1. LA FIN DU MONDE ANTIQUE ET LE PREMIER MOYEN AGE Qu

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1. LA FIN DU MONDE ANTIQUE ET LE PREMIER MOYEN AGE
Qu’entendons-nous par Moyen Age?
On appelle Moyen Age une période intermédiaire entre l'Antiquité et la Renaissance. C'est à
cela que renvoie la signification de l'adjectif "moyen". Quant au terme "âge", il implique une certaine
unité de culture, par exemple pour ce qui est de l'outillage technique, comme lorsqu'on dit "âge du
bronze" ou “âge de la pierre”. Mais la période que nous allons étudier ne se caractérise pas par l'emploi
d'un matériel ou d'une certaine technologie. L'unité du Moyen Age n'est pas facile à trouver, car
chaque fois que nous établissons un critère, les limites temporelles vers lesquelles nous entraîne
l’emploi de ce critère vont soit au-delà, soit en-deçà de ce qu'on entend couramment par période
médiévale.
On veut souvent, dans la tradition marxiste, identifier le Moyen Age avec un type de relations
sociales, qui serait le féodalisme. Cependant le féodalisme ne se met progressivement en place qu'au
cours des Xe, XIe et XIIe siècles, et les relations de droit féodal continuent jusqu'en 1790. Les
théoriciens de la Révolution en sont pleinement conscients, et dénoncent le scandale des institutions
féodales au siècle des Lumières. Par conséquent le droit féodal, caractérisé par les relations d'homme à
homme et par le régime de possession des terres, commence en Europe tard après la fin de l'Antiquité
et dure longtemps après le début de l'époque moderne. D'autre part, des relations qui formellement
peuvent être caractérisées comme féodales ont existé aussi en Chine et au Japon. Si pourtant nous
essayons d'extrapoler l'idée d'une unité du Moyen Age à l'échelle du globe, nous nous heurterons à de
graves difficultés de logique.
Le Moyen Age est une époque pendant laquelle toutes les économies européennes sont
dépendantes de la production agricole, qui constitue l'essentiel du produit national. Mais cela est vrai
de l'Antiquité aussi. Sans parler du fait que, encore à la fin de la première Guerre mondiale, la majorité
de la population, dans tous les pays occidentaux, était formée de paysans. A noter aussi que l'industrie,
l'emploi des machines dans la production et même une certaine automatisation, ne sont pas étrangers à
la période médiévale. Sans connaître la théorie de la résistance des matériaux, les maîtres maçons
savent soulever d'immenses poids et la construction des cathédrales, ainsi que l'architecture militaire
(en particulier celle des Croisés en Terre Sainte) donnent une haute idée de leur ingéniosité.
La manière de se nourrir est au Moyen Age assez fruste dans l'ensemble, axée sur les viandes,
le gibier et le poisson chez les riches, fondée sur le pain et les légumes chez les pauvres, mais on
connaît déjà vers le XVe siècle de grands raffinements, qui nous sont conservés par exemple dans le
recueil de recettes de Salins. Le mobilier a peu de grâce plastique, cherchant la robustesse et la
durabilité. Les quelques meubles qui nous restent d’une époque suffisamment ancienne sont nettement
incommodes. Même à l’époque de la Renaissance, et dans le cas des écritoires sur lesquels on
travaillait une bonne partie de la journée, nous pouvons constater que le confort ergonomique est
totalement ignoré. Nous pouvons également dire que l’époque se caractérise par une forte polarisation
entre la vie quotidienne des riches et celle des pauvres, sans oublier que ce contraste était encore plus
marqué dans l’Antiquité. Ce qui donne au Moyen Age occidental une physionomie spécifique de ce
point de vue est la naissance, avec le XIIe siècle, d’une forte classe bourgeoise, et également les
progrès rapides qui ont lieu dans tous les domaines, à un rythme que l’humanité n’avait pas encore
connu jusqu’alors.
L'argent manque typiquement et il y a de grands désordres dans la levée des impôts. Cela veut
dire qu’on paie souvent en nature. Le travail est rude, mais en France on connaît la bonne chère dans
presque toutes les couches de la population, et aussi la disette au temps des mauvaises récoltes. La
main d’oeuvre est bon marché et les gens de service s’abandonnent entièrement aux mains de leurs
maîtres: la notion d’un salaire régulier n’est pas prise très sérieusement et l’employé se nourrit de ce
que son maître lui donne, il s’habille de ce que son maître lui achète. On juge les seigneurs d’après
l’habillement et l’embonpoint de leurs serviteurs. L'espérance de vie est en moyenne assez courte,
cependant on connaît des gens de la classe aisée qui ont vécu plus de 80 ans. La morbidité (l'incidence
des maladies), est élevée, avec une haute fréquence des maladies de la peau, dues probablement aux
textiles grossiers que portait la classe laborieuse, et à l'hygiène insatisfaisante. La lèpre et la peste sont
les fléaux de cette période. Mais les épidémies ne sont pas un mal spécifiquement médiéval. La
Renaissance a enregistré l'impact du syphilis, qui a régné jusqu'au XXe siècle, tandis que les deux
derniers siècles ont connu la terrible tuberculose qui ravageait les agglomérations ouvrières et qui
revient aujourd’hui en Europe de l’Est. Ceci pour dire que le plan de la vie quotidienne de la majeure
partie de la population n'a pas enregistré de très grands changements entre le XIIe et le XVIIIe siècles.
Ce qui change peut-être le plus, c’est le paysage urbain. Les villes médiévales sont des
agglomérations nouvelles, sans rapport avec la ville antique, et même là où la nouvelle ville se
construit près de l’emplacement d’une ancienne (Paris, Lyon), les vieux édifices ne sont jamais
restaurés et la trame urbaine est réinventée. Parfois la ville passe d’une rive à l’autre du cours d’eau sur
lequel elle est située. Les villes en bois, entourées de palissades, de l’époque mérovingienne et
carolingienne ont pour principales fonctions la collecte des impôts, l’administration de la justice, le
commerce et les métiers, la résidence de l’autorité civile et épiscopale. Le paysan vient à la ville pour
vendre ses poulets, pour acheter du drap et du sel, pour demander justice contre un voisin trop
envahissant et, pourquoi pas, afin de voir des choses nouvelles, participer à des fêtes et processions,
assister à l’entrée du comte ou du roi. Tandis que la ville élargit sa circonférence en se dotant chaque
fois de murailles plus longues, les édifices importants sont renouvelés sur le même terrain; une
nouvelle cathédrale se bâtit autour de l’ancienne, plus petite, qui demeure enclose à l’intérieur, et qui
sera démolie une fois le nouvel édifice achevé. Au mur de la cathédrale s’agglutine une foule de
constructions parasites, logis des ecclésiastiques, bâtiments administratifs, boutiques et autres
bicoques. Le tracé des rues principales, malgré leur étroitesse, demeure le même pendant de longs
siècles; ainsi à Toulouse l’actuelle rue du Taur, très ancienne, est censée relier la place du Taur où saint
Sernin (Saturninus), le premier évêque de la ville, a subi le martyre en 252, à la basilique Saint-Sernin
élevée sur son tombeau.
Le Moyen Age n'est pas une époque de monarchie absolue. Dire qu'il se caractérise par le
système monarchique serait méconnaître le spécifique des monarchies antiques et modernes. Tandis
que les mérovingiens pratiquent le partage du royaume entre leurs fils, chez les carolingiens l’idée d’un
territoire unique est beaucoup plus forte, à l’exemple de l’empire romain. Le déclin de la dynastie
carolingienne est marqué par un siècle de morcellement de l’autorité, où il y aura parfois deux rois en
même temps. Les rois capétiens de France, comme tous ceux de l'Occident, s'efforceront de centraliser
l'État, s'éloignant le plus possible du souvenir de l'anarchie qui régnait au Xe siècle. Pourtant une
véritable centralisation ne sera pas possible avant le XVIIe siècle. Le pouvoir des rois repose sur
l’importance symbolique de leur descendance royale, sur leur onction au cadre d'une cérémonie
religieuse, sur le consensus des féodaux et dans une certaine mesure sur les qualités personnelles des
détenteurs du titre, qui demeurent toujours des guerriers et des administrateurs. Ils ne peuvent pas
déchoir de leur qualité, même si d'autres personnes parviennent à gouverner effectivement à leur place.
Charles VI (1380-1422) était atteint de crises périodiques de folie furieuse, mais il a continué pendant
toute sa vie d'être le chef de l'État.
Un autre critère assez spécifique de périodisation de l’histoire européenne est le développement
de la religion. Le Moyen Age est une époque d'adhésion souvent très enthousiaste au christianisme en
Europe, et en même temps une époque de domination autoritaire de l'Eglise de Rome dans les
différents États occidentaux. Examinons la puissance de discrimination de ce critère.
Le christianisme se distingue en tant que religion, en se différenciant du judaïsme, dans les
diasporas juives, dans les villes grecques d'Asie Mineure, en Grèce et en Egypte, et aussi en Italie, à
partir de la seconde moitié du Ier siècle de notre ère. Les Évangiles sont écrits vers les années 70-90.
Mais cette nouvelle religion sera persécutée par les empereurs romains, car elle refusait de respecter la
pluralité des cultes, qui caractérisait l'État romain, et notamment rejetait le culte de l'empereur, seule
obligation religieuse officielle. La persécution cesse en 313, lorsque l'empereur Constantin, suivant le
conseil de sa mère Hélène, reconnaît la liberté des Églises chrétiennes. Ce ne sera que vers la fin du
siècle, sous Théodose, que le christianisme deviendra religion unique dans l'Empire et que les adeptes
attardés du polythéisme feront l'objet de poursuites. Mais déjà l'Empire est sur son déclin et Théodose
le partage entre ses deux fils: désormais on aura en Europe un Orient et un Occident.
Au siècle suivant l'Empire d'Occident s'effondre sous les poussées barbares et le dernier
empereur (qui est le fils d'un ancien secrétaire du roi hun Attila) abdique en 476. L'Empire Romain
d'Orient (dit byzantin) demeure puissant et le restera, contre vents et marées, jusqu'au XIIIe siècle,
après quoi s’ensuivra une longue et douloureuse agonie. L'Église catholique parvient à sortir indemne
de ces épreuves, car les rois barbares d'Occident sont chrétiens. Certes, ils adoptent d'abord l'hérésie
arienne, mais ils finissent par accepter la foi apostolique et romaine. Celle-ci n'est bientôt plus la même
que la foi de Byzance: au VIe siècle, en Espagne, on élabore une adjonction au Crédo, le fameux
Filioque1, qui sera adopté par toutes les communautés occidentales: désormais le schisme des deux
Églises est devenu possible; il éclatera dans un épisode transitoire au IXe siècle avec le patriarche
Photius, mais l’état de rupture ne s’installera officiellement qu’en 1054. L’Eglise orthodoxe, mise sous
l’autorité du pape dans les Etats latins d’Orient, sera paradoxalement sauvée par les Turcs, qui vont
subordonner après 1453 tous les chrétiens de leurs sandjaks au pouvoir du patriarche de
Constantinople, afin de simplifier le gouvernement de l’Empire.
Par conséquent, en parlant de Moyen Age, nous devrions nous limiter aux repères
chronologiques de l'Occident. C'est là un sacrifice théorique important et tous les spécialistes ne sont
pas d'accord à le faire. Cependant poursuivons l’évaluation du critère religieux quand il s’agit de
décrire ce que nous entendons par Moyen Age. La religion chrétienne passe par différentes crises
d'identité et finit par se cristalliser sous une forme extrêmement élaborée dans les universités
médiévales, à Paris surtout, dans le cadre du mouvement de pensée que l'on appelle la scolastique.
La scolastique est l’application de l’héritage philosophique de l’Antiquité à la théologie
chrétienne. Cette application, dans son principe, date en fait de l’Antiquité, avec trois moments forts,
saint Paul, l’auteur des Epîtres, au Ier siècle, les saints théologiens dits “Cappadociens” (Grégoire de
Nysse, Grégoire de Nazianze et Basile le Grand), au IVe siècle, et saint Augustin, auteur des
1 Selon les orthodoxes, l'Esprit-Saint procéde seulement du Pére. Le Pére est en relation
d'origine et avec son Fils, et avec le Saint Esprit. C'est come si le souffle de Dieu le
Pére prenait deux formes, le Fils et l'Esprit. Selon les catholiques, l'Esprit-Saint
procéde du Pére et du Fils (en latin Filioque), ce qui veut dire que le Pére et le Fils
respirent en une unité et leur souffle commun est l'Esprit. Dans les deux théories de la
Trinité, la relation entre les trois hypostases (Grecs) ou personnes (Latins) de Dieu est
une relation d'amour; mais ce consensus n'a pas beaucoup aidé à la réunification
doctrinaire du christianisme.
Confessions et de La Cité de Dieu. Mais la scolastique au sens propre s’impose au début du XIIe
siècle, avec Abélard. Le christianisme n’est pas une religion qui consiste seulement en une liturgie
(cérémonie du sacrifice) et en un ensemble d’expériences intérieures, mais il comporte aussi une
explication systématique du monde et de la pensée, qui au Moyen Age doit encore être considérée
comme philosophique, voire scientifique. Ce caractère théorique atteint à son apogée dans la
scolastique, mouvement qui a lieu dans les universités et qui fonde la pensée moderne, quitte à se faire
rejeter plus tard par celle-ci. Il faut dire que le christianisme, du point de vue philosophique, est
redevable à Platon et à Aristote. C'est l'héritage de Platon, par l'intermédiaire du néoplatonisant
anonyme connu sous l’appellatif de Pseudo-Denys l'Aréopagite (début du VIe siècle), qui s'impose
d'abord, en prêtant son lexique à la solution de certains problèmes de théologie. Mais dès la fin du XIIe
siècle, et en grande mesure grâce aux acquis de la falsafa2 arabe, Aristote devient un personnage de
premier plan dans la pensée des théologiens occidentaux. L'histoire de la scolastique commence par la
simple redécouverte, avec Anselme de Cantorbéry, de la logique, de la dialectique et de la pensée
réflexive. Elle s'épanouit dans l'aristotélisme médiéval. Lorsque le pape Léon XIII a voulu définir
l’identité de la pensée chrétienne, dans l’encyclique Æterni Patris de 1879, il a choisi saint
d'Aquin,
un grand aristotélisant du XIIIe siècle, comme exposant de la plus pure religion catholique. Quoique
Thomas d’Aquin ait été traduit en grec au XIVe siècle, l’ensemble de la scolastique a toujours été
perçu avec méfiance par l’Eglise de Byzance.
Le pouvoir temporel de l’Église a souvent été ressenti comme une incongruité par rapport aux
enseignements de Jésus. Pendant tout le Moyen Age, l'Église est contestée, surtout dans ses prétentions
de souveraineté mondaine. Le temps vient où sa théologie même est mise en question. La contestation
radicale des formes extérieures du christianisme telles qu'on les pratiquait jusqu'alors donne naissance
à la Réforme, qui n'est pas une forme d'athéisme ou d'incroyance, mais une nouvelle manière de lire les
Évangiles, se prétendant plus proche de la foi antique. Le signal international de ce mouvement est la
publication, en 1517, des 95 thèses de Luther, clouées sur la porte de la chapelle de Wittenberg, en
Allemagne. Martin Luther est un moine allemand, brillant docteur en théologie. Il ressent le besoin de
dénoncer ouvertement l’immoralité qu’il y avait à vendre des indulgences pour les péchés; en effet,
pressé par des besoins financiers, le pape Léon X cherchait dans cette pratique l’argent nécessaire pour
financer ses immenses dépenses, ainsi que les grands ouvrages d’art commandés à Michel-Ange, à
2 Falsafa est un mot arabe qui vient du grec philosophia. Un faylasuf (philosophe)
est une théologien musulman qui s'efforce de penser sa religion à l'aide des concepts de la
philosophie grecque, qui était à l'époque l'instrument de pensée le plus puissant. Ce
courant "moderniste" a été condamné par la plupart des théologiens de l'Islam et a dû être
abandonné dès le Moyen Age, non sans avoir profité des contributions capitales d'Avicenne
(Ibn Sinna) et d’Averroës (Ibn Roshd).
Raphaël et à Léonard de Vinci. Les thèses de Luther furent connues dans toute la chrétienté en l’espace
d’un mois, et de nombreux intellectuels réagirent avec enthousiasme à ces idées qui mettaient un terme
à la domination absolue de l’Église de Rome.
Mais 1517, c'est déjà la Renaissance. Aurions-nous atteint notre objectif, et les limites
chronologiques du Moyen Age se laisseraient-elles fixer entre 313, date de l'édit de Milan par lequel
Constantin donne la liberté au christianisme, et 1517, date des thèses de Wittenberg?
