’extinction des Villehardouin, la Morée passa de main en main (un Pierre de Saint-Exupéry en fut le prince pendant quelques années), avant d’être reconquise en 1428 par les Grecs; suivirent les Turcs, en 1460, puis les Vénitiens, de 1685 à 1715, puis de nouveau les Turcs… Un grand roi de France, Louis IX, reprendra le flambeau de la croisade. Il s’embarque en 1248 pour l’Egypte, persuadé que seule la conquête de ce pays assurera la maîtrise de Jérusalem. Cependant le résultat des six années de son absence ne sera que la captivité et une rançon d’un million de besants d’or, dont seule la moitié fut payée. En 1270 il s’embarqua de nouveau, cette fois pour Tunis, où il mourut de la peste. L’envoi de la huitième croisade vers Tunis fut l’idée du frère du roi, Charles d’Anjou, qui était devenu en 1265 roi de Naples et de Sicile, et qui préférait, semble-t-il, dégager le large de cette île des attaques musulmanes. Pour sa vie pieuse et les institutions sages qu’il avait donné à son pays, Louis IX fut canonisé en 1297, après un long procès qui dura 25 ans et au cours duquel un membre de la commission d’enquête, Jean de Joinville, qui s’était trouvé aux côtés du roi pendant l’expédition d’Egypte, rédigea des mémoires intitulées Livre des saintes paroles et des bons faits de notre saint roi Louis. Le fait que Joinville ait refusé de se joindre au roi dans la croisade de 1270 montre à quel point, après le sac de Constantinople en 1204 et la défaite de Mansourah en 1250, l’idée même de guerre sainte était devenue caduque. On ne croyait plus à la possibilité de reprendre Jérusalem et les croisades qui suivirent n’entraînèrent plus la royauté française, même si des seigneurs comme Jean de Boucicaut, un aventurier héroïque, ou Jean sans Peur, duc de Bourgogne, y participèrent. 5 Les Byzantins se désignaient eux-mêmes du nom de Romains, Romaioi, car leur empire n’était autre que l’empire romain d’Orient, résulté de la division faite par Théodose. Le nouvel Etat latin s’intitula empire de Romanie. Son nom subsistera dans l’appellation turque de la Roumélie, une région qui correspond partiellement à la Bulgarie actuelle. L’étude des chroniqueurs et des historiens est aujourd’hui intéressante surtout du point de vue anthropologique et littéraire. Auerbach a entamé, dans un article célèbre, l’analyse des représentations mérovingiennes dans un article de sa Mimésis consacré à Grégoire de Tours. Mais beacoup reste à faire dans ce domaine. L’histoire des mentalités et celle des idées sont très pertinentes pour nous donner une idée de l’optique qui a pu être celle de tel historien médiéval. La stylistique doit trouver un champ riche dans l’oeuvre d’un écrivain comme Froissart, par exemple. Le crépuscule du Moyen Age Le début du XIVe siècle est marqué par la puissante empreinte de Philippe le Bel, souverain froid et cruel, qui a fait de l’administration royale, encadrée par des bourgeois ambitieux, un instrument effrayant au service de ses intérêts. Sa puissance d’organisation est due à quelques hommes d’action qui faisaient partie de son conseil: Pierre Flotte, Guillaume de Nogaret et Enguerrand de Marigny. En 1303, Nogaret mène le commando de l’attentat d’Anagni contre le pape Boniface VIII; on mettait ainsi un terme à de nombreux différends entre la royauté française et la papauté au sujet du contrôle sur le clergé de France, en affirmant vigoureusement les principes du gallicanisme; d’autre part, l’opération aboutissait à terme avec l’élection d’un pape français, Clément V, qui s’établit sur le Rhône, en Avignon, terre papale certes, mais beaucoup trop proche de Paris. En 1306, le même jour de juillet, tous les juifs de France sont arrêtés, puis expulsés; leurs biens sont saisis; quelques-uns d’entre eux sont ensuite autorisés à rentrer, à condition qu’ils aident à poursuivre leurs débiteurs au profit de l’Etat; celui-ci faisait donc siennes non seulement les fortunes de ses ex-citoyens, mais encore leurs créances. Les “Lombards”, banquiers italiens qui faisaient leurs affaires en France, furent eux aussi arrêtés, spoliés et expulsés à plusieurs reprises. En 1307, Philippe le Bel ordonne l’arrestation des chevaliers de l’Ordre du Temple de Jérusalem, qui est menée de main de maître: l’acte d’accusation, rédigé préalablement, est envoyé deux semaines à l’avance à tous les prévôts du roi; rien ne transpire, et les Templiers sont tous arrêtés le même jour sur l’ensemble du territoire français, dans leurs commanderies. Les sept années suivantes seront employées à leur faire avouer ce qu’on avait