LA « LUMIÈRE » GRAVITATIONNELLE (1/4) : PRINCIPES DE BASE FÉVRIER 10, 2016 JEAN-PIERRE LUMINET 13 COMMENTAIRES Je voudrais poser une question à monsieur Einstein, à savoir, à quelle vitesse l’action de la gravitation se propage-t-elle dans votre théorie ? Max Born, 1913 Dans la théorie de Newton, la gravitation est une force agissant instantanément entre les corps massifs. Cette idée était inadmissible aux yeux de nombreux physiciens, Newton compris, et un siècle plus tard Laplace proposait une modification de la théorie dans laquelle l’interaction gravitationnelle se propageait à vitesse finie. L’idée fut vite abandonnée, car elle soulevait immédiatement une question à laquelle personne ne savait répondre : lorsqu’un corps massif est violemment perturbé, le champ gravitationnel qu’il engendre doit s’ajuster de proche en proche à la nouvelle configuration du corps ; sous quelle forme se propage le réajustement ? La théorie de la relativité générale d’Einstein permet d’organiser en un schéma cohérent les intuitions sur la propagation de la gravitation. Einstein s’était demandé si une masse en mouvement accéléré pouvait rayonner des ondes de gravité, de la même façon qu’une charge électrique en mouvement accéléré rayonne des ondes électromagnétiques. Dès 1916, il découvrit effectivement des solutions de ses équations du champ gravitationnel représentant des ondulations de la courbure de l’espace-temps se propageant à la vitesse de la lumière. Il venait d’inventer la « lumière gravitationnelle ». Good Vibrations Et quel vent d’outre-monde emporte au gré des ondes la promesse de toutes les germinations? Charles Dobzynski L’analogie entre ondes gravitationnelles et ondes électromagnétiques est utile pour la conception du phénomène, mais elle ne conduit guère plus loin. La structure d’une onde gravitationnelle et ses effets sur la matière sont bien plus complexes que ceux de l’onde électromagnétique. Une première différence notable vient du fait que la gravitation est purement attractive ; la masse, c’est-à-dire la « charge gravitationnelle », a toujours le même signe. Il en résulte qu’un oscillateur gravitationnel élémentaire, constitué de deux masses vibrant aux extrémités d’un ressort, ne rayonne pas le même type d’ondes que deux charges électriques de signe opposé. Dans le cas électromagnétique, le rayonnement est du type dipolaire, dans le cas gravitationnel il est du type quadripolaire. La nature quadripolaire des ondes gravitationnelles. La figure montre l’effet d’une onde gravitationnelle parvenant perpendiculairement au plan d’un anneau de particules test. Selon la relativité générale, les ondes gravitationnelles peuvent adopter deux motifs particuliers, ou états de polarisation. La polarisation du haut, dite "plus", dilate et contracte alternativement l’anneau sans changer la direction de ses axes principaux ; la polarisation du bas, dite "en croix", tourne de 45° les directions de compression et d’étirement. La nature quadripolaire des ondes gravitationnelles. La figure montre l’effet d’une onde gravitationnelle parvenant perpendiculairement au plan d’un anneau de particules test. Selon la relativité générale, les ondes gravitationnelles peuvent adopter deux motifs particuliers, ou états de polarisation. La polarisation du haut, dite « plus », dilate et contracte alternativement l’anneau sans changer la direction de ses axes principaux ; la polarisation du bas, dite « en croix », tourne de 45° les directions de compression et d’étirement. Une autre complication vient de ce que le graviton, l’hypothétique particule médiatrice de l’onde gravitationnelle, transporte une charge gravitationnelle associée à son énergie, tandis que le photon, particule médiatrice de l’interaction électromagnétique, ne transporte pas de charge électrique. Par conséquent, l’onde de gravitation produite par une masse accélérée est elle-même source de gravitation : la gravitation gravite. En termes techniques, on dit qu’elle est non linéaire. Cette non-linéarité introduit des difficultés considérables dans la résolution des problèmes apparemment les plus simples, comme le calcul du champ gravitationnel engendré par deux corps en mouvement. Contrairement au champ électromagnétique, ou à la force de gravitation newtonienne, si deux masses produisent individuellement deux champs, leur action combinée produit un champ qui n’est pas la somme des deux champs ; il faut en plus tenir compte de la gravitation d’interaction entre les deux masses, qui varie constamment au cours du mouvement. C’est la raison pour laquelle le « problème à deux corps », décrivant par exemple le champ gravitationnel d’une étoile double et qui, dans la théorie de Newton, a une solution facile à calculer – en l’occurrence, les lois de Kepler – n’est pas résolu rigoureusement en relativité générale. Toutefois, dans les champs gravitationnels suffisamment faibles, la nonlinéarité peut être négligée et nombre de complications disparaissent. C’est justement le cas lorsqu’on s’intéresse à la détection du rayonnement gravitationnel en provenance de sources lointaines. Mais une telle simplification donnerait des résultats complètement erronés à proximité d’une supernova ou de deux trous noirs en collision… La troisième différence fondamentale avec l’électromagnétisme réside dans leurs intensités relatives. Si l’on place à 1 centimètre l’un de l’autre deux protons – qui, ayant une masse et une charge électrique, sont à la fois soumis à une interaction gravitationnelle et à une interaction électromagnétique –, la force gravitationnelle qui les attire est 1037 fois plus faible que la force électrostatique qui les fait se