Non, car la Renaissance commence en Italie au XVe siècle, et même à la fin du siècle
précédent, selon certains auteurs. La Renaissance est elle aussi une époque qui a une certaine unité, et
il est sûr qu'elle est terminée au moment ou s'ouvre un grand et long concile, en 1545, dont l'objectif
est de réagir devant la Réforme et de discipliner certains abus au sein du catholicisme (le Concile de
Trente, 1545-1563). Léonard meurt en 1519, Raphaël en 1520, Michel-Ange mourra en 1564. En fait,
la Renaissance est pour l’essentiel une époque catholique, au cours de laquelle le besoin de
renouvellement de la pensée emprunte des manifestations qui mèneront à la Réforme. Ce n’est pas sans
raison qu’un historien comme Robert Muchembled voit dans le Moyen Age une époque unitaire qui
atteint à sa fin en 1564, incorporant ainsi la Renaissance entre ses limites. Mais cette façon de voir
laisse sans raison d’être l’emploi du terme même de Moyen Age: cet âge n’est moyen que si l’on pense
qu’il s’intercale entre l’Antiquité et la Renaissance. Ce sont d’ailleurs les humanistes italiens qui ont
dénoncé la “barbarie gothique” du Moyen Age et l’ont ainsi identifié comme une période distincte.
L’autorité incontestée de l'Eglise catholique, qui en Occident dure de 396 à 1517, n'est pas un
critère qui nous permette de circonscrire le Moyen Âge, tant que nous le concevons comme “moyen”.
Certes, quand on parle d’autorité “incontestée”, on risque d’oublier les nombreuses hérésies qui
secouent sans interruption le grand organisme chrétien; il y a aussi les schismes, les doubles élections
des papes, la période où il y a un pape à Rome et un autre en Avignon (terre papale, mais soumise à
l’influence du roi de France). L’histoire de l’Eglise au Moyen Age est celle d’un combat perpétuel. Ce
combat vise d’abord à civiliser une société barbare et cruelle; ensuite à maintenir son pouvoir sur des
Etats nationaux ambitieux; enfin, à garder l’emprise sur les consciences individuelles désireuses
d’expériences religieuses plus authentiques.
Mais s’il s’agit de se former une idée générale du Moyen Age, nous sommes maintenant
beaucoup plus près du but, car nous disposons de repères supplémentaires.
Pourquoi ne pas interroger à présent les représentations communes?
L'image que l'on a ordinairement du Moyen Age figure des chevaliers armés de fer de pied en
cap, qui combattent dans les tournois pour l'amour de leur belle, à laquelle ils font des sérénades après
le coucher du soleil. Cette conception est faite de toutes pièces. La chevalerie est une institution qui
apparaît après le IXe siècle et qui sous certaines formes existe encore aujourd'hui. L'armure de fer
complète est plutôt un élément de parade (il n'y a pas d'uniforme) et on l'emploie surtout au XIVe
siècle dans la masse des chevaliers. On porte beaucoup le casque et la cuirasse (qui est souvent en cuir
comme son nom l’indique); ce sont là les pièces les plus indispensables, et ceci depuis Charlemagne et
jusqu’à Louis XIV; mais tous les nobles n'ont pas les moyens de s’offrir une armure complète; quant
aux gens de pied, ils s'arment de ce qu'ils peuvent. Aux XIe-XIIe siècles, une pièce essentielle de
l’équipement de guerre est le haubert, une sorte de anorak en mailles d’acier avec capuchon et
chaussettes, qui couvre la tête et le corps jusqu’aux pieds.
Les tournois sont officiellement interdits depuis le XIIIe siècle et l'Église a toujours récriminé
contre cette coutume barbare. Celle-ci n'en persiste pas moins à l’époque médiévale, le plus souvent
pour des raisons bassement matérialistes, car le vainqueur a le droit de prendre l'armure et le cheval du
vaincu (on joute à cheval perdre et cheval gaaigner), mais aussi parce que c’est un divertissement
considéré comme très honorable dans les cours féodales jusqu’au XVIe siècle.
La poésie des troubadours apparaît à la fin du XIe et disparaît au XIVe siècle, tandis que celle
des trouvères (qui est beaucoup moins romantique) s'éteint pour l'essentiel au XIVe. L'image standard
du Moyen Age que nous trouvons dans le savoir diffusé par les médias puise dans la littérature de
fiction du XIIe siècle, à l'époque la plus romanesque des Croisades et des poètes-chevaliers. Cependant
un siècle ne suffit pas à faire un âge, et les aventures racontées dans les romans ne sont pas des réalités
historiques.
On voit que l'emploi des critères est mieux approprié à la définition des concepts
philosophiques qu’à la description des périodes historiques. Celles-ci représentent des “morceaux” de
réalité qui sont essentiellement presque aussi complexes que notre réalité actuelle; la population de
l’Europe était moins nombreuse, certes, mais de grands contrastes subsistaient entre les façons de vivre
et de penser des hommes appartenant à différents groupes sociaux, à différentes régions ou pays.
Contentons-nous des idées générales que nous venons d’acquérir et passons à une démarche plus
adéquate; à savoir une brève esquisse de ce qui s’est passé au cours du Moyen Age, afin de reconnaître
les événements décisifs de cette période.
Esquisse chronologique de la période
Fin de l’Antiquité
Si certains cherchent le début de la période que nous étudions à l'époque de l'édit de Milan de
313, plus nombreux sont ceux qui s'accordent pour le situer au Ve siècle. Au Ve siècle, saint Jérôme
vient de terminer la traduction de la Bible en latin, dite la Vulgate, qui est la version officielle de
l’Eglise et dont on se sert aujourd'hui encore. A cette époque, le christianisme est agité par différentes
hérésies, notamment celle des donatistes (du nom de l'hérésiarque Donat), qui demandent au prêtre,
pour qu'il puisse accomplir le sacrement de la transformation du pain en chair de Jésus, une moralité
parfaite3. Saint Augustin, le dernier représentant de l'éducation antique, tranche la question en
déclarant que le prêtre possède la grâce par l'onction, et que par conséquent le sacrifice de la messe est
valable quelle que soit la moralité et la pureté du prêtre. Décision importante et grosse de
conséquences, car elle semblera pouvoir justifier certains abus. D'autre part, saint Augustin donne dans
ses traités et surtout dans ses Confessions l'image inoubliable d'une vie spirituelle authentique, qui
exercera une influence durable sur toute l'histoire du christianisme occidental.
Augustin voit les Wisigoths d’Alaric saccager Rome en 410. L'empire d'Occident est incapable
de se défendre et il succombera définitivement en 476. Commence alors l'époque des royaumes
barbares, qui imitent tous la puissance de Rome sans pouvoir l'égaler. Odoacre, puis Théodoric, tous
les deux des Goths, essaient de s'affermir dans le Nord de l'Italie.La France, que les Romains
appelaient la Gaule Transalpine, est coupée de l'autorité impériale. Plus que les villes, les centres
vitaux de ce territoire sont les villae, grosses exploitations terriennes auxquelles les maîtres, membres
de l'aristocratie sénatoriale de province, donnent tout l'éclat et le raffinement des résidences italiennes:
terrains de sport, bains chauds, théâtre, bibliothèque. Le savoir-vivre de cette période, que l’on connaît
d'ailleurs relativement mal, sera mieux imaginé si l'on visite les ruines des thermes de Julien à Paris, ou
les différentes installations de la province; à Grand, une petite localité de la Champagne, on vient de
découvrir, en parfait état, un réseau de canalisation de 40 km, composé de galeries creusées dans le roc,
en-dessous du bel amphithéâtre et des restes de la ville.
Tandis qu'il fait presque toujours aussi bon de vivre en Gaule, il ne fait plus aussi sûr d’y
résider. Ce territoire est un immense corps inerte, bien vivant, mais incapable d'assumer toutes les
fonctions d'un État. C'est ainsi qu'il est traversé par les Vandales, puis par les Goths, puis par l'invasion
3 En fait la contestation des donatistes procède d'une attitude plus rigide envers
ces chrétiens qui, de peur des persécutions, ont cessé leurs pratiques religieuses ou n'ont
pas professé leur foi. Les donatistes pensent qu'il faut leur imposer un nouveau baptême,
tandis que l'Eglise officielle appelle à la tolérance, invoque l'efficacité substantielle
du premier baptême (qui agit toujours) et la faiblesse du genre humain. Ces hérétiques
oublient-ils qu'ils ont eux aussi des péchés, ou bien essaient-ils de tirer avantage de ce
qu'ils peuvent accuser les autres de quelque chose qu'eux n'ont pas fait?
des Huns sous leur roi Attila, qui contourne Paris (aux instances de sainte Geneviève, prétend la
légende) pour se faire battre près de Troyes par une alliance romano-wisigothique.
Dans la seconde moitié du Ve siècle arrivent du Nord les tribus des Francs, population
germanique auparavant établie sur le Rhin inférieur, en Hollande actuelle. Après plus de deux siècles
de pillages, et chaque fois battus par les Romains, les Francs réussissent à pénètrer en Gaule de deux
façons: d’abord comme agriculteurs installés par les autorités de l’Empire dans le Nord, puis grâce aux
victoires de Clovis sur les Romains de Syagrius (qui s’était proclamé roi et régnait à Soissons). Clovis
triomphe aussi sur les Burgondes, les Wisigoths et les Alémans. La dynastie ainsi fondée sera nommée
mérovingienne, d'après le nom de Mérovée, prédécesseur de Childéric, père de Clovis. Clovis se fait
baptiser en 496 selon la foi romaine. Son royaume change de nom: on l'appellera désormais France, du
nom du peuple qui le gouverne maintenant. Dans les documents du temps, le mot Francus signifie tout
d’abord “homme libre”. L'ancienne aristocratie sénatoriale garde des fonctions importantes;
notamment elle conserve et conservera le contrôle de l'Église: la plupart des évêques sont des GalloRomains. Seulement ils commencent de s'appeler Willelmus et Rodgerius et Fulradus, en prenant des
noms tudesques qui riment avec le pouvoir politique, bien qu'ils continuent de parler latin. Tandis que
l’aristocratie militaire parle francique, le latin sera la langue du peuple et du clergé en France pendant
toute la durée de la dynastie mérovingienne.
Entre la mort de saint Jérôme, traducteur de la Bible, en 420, la mort de saint Augustin,
fondateur de la spiritualité occidentale, en 430, la chute de Rome en 476 et le baptême de Clovis en
496, voilà le Ve siècle, avec les titres qui lui permettent de prétendre à être appelé le berceau du Moyen
Age. Fondation des royaumes barbares, de la France en particulier, identité religieuse naissante de
l’Occident, triomphe de la foi romaine avec la diffusion plus accentuée du latin comme langue de
culture chez les populations germaniques, chute de Rome, idée politique de la restauration d’un
Empire, voilà les bourgeons des évolutions ultérieures.
Pour l’instant, les grands hommes sont moins les rois que les saints. Saint Martin, ancien
officier romain qui est devenu au IVe siècle évêque de Tours, et qui a évangélisé les régions rurales de
la Gaule, fait l'objet d'un culte très important dans sa ville et dans toute la France. De nombreux
miracles ont lieu sur son tombeau, au-dessus duquel on a dressé une basilique. L’un des successeurs de
Martin sur le siège épiscopal de Tours aux temps mérovingiens, saint Grégoire, écrira une ample
histoire de cette période, dans laquelle on voit que les évêques se mêlaient amplement de la politique.
Saint Léger (c. 616-678), évêque d’Autun, soutiendra la déposition du roi Thierry II de Neustrie et
l’avènement de Childéric II; lorsque Thierry sera rétabli sur le trône, le maire du palais Ebroïn fera
crever les yeux à Léger, le fera déposer par une concile, puis assassiner dans la forêt de Sareing près
d’Arras. Il y a aussi des saints à la vie douce et exemplaire: saint Germain, évêque de Paris, encore
illustre dans sa ville; ou sainte Bathilde, reine de Neustrie, qui a fini sa vie en odeur de sainteté dans le
monastère de Chelles.
Les vies des princes mérovingiens rappellent le théâtre de boulevard par l'abondance des crimes
et la cruauté des vengeances. L'assassinat politique est à l'honneur, et on se massacre volontiers en
famille, car c'est là qu'on a le plus d'ennemis. La reine Frédégonde, femme ou concubine de Chilpéric
Ier, est délaissée par celui-ci en faveur d’un mariage avec Galswinthe, fille du roi goth Athanagild
d’Espagne. Cette étrangère a une soeur, Brunehaut, qui a épousé le frère de Chilpéric, Sigebert.
Frédégonde fait étrangler Galswinthe, puis, comme Brunehaut et Sigebert réclament vengeance, elle
fait assassiner Sigebert par deux jeunes gens qu’elle avait “ensorcelés”. Elle tente plusieurs fois sans
succès de se débarrasser de Brunehaut; elle poursuit de sa vengeance le second mari de celle-ci,
Mérovée, fils de Chilpéric avec une certaine Audovère. Tous les fils d’Audovère, ainsi que leur mère,
meurent assassinés. Frédégonde finira par faire tuer, dit-on, son propre mari, le roi Chilpéric, lorsque
celui-ci voulut exiler l’un des amants de sa femme.
L’une des attitudes traditionnelles des chercheurs devant cette période a été de comparer les
états de choses des IVe-VIIIe siècles à ceux de l’Antiquité classique, notamment de l’Empire Romain
dans sa phase d’épanouissement. Ainsi les royaumes barbares sont évalués d’après l’emploi des titres
et des structures de pouvoir de la romanité, la langue des documents est étudiée dans sa corruption
progressive, etc. Une autre attitude consiste à chercher les racines traditionnelles des peuples barbares
à travers les témoignages de l’époque. On va retrouver les coutumes germaniques dans les codes latins
rédigés à l’époque mérovingienne, les légendes qui peuvent remonter à une période antérieure à la
romanisation, etc.
Aujourd’hui il semble plus intéressant de chercher à voir quels sont les fondements de
l’équilibre social à cette époque, quels sont les systèmes d’échanges et de réciprocités, comment
fonctionne la vie sociale dans la société mérovingienne. Apparaissent comme importantes les
structures de parenté, l’attitude envers les enfants, les structures de la religion, avec le culte des saints
et le monachisme, l’asile dans les sanctuaires, l’administration de la justice, les testaments etc.
L’époque carolingienne et les débuts du système féodal
Au VIIIe siècle, l'autorité des mérovingiens n'est déjà plus qu'un souvenir. Une nouvelle
famille, qui vient toujours du Nord, cette fois des Ardennes, a pris le pouvoir au palais avec Pépin
d'Herstal. Le fils de celui-ci, Pépin le Bref, se fera proclamer roi en déposant le dernier des "rois
fainéants", Childéric II, en 751. C'est le fils de Pépin le Bref, Charles, dit "le Grand" (Carolus Magnus
> Charlemagne), qui bâtira un immense empire en illustrant la dynastie des carolingiens. Charlemagne
commence par unifier la France, qui avait été divisée en petits royaumes par la politique d'héritages des
mérovingiens. (Il respecte quand même l'indépendance des Bretons, population celtique venue du
Cornwall en Angleterre, et qui vit dans son propre petit royaume en Armorique.) Au Sud, il conquiert
la Septimanie, qui coïncide en grand avec le département des Pyrénées-Orientales et le Nord de la
Catalogne actuelle. A l'Est, il soumet les tribus saxonnes d'Allemagne (malgré leurs nombreuses
rébellions), il les convertit de force au christianisme et s'arrête sur les bords de l'Elbe, devant la
puissance militaire du Ring des Avars venus d'Asie. Au Sud-Est, il soumet le royaume du roi lombard
Désiré, dont il a épousé la fille, et se place en protecteur du pape Léon III. Le pape l'oindra emperereur
à Rome, de façon très solennelle, le matin de Noël de l'an 800. Charlemagne, qui occupe désormais le
Nord de l'Italie, défendra les Etats du pape contre les menaces byzantines. Cette alliance donnera à
l’Eglise de Rome l’autorité nécessaire pour se détacher davantage de celle de Constantinople.
Charles, roi germain, qui s'exprimait sans grâce en latin, bien qu'il comprît parfaitement cette
langue apprise sur le tard, apparut comme le restaurateur de l'Empire de Rome. Il voulut en restaurer
aussi la culture. En ce temps-là, culture signifiait d'abord le système de l'enseignement de l'Eglise. En
plus des écoles épiscopales, on créa une Ecole Palatine dont les membres suivaient Charles partout
dans ses déplacements. L'empereur fit venir d'Angleterre l'érudit Alcuin d’York, qui enseigna la
rhétorique et la dialectique, se chargeant de la création d’écoles jusque dans les paroisses; il accueillit
auprès de lui l’Italien Paul le Diacre, l’Espagnol Théodulphe, évêque d'Orléans et poète, surnommé
Pindare à l’Ecole Palatine. Il s'assura les services d'Eginhard, qui allait écrire après la mort de son
maître une belle biographie de l'empereur, imitée d’après Suétone. Ces hommes de culture
patronnèrent une réforme de l'écriture en propageant l'écriture dite caroline, élégante et lisible car
fondée sur les caractères majuscules, établirent des standards relativement élevés d'éducation, firent
avancer l'administration en exigeant des gestions transparentes et explicites des grands domaines. On
conserve les registres de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, tellement détaillés que nous pouvons
suivre l'évolution des prix, les variations des récoltes et la productivité du travail pendant toute la vie
de Charlemagne.