mis dans l’acte d’arrestation: hérétiques, ils auraient renié le Christ, pratiqué l’homosexualité et adoré une statue de Belzébuth. La raison véritable de la persécution était le désir de s’emparer des richesses de l’ordre, qui étaient considérables; en effet, il avait bénéficié de nombreuses donations, faites afin qu’il mène à bien son principal objectif, la libération des prisonniers chrétiens détenus dans les Etats de l’Islam. Le pape Clément V assemble un concile à Vienne spécialement pour mettre les Templiers hors la loi; les chevaliers seront persécutés seulement en France, car dans les autres pays on se contenta de les ramener sous l’autorité d’un autre ordre. Les Templiers français qui avaient rétracté les déclarations faites sous torture furent brûlés; parmi eux, le grand maître de l’ordre, Jacques de Molay, qui sur le bûcher, en 1314, lança une malédiction terrible sur le roi et sur le pape. Tous les deux moururent avant la fin de l’année. Des trois fils de Philippe le Bel, aucun n’eut de descendant mâle viable. Ils régnèrent tour à tour, mais chacun de leurs règnes fut court. Louis X survécut jusqu’en 1316, Philippe le Long jusqu’en 1322, Charles IV jusqu’en 1328. En cette année, la succession à la couronne échut à Philippe VI de Valois, issu d’une branche collatérale, ce qui permit au roi d’Angleterre Edouard III (petit-fils de Philippe le Bel par sa mère Isabelle de France) d’émettre des prétentions au trône français. Ce fut l’origine de la guerre de Cent Ans. La guerre de Cent Ans est une forme “consolidée” de l’hostilité entre l’Angleterre et la France qui remonte aux premiers temps de la monarchie normande. Tant que les rois anglais ne possédaient sur le territoire français que la Normandie, c’était elle qui formait l’enjeu du conflit. Mais avec l’avènement des Plantagenêt, et surtout avec le mariage d’Eléonore d’Aquitaine, un tiers du territoire français se trouvait sur le contrôle des Anglais. Cette situation était instable. Les prétentions de la couronne anglaise ne faisait que structurer le problème politique - un problème, malheureusement, que le Moyen Age loyaliste n’était pas à même de résoudre d’une façon simple et efficace. La symbiose féodale où se trouvaient ces deux grands Etats - pareils à des frères siamois qui ont en commun un même membre - pouvait se résoudre de deux façons alternatives: soit par une monarchie unique (laquelle? on allait se battre pour en décider); soit par une séparation douloureuse (ce qui arriva en fin de compte). Chacune des grandes batailles de la guerre tourna à l’avantage des Anglais: en 1340, celle de l’Ecluse, en rade de Bruges, qui fut un combat naval; celle de Crécy en 1346, sur un terrain trop mouillé par la pluie pour que la cavalerie française pût évoluer; celle de Poitiers, en 1356, lorsque le roi de France Jean II le Bon fut fait prisonnier; celle d’Azincourt, en 1415, lorsque le poète Charles d’Orléans, cousin du roi Charles VI, commença une captivité de vingt-cinq ans. Pourtant, en 1453, la guerre était gagnée par la France et les derniers Anglais étaient chassés de la Guyenne à la suite de la bataille de Castillon. Nous savons pourquoi le conflit a éclaté; il faut nous demander aussi pourquoi les Anglais ont remporté la plupart des batailles et, chose plus importante encore, pourquoi les Français ont gagné la guerre. La France avait une population importante, probablement cinq fois plus nombreuse que celle de l’Angleterre (vingt millions au début du siècle, contre quatre, en chiffres évidemment hypothétiques). Qui plus est, l’armée anglaise était obligée d’opérer loin de ses bases insulaires, et cela coûtait beaucoup d’argent. La situation était un peu équilibrée par le fait que les possessions anglaises sur le continent offraient beaucoup plus que des têtes de pont: du ravitaillement abondant, des places fortifiées et du recrutement. En effet, l’un des plus célèbres chefs des Anglais, le Captal de Buch, était un Français du Midi, à la tête de ses compatriotes. Si au début de la guerre la monarchie anglaise parlait français, et que la légitimité de sa possession de la Normandie, de l’Anjou et de l’Aquitaine ne pouvait pas être mise en doute, à la fin de la guerre, vers le milieu du XVe siècle, les rois anglais parlaient le saxon mêlé de mots normands qui était devenu leur langue à l’époque. Les Français d’Anjou trouvaient normal qu’ils aient à leur tête un Plantagenêt, et anormal que le roi de France prive celui-ci de ses héritages. Mais lorsque le descendant lointain des Plantagenêts se présenta à eux dans