Les problèmes de famille, qui avaient empoisonné les cours mérovingiennes, demeurent assez
importants sous les carolingiens. Charlemagne avait eu beaucoup d'enfants de ses nombreuses liaisons
(officielles ou pas), mais un seul des enfants mâles survécut pour prendre la couronne, Louis,
surnommé le Pieux ou le Débonnaire. Ce dernier eut quatre fils qui guerroyèrent entre eux et contre
leur père, tant et si bien que l'empire finit par être partagé entre les trois survivants.
L'histoire de ce partage porte à conséquence. Les trois fils de la première femme de Louis
furent Lothaire, l’aîné, Pépin roi d’Aquitaine et Louis le Germanique. A la mort d’Irmengarde, leur
père avait épousé Judith de Bavière, qui lui donna un quatrième héritier, le futur roi de France Charles
le Chauve. Judith voulut une couronne pour son fils; on alla d’intrigue en intrigue jusqu'à déposer
Louis le Pieux. Le 24 juin 833, sur le champ de bataille, le fils de Charlemagne se réveilla pour
constater que pendant la nuit tous ses vassaux l’avaient abandonné; l’endroit, situé entre Bâle et
Colmar, s’appelle depuis Lügenfeld, la Plaine des Mensonges, en souvenir du parjure des barons. Mais
comme ses fils ne s’accordaient pas entre eux, Louis le Pieux fut recouronné comme empereur à trois
reprises. Finalement, le vieillard s’éteignit et ses trois fils (Pépin étant mort) continuèrent leurs guerres.
C'est au cours de ces conflits que les deux puînés, Louis et Charles, jurèrent de se coaliser
contre Lothaire. Leurs serments furent consignés textuellement dans sa chronique par Nithard, un
noble instruit, qui était leur cousin (fils de Berthe, fille de Charlemagne): ce sont les Serments de
Strasbourg de 842, les plus anciens documents en langue française et respectivement allemande. Louis
le Germanique, souverain des territoires d'outre-Rhin, prononça son serment en français, afin de se
faire comprendre des soldats de son frère, Charles le Chauve, qui venaient des territoires actuels de la
France. A son tour, Charles le Chauve récita un texte en teotisca lingua, pour s'engager solennellement
devant les soldats de Louis, venus de l'Allemagne actuelle. A ce souci de compréhension, nous devons
la première attestation d'un langage récent (ce n'est qu'au début du IXe siècle que les paysans
commencent à ne plus comprendre l'homélie latine de leur curé), qui sera une première forme de
l'ancien français, le roman.
Le latin vulgaire que l'on parlait dans toutes les provinces de l'ancien Empire Romain, devenues
maintenant des royaumes barbares, s'était assez bien conservé pendant plusieurs siècles. Au VIIIe
siècle, le peuple le comprend encore; peut-être le parle-t-on en mélange indistinct avec des variantes
plus ou moins transformées. Au milieu du IXe siècle, en 842, voilà donc que les serments de
Strasbourg nous apprennent qu'il a pris une nouvelle forme: "Pro Deo amur et cristian poblo et nostro
comun salvament...". La différenciation du roman à partir du latin est plus tardive en Italie: les
premiers textes italiens ne sont attestés qu'au Xe siècle.
L'année suivante les trois frères signent la paix de Verdun. Ce traité partage l'immense territoire
de l'empire de Charlemagne et de Louis le Pieux en trois: ce seront la France, sous Charles le Chauve,
l'Allemagne, sous Louis le Germanique, et la Lotharingie, sous Lothaire.
La Lotharingie (dont le nom subsiste dans celui de la Lorraine) est un royaume intermédiaire: il
occupe approximativement les territoires actuels de la Hollande, de la Belgique, du Luxembourg, de la
Bourgogne, de la Provence, de la Suisse et de l'Italie du Nord. Ce royaume artificiel se décomposa
bientôt en fiefs indépendants; mais quelques siècles plus tard, le grand Etat international que sera le
duché de Bourgogne le reconstituera en partie.
Les successeurs de Louis le Pieux ne sont pas de taille à maintenir allumé le flambeau de la
renaissance carolingienne. Qui plus est, dès la seconde moitié du IXe siècle, la France est attaquée par
des pirates étrangers qui réussissent à pénétrer profondément à l'intérieur des terres. Ce sont, venus du
Nord, les Vikings, et, du Sud, les Maures.
Les Vikings ne sont pas un peuple. Leur nom vient de vík, port de mer: "les gens des ports". Ce
sont des Danois, des Norvégiens, des Suédois, des Islandais, des habitants des îles de l'Atlantique
Nord. On les appelle à l'époque Normands, Nordhmenn, "hommes du Nord". Ils parlent une langue
germanique en cours de différenciation, le norrois, dont nous conservons de beaux textes en idiome
islandais. Ce qui les pousse, c'est la recherche de la gloire, et aussi celle du gain matériel. Ce sont des
guerriers par vocation, mais aussi des paysans, qui aiment cultiver leurs terres. S'ils se mettent en route,
quittant leurs villages au bord des longs navires, c'est parce que, pour se marier, il faut apporter en
présent au futur beau-père quantité de biens précieux: tissus élégants, vases d'or et d'argent, armes. La
mariée doit être achetée. Or, dans les riches villes du Sud, celles qui ont jadis fait partie de l'Empire
Romain, on trouve en quantité ces objets de prix, que l’on ne sait pas fabriquer en Scandinavie. Pour
les Vikings, leurs expéditions s'appellent "faire du commerce". C'est vrai qu'ils font parfois aussi du
commerce, lorsqu'ils savent qu’ils ne sont pas les plus forts. Certains d’entre eux choisissent de devenir
des guerriers professionnels, parfois des mercenaires à Byzance; là-bas ils constituent la garde de corps
des empereurs, qui n’ont pas confiance en leurs Grecs. Certains autres, au lieu de revenir dans leurs
villages du Nord, redeviennent paysans sur les terres conquises.
La tactique des Vikings, c'est de remonter les fleuves aussi loin que faire se peut, et de piller les
villes. Paris, attaqué dès 885, se protège à l’aide d’une grosse chaîne au travers du cours de la Seine,
qui est tendue à partir de deux châteaux-forts. Cela n'empêche que le roi Charles le Simple ne se voie
imposer la convention de Saint-Clair-sur-Epte (912) à la suite de laquelle le chef normand Rollon
obtient le duché de Normandie, sur la Seine inférieure. Les Vikings prennent femme dans la population
romane et leurs enfants parleront français. Rollon sera fidèle au roi Charles le Simple, qui lui a donné
en mariage sa fille Giscla ou Gisèle. Guillaume le Bâtard, le conquérant de l’Angleterre, sera le
sixième duc de Normandie. Avec le temps, la féodalité de type français triomphera des traditions
égalitaires des anciens Vikings.
Au Sud, la situation est très différente. Il s'agit toujours de païens, mais cette fois ce sont des
musulmans. Le prophète Mohamed, mort en 634, avait fondé une grande religion. La conversion
amorce l'expansion militaire des peuples qui la reçoivent. Ce n'est donc pas tant grâce aux succès
guerriers des Arabes eux-mêmes, mais aussi par l'initiative des populations locales converties à
l'islamisme, que le drapeau du prophète s’avance très rapidement dans des territoires nouveaux. En
711, les Berbères islamisés passent en Espagne (la légende veut que, par dépit contre le roi Rodrigo qui
a outragé sa fille Florinda, Julien, le gouverneur de Ceuta, ait appelé au secours les infidèles). Ils
pénètrent jusqu’à Narbonne et s’installent dans le Midi; ils attaquent l’Aquitaine dès 721 et se font
battre sous Toulouse par le duc d’Aquitaine Eudes en 725. En 732, comme l’émir Abd er-Rahman
avait défait Eudes et brûlé Bordeaux, Charles Martel, un bâtard du maire du palais mérovingien, arrête
l’invasion près de Poitiers, au coeur de la France, et la refoule vers les Pyrénées.
En Orient, les musulmans conquièrent la Syrie, l'Irak, l'Anatolie; sous le calife Moawyia Ier,
qui avait été dans sa jeunesse l’un des ennemis de Mohamed, ils assiègent Byzance pendant sept ans
vers 675. Certes, ces grandes conquêtes ne constituent pas un empire unitaire; les populations
islamisées de façon superficielle se font la guerre les unes aux autres; au-delà de l'autorité spirituelle du
calife qui réside à Bagdad, les Etats se font et se défont, les dynasties se succèdent. Les califes sont
contestés: par conséquent les chiites s’opposeront aux sunnites. En Méditerranée, ce sont surtout les
pirates nord-africains, baléares et majorcains qui se manifestent, se taillant de petits domaines sur les
côtes chrétiennes. Le nom des montagnes des Maures, sur la Côte d'Azur, perpétue encore le souvenir
d'un de ces repaires de bandits.
En France, les défis extérieurs se doublent de l'anarchie féodale à l'intérieur.
Le système féodal est d'ailleurs en train de naître. Les rois mérovingiens avaient coutume de
donner des terres à leurs fidèles sans aucune réservation, ut habeatis, teneatis, et quibus volueritis
relinquatis - "afin que vous les teniez, les possédiez, et les laissiez à qui vous voudrez". On appelait ce
type de donation precarium. Par contraste, l’essence du féodalisme consiste à limiter l’usage de la
terre, qui ne sera jamais la propriété du vassal. Il s’agit ici de comprendre la distinction entre propriété
et simple possession. Le droit romain définit la propriété comme ius utendi abutendique - "le droit
d'user et d'abuser". Être le propriétaire d'un esclave, cela signifie qu'on peut se servir de lui, le faire
travailler - usus - mais aussi le maltraiter, le torturer, le tuer - abusus. La propriété de la terre veut dire
le droit de la cultiver, de jouir de ses fruits, mais aussi de la déprécier par la négligence, de la vendre,
de la laisser par testament à qui on veut.
Le roi féodal ne donne plus, il propose un contrat annuel. La terre sera au vassal tant que celuici aidera son seigneur militairement, politiquement et intellectuellement, tant qu'il paiera une
redevance en nature et/ou en argent, et le fief pourra être repris si le serviteur ne veut ou ne peut
continuer à servir. Chaque année, le vassal doit venir en la cour son seigneur pour réitérer son
allégeance. A sa mort, le seigneur peut disposer des biens de celui-ci: c'est ce qui s'appelle
suggestivement le droit de main-morte, la mainmortise. Par conséquent l'hérédité du fief n'est pas
acquise aux enfants du vassal, elle dépend surtout de leur utilité dans les plans politiques du suzerain.
Si le seigneur décédé ne laisse pas de fils en état de porter les armes, son fief sera donné à un étranger
qui se sera signalé par les services rendus au suzerain. C'est ce que les vassaux ne peuvent pas
accepter; ils souhaitent se rendre propriétaires au sens plein, voire complètement indépendants. D'où
une source de conflits permanents des féodaux avec le roi, avec les grands seigneurs, mais aussi avec
les voisins leurs égaux, car chacun a des comptes à régler depuis des générations. Accroître son
domaine est considéré comme un devoir; et si l'on s'empare d’abord d'une terre par des voies de fait, il
sera plus facile de se faire reconnaître ensuite comme son seigneur de droit. D'ailleurs, dans l'économie
de cette période, soumise à la faible productivité des récoltes et à la périodicité des disettes, le pillage
de printemps et d'été joue un rôle important; il permet de prendre les réserves de l'autre quand on a
épuisé les siennes, et s'emparer de ses récoltes en prévision d'un long hiver rigoureux.
Les paysans et les petits propriétaires (alleutiers) se retrouvent, à ce compte, souvent ruinés.
S'ils n'ont plus de ressources, il ne leur reste qu'à mourir de faim. Dans ce cas, ils peuvent toujours se
déclarer les vassaux d'un seigneur, au cours d'une cérémonie pendant laquelle ils mettent, avec un geste
expressif, leurs mains jointes entre les mains de celui-ci. Le seigneur les nourrira, les fera travailler ou
se battre pour lui, et finira par leur donner un petit fief. Souvent le seigneur lui-même est obligé de se
déclarer, pour surmonter un danger de mort, le vassal de quelqu'un d'autre. De la sorte le pays entier se
couvre d'un réseau enchevêtré d'allégeances, de fidélités, qui se font et se défont, tandis que le droit de
propriété subsiste quand même parallèlement au droit féodal.
On dit que le système féodal se caractérise par le lien d'homme à homme. En effet, tout dépend
de la façon dont les hommes tiennent parole et demeurent fidèles à leurs serments. La qualité qui
consiste à rester aux côtés du seigneur pour le meilleur et pour le pire s'appelle loyauté. Un bon vassal
est feal, fidèle, un mauvais vassal est parjuré, il ne tient pas ses serments. Le vassal doit à son maître
consilium et auxilium. Cela veut dire qu'il doit le conseiller sincèrement selon sa prévoyance et sa
sagesse, et s'engager à l'aider quel que soit le conseil que le seigneur accepte finalement. Le seigneur
doit au vassal protection et respect. Etant liés par contrat temporaire, ils se doivent politesses et
prévenances, faute de quoi leur lien ne saurait durer.
Dans le système féodal, la fécondité des femmes est à l'honneur, car il est utile d'avoir une
famille nombreuse. Comme une fonction de la famille est entre autres la solidarité militaire, les
générations demeurent ensemble et se prêtent main-forte. Tous ceux qui vivent dans le château ou à la
cour du seigneur sont tendanciellement compris dans sa famille: c'est ce qu'on appelle sa maisnie, sa
maisonnée. Les anthropologues emploient le terme de "famille élargie", pour indiquer que la parenté
inclut plusieurs générations et même les collatéraux: frères, cousins vivent ensemble. Claude LéviStrauss a proposé pour ce type d'organisation le nom de "société à maisons", car la parenté biologique,
tout en jouant un rôle de premier plan, n'est pas le seul critère de définition de la maisonnée: tous les
"nourris" du seigneur, les vassaux qui habitent avec lui, sont membres de la famille, on les adopte ou
on fait semblant d’oublier qu'ils ne sont pas du même sang.
Cependant dans la famille elle-même toutes les positions ne se valent pas. Le fief est constitué
essentiellement du domaine visible, le patrimoine immobilier, c'est-à-dire les terres, les arbres et les
bâtiments. Le système féodal se propose de conserver intact ce patrimoine, en préférant un seul héritier
à tous les autres enfants du couple, contrairement au système égalitaire des Germains. Si le maître a
deux enfants, selon la règle germanique, à sa mort le domaine devrait se diviser en deux parties égales.
Si chacun des fils a deux enfants, il se divisera à la génération suivante en quatre, et ainsi de suite. Ce
morcellement par héritage, qui advient dans le système germanique, doit être bloqué; telle est la
mission de la règle féodale de succession dite "le droit d'aînesse". Dans le système féodal, seul le frère
aîné hérite de l'ensemble du domaine; les autres doivent chercher leur fortune au service d'un autre
seigneur, ou bien entrer dans les ordres religieux. Comme, en fait, l’important c’est l'exclusion des
frères sauf un seul, la règle pourrait aussi bien faire réservation au profit du cadet: c'est la juveignerie,
qui est connue dans quelques régions. Mais l'aînesse est de loin l'option la plus courante.
A la terre est attaché le titre: comté, duché, marquisat. Les titres et les privilèges constituent le
domaine invisible. Il n'y a pas de relation hiérarchique, au premier Moyen Age, entre ces titres, ni de
correspondance entre la taille des domaines et la grandeur du titre. S'il y a des duchés de plusieurs
dizaines de milliers de kilomètres carrés, il y en a d'autres minuscules. On peut être prince d'un village.
Cependant on ne peut pas avoir le titre sans avoir de terre, car le titre est créé par le roi pour la terre,
non pour l’homme. Lorsque Godefroi de Bouillon a vendu son duché à l'évêque, c'est l'évêque qui est
devenu duc de Bouillon, et le guerrier n'a gardé que le nom, qu'il illustrera d'ailleurs en Palestine.
D'autre part, si on possède une terre sans titre spécial, on s'intitule sire de cette terre. Enguerrand de
Coucy, seigneur très puissant, mais qui n'avait pas d'autre titre, disait fièrement: Je ne suis ni roi, ni
duc, ni marquis, mais je suis sire de Coucy.
Tous les seigneurs devaient, sinon pratiquer le pillage, du moins le tolérer chez leurs hommes
d’armes. Chaque vassal devait une espèce de service militaire, qui était souvent de quarante jours; mais
le suzerain ne pouvait retenir grand monde dans ses troupes s'il ne leur donnait l'occasion d'exercer
leurs talents militaires. Dans le Midi, on allait volontiers razzier les païens d'Espagne; on faisait cause
commune avec la noblesse de Catalogne, des Asturies, du Léon, et on poussait de longues expéditions
jusqu'au coeur des possessions des Maures. Souvent, c'étaient des conflits entre chrétiens qui agitaient
les provinces. En cas de meurtre, le droit romain, encore respecté dans le Midi, laissait la responsabilité
de la veangeance à la famille; l'Etat, qui s'intéressait beaucoup au droit civil, excluait du droit pénal le
meurtre. Dans le droit germanique, celui qui tuait un homme devait payer un certain prix, le wergeld,
qui variait en fonction du statut de liberté ou de servage, du sexe, de l'âge, de l'état de santé de la
victime, etc. Encore fallait-il déployer de la force pour obtenir que ce paiement soit effectué. Si le prix
du sang n'était pas payé, on ne pouvait garder intact l'honneur de la famille que par un meurtre en
revanche, selon la loi du talion. Alors commençaient de longues séries de vengeances sanglantes entre
les familles, qui s'appelaient en ancien français faides (comp. all. Fehde).
Tant que l'autorité souveraine du roi n'est pas capable d'imposer le respect de la loi, quelle
qu'elle soit, la société est plongée dans l'anarchie féodale. Cet état de choses a dominé pendant le Xe
siècle, à la faveur entre autres des attaques permanentes auxquelles était soumis le territoire de la part
des Vikings, des pirates venus de l'Afrique du Nord, voire des Hongrois, qui sont arrivés en Pannonie
en 894 sous leur chef Arpád et qui poussent plusieurs attaques jusqu’en France.
Dès 887, la dynastie carolingienne perd le soutien inconditionnel des grands féodaux, qui
élisent Eudes, comte de Paris, comme roi, peut-être en qualité de tuteur du roi carolingien, Charles, dit
le Simple. Charles le Simple n’avait que 5 ans à la mort de son oncle Carloman, mais à 14 ans il est
proclamé roi et combat vigoureusement tous ses ennemis pendant un règne assez long, quoique plein
d’incertitudes. Il tuera de sa main à Soissons Robert Ier, frère et successeur d’Eudes à la royauté.
Robert et Eudes sont les fils d’un grand féodal, missus dominicus de Charles le Chauve, connu sous le
nom de Robert le Fort. Leur famille acquiert une très grande prépondérance dans les affaires du
royaume, grâce d’une part au rôle actif que ses représentants jouent dans le combat contre les
Normands, et d’autre part à la position stratégique de leurs fiefs (situés sur la Seine) par rapport aux
centres du pouvoir. Le fils du roi Robert, Hugues le Grand, sera un arbitre des affaires de la royauté. Le
fils d’Hugues le Grand, Hugues Capet4, finira par être couronné à Noyon en 987. Le processus de
remplacement de la dynastie carolingienne par les Capétiens aura pris exactement un siècle.
L’étude historique de la période carolingienne et des débuts du féodalisme s’est d’abord
concentré sur les rapports politiques. Les grands faits historiques eux-mêmes n’étaient pas au début
bien dégagés, car il fallait passer par une évaluation critique des sources. On a relativement bien étudié
la renaissance carolingienne dans ses rapports à l’Antiquité et aux sources de la pensée chrétienne.
L’art carolingien a été inventorié et les objets restants sont assez bien connus aujourd’hui. Les
4 Le surnom d’Hugues Capet (Hues Chappez) vient de la chape d’abbé de Saint-Martin de Tours
qu’il portait volontiers, sans doute pour se donner un air plus modeste.
institutions du premier féodalisme sont connus à travers un grand nombre d’études parmi lesquelles se
dégage La Société féodale de Marc Bloch, qui a tracé des voies à la recherche ultérieure.
La naissance du français a été bien étudiée, mais ce sont malheureusement surtout des
hypothèses qui guident la pensée en ce moment. Une correlation entre les phénomènes sociaux et les
phénomènes linguistiques se laisse encore attendre. L’histoire du féodalisme a encore beaucoup à
gagner d’une approche régionale, qui est en cours. L’histoire de la littérature attend encore une
synthèse consacrée à cette période. L’histoire de l’art a beaucoup gagné grâce au concept de préroman
proposé par J. Hubert.
Après l’An mille
Les premiers capétiens, avant que de faire oublier leur origine, gardent un profil bas, ce qui
n'est pas de nature à renforcer la position de la royauté. Cependant le XIe siècle, qui ne connaît plus les
attaques des pirates païens, est le témoin d’un véritable bond en avant de la société française. Un
développement économique, démographique, urbain permet aux hommes de prendre conscience du
milieu où ils vivent, d'essayer de le contrôler, d'exprimer leurs pensées, leur façon de voir le monde. La
France se couvre d'églises blanches, dont les bâtisseurs rivalisent de talent et d'ingéniosité: c'est la
naissance du style dit roman, caractérisé par la reprise en pierre des principaux éléments constructifs
que l'architecture romaine réalisait souvent en briques: l'arc en plein cintre, la voûte en berceau, la
voûte croisée, la coupole, auxquels se mêlent des éléments décoratifs dont l’origine peut être
germanique.
Les Français commencent à prendre possession de leur nouvelle langue. Elle est déjà très
différente du latin. Celui-ci avait une riche flexion synthétique, à l'aide de nombreuses désinences:
accipiamur veut dire "que nous soyons reçus", et accipiendi, “ceux que l’on doit recevoir”. La richesse
de la flexion permettait de ne prêter presque aucune attention à l'ordre des mots, car les désinences
indiquaient les rapports syntaxiques. Le latin possédait des voyelles longues et des voyelles brèves,
dont la différence pouvait changer le sens du mot: populus veut dire "peuplier", poopulus signifie
"peuple". La versification latine est fondée sur l'égalité des durées des vers, une syllabe longue
comptant pour deux brèves. Mais tandis que le compte conventionnel est toujours le même, le nombre
des syllabes réelles (longues et brèves) dans le vers varie considérablement. L'accent latin est lui aussi
difficilement prévisible, et peut remonter jusqu'à la préparoxytone, c'est-à-dire à la troisième syllabe en
comptant à partir de la fin du mot. Ígitur, avec l'accent sur la première, signifie "donc, par conséquent".
En revanche, le français a une flexion du verbe qui est devenue presque complètement
analytique; ce que les Latins exprimaient par un seul mot, on peut le dire à l'aide de quatre, cinq ou six.
La déclinaison garde, sur les cinq cas du latin, deux seulement: le cas sujet (reprenant les fonctions du
nominatif et du vocatif) et le cas régime (avec les valeurs de tous les autres cas latins). Le chevalier a
respondu
signifie "Il (ou elle) a répondu au chevalier", car le chevalier est au cas régime, en
l’occurrence le datif. En revanche, pour dire “Le chevalier a répondu”, il faut employer la forme du cas
sujet, li chevaliers. A part la déclinaison à deux cas, qui disparaîtra dès le début du XIIIe siècle,
l'ancien français compte sur l'ordre des mots pour exprimer les fonctions syntaxiques, ainsi que sur un
riche système prépositionnel et conjonctionnel qui fait les délices des grammairiens par sa subtilité.
Les voyelles longues ont disparu. Les terminaisons des mots sont devenues assez monotones, car
souvent on rencontre en fin de mot la voyelle e, dite e moyen (analogue à l'e final de l'allemand
moderne). Si un mot se termine en -e, il aura l'accent sur l'avant-dernière syllabe. Sinon, il sera
accentué sur la finale. Seuls quelques rares mots d'origine "cultivée" (ydele, "idole"; ymagene,
"image") gardent un accent proparoxytone, qu'ils perdront d'ailleurs bientôt. Cette régularité relative de
l'accent, qui appauvrit la typologie des fins de mot, ainsi que l'égalité de la durée des syllabes, permet
l'invention et la mise en place d'un nouveau système de versification. Il est fondé sur le principe de la
constance du nombre des syllabes dans les vers (le mètre) et de la similitude des syllabes de fin de vers
(l'assonance et la rime). Ce système sera adopté par tous les peuples romans.
On voit à l'oeuvre l'intuition de ce système dans le premier texte poétique français, connu sous
le nom de séquence ou cantilène de sainte Eulalie:
Buona pulcella fuit Eulalia,
Bel auret cors, bellezour anime.
Voldrent la veintre li Deo inimi,
Voldrent la faire diaule servir
Eulalie était bonne fille, Elle avait beau corps, l'âme plus belle encore. Les ennemis de Dieu
voulurent la vaincre, Ils voulurent lui faire servir le diable.
Mais ni le compte des syllabes, ni la ressemblance des fins de vers ne font encore l'objet d'une
réflexion prosodique claire. La cantilène de sainte Eulalie date de la fin du IXe siècle (869-880), donc
d'une période où la nouvelle langue était encore toute fraîche. L’octosyllabe peut avoir évolué du
dimètre iambique latin (2 groupes de 2 iambes, soit 8 syllabes); ce sera par excellence le vers du
roman, coupé par une césure en deux hémistiches de 4 syllabes. L’alexandrin a pour analogue le
trimètre iambique latin (3 groupes de 2 iambes, soit 12 syllabes). L’alexandrin est coupé en deux
hémistiches de 6 syllabes. Le vers le plus commun dans les chansons de geste sera le décasyllabe (4
syllabes, césure, 6 syllabes).
Dès le milieu du XIe siècle on constate une parfaite maîtrise de la prosodie dans les poèmes qui
se sont conservés et l'attention des poètes se porte vers les contenus. Les récits hagiographiques se sont
consolidés sous la forme d'un véritable genre, les chansons de saint; on connaît ainsi du XIe siècle celle
de saint Léger ou celle de sainte Foy. La Chanson de saint Alexis est un bon exemple du genre. Elle
raconte la vie d'un personnage du Ve siècle qui est connu aussi dans l'Eglise d'Orient, cette fois sous le
nom de “Alexis, l'homme de Dieu”. Il a quitté sa fiancée la nuit de noces et, par humilité chrétienne,
s'en est allé à Edesse, en Anatolie, mendier dans la cathédrale. Mais après quelques années un ange de
Dieu apparaît en songe à l'évêque d’Edesse et lui révèle que le pauvre qui demande l'aumône sous le
porche est l'homme le plus saint de la ville. La sainteté fait d'Alexis un personnage très populaire. Il est
donc contraint, pour suivre son voeu d’humilité et pour réaliser dans sa vie l'idéal de renoncement qui
constitue sa voie vers Dieu, de s'enfuir. Il viendra demander abri dans la maison de ses parents et de sa
femme, qui ne le reconnaissent pas. Il meurt dans son gîte sous l'escalier, et ce n'est qu'alors que, par
révélation, la famille apprend qui elle a hébergé; la ville de Rome s'empare des restes de celui qui est
mort en odeur de sainteté et dont les reliques opèrent de nombreux miracles.
La maîtrise du vers décasyllabe au XIe siècle indique une tradition poétique vivante dans le
peuple, à côté de la versification des clercs (telle qu’on la voit par exemple dans le Boeci, traduction en
provençal de la Consolation de Boèce). Si l'on rassemble les indications éparses, on peut conclure qu'il
existe des poètes plus ou moins professionnels, qui colportent des légendes, hagiographiques ou
héroïques, dès la fin de la dynastie carolingienne. L'Eulalie est un cas particulier et ne constitue pas un
produit de cette activité. Pourtant la célébrité au long des siècles d'un certain Roland, praefectus limitis
Britanniae, c'est-à-dire représentant de Charlemagne à la frontière avec le royaume de Bretagne
(vraisemblablement la résidence de Roland se trouvait au Mans), ne s'expliquerait pas si l'on n'admet,
dans le peuple, la coutume de récits, plus tard de chants, ayant pour héros ce personnage. Toujours vers
le milieu du XIe siècle, dans un monastère d'Espagne, San Millán de Rioja, un moine note le résumé
d'une Chanson de Roland qu'il a sans doute entendue chanter ou raconter par un pèlerin: Charlemagne
a douze neveux, il demeure sans provisions au siège de Saragosse et décide de revenir en France. Sur
le chemin de retour ses neveux sont massacrés dans les Pyrénées. Ce n'est que de la fin du siècle
(1080-1100) que date la version la plus célèbre de la Chanson de Roland, écrite en anglo-normand
(forme d'ancien français parlée à la cour d'Angleterre par les nobles normands) et conservée à la
bibliothèque d'Oxford. Ce texte est le plus ancien ouvrage d'un genre que l'on appelle chanson de geste
et qui joue chez les Français un rôle comparable à celui que l'épopée homérique jouait chez les Grecs.
L’étude des XIe-XIIe siècles est aujourd’hui d’une extrême complexité. En ce qui concerne les
chansons de geste, les études consacrées à l’oralité semblent promettre encore beaucoup; mais l’étude
des institutions vues à travers ces poèmes est intéressante et peut être importante pour leur datation.
D’autre part, nous n’avons pas encore d’étude de synthèse narratologique. Dans le domaine de
l’histoire de l’art, l’étude de l’art roman a beaucoup gagné grâce aux travaux publiés dans la collection
de la revue Zodiaque. Cependant, une correlation entre les conceptions des narrateurs, des poètes, des
sculpteurs et des architectes se laisse encore attendre, malgré les percées de Panofsky (Gothic
Architecture and Scholasticism) et celles, plus timides, de Réau et Cohen (L’Art au Moyen Age. Arts
plastiques. Art littéraire et civilisation française).
La civilisation occitane
A la même époque, vers la fin du XIe siècle, naît dans le Midi la poésie des troubadours. On se
rappelle que le vassal devait passer un temps chaque année à la cour de son suzerain, et que les
relations entre eux devaient respecter une certaine étiquette déterminée par la nature de leurs rapports.
La véritable courtoisie apparaît lorsqu’à cette réglementation des échanges entre les hommes s'ajoute
une codification des rapports entre les hommes et les femmes.
L'état normal d'un homme qui est vraiment “courtois”, c'est d'être amoureux. Amoureux de qui?
Souvent il s'agit précisément de la femme de son seigneur. Que ce soit elle ou une autre femme de la
cour, l'amant s'efforcera d'être gai et agréable envers tous et toutes, car l'identité de l'objet de ses voeux
doit demeurer secrète. Plus il est aimable et aimé, plus il a de prix aux yeux de sa dame et il fait
rejaillir sur elle plus d'honneur. Son sentiment, il l'exprime dans des vers qui doivent revêtir à chaque
fois une forme prosodique originale; il les chante lui-même ou les fait exécuter par un jongleur qui est
à son service. Dans ces poèmes, il ne prononce jamais le nom de la belle, mais l'indique par un nom de
code qui s'appelle senhal. Bon Vezi (Bon voisin), Mos aziman (mon aimant),Gai semblan (Accueil
joyeux), sont des senhals qui indiquent le plaisir que le poète a à rencontrer la femme aimée. L'amour
courtois va jusqu'à l'échange d'un anneau, symbole matériel de la foi que se sont jurée les deux, et
désormais la femme aura des obligations de fidélité très strictes.
On peut se demander pourquoi la jalousie et l’enfermement des femmes, qui sont
caractéristiques des civilisations méditerranéennes, ne jouent pas à cette époque dans le Midi. La
jalousie est certes très importante, mais elle est contrecarrée par une attitude qui est très fortement en
faveur de la liberté des hommes de s’attribuer une liaison quasi-officielle. De sorte que les troubadours
(qui sont typiquement célibataires) ont raison de nous faire observer que souvent les maris cocus
trompent leur femme à leur tour. Cette attitude, conquérante davantage que tolérante, permet une forte
différenciation socio-culturelle de la noblesse par rapport aux couches qui n’admettent pas ce genre de
jeu: la paysannerie, la bourgeoisie naissante. Elle singularise l’homme “courtois” par des privilèges qui
donnent à la vie dans la “haute société” une saveur spéciale et un attrait particulier. D’autre part, le fait
que l’homme aime d’ordinaire au-dessus de sa condition permet comme une “double circulation” des
femmes et améliore leur statut. Dans toutes les sociétés patriarcales, la règle veut que l’homme se
marie dans une couche sociale inférieure et partant, la femme cherche un époux à un niveau social
supérieur; elle est promue socialement par le mariage, lui pas. Or, l’amour courtois fait que l’homme
puisse aspirer idéalement à une promotion sociale en soupirant après une femme de condition
supérieure, et qu’elle puisse accepter cet hommage. L’homme circule ainsi dans la société “à
rebrousse-poil”.
Par le même mouvement, comme l’a montré Georges Duby, la cour du seigneur attire un grand
nombre de jeunes et ainsi s’accroît le potentiel militaire de celui-ci. Ils rivalisent de vaillance pour
attirer l’attention des femmes désirables et ainsi les troupes du seigneur gagnent en valeur guerrière;
elles ne sont pas composées de simples fonctionnaires militaires, mais d’amoureux exaltés. Enfin, il
faut souligner qu’une ancienne caractéristique de la société romaine, qui prétendait ajouter à la
supériorité militaire et politique de l’aristocratie une supériorité culturelle, grâce à une éducation
spéciale, revit dans le Midi de la France. Certes, il ne s’agit plus de rhétorique et de philosophie. Mais
le seigneur occitan n’est pas uniquement un guerrier et un magistrat, il est aussi un homme raffiné, il
plaît aux femmes, il est ou se prétend auteur de poésie. Son autorité sur les “manants” sera, pensait-on,
d’autant plus légitime.