un baragouin incompréhensible, la loyauté féodale fit place à des formes incipientes de ce qu’on peut appeler le sentiment de l’appartenance à une nation, le patriotisme. L’action de Jeanne d’Arc se place dans ce contexte et elle éveillera un écho décisif. Après l’exécution de la Pucelle en 1431, on peut parler de l’idée d’une nation française. Par conséquent les possessions anglaises en France, qui étaient la raison essentielle du conflit, ne jouèrent pas le rôle stratégique qui aurait pu être le leur si les rois anglais y avaient établi leur monarchie. D’autre part, le duché de Bourgogne, qui entra dans l’orbite anglaise après l’assassinat du duc Jean sans Peur par son cousin, le roi Charles VI, sur le pont de Montereau en 1419, n’exerça pas une action résolue afin de détruire la maison royale de France, à laquelle il était naturellement lié. Enfin, un troisième allié des Anglais, le roi de Navarre Charles le Mauvais, mérite à peine d’être mentionné. La supériorité militaire des Anglais, explicable par la place qu’ils accordaient aux archers saxons, ainsi que par la motivation des guerriers qui combattaient loin de leurs contrées natales, se conjuguait avec la vulnérabilité des manoeuvres de la chevalerie française. Composée exclusivement de nobles, cette force montrait peu de coordination. Ainsi, à Crécy, on ne put arrêter les bannières qui marchaient à l’ennemi, quoiqu’il fût tard dans l’après-midi; elles massacrèrent les arbalétriers génois, combattant du côté français, simplement parce qu’ils encombraient le passage. Mais au milieu du XIVe siècle un combattant terrible allait se jeter dans la mêlée, en accablant les deux partis. La société européenne fut cruellement frappée en 1348-1352 par une épidémie de peste qui tua dans l’ensemble un tiers de la population. On parle de plus de 20 millions de morts en Europe. Les décès furent moins nombreux dans les campagnes, tandis que les villes perdirent la moitié de leurs habitants. La Grande Peste, apportée par des commerçants génois fuyant l’attaque tatare de leurs établissements en Crimée, se manifesta simultanément sous plusieurs formes, dont la forme bubonique, qui se transmet par contact et attaque les ganglions, et la forme pulmonaire, dont le virus circule par voie aérienne, par la toux. Elle fut suivie en 1361 d’une deuxième épidémie atteignant surtout les jeunes, qui ne bénéficiaient pas de l’immunité acquise dix ans auparavant par les autres; on nomma ce second fléau “la peste des enfants”. Le poète Guillaume de Machaut fut le témoin des événements; sa réaction se développe comme une diatribe contre les juifs, qu’il croyait à l’origine de l’infection. Il ne faisait d’ailleurs que reproduire la manière de penser commune. Eustache Deschamps a vu lui aussi toute son enfance empoisonnée par le spectre de la peste. Cette catastrophe démographique n’est pas une cause directe de la “fin” de la civilisation médiévale, mais elle a accéléré des changements des mentalités qui étaient déjà en route. La sensibilité religieuse, face à ces désastres, s’aiguisa; quelle que soit leur condition sociale, les hommes ressentaient le besoin d’un contact immédiat avec la divinité. Les nobles firent bâtir des chapelles privées dans leurs châteaux; apparut la mode des autels portables; malgré les injonctions de l’Eglise, les gens simples s’assemblaient pour lire l’Evangile et le commenter. On ressentit le besoin de traduire la Bible. Trouvant application à l’interprétation biblique ordinaire des calamités comme un châtiment divin pour l’infidélité des hommes, on jugea que l’Eglise avait besoin d’une réforme morale radicale. Celle-ci se laissa quand même longtemps attendre; elle n’arriva qu’à la faveur des renouvellements formidables induits par la Renaissance. Paradoxalement, ce terrible XIVe siècle fut le berceau de presque tous ces renouvellements. Le grand Etat international de la Bourgogne réunissait les territoires de la Hollande et la Belgique actuelles à la Champagne et à la Provence. Il formait un corridor de liaison entre les Pays-Bas et le Nord de l’Italie, les deux régions les plus avancées en Europe. Les innovations en finance et en technologie s’échangeaient plus facilement grâce à ce couloir de réciprocité. L’art connut le style nommé “gothique international”, dont l’unité faisait qu’on peignait à Prague comme à Lisbonne et à Sienne. L’histoire de la découverte de la perspective en peinture réunit Italiens et Flamands dans ce qui peut être considéré comme une épopée du savoir. Jean van Eyck était un sujet des ducs de Bourgogne.