Cette conception de l'amour s'exprime pour la première fois, d’une façon encore grossière et
hésitante, dans l'oeuvre de Guillaume IX, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine. Guillaume est une
personnalité très forte, un mauvais sujet et un grand coureur de jupons: lo plus cortes del mon e gran
trichador de domnas, dit le biographe. Il se fait excommunier quatre fois, il part en croisade, il a maille
à partir avec toutes les autorités. Son attitude envers la poésie et l'amour est elle aussi assez désinvolte.
Un jour il se propose de faire un poème sur rien, en dormant à cheval. D'autre part nous lui devons à
quelques endroits une expression directe de ses pensées, comme dans un poème qu'il a composé en
1101, pendant les préparatifs de départ pour la Palestine:
Qu’era m’en irai en eissil:
en gran paor, en gran peril,
en guerra laissarai mo fil
e faran li mal sei vezi.
Car je partirai en terre lointaine A grand danger et péril; Je laisserai mon fils avec une guerre
sur les bras Et ses voisins lui feront du mal.
Parmi les autres troubadours nous rencontrons souvent la même indépendance de pensée. La
règle de leur poésie voulait qu’il n’y ait pas deux chansons sur le même air, ni avec la même prosodie.
Quoique la règle n’ait pas été rigoureusement observée, la variété des formes prosodiques qui naît dans
le Midi est étonnante. Sur les 2700 poèmes qui se sont conservés on observe 1422 formules
syllabiques, 1000 formes de rimes et 817 types de strophes. L’espèce poétique la plus souvent cultivée
par les troubadours est la canso (chanson), poème d’amour ayant une introduction conventionnelle qui
parle du printemps. L’alba est un poème qui dit la douleur des amants qui doivent se séparer à l’aube,
de peur du gilos. La raison du descort est au contraire d’exprimer la souffrance de l’amant ignoré ou
délaissé. Le sirventes est une composition à caractère moral, où sont abordés des thèmes comme la
décadence des moeurs, les exploits des guerriers, la méconnaissance des valeurs de la fin’amor,
l’indifférence des hommes pour le sort du Saint Sépulcre, la rapacité des envahisseurs français. La
gaita est le chant de celui qui monte la garde sur les créneaux du château; tantôt il chante pour paser le
temps, tantôt il annonce à toute la ville l’arrivée du jour. Le sompni ou “rêve” présente une fiction qui
aurait été contemplée en songe; ce cadre de composition est à l’origine de maints textes médévaux, qui
s’autorisent du précédent des troubadours.
Cette indépendance de pensée sera moins marquée chez les poètes du Nord de la France, les
trouvères; chez ceux-ci, la misogynie, la moquerie et la sensibilité bourgeoise sont plus souvent
marquées. Avec les trouvères, la courtoisie devient une valeur internationale et le français une lingua
franca du Moyen Age, à ce point que l'encyclopédiste italien Brunetto Latini, le maître de Dante, a
écrit en français Li Livres dou trésor pour lui assurer une plus grande diffusion.
D'autre part, dans le Midi prend naissance un vaste mouvement religieux qui conteste l'Eglise
officielle: c'est l'hérésie cathare. Le mot grec katharoí, qui est à l'origine de cette dénomination, veut
dire “les purs”. En effet, ils prétendent mener une vie chaste et morale, loin des compromis quotidiens
dont ils accusent les catholiques. Ceux d'entre eux qui choisissaient d'aller jusqu'au bout dans leurs
options religieuses, “les parfaits”, vivaient dans la montagne et ne descendaient que rarement dans les
villages, pour célébrer des fêtes et conférer une sorte de sacrements. Les cathares sont si nombreux
qu'en 1170, en dépit de leur doctrine qui contestait la hiérarchie de l'Eglise séculière, ils convoquent à
Narbonne un grand concile auquel ont participé des dizaines d'évêques hérétiques. La papauté voit
d’un mauvais oeil cette incitation à la désobéissance religieuse et insiste auprès du roi de France pour
qu’il prenne les mesures qui s'imposent, à savoir qu’il extirpe la dépravation hérétique. La royauté n'a
pas les moyens d'intervenir elle-même à si grande échelle. Elle sera donc contrainte d’appliquer une
ancienne formule féodale, et, en 1209, Philippe-Auguste garantit à chaque guerrier qui se taille un fief
en terre hérétique la reconnaissance de ce fief, sous la suzeraineté royale. La tentation fut irrésistible et
des bandes se formèrent, qui attaquèrent d’abord les territoires du vicomte de Béziers et de
Carcassonne. L'armée du Nord se met sous le commandement de Simon de Montfort, qui très vite en
arrive à posséder des domaines plus vastes que ceux du roi de France. Après la mort de Simon de
Montfort au siège de Toulouse (1218), ce fut le roi lui-même qui prit la direction de la “croisade des
Albigeois”. (On appelait Albigeois les cathares, d’après le nom de la ville d’Albi, où ces hérétiques
étaient particulièrement nombreux.) Assez vite les derniers foyers de résistance sont éteints et
l'Inquisition est établie dans le Midi afin de parfaire ce que le glaive n'avait pas achevé. Nous
possédons le Manuel de l'inquisiteur par Bernard Gui, un ecclésiastique chargé d'extirper l'hérésie
cathare dans la région de Narbonne.
Cette grande catastrophe subie par la société du Midi n’a pas eu d’écho important dans la
poésie des troubadours. Les professions de foi catholique sont assez fréquentes dans leurs vers. Ils
voyageaient beaucoup, en Italie, en Angleterre, en Espagne, mais on n’a pu prouver dans aucun cas
que les voyages d’un troubadour aient été causés par des persécutions religieuses. D’autre part,
plusieurs des seigneurs évincés pendant la croisade (les faidits) ont récupéré leurs fiefs au bout d’une
période d’exil. La prospérité economique revint assez vite dans le Midi. Cependant l’originalité et
surtout la vigueur de la culture occitane s’éteignirent pour ne plus revenir; ce qui lui a manqué a été la
formation d’unités politiques viables comme en Espagne ou en Italie, à la limite d’un Etat national
comme en France.
L’étude de la civilisation occitane a reçu une impulsion par la publication de Montaillou,
village occitan de Leroy-Ladurie (1975). On voit dans ce livre que les idées des troubadours n’avaient
pas pénétré dans la société paysanne. Il existe aujourd’hui une importante littérature ésotérique sur les
cathares, voire sur l’amour courtois, qu’il faut prendre cum grano salis. L’étude des motifs (narratifs et
lyriques) dans les poèmes des troubadours peut être intéressante et mener à un changement de nos
idées sur le domaine. La dimension qu’introduisent les méthodes de la littérature comparée
(comparaison entre les littératures occitane, catalane, espagnole, italienne) a été explorée, mais peut
encore s’avérer fertile.
La chevalerie et ses textes
Tandis que la société présentée dans les chansons de geste demeure assez archaïsante,
simplifiée à grands traits dans une atmosphère de légende, la poésie des troubadours nous donne, pour
autant que les poètes font des allusions aux réalités du temps, une image nuancée, plus réaliste, voire
critique des états de choses. Entre autres, les chansons en langue d’oc font allusion à la chevalerie et
aux romans de chevalerie.
La chevalerie, au XIIe siècle, se distingue de l’état militaire proprement dit, en cela qu’elle
possède une dimension spirituelle.
Combattre, au Moyen Age, n’est pas une occupation partagée par tous les citoyens. Les serfs
n’ont pas le droit de porter des armes. Ils doivent travailler, un point c’est tout. Les bourgeois ne
peuvent se servir que d’armes de bois: massue, arc et flèches, bouclier d’osier. La lance et l’épée sont,
autant que des instruments, des insignes sociaux, les marques de l’appartenance à la classe guerrière.
La tonsure, l’habit ecclésiastique, un mulet comme monture indiquent l’homme d’Eglise. Le vêtement
de drap plus ou moins grossier, le bâton sont le signe du “roturier”, c’est-à-dire de celui qui n’est pas
noble. Il faut savoir que les membres du clergé sont presque toujours d’origine noble, car les roturiers
qui souhaitent se consacrer au service de Dieu seront employés dans les cuisines et dans les ateliers des
monastères, avec au plus le rang de “frère convers”, à demi laïc.
Etre noble signifie d’abord être né libre, ensuite appartenir à une famille ayant possédé quelque
terre, ne fût-ce qu’un simple alleu. Aux XIe-XIIe siècles il est encore possible aux paysans plus hardis
et costauds d’accéder, avec un peu de chance, à la noblesse, en servant leur seigneur. Si l’on a terre, si
l’on y élève, sur une motte artificielle, une petite fortification, un donjon, on se fera plus facilement
reconnaître comme noble. Cependant il faut encore un rituel, une cérémonie de passage, qui marque de
façon solennelle l’admission à la classe des guerriers, soit en venant de la roture, soit, pour les jeunes
nobles, en émergeant de l’adolescence. Ce sera l’adoubement chevaleresque.
Le mot “chevalier”, du latin caballarius, indique celui qui a suffisamment de moyens pour se
permettre de combattre à cheval, et d’emmener avec lui en guerre un serviteur qui portera ses armes et
s’occupera de la bête. Cependant les textes latins emploient le mot miles, “militaire”, terme ayant une
tradition romaine et chrétienne qui souligne que le chevalier a une fonction sociale et une mission. Le
militaire romain, citoyen de la Ville Eternelle, était au service de la république et du peuple; le
chevalier chrétien est au service de l’Eglise. Cette mutation des mentalités aura lieu aux IXe-Xe
siècles, pendant la période la plus agitée de l’histoire médiévale, à l’époque où naît le féodalisme. En
s’efforçant d’imposer un idéal de paix chrétienne, l’Eglise enrôlera les petits féodaux turbulents au
service de la “trêve de Dieu”, en leur faisant défendre “la veuve et l’orphelin”, la justice et la piété.
Tandis que le paysan riche des temps mérovingiens ne rencontrait aucun frein à satisfaire ses appétits,
sauf la force majeure, le petit chevalier de l’époque capétienne découvre assez vite qu’il est enserré
entre les mailles d’un tissu civilisationnel qui lui a destiné une place précise.
Cela s’exprime dans le cérémonial de l’adoubement. Le jeune homme qui sera adoubé, c’est-àdire admis dans l’ordre des chevaliers, prépare sa promotion par une nuit de prières dans la chapelle du
château, en veillant ses armes. Le matin, il se confesse et reçoit la communion, le prêtre bénit ses
armes, puis, devant l’assemblée des vassaux, le seigneur qui est son “parrain” lui ceint le baudrier avec
l’épée, lui met les éperons, l’embrasse sur la bouche et lui donne la “colée”, qui est parfois une bonne
bourrade, au lieu du geste fait en touchant les épaules du candidat avec la lame de l’épée, tel que nous
le voyons dans les films historiques. Le plus fréquemment, on adoube les jeunes par dizaines et par
centaines, soit les jours des grandes fêtes comme la Pentecôte, soit sur le champ de bataille, en
récompense des services apportés ou afin d’exhorter à la vaillance. L’un des éléments les plus
significatifs du rituel est le serment prêté par le chevalier, dont voici un texte, tiré du Pontifical de
Guillaume Durand, évêque de Mende: “Seigneur très saint, Père tout-puissant… toi qui as permis, sur
terre, l’emploi du glaive pour réprimer la malice des méchants et défendre la justice; qui, pour la
protection du peuple, as voulu instituer l’ordre de la chevalerie… fais, en disposant son coeur au bien,
que ton serviteur que voici n’use jamais de ce glaive ou d’un autre pour léser injustement personne;
mais qu’il s’en serve toujours pour défendre le juste et le droit”. La chevalerie est ainsi justifiée par une
projection fictive selon laquelle son rôle est uniquement défensif, tandis que le mal est fait par les
autres. Mais il n’y a l’ombre d’un doute qu’une bonne partie des torts que les chevaliers prétendent
réparer ne seraient pas advenus sans l’initiative d’autres chevaliers.
Le genre littéraire qui célèbre l’ordre des chevaliers est le roman. Le héros du roman est
préoccupé par l’amour, par sa propre valeur guerrière qui doit être entretenue au moyen d’exploits
retentissants, et par le salut de son âme, que doit assurer une certaine forme d’ascèse. Pour ce qui est de
l’amour, il reprend l’idéologie de la fin’amor qui vient des troubadours et qui s’est vite répandue dans
toute la France. Le chevalier sera ainsi tantôt un adultère endurci, tel Lancelot qui aime la femme de
son seigneur, la reine Guenièvre, tantôt une sorte de don Juan aux grâces militaires un peu lourdes,
comme Gauvain; mais la grande idée du roman est de mettre en scène l’aspiration des guerriers à la
pureté, qui les mène parfois à s’abstenir de tout commerce charnel, comme Galaad. Le chevalier
présenté dans les romans est préoccupé par sa réputation et ne peut pas se permettre de trop s’engager
dans une relation amoureuse, fût-elle entérinée par le mariage. C’est pourquoi il doit “errer”, c’est-àdire aller par le pays en quête d’aventures: délivrer des pucelles prisonnières, châtier un chevalier
violeur et incendiaire, prendre le parti de la justice dans une guerre, ou bien se débattre contre les
sortilèges que lui a jetés quelque magicienne dont il a méprisé les appas. La forme la plus haute de
l’errance chevaleresque est celle qui qualifie en vue de la vie éternelle: la quête du Graal, vase
mystique qui opère des miracles.
L’idée du Graal appartient à Chrétien de Troyes, qui est le premier écrivain à avoir entrevu
l’ampleur des possibilités du genre romanesque. Avant lui, le terme de “roman” signifiait souvent une
simple traduction du latin en romanz, en langue vulgaire. On traduisait toute sorte de textes: la légende
d’Oedipe (Le Roman de Thèbes), des versions tardives de l’Iliade (Le Roman de Troie) et de l’Enéide
(Le Roman d’Enéas), des fables (Marie de France), des chroniques royales et ducales (Guillaume de
Malmesbury, Robert Wace). Tandis que la poésie des troubadours est essentiellement un genre du
Midi, qui ne sera imité dans le Nord qu’au prix de transformations assez considérables, et que la
chanson de geste est principalement un genre du Nord, dont les imitations dans le Midi restent
sporadiques, le roman, apparu dans les cours de Champagne, de Normandie, d’Angleterre, connaîtra
vite une diffusion internationale.
Cela est dû aussi au fait que le roman est dès son origine un genre international: d’une part il est
traduit du latin en roman, d’autre part il intègre toute sorte de traditions d’origine celtique et
germanique. Ce mélange est visible surtout dans le roman de Tristan et Iseut, une légende d’amour
fatal qui se passe en Cornouailles et en Petite Bretagne.
Les noms des personnages sont celtiques, tout comme la légende de leur amour. La littérature
courtoise s’en est emparée de bonne heure et en a fait une histoire où un breuvage magique explique
d’abord la passion irrépressible des amoureux. Au bout de nombreuses aventures, ils mourront
ensemble, lui par une blessure empoisonnée, elle de pitié et de douleur.
D’autre part, le roman est un genre international parce qu’il met en scène une problématique
conçue comme relative à un sujet humain général et exemplaire. Il s’agit certes du chevalier, mais
aussi de l’homme en général et du chrétien face à son destin sur terre et face à Dieu. Le héros
romanesque tire tout son intérêt moral et éducatif de cette position du problème. L’amour joue un rôle
si important dans le roman médiéval (et surtout dans les romans des siècles suivants) qu’en anglais le
mot romance en est venu à désigner à la fois un roman d’aventures et une liaison amoureuse. L’héroïne
féminine n’est plus négligée, comme dans les chansons de geste, mais elle devient souvent l’initiatrice
et le pivot de l’intrigue. C’est un peu grâce aux romans aussi que le traitement de la femme a constitué
en Europe, depuis des siècles, l’un des critères de distinction entre civilisation et barbarie des peuples.
Dès le début du XIIIe siècle, la légende du Graal, initiée par Chrétien de Troyes, se développe
dans une immense oeuvre, réalisée par des auteurs différents dans une étonnante concordance: c’est ce
qu’on appelle la “Vulgate arthurienne”. Elle se compose de cinq romans qui retracent l’histoire du
monde arthurien, et où la “quête du Graal” devient un motif central.
Il existe une immense littérature sur les romans arthuriens et feuilleter simplement le Bulletin
bibliographique de la Société Arthurienne peut donner une idée du rythme de la production. A cela
s’ajoute la littérature ésotérique consacrée au Graal. Les comparaisons entre les motifs des romans
arthuriens et la mythologie celtique sont traditionnelles, mais il n’en est pas sorti une grande clarté
méthodologique. Les études narratologiques sur les romans arthuriens ont commencé sous l’impulsion
d’Eugène Vinaver et de Peter Haidu. Malheureusement certains romans de la Vulgate n’ont été publiés
que dans l’édition introuvable d’Oskar Sommer, faite pour la Carnegie Institution à Washington, en
1909-1913.
Le Moyen Age peut être considéré comme un paradis pour les études féminines (women
studies) et celles-ci s’ancrent facilement sur les romans. Il n’existe pas de synthèse stylistique sur les
narrations arthuriennes.
La littérature des villes
A la différence de la culture courtoise, née dans les châteaux, et qui connaît de bonne heure un
rayonnement international, il existe aussi une culture bourgeoise, volontiers particulariste, et qui est
liée à l’essor des villes.
Une ville des Xe-XIe siècles était souvent un fief de l’évêque ou du seigneur qui y avait établi
sa juridiction. Cependant les bourgeois n’ont jamais été des serfs (même si certains d’entre eux avaient
été autrefois des serfs fugitifs). La mentalité féodale des comtes et des évêques entre en contradiction
avec le sens de la liberté qui caractérise les bourgeois. C’est pourquoi les villes se révoltent de bonne
heure contre leurs seigneurs et cherchent la protection du roi. Elles auront alors le statut de “villes
royales”. Parfois les rois font bâtir des villes à partir de rien, sur des sites propices: ce sont les
“bastides”, au plan géométrique rectangulaire qui exprime l’idéal d’ordre du Moyen Age. La royauté
encourage le commerce et les métiers pour le profit qu’elle tire des taxes, et la tendance des villes à
l’indépendance pour l’appui politique qu’elle y trouve: les bourgs sont presque toujours fortifiés et font
équilibre, du point de vue militaire, aux châteaux des féodaux. Par exemple, le triangle formé par les
villes de Laon, Reims et Soissons aux IXe-XIIIe siècles un rôle politique et militaire très important.
Au cours des XIIe et XIIIe siècles, les corps de métiers se développent très vite dans les villes;
leurs chefs, qui sont élus, prétendent gouverner. Les révoltes urbaines prennent alors pour objectif
l’établissement d’une “commune”, entité d’autogouvernement qui a à sa tête un conseil formé des
échevins, représentants des corporations. Les communes de la Flandre édictent des règlements internes
qui préconisent un certain “communisme” avant la lettre, dont l’objectif déclaré est d’assurer des gains
égaux à tous les artisans. A cet effet, le maître doit travailler derrière une vitrine ou fenêtre, pour que
les concitoyens puissent le voir à son établi, observer ses outils et ses procédés, le nombre de ses
compagnons et apprentis. Il est interdit de se servir d’instruments nouveaux ou d’employer des
techniques innovantes, car tout progrès technologique créerait des différences de revenu entre les
membres des corporations. Ces différences subsistent, en dépit des réglementations contraignantes,
néanmoins les bourgeois se pensent égaux et tiennent beaucoup à leur démocratie urbaine.
Tandis que dans certaines villes tous les citoyens, fussent-ils roturiers ou nobles, sont membres
de la commune, dans d’autres, seuls les artisans de certaines corporations peuvent prétendre à cette
forme de gouvernement. A Lyon, par exemple, les 12 conseillers ne sont élus que par les 144 maîtres
des 72 métiers. La frontière entre démocratie et oligarchie est, comme en Italie, assez confuse.
Les bourgeois prétendent très vite à toutes les distinctions de la culture courtoise, à commencer
par la poésie chantée qui faisait la gloire des cours seigneuriales du Midi. Les poètes qui chantent en
langue d’oïl, et qui s’appellent trouvères, sont parfois des nobles comme le châtelain de Coucy, mais
aussi des roturiers, tels Colin Muset ou Gace Brulé. Le ton de leurs compositions est différent du
lyrisme des troubadours. L’humour y est à son aise, parfois l’ironie et la satire. Comme les bourgeois
des pays d’oïl ne croient pas à l’amour fine, l’image de l’amour dans leur poésie glisse facilement vers
l’expression de la simple sexualité, souvent colorée d’érotisme ou de misogynie. Cela est visible dans
les fabliaux, genre littéraire en vers qui raconte des farces ou des anecdotes moralisantes, mais dont la
moralité est volontiers fondée sur la transgression, valeur morale spécifiquement bourgeoise à cette
époque-là. Par transgression on entend la violation des règles posées par la “grande” culture, la culture
officielle, qui est en fait double, courtoise et chrétienne. A la misogynie s’ajoute donc
l’anticléricalisme, comme on le voit dans le fabliau de Gautier le Leu, Le Prêtre teint, où un curé trop
ardent à l’oeuvre de Vénus doit se cacher dans une cuve de teinture rouge pour échapper à la fureur du
mari.
Cependant les villes sont aussi le milieu où se développe une nouvelle sensibilité religieuse.
Les gens simples, pour qui les évêques sont moins des pasteurs que des seigneurs, et à qui les riches
abbayes apparaissent sous la forme de gros propriétaires terriens plutôt que comme des lieux de
recueillement et de prières, ont besoin d’une religion consolante et édifiante. Le culte des saints, qui
vient de l’Antiquité, semble à plusieurs une solution en ce sens, avec l’espoir d’un patron et celle d’une
guérison miraculeuse en cas de maladie. Mais il existe aussi la tendance à une spiritualité plus épurée.
Parcourir les chemins de pèlerinage pour faire ses dévotions devant les reliques est un exercice coûteux
et fatigant, quoique pratiqué par des effectifs immenses. D’autre part le nombre considérable des restes
que l’on exhibe en vue de l’adoration diminue implicitement leur valeur (à Saint-Sernin de Toulouse
on vénère, dans le déambulatoire et dans la crypte, les reliques de plus de 50 saints différents); la
nature de ces fragments peut sembler elle aussi dérisoire (dent de saint Nicolas, pied de saint Alard, du
lait de la Vierge, le prépuce du Christ); enfin leur authenticité soulève à juste titre les doutes même de
Rome, qui commence au XIIe siècle une révision des saints déclarés dans les divers coins de la
chrétienté. Par conséquent les besoins spirituels des hommes se dirigent d’abord vers le culte
particulier d’un patron, et en ce sens la dévotion à Marie gagne du terrain dès le XIIe siècle, sous
l’impulsion entre autres de personnalités telles que celle de saint Bernard de Clairvaux. Les
corporations de métiers se placent sous la protection d’un saint: les peintres, un peu partout, font partie
de la confrérie de saint Luc, car l’évangéliste est censé avoir peint le premier portrait de la Vierge et de
Jésus. Au siècle suivant, ce sera le culte de l’hostie consacrée qui donnera lieu à d’importantes
manifestations de religiosité, détournées malheureusement parfois vers l’antisémitisme, comme à
Bruxelles où le miracle de l’hostie prétendûment poignardée par des juifs, et d’où coulent des flots de
sang, attire de nombreuses foules. Puis, au XIVe siècle, le Nord verra l’éclosion d’une spiritualité
nouvelle, la devotio moderna, non sans lien avec la naissance future de la Réforme.
C’est dans ce genre de climat que naît, dès le premier Moyen Age, le théâtre. Ce sont d’abord
des moments de la liturgie festive (la Résurrection) qui sont interprétés en questions et réponses par les
moines ou les chanoines: - Quem quaeritis in sepulchro, o Christicolae? - Jesum Nazarenum
crucifixum, o caelicolae. (“Qui cherchez-vous dans ce tombeau, ô adorateurs du Christ? - C’est Jésus
le Nazaréen que nous cherchons, ô adorateurs du ciel.)
Plus tard on joue de vraies pièces, très courtes, avec des acteurs amateurs. Le plus ancien texte
dramatique conservé est le Jeu d’Adam, qui date de la seconde moitié du XIIe siècle, et où l’épisode
central est la tentation des premiers parents par le serpent. Au début du siècle suivant, saint François
d’Assise, avec son imagination poétique et mystique, demandera que soient faites des représentations
de la crèche de Bethléem à Noël, dans la ville de Gubbio. Cette coutume se répand rapidement; elle se
développe sous la forme de tableaux vivants ou de petites pièces rappelant les événements qu’on
célèbre à telle ou telle date: la Visitation, l’Annonciation, l’Entrée à Jérusalem.
La représentation médiévale “classique” a lieu sur une place publique; les acteurs se tiennent
sur plusieurs scènes qui s’appellent mansions; on ne tarde pas à faire intervenir divers trucages, par
exemple dans les scènes où les saints sont torturés, et des machines puissantes et compliquées qui font
descendre les anges du ciel ou qui font ouvrir la gueule de l’enfer avec force effets pyrotechniques.
Vers la fin du Moyen Age, les pièces de théâtre sont longues de 15 000 - 30 000 vers et les
représentations durent plusieurs journées, échelonnées parfois sur toute la durée des fêtes de printemps,
du Mardi Gras à la Pentecôte.
Il existe aussi un théâtre comique, représenté par les farces et les soties, et qui est joué lors des
fêtes populaires.
Mais les villes sont devenues importantes dans la société médiévale à plusieurs titres, et
d’abord pour leur savoir. Les écoles épiscopales, qui préparaient d’abord les futurs prêtres du diocèse,
et dont l’une des plus célèbres est Chartres, ne possèdent plus le monopole de l’éducation. Alcuin
d’York avait souhaité que chaque paroisse ait une école pour alphabétiser le peuple; son souhait ne
s’est pas réalisé pendant le Moyen Age.
Mais dès la fin du XIe siècle, dans les grandes villes se multiplient des écoles, où enseignent
des clercs payés par leurs étudiants. Tandis que le latin est normalement appris pendant l’enfance, avec
le curé de la paroisse, dans une école on commence par l’étude de trois disciplines “humanistes”, le
trivium (carrefour de trois chemins): grammaire, rhétorique, dialectique; on continue par le
quadrivium, quatre disciplines mathématiques: arithmétique, géométrie, musique, astronomie. Cet
ensemble est connu sous le nom d’arts libéraux; le mot “libéral” signifie ici qu’il s’agit d’une matière
d’enseignement pour les hommes libres et suffisamment riches pour ne pas avoir à travailler afin de
gagner leur vie. Les arts libéraux sont conçus comme purement contemplatifs, en ce sens qu’ils ne sont
pas appliqués à une activité professionnelle ou productive; ils sont une étude gratuite, dont le but est
l’élévation intellectuelle et spirituelle. Dans la pratique, ils donnent une qualification aux fonctions
administratives, et, avec les ordinations, aux rangs ecclésiastiques.
Le modèle ancien se conserve longtemps à Bologne, en Italie, où chaque professeur signe un
contrat annuel avec ses étudiants. A Paris les enseignants et les étudiants s’organisent de bonne heure
en une corporation et obtiennent des lettres patentes du roi: c’est l’origine de l’Université. La
désignation à une chaire se fait par suffrage des pairs sur bulletin de vote et on est engagé pour un
cycle d’enseignement qui, en théologie, est de 3 ans. Au sein de l’Université, les écoles spécialisées
(arts, droit, théologie, médecine) s’appelleront “facultés”. Sous l’impulsion de l’aristotélisme, la
logique occupera de bonne heure une place prépondérante parmi les matières d’enseignement (dès
1215 à Paris) et on peut penser que cette évolution, au terme d’une période de floraison, a contribué à
l’assèchement et à la stérilisation de la pensée médiévale, car il s’agissait d’exercices qui ne reposaient
pas suffisamment sur une interprétation de l’expérience.
Au Moyen Age, on recherche le savoir d’abord parce qu’il donne accès aux charges
ecclésiastiques. A la vérité, le fils puîné d’un grand seigneur peut devenir archevêque à 5 ans, sans
savoir lire; mais les évêchés sont nombreux, et la France chrétienne a besoin d’une direction. Certains
des nobles qui accèdent à de hautes charges sont des érudits, et si l’accès de la prélature est
pratiquement interdit aux roturiers, il reste de nombreuses prébendes et cures qui peuvent nourrir leur
homme. La plupart des savants du monde médiéval sont d’origine noble, car l’accès au savoir
approfondi passe par le moniage et les moines doivent être nés dans une famille noble (chez les
bénédictins du moins), mais cela n’est pas nécessairement une règle infrangible. En fait les couvents et
les universités peuvent agir, dans une certaine mesure, comme des neutralisateurs de l’origine sociale.
Au couvent on entre à six ans, à douze selon la règle officielle, soucieuse d’éviter les voeux sans
vocation. Bien des nouveau-nés sont abandonnés devant les portes des monastères, et leur origine
sociale n’est attestée que par la finesse de leur lingerie. A l’université, des fondations philanthropiques
comme celle de Robert de Sorbon veillent à l’entretien des écoliers pauvres. Enfin, lors de l’entrée
dans une carrière, l’argent et les protecteurs puissants valent plus que les quartiers de noblesse.
D’autre part, le savoir possède une forte aura imaginaire. Gerbert, moine d’Aurillac, né vers
940, fut emmené par le comte de Barcelone Borel en Espagne, où il entra en contact avec
l’arithmétique et la cosmographie arabes. Revenu en France, l’empereur d’Allemagne Othon II le fit
abbé de Bobbio sur sa réputation. Gerbert enseigna à l’école épiscopale de Reims, puis fut élu évêque
de Metz dans des circonstance politiques troubles qui firent qu’il finisse par se réfugier auprès de
l’empereur, qui lui donna archevêché de Ravenne. Après la mort d’Othon II, Gerbert soutint
énergiquement la cause du fils de celui-ci, Othon III, et la régence de l’impératrice Théophano. En 999,
Gerbert fut élu pape sous le nom de Sylvestre II, le premier d’origine française, contre la tradition qui
faisait que les évêques de Rome fussent des Italiens ou des Grecs.
Après sa mort en 1003 apparut une légende selon laquelle il aurait apporté d’Espagne une tête
de cuivre qui répondait à toutes les questions, ainsi qu’un livre qui lui donnait pouvoir sur tous les
démons et accès aux trésors.
Certains des professeurs sont des mystiques, tels l’Allemand Hugues, qui enseignait vers le
milieu du XIIe siècle à l’école parisienne sise dans l’enceinte du monastère de Saint-Victor. D’autres
sont plutôt des logiciens, tel Abélard. On peut compter aussi des philosophes complets, comme
Thomas d’Aquin, un Italien de l’ordre de saint Dominique qui tint pendant quelques années (12571259) la chaire à la Faculté de Théologie de l’Université de Paris. Bien que quelques-unes de ses
propositions fussent condamnées par l’évêque de Paris Etienne Tempier, saint Thomas fut canonisé en
1323. Ce n’est qu’en 1879 que le pape Léon XIII le déclarera autorité suprême en matière de doctrine
catholique. Avec l’aristotélisme de saint Thomas, la direction philosophique de la pensée chrétienne se
renforce. On assiste au triomphe, puis, avec le XIVe siècle, au déclin de la scolastique. Les derniers
grands scolastiques, Guillaume d’Occam et Duns Scot, sont, l’un surtout logicien, l’autre surtout
métaphysicien.
Une autre raison importante du développement des études universitaires est la formation des
fonctionnaires d’Etat. Le roi ne tient pas à avoir parmi ses serviteurs des membres de la haute noblesse;
le métier des finances en particulier, avec la collecte des impôts et la gestion du fisc, répugne à la
classe aristocratique. Par conséquent les roturiers peuvent avancer assez vite dans l’administration
royale, surtout s’ils ont une bonne formation juridique. Les facultés de droit sont les pépinières du
service public; Guillaume de Nogaret, chancelier de France sous Philippe le Bel, avait été professeur
de droit à Montpellier et signait en 1299 miles et legum professor. Les universités, qui seront
exemptées d’impôts et bénéficieront de nombreux privilèges et franchises, ont une organisation
hiérarchique: à la base se trouve la Faculté des Arts, niveau propédeutique qui ne donne pas à
proprement parler une formation supérieure, puis celles de Droit, de Médecine, de Théologie. Comme
la Faculté de Théologie de Paris accepte la souveraineté du roi en matière ecclésiastique, rien ne
s’oppose à ce qu’elle donne son avis officiel sur toute question religieuse. L’organisation par Philippe
le Bel du parlement, ayant des attributions judiciaires, de la chambre des comptes, chargée de
surveiller la dépense de la recette publique, et des conseils du roi, jette enfin les bases d’une
bureaucratie qui produira sur le plan social la noblesse dite de robe et une partie de la haute
bourgeoisie.
Le modèle universitaire, permettant une forte concentration des connaissances et un contrôle
étroit du savoir, connut une diffusion rapide. Si les universités de Paris et de Montpellier datent de la
fin du XIIe siècle, le XIIIe en voit apparaître à Toulouse, Salamanque, Arezzo, Padoue, Cambridge,
Valladolid et Lisbonne. Au XIVe siècle naissent des universités aussi loin que Heidelberg, Budapest,
Pécs et Cracovie. En même temps que les institutions, le savoir médiéval, corpus d’idées qui évolue
assez vite, se répand à travers l’Europe. La classe des intellectuels prend un caractère international.
C’est ainsi qu’après Anselme de Cantorbéry, le fondateur de la scolastique, qui était un Italien,
montagnard d’Aoste, formé à l’abbaye de Bec, en Normandie, et après Abélard, un Français, la gloire
de la science passe à un Allemand, Albert le Grand, de Cologne, puis à des Anglais, Robert
Grosseteste et Alexandre de Halès, avant la grande synthèse de Thomas d’Aquin. Les Danois se
distinguent par la meilleure école de philosophie du langage. Un Flamand, Guillaume de Moerbeke, est
celui qui traduit en latin Aristote. Des juifs et des Espagnols traduisent les immenses ouvrages des
penseurs arabes: Avicenne, Averroës, Alhazen, Algazel. On peut contempler la préparation de cet
impressionnant mélange de croyances et de connaissances à travers l’oeuvre de Dante Alighieri, non
seulement la Divine Comédie, mais encore dans la Monarchie, dans la Question de l’eau et de la terre,
dans le Convivio. Enfin un Polonais de Torun, Copernic, assied sur une base scientifique l’idée du
système héliocentrique.
Ce savoir ne se constituait pas dans le secret des laboratoires et en marge de l’indifférence
publique. Il ne s’agit certes pas d’une science expérimentale, mais d’un mélange de croyances et de
raisonnements qui tenaient à la fois de la logique la plus stricte et d’une pensée imaginaire vigoureuse.
L’homme médiéval de la classe moyenne est un lecteur assez curieux, et ses lectures sont des ouvrages
sérieux, voire ennuyeux selon les goûts modernes. Comme il n’est pas permis de lire la Bible, qui est la
source de toute sagesse, les hommes se rabattent sur les commentaires et sur les ouvrages de
vulgarisation. La lecture se fait à haute voix, en public et surtout à table, selon une coutume qui était
déjà observée par Charlemagne et qui s’institutionnalise dans les monastères, afin que la nourriture
spirituelle soit absorbée en même temps que la nourriture terrestre. On est conduit aujourd’hui à penser
que même ceux qui lisaient seuls, le faisaient à haute voix ou en marmonnant. Le modèle de la
compréhension du texte est donné par la liturgie, où la lecture de l’Evangile est accompagnée d’une
explication, le sermon. Après les sermons poétiques et inspirés de saint Bernard de Clairvaux, au XIIIe
siècle se développe un véritable art de l’homélie: le sermon doit se construire à partir de la
combinaison d’un thème majeur et d’un thème mineur, et se développer selon l’architecture
compliquée d’une forme musicale.
Tout texte littéraire est donc conçu, à l’instar de la Bible, comme recelant un sens caché. Faire
sortir ce sens par l’interprétation est l’objet de l’explication, que l’on appelle avec des mots grecs
exégèse (d’exégesis, sortie du sens par expression comme le suc quand on exprime une orange) et
herméneutique (d’hermenéuo, je traduis, j’interprète). Ainsi, lorsque le patriarche Abraham reçoit sous
les chênes de Mambrê la visite de trois étrangers qui lui prédisent qu’en dépit de son âge avancé il aura
un fils, il ne suffit pas de reconnaître dans ces hommes des anges, selon la tradition juive, mais encore
faut-il ajouter l’exégèse chrétienne, qui reconnaît en eux les trois personnes de la Trinité: le Père, le
Fils et le Saint Esprit.
Quand on lit donc le Physiologue, texte réunissant des descriptions d’animaux et de pierres plus
ou moins imaginaires, reçus par tradition de l’Antiquité, on y cherche une signification plus haute, plus
secrète. Certains des Bestiaires (livres sur les animaux des pays exotiques) et des Lapidaires (livres sur
les pierres précieuses) ajoutent à la description héritée des versions anciennes leur propre interprétation
christianisée. Ce travail du sens, poursuivi selon des règles spéciales, s’appelle allégorèse. Ainsi
Philippe de Thaon évoque la naissance légendaire de la perle, qui se produit lorsque le coquillage
remonte nuitamment à la surface de l’océan pour recevoir entre ses valves la rosée du ciel; l’huître
signifie la Vierge Marie, et la perle est un symbole de Jésus, conçu par l’Esprit-Saint sans péché et
sans oeuvre de chair.
Cette attente du sens profond, cet espoir du salut qui peut se cacher dans la signification d’un
texte fondateur rayonnent sur toute la littérature. Ils se retrouvent dans des commentaires comme la
Bible moralisée, l’Ovide moralisé. Mais par-dessus tout, ils se réalisent dans des oeuvres littéraires
comme le Roman de la Rose. On appelle cette écriture “allégorique”, par analogie avec une certaine
technique d’interprétation de l’Ancien Testament. En fait il s’agit d’un style emblématique, descriptif
et narrativisant, qui prend pour objet des réalités morales sans référence particulière. Tandis que dans
un roman on parle de la folie de Tristan, dans l’écriture allégorique on parle de la folie en général, en
exemplifiant au besoin avec des personnages d’histoire et de légende tels Aristote ou Ajax. Le Roman
de la Rose n’est pas romanesque. Il parle de la conquête du coeur d’une demoiselle, mais ses
personnages n’ont pas de nom de baptême: ils sont l’Amant, Amour, la Rose, Danger ou Malebouche
et représentent chacun respectivement l’amant, l’amour, la jeune fille aimée, les périls de la conquête
et la médisance.
Tandis que Guillaume de Lorris, un clerc à l’imagination tendre, a commencé son roman selon
la fiction d’un songe, au cours duquel l’Amant arrive dans le jardin caché du dieu Amour et tombe
amoureux d’un bouton de rose, son continuateur, Jean Clopinel de Meung-sur-Loire, qui a étudié à
l’université, s’y prend d’une tout autre manière. Il prend sa tâche pour un prétexte d’exposer toutes les
théories qu’il a apprises; il écrit une sorte de Bible de la modernité du XIIIe siècle. Toutes les idées de
l’avant-garde intellectuelle sont là pour choquer les esprits conservateurs: l’institution de la royauté est
fondée sur la violence, sans aucune justification de droit divin; le langage est une simple convention
entre les hommes, que l’on pourrait changer artificiellement comme l’on voudrait; Dieu ne se mêle pas
de la vie quotidienne, qui est régie par la Nature; le travail de la Nature consiste principalement en la
conservation des espèces; l’homme est une espèce naturelle, dont la perpétuation dépend de la
reproduction sexuelle, que les esprits courtois se plaisent à appeler amour; par conséquent, si un
homme veut avoir une femme, ou, dans le langage fleuri du roman, l’Amant veut se rendre près de sa
Rose, il lui suffit d’offrir une grosse somme d’argent sous forme de présents, par l’entremise d’une
vieille, qui saura assouplir le coeur de la belle. Ces joyeusetés ont charmé la misogynie médiévale et
ont assuré au Roman de la Rose une gloire perdurable, qui s’est prolongée jusque vers le début du
XVIIe siècle.
Les études sur le monde de la ville médiévale sont d’une extrême complexité. La philosophie
scolastique est un domaine extrêmement vaste et très spécialisé; cependant c’est là que se trouve la clé
de nombreuses représentations médiévales. On a pendant longtemps pensé qu’il existe une tradition
populaire qui vient des temps archaïques, préromains et païens, et que cette culture trouve enfin son
expression, en parvenant à l’écriture, dans la littérature bourgeoise. Aujourd’hui nous en sommes
venus à douter que cette image correspondrait à une vérité globale. Certes, on peut glaner çà et là, dans
le rituel, dans le folklore, dans le culte des saints, dans les idées sur la sorcellerie, des “survivances”
païennes. Mais aux XIIe-XIIIe siècles, il est déjà lieu de se demander si certains éléments n’ont pas été
transmis à travers des textes écrits plutôt que de bouche à oreille.
En effet, la théorie de l’oralité ne peut être sollicitée au-delà de certaines limites sans perdre
complètement son sens scientifique et se transformer en une simple croyance superstitieuse, qui
n’explique rien. Par contraste, il existe un immense volume de représentations accessibles à travers la
littérature écrite en latin, et qui constitue le véritable “étage supérieur” de la culture médiévale. Aux
grandes synthèses en langue vulgaire, comme la Divine Comédie de Dante et le Roman de la Rose de
Jean de Meung correspondent les immenses synthèses de Thomas d’Aquin, d’Albert le Grand,
d’Alexandre de Halès. C’est là que se jouent les enjeux de la civilisation européenne future.
C’est dans les universités médiévales que réapparaît le drame de la connaissance qui avait
tensionné la culture grecque. Les penseurs découvrent la polarité entre foi chrétienne et pensée
philosophique, ou en d’autres termes entre la recherche de la spiritualité et la recherche de la vérité.
L’Eglise doit faire le départ entre vie chrétienne de la communauté et vie mystique des individus; avec
saint François d’Assise, la sainteté acquerra une dimension publique et sentimentale qui avait été
latente juqu’alors.
La constitution de la culture urbaine comporte d’importants changements de la sensibilité, qu’il
faudrait étudier. Le renouvellement du XVe siècle est fondé sur un raffinement des exigences et des
goûts dont le développement n’est connu actuellement que dans les cercles restreints des spécialistes.
L’histoire de l’image, celle de la piété, celle de la propreté, celle de la discipline sont des domaines très
fertiles à l’heure actuelle.
D’autre part, il existe un spécifique “bourgeois”, ou plus exactement “citadin” d’une certaine
subculture médiévale. Le goût de la transgression, la misogynie, l’anticléricalisme, le moralisme,
définissent une littérature qui vise à conserver certaines valeurs qui ne sont pas explicitement
thématisées. Ici aussi nous avons des racines de l’esprit bourgeois tel qu’il se manifestera jusqu’au
XXe siècle inclusivement. Ces directions d’étude sont dégagées, mais pas suffisamment approfondies.
Chroniqueurs et historiens
Nous disions que la lecture médiévale est volontiers érudite. C’est même dans ce climat sérieux
d’étude que naîtra l’humanisme de la Renaissance. L’intellectuel du Moyen Age est tourné vers le
passé et il n’a pas les techniques intellectuelles nécessaires pour étudier le présent. L’éducation
médiévale consiste à apprendre, entre autres, une multitude d’histoires, constituant l’histoire sacrée (les
patriarches, Moïse, les Juges et les Rois) et l’histoire profane (l’Egypte, la Grèce avec Oedipe, Achille
et Ulysse, la Perse avec Cyrus et Cambyse, Rome avec Numa, Pompée, César et Constantin, puis la
France avec Charlemagne, Louis le Pieux et Hugues Capet). L’histoire de l’Eglise, dont les bases ont
été jetées par Eusèbe de Césarée, fait aussi l’objet de recherches attentives. Dans chaque monastère on
prend des notes sur la succession des abbés, les visites des puissants du siècle, les grandes batailles ou
l’avènement des rois: ce sont les annales, listes d’événements dont les entrées commencent par le mot
anno Domini…, “en l’an du Seigneur…” L’oeuvre des historiens romains n’est pas délaissée non plus.
Dans sa biographie de Charlemagne, Eginhard imite Suétone. Le chroniqueur des rois mérovingiens,
Grégoire de Tours, sans être sans doute un styliste, est un homme de lettres et un écrivain avec un sens
aigu du trait caractéristique. Ces auteurs écrivent en latin.
La naissance de l’histoire en langue vulgaire est un événement, car elle coïncide avec
l’apparition de la prose française: tout ce qui avait été écrit jusque-là en matière de littérature était en
vers. Les premiers auteurs qui prennent la plume pour raconter les événements extraordinaires dont ils
ont été les témoins ne savent pas très bien comment écrire car ils n’ont pas d’exemple; leur style est
oral, car ils écrivent comme ils racontent, et ils racontent parfois comme les chansons de geste. Il s’agit
de Geoffroi de Villehardouin et de Robert de Clari. Les grands événements qu’ils présentent, c’est la
IVe Croisade, et notamment la prise de Constantinople.
On sait que les Croisades sont des expéditions guerrières qui ont opposé la Chrétienté à l’Islam,
et dont l’objectif était la possession de la Terre Sainte, avec le Tombeau du Christ à Jérusalem. Les
premiers affrontements entre musulmans et chrétiens français datent du VIIIe siècle, lorsque les
Maures occupent Narbonne, puis lorsque Charles Martel arrête l’avancée musulmane près de Poitiers.
Mais les objectifs des chrétiens sont proches et à court terme. Charlemagne s’empare d’une partie de la
Catalogne dont il fait la marche de Septimanie. Lorsque les espagnols s’organisent en quelques
royaumes (Aragon, Castille, Navarre, Léon et Portugal) pour entreprendre La Reconquista, les Français
les aident volontiers avec de petits effectifs. Mais l’idée grandiose, l’idée de génie, apparaît à la fin du
XIe siècle, quand il s’agit de reconquérir Jérusalem et “la terre où Jésus vécut et mourut”, comme le dit
un troubadour.
C’est le pape Urbain II, un Français, qui prêcha la première Croisade au concile de Clermont en
1094. Il parvint à soulever un immense enthousiasme, qui eut pour effet en 1099 la prise de Jérusalem
et la formation du premier royaume “latin” (= occidental et catholique) en Orient. Le succès d’Urbain
II s’explique par une multitude de facteurs. D’une part, la force morale de la papauté, qui vient
d’humilier l’empereur d’Allemagne Henri IV, en faisant triompher ainsi l’idée de l’autorité universelle
de l’Eglise, le primat du spirituel sur le temporel. A la suite de Grégoire VII, pape, théoricien
intransigeant de la suprématie de l’Eglise, Urbain (qui avait été prieur de Cluny, le plus important
monastère bénédictin de France, porteur d’un puissant mouvement de renouveau spirituel), jouit d’un
prestige moral considérable. Le fait qu’à Clermont le clergé allemand et anglais se soit absenté, tandis
que les évêques français ont été peu nombreux (leur roi, Philippe Ier, avait été excommunié, car il
vivait en péché d’adultère avec Bertrade de Montfort, femme de Foulques d’Anjou), tout cela n’a pas
porté à conséquence face à l’enthousiasme populaire. Cet enthousiasme révèle la force de l’idéologie
chrétienne au XIe siècle, l’espoir des masses que la société peut être améliorée par l’autorité de la
pensée., en faisant triompher ainsi l’idée de l’autorité universelle de l’Eglise, le primat du spirituel sur
le temporel. A la suite de Grégoire VII, pape, théoricien intransigeant de la suprématie de l’Eglise,
Urbain (qui avait été prieur de Cluny, le plus important monastère bénédictin de France, porteur d’un
puissant mouvement de renouveau spirituel), jouit d’un prestige moral considérable. Le fait qu’à
Clermont le clergé allemand et anglais se soit absenté, tandis que les évêques français ont été peu
nombreux (leur roi, Philippe Ier, avait été excommunié, car il vivait en péché d’adultère avec Bertrade
de Montfort, femme de Foulques d’Anjou), tout cela n’a pas porté à conséquence face à l’enthousiasme
populaire. Cet enthousiasme révèle la force de l’idéologie chrétienne au XIe siècle, l’espoir des masses
que la société peut être améliorée par l’autorité de la pensée.
D’autre part, l’Islam se trouve à cette époque singulièrement affaibli. Le pouvoir spirituel des
califes de Bagdad demeure nominal, et au Moyen Orient se succèdent les royaumes de fortune dirigés
par des aventuriers, dont plusieurs sont d’origine turque ou kurde. La Syrie s’oppose à l’Iraq et les
deux à l’Egypte, ce qui fait que la région du Liban et de la Palestine puisse être soustraite
temporairement, grâce à l’effort des croisés, à la force écrasante de l’Islam. Lorsque l’union de la Syrie
et de l’Egypte sera enfin réalisée temporairement par Saladin, lui-même descendant d’un Kurde,
Jérusalem tombera aux mains des musulmans. La ville du roi David aura appartenu aux chrétiens
pendant 88 ans, de 1099 à 1187; mais dans les villes chrétiennes du littoral persistera l’administration
latine: la principauté d’Antioche durera jusqu’en 1268, le comté de Tripoli jusqu’en 1291. L’auteur le
plus important pour l’histoire du royaume de Jérusalem est Guillaume de Tyr, qui a écrit en latin;
cependant un anonyme de talent en a donné une savoureuse traduction française au début du XIIIe
siècle, connue sous le nom d’Histoire d’Eraclès, du nom de l’empereur byzantin Héraclius, qui le
premier avait essayé de reprendre la Palestine aux musulmans.
La deuxième et la troisième croisade ne parviennent pas à changer la destinée des possessions
latines en Terre Sainte. La Palestine médiévale est prise entre deux Etats puissants: la Syrie et
l’Egypte. Pour aller de France et d’Allemagne vers Jérusalem, il y a deux itinéraires favorables: soit on
passe la Méditerranée en s’appuyant sur le littoral italien et sicilien, en traversant vers la Libye ou
l’Egypte, soit on suit la voie de terre, par la péninsule Balkanique et l’Anatolie. La première idée ne
sera acceptée que par saint Louis, au XIIIe siècle. La seconde, apparemment plus faisable, a été celle
de la première croisade, et, en 1202, celle de la quatrième. Mais en 1202 les Byzantins n’acceptaient
pas qu’une importante armée occidentale traverse leur pays, craignant des débordements comme en
1096. Il faudra louer des navires vénitiens pour transporter les croisés le long du littoral dalmate. Ces
navires, on doit les payer. Comme les Croisés n’ont pas les moyens nécessaires, les Vénitiens leur
demandent en guise de paiement de conquérir pour eux la ville de Zara, qui avait été enlevée à Venise
par les Hongrois; le royaume pannonien avait pris la Bosnie et atteint dans son expansion l’Adriatique.
La cité tombe en novembre 1202. La prise de Zara, ville chrétienne et catholique, répugne à de
nombreux croisés qui rebroussent chemin. C’est un premier détournement du sens de leur entreprise
qui n’échappe pas aux négociateurs de Boniface de Montferrat, chef de l’expédition, négociateurs
parmi lesquels se trouve Geoffroi de Villehardouin, un noble champenois qui écrira la chronique de la
croisade. Le second et le plus important détournement aura lieu lorsque les croisés attaqueront
Constantinople.
Cette évolution inattendue est le résultat des interminables luttes pour le pouvoir qui déchiraient
l’empire byzantin. L’empereur Isaac II l’Ange (Ánghelos) avait été détrôné et aveuglé par son propre
frère, Alexis III Comnène. Le fils d’Isaac s’évade après six ans de prison et demande secours aux
Croisés. Ceux-ci acceptent de restaurer Isaac sur le trône de Byzance moyennant une somme de
200.000 marcs d’argent et d’importants avantages militaires, nécessaires à une expédition qui déclarait
viser Jérusalem. On va jusqu’à promettre l’union de l’Eglise orthodoxe avec celle de Rome. Les
Occidentaux prennent Jérusalem et restaurent Isaac. Le patriarche de Constantinople reconnaît
l’autorité du pape de Rome. Mais, peu de temps après, à la faveur du mécontentement populaire causé
par la réforme religieuse, surgit un autre usurpateur, Alexis Doukas (dit Murtzuphlos, à cause de ses
sourcils fournis et unis à la racine du nez), qui emprisonne Isaac et tue son fils, se proclamant
empereur. Cette fois, les Croisés attaquent la ville, la pillent et se partagent le territoire en fiefs à la
façon occidentale. Ainsi naît l’empire latin d’Orient, connu sous le nom de Romenie ou Romanie.
Villehardouin termine sa chronique par l’année 1207, à la mort de Boniface de Montferrat. Mais luimême restera en Grèce jusqu’à sa mort, vers 1218, après avoir reçu le fief de Messinople en Thrace et
avoir été nommé maréchal de Romanie5. Bien que la ville de Constantinople fût reprise en 1261 par
Michel VIII Paléologue, les Occidentaux restèrent longtemps maîtres duché d’Athènes et du
Péloponnèse. Geoffroi de Villehardouin, un neveu du chroniqueur, se rendit maître de cette péninsule,
appelée Morée par les Français et Achaïe dans les textes latins. Après l’extinction des Villehardouin, la
Morée passa de main en main (un Pierre de Saint-Exupéry en fut le prince pendant quelques années),
avant d’être reconquise en 1428 par les Grecs; suivirent les Turcs, en 1460, puis les Vénitiens, de 1685
à 1715, puis de nouveau les Turcs…
Un grand roi de France, Louis IX, reprendra le flambeau de la croisade. Il s’embarque en 1248
pour l’Egypte, persuadé que seule la conquête de ce pays assurera la maîtrise de Jérusalem. Cependant
le résultat des six années de son absence ne sera que la captivité et une rançon d’un million de besants
d’or, dont seule la moitié fut payée. En 1270 il s’embarqua de nouveau, cette fois pour Tunis, où il
mourut de la peste. L’envoi de la huitième croisade vers Tunis fut l’idée du frère du roi, Charles
d’Anjou, qui était devenu en 1265 roi de Naples et de Sicile, et qui préférait, semble-t-il, dégager le
large de cette île des attaques musulmanes. Pour sa vie pieuse et les institutions sages qu’il avait donné
à son pays, Louis IX fut canonisé en 1297, après un long procès qui dura 25 ans et au cours duquel un
membre de la commission d’enquête, Jean de Joinville, qui s’était trouvé aux côtés du roi pendant
l’expédition d’Egypte, rédigea des mémoires intitulées Livre des saintes paroles et des bons faits de
notre saint roi Louis. Le fait que Joinville ait refusé de se joindre au roi dans la croisade de 1270
montre à quel point, après le sac de Constantinople en 1204 et la défaite de Mansourah en 1250, l’idée
même de guerre sainte était devenue caduque. On ne croyait plus à la possibilité de reprendre
Jérusalem et les croisades qui suivirent n’entraînèrent plus la royauté française, même si des seigneurs
comme Jean de Boucicaut, un aventurier héroïque, ou Jean sans Peur, duc de Bourgogne, y
participèrent.
5 Les Byzantins se désignaient eux-mêmes du nom de Romains, Romaioi, car leur empire
n’était autre que l’empire romain d’Orient, résulté de la division faite par Théodose. Le
nouvel Etat latin s’intitula empire de Romanie. Son nom subsistera dans l’appellation
turque de la Roumélie, une région qui correspond partiellement à la Bulgarie actuelle.
L’étude des chroniqueurs et des historiens est aujourd’hui intéressante surtout du point de vue
anthropologique et littéraire. Auerbach a entamé, dans un article célèbre, l’analyse des représentations
mérovingiennes dans un article de sa Mimésis consacré à Grégoire de Tours. Mais beacoup reste à faire
dans ce domaine. L’histoire des mentalités et celle des idées sont très pertinentes pour nous donner une
idée de l’optique qui a pu être celle de tel historien médiéval. La stylistique doit trouver un champ
riche dans l’oeuvre d’un écrivain comme Froissart, par exemple.
Le crépuscule du Moyen Age
Le début du XIVe siècle est marqué par la puissante empreinte de Philippe le Bel, souverain
froid et cruel, qui a fait de l’administration royale, encadrée par des bourgeois ambitieux, un
instrument effrayant au service de ses intérêts. Sa puissance d’organisation est due à quelques hommes
d’action qui faisaient partie de son conseil: Pierre Flotte, Guillaume de Nogaret et Enguerrand de
Marigny.
En 1303, Nogaret mène le commando de l’attentat d’Anagni contre le pape Boniface VIII; on
mettait ainsi un terme à de nombreux différends entre la royauté française et la papauté au sujet du
contrôle sur le clergé de France, en affirmant vigoureusement les principes du gallicanisme; d’autre
part, l’opération aboutissait à terme avec l’élection d’un pape français, Clément V, qui s’établit sur le
Rhône, en Avignon, terre papale certes, mais beaucoup trop proche de Paris.
En 1306, le même jour de juillet, tous les juifs de France sont arrêtés, puis expulsés; leurs biens
sont saisis; quelques-uns d’entre eux sont ensuite autorisés à rentrer, à condition qu’ils aident à
poursuivre leurs débiteurs au profit de l’Etat; celui-ci faisait donc siennes non seulement les fortunes
de ses ex-citoyens, mais encore leurs créances. Les “Lombards”, banquiers italiens qui faisaient leurs
affaires en France, furent eux aussi arrêtés, spoliés et expulsés à plusieurs reprises.
En 1307, Philippe le Bel ordonne l’arrestation des chevaliers de l’Ordre du Temple de
Jérusalem, qui est menée de main de maître: l’acte d’accusation, rédigé préalablement, est envoyé deux
semaines à l’avance à tous les prévôts du roi; rien ne transpire, et les Templiers sont tous arrêtés le
même jour sur l’ensemble du territoire français, dans leurs commanderies. Les sept années suivantes
seront employées à leur faire avouer ce qu’on avait mis dans l’acte d’arrestation: hérétiques, ils
auraient renié le Christ, pratiqué l’homosexualité et adoré une statue de Belzébuth. La raison véritable
de la persécution était le désir de s’emparer des richesses de l’ordre, qui étaient considérables; en effet,
il avait bénéficié de nombreuses donations, faites afin qu’il mène à bien son principal objectif, la
libération des prisonniers chrétiens détenus dans les Etats de l’Islam. Le pape Clément V assemble un
concile à Vienne spécialement pour mettre les Templiers hors la loi; les chevaliers seront persécutés
seulement en France, car dans les autres pays on se contenta de les ramener sous l’autorité d’un autre
ordre. Les Templiers français qui avaient rétracté les déclarations faites sous torture furent brûlés;
parmi eux, le grand maître de l’ordre, Jacques de Molay, qui sur le bûcher, en 1314, lança une
malédiction terrible sur le roi et sur le pape. Tous les deux moururent avant la fin de l’année. Des trois
fils de Philippe le Bel, aucun n’eut de descendant mâle viable. Ils régnèrent tour à tour, mais chacun de
leurs règnes fut court. Louis X survécut jusqu’en 1316, Philippe le Long jusqu’en 1322, Charles IV
jusqu’en 1328.
En cette année, la succession à la couronne échut à Philippe VI de Valois, issu d’une branche
collatérale, ce qui permit au roi d’Angleterre Edouard III (petit-fils de Philippe le Bel par sa mère
Isabelle de France) d’émettre des prétentions au trône français. Ce fut l’origine de la guerre de Cent
Ans.
La guerre de Cent Ans est une forme “consolidée” de l’hostilité entre l’Angleterre et la France
qui remonte aux premiers temps de la monarchie normande. Tant que les rois anglais ne possédaient
sur le territoire français que la Normandie, c’était elle qui formait l’enjeu du conflit. Mais avec
l’avènement des Plantagenêt, et surtout avec le mariage d’Eléonore d’Aquitaine, un tiers du territoire
français se trouvait sur le contrôle des Anglais. Cette situation était instable. Les prétentions de la
couronne anglaise ne faisait que structurer le problème politique - un problème, malheureusement, que
le Moyen Age loyaliste n’était pas à même de résoudre d’une façon simple et efficace. La symbiose
féodale où se trouvaient ces deux grands Etats - pareils à des frères siamois qui ont en commun un
même membre - pouvait se résoudre de deux façons alternatives: soit par une monarchie unique
(laquelle? on allait se battre pour en décider); soit par une séparation douloureuse (ce qui arriva en fin
de compte).
Chacune des grandes batailles de la guerre tourna à l’avantage des Anglais: en 1340, celle de
l’Ecluse, en rade de Bruges, qui fut un combat naval; celle de Crécy en 1346, sur un terrain trop
mouillé par la pluie pour que la cavalerie française pût évoluer; celle de Poitiers, en 1356, lorsque le
roi de France Jean II le Bon fut fait prisonnier; celle d’Azincourt, en 1415, lorsque le poète Charles
d’Orléans, cousin du roi Charles VI, commença une captivité de vingt-cinq ans. Pourtant, en 1453, la
guerre était gagnée par la France et les derniers Anglais étaient chassés de la Guyenne à la suite de la
bataille de Castillon. Nous savons pourquoi le conflit a éclaté; il faut nous demander aussi pourquoi les
Anglais ont remporté la plupart des batailles et, chose plus importante encore, pourquoi les Français
ont gagné la guerre.
La France avait une population importante, probablement cinq fois plus nombreuse que celle de
l’Angleterre (vingt millions au début du siècle, contre quatre, en chiffres évidemment hypothétiques).
Qui plus est, l’armée anglaise était obligée d’opérer loin de ses bases insulaires, et cela coûtait
beaucoup d’argent. La situation était un peu équilibrée par le fait que les possessions anglaises sur le
continent offraient beaucoup plus que des têtes de pont: du ravitaillement abondant, des places
fortifiées et du recrutement. En effet, l’un des plus célèbres chefs des Anglais, le Captal de Buch, était
un Français du Midi, à la tête de ses compatriotes. Si au début de la guerre la monarchie anglaise
parlait français, et que la légitimité de sa possession de la Normandie, de l’Anjou et de l’Aquitaine ne
pouvait pas être mise en doute, à la fin de la guerre, vers le milieu du XVe siècle, les rois anglais
parlaient le saxon mêlé de mots normands qui était devenu leur langue à l’époque. Les Français
d’Anjou trouvaient normal qu’ils aient à leur tête un Plantagenêt, et anormal que le roi de France prive
celui-ci de ses héritages. Mais lorsque le descendant lointain des Plantagenêts se présenta à eux dans
un baragouin incompréhensible, la loyauté féodale fit place à des formes incipientes de ce qu’on peut
appeler le sentiment de l’appartenance à une nation, le patriotisme. L’action de Jeanne d’Arc se place
dans ce contexte et elle éveillera un écho décisif. Après l’exécution de la Pucelle en 1431, on peut
parler de l’idée d’une nation française.
Par conséquent les possessions anglaises en France, qui étaient la raison essentielle du conflit,
ne jouèrent pas le rôle stratégique qui aurait pu être le leur si les rois anglais y avaient établi leur
monarchie. D’autre part, le duché de Bourgogne, qui entra dans l’orbite anglaise après l’assassinat du
duc Jean sans Peur par son cousin, le roi Charles VI, sur le pont de Montereau en 1419, n’exerça pas
une action résolue afin de détruire la maison royale de France, à laquelle il était naturellement lié.
Enfin, un troisième allié des Anglais, le roi de Navarre Charles le Mauvais, mérite à peine d’être
mentionné.
La supériorité militaire des Anglais, explicable par la place qu’ils accordaient aux archers
saxons, ainsi que par la motivation des guerriers qui combattaient loin de leurs contrées natales, se
conjuguait avec la vulnérabilité des manoeuvres de la chevalerie française. Composée exclusivement
de nobles, cette force montrait peu de coordination. Ainsi, à Crécy, on ne put arrêter les bannières qui
marchaient à l’ennemi, quoiqu’il fût tard dans l’après-midi; elles massacrèrent les arbalétriers génois,
combattant du côté français, simplement parce qu’ils encombraient le passage.
Mais au milieu du XIVe siècle un combattant terrible allait se jeter dans la mêlée, en accablant
les deux partis. La société européenne fut cruellement frappée en 1348-1352 par une épidémie de peste
qui tua dans l’ensemble un tiers de la population. On parle de plus de 20 millions de morts en Europe.
Les décès furent moins nombreux dans les campagnes, tandis que les villes perdirent la moitié de leurs
habitants. La Grande Peste, apportée par des commerçants génois fuyant l’attaque tatare de leurs
établissements en Crimée, se manifesta simultanément sous plusieurs formes, dont la forme bubonique,
qui se transmet par contact et attaque les ganglions, et la forme pulmonaire, dont le virus circule par
voie aérienne, par la toux. Elle fut suivie en 1361 d’une deuxième épidémie atteignant surtout les
jeunes, qui ne bénéficiaient pas de l’immunité acquise dix ans auparavant par les autres; on nomma ce
second fléau “la peste des enfants”. Le poète Guillaume de Machaut fut le témoin des événements; sa
réaction se développe comme une diatribe contre les juifs, qu’il croyait à l’origine de l’infection. Il ne
faisait d’ailleurs que reproduire la manière de penser commune. Eustache Deschamps a vu lui aussi
toute son enfance empoisonnée par le spectre de la peste.
Cette catastrophe démographique n’est pas une cause directe de la “fin” de la civilisation
médiévale, mais elle a accéléré des changements des mentalités qui étaient déjà en route. La sensibilité
religieuse, face à ces désastres, s’aiguisa; quelle que soit leur condition sociale, les hommes
ressentaient le besoin d’un contact immédiat avec la divinité. Les nobles firent bâtir des chapelles
privées dans leurs châteaux; apparut la mode des autels portables; malgré les injonctions de l’Eglise,
les gens simples s’assemblaient pour lire l’Evangile et le commenter. On ressentit le besoin de traduire
la Bible. Trouvant application à l’interprétation biblique ordinaire des calamités comme un châtiment
divin pour l’infidélité des hommes, on jugea que l’Eglise avait besoin d’une réforme morale radicale.
Celle-ci se laissa quand même longtemps attendre; elle n’arriva qu’à la faveur des renouvellements
formidables induits par la Renaissance.
Paradoxalement, ce terrible XIVe siècle fut le berceau de presque tous ces renouvellements. Le
grand Etat international de la Bourgogne réunissait les territoires de la Hollande et la Belgique
actuelles à la Champagne et à la Provence. Il formait un corridor de liaison entre les Pays-Bas et le
Nord de l’Italie, les deux régions les plus avancées en Europe. Les innovations en finance et en
technologie s’échangeaient plus facilement grâce à ce couloir de réciprocité. L’art connut le style
nommé “gothique international”, dont l’unité faisait qu’on peignait à Prague comme à Lisbonne et à
Sienne. L’histoire de la découverte de la perspective en peinture réunit Italiens et Flamands dans ce qui
peut être considéré comme une épopée du savoir. Jean van Eyck était un sujet des ducs de Bourgogne.
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