repousser. De là vient l’obstacle majeur à la détection des ondes gravitationnelles ; alors qu’il a suffi d’une décennie après la prédiction de Maxwell pour que Hertz parvienne à produire et à capter en laboratoire des ondes électromagnétiques, un siècle sans résultat s’est écoulé après la prédiction d’Einstein. Quelques exemples illustreront mieux l’extraordinaire faiblesse des ondes gravitationnelles dans les conditions usuelles. Revenons à notre oscillateur gravitationnel élémentaire, constitué de deux masses de 1 kilogramme oscillant de 1 centimètre 100 fois par seconde aux extrémités d’un ressort long de 10 centimètres. En admettant que l’on puisse recueillir toute la puissance gravitationnelle libérée par ce système et la convertir en puissance électrique, on peut calculer que, pour alimenter une seule ampoule de 50 watts, il faudrait autant d’oscillateurs que le nombre de particules contenu dans la planète ! Une façon équivalente de construire un oscillateur gravitationnel est de faire tourner une barre horizontale autour d’un axe vertical passant par son milieu. Lorsqu’on regarde la barre dans son plan de rotation, elle semble se contracter quand elle présente l’une de ses extrémités et se dilater lorsqu’elle se présente dans toute sa longueur. Elle engendre donc des ondes gravitationnelles. Prenons une barre d’acier de 20 mètres de long, pesant 500 tonnes, et faisons-la tourner à la limite de rupture, soit 5 tours par seconde. La puissance gravitationnelle libérée est encore ridicule : 10–29 watt. Mieux vaut quitter le laboratoire et chercher des sources naturelles d’ondes gravitationnelles parmi les corps du système solaire. La situation n’est guère plus encourageante : il faudrait cinquante milliards de météores de 1 km de diamètre percutant la Terre à 10 km/s pour allumer la modeste ampoule électrique… et il n’y aurait plus personne pour la voir briller ! Il est vain de chercher les sources dans des corps astronomiques ordinaires. Pour engendrer des ondes gravitationnelles qui ne soient pas totalement insignifiantes, l’astre générateur doit se déplacer à une vitesse proche de celle de la lumière et être compact, c’est-à-dire proche de son rayon de Schwarzschild. La Terre, qui tourne autour du Soleil à la vitesse de 30 km/s et dont le rayon est un milliard de fois plus grand que son rayon de Schwarzschild, n’engendre qu’une puissance gravitationnelle d’un dix millième de watt. Or, on connaît des astres « relativistes », pouvant réunir au moins temporairement les conditions favorables à l’émission de lumière gravitationnelle. Seuls les sites astronomiques les plus violents sont de bons générateurs d’ondes gravitationnelles. Comme les astres violents sont très lointains (heureusement pour nous, car si un cataclysme astronomique se produisait à proximité de la Terre, il n’y aurait tout simplement plus de vie), ils ne déposent sur notre planète qu’une minuscule fraction de leur énergie gravitationnelle. Les systèmes d’étoiles compactes sont de bons générateurs d’ondes gravitationnelles. Un couple serré d’étoiles à neutrons rayonne suffisamment d’énergie gravitationnelle pour que les effets soient détectables, bien que sous une forme indirecte : la perte d’énergie orbitale se traduit par une diminution de la période de révolution. Le pulsar binaire PSR 1913+16 est une parfaite illustration du phénomène ; lui et ses homologues ont offert la première démonstration expérimentale de l’existence des ondes gravitationnelles – ce qui valut le Prix Nobel de Physique 1993 à Russel Hulse et Joseph Taylor. Depuis 1975, le doute sur l’existence des ondes gravitationnelles n’est plus permis. Le pulsar binaire PSR 1913+16 voit sa période orbitale diminuer de 3 minutes par orbite de 8 heures, suite à une perte d’énergie attribuable à l’émission d’ondes gravitationnelles. Les observations de la diminution de période accumulées sur 20 ans (points noirs) confirment les calculs théoriques issus de la relativité générale (courbe continue). Depuis 1975, le doute sur l’existence des ondes gravitationnelles n’est plus permis. Le pulsar binaire PSR 1913+16 voit sa période orbitale diminuer de 76,5 microseconde par an, suite à une perte d’énergie attribuable à l’émission d’ondes gravitationnelles. Les observations de la diminution de période accumulées sur 20 ans (points noirs) confirment les calculs théoriques issus de la relativité générale (courbe continue). En ce qui concerne les étoiles individuelles, les étoiles à neutrons en rotation rapide peuvent être déformées par des champs magnétiques, posséder une écorce boursouflée de montagnettes, subir diverses instabilités telles qu’oscillations, tremblements, glitches, etc., qui toutes engendrent des ondes gravitationnelles de très faible puissance. En contrepartie, il y en a au moins 100 000 dans notre seule galaxie. De fait, la puissance d’une onde gravitationnelle reçue se mesure par son amplitude, c’est-à-dire par la variation relative de l’espace au passage de l’onde. Par exemple, si deux points de l’espace séparés de 1 kilomètre bougeaient de 1 millimètre au passage d’une onde gravitationnelle, l’amplitude de l’onde serait de 1 millimètre/1 kilomètre, soit 10-6. Or, les sources astrophysiques d’ondes gravitationnelles n’offrent que des amplitudes extraordinairement plus faibles ; celle engendrée par une étoile en rotation rapide est inférieure à 10–24 ! Les événements catastrophiques survenant à la fin de la vie thermonucléaire des étoiles massives peuvent produire des ondes de plus copieuse amplitude. Une explosion de supernova ou d’hypernova conduisant à la formation d’une étoile à neutrons ou d’un trou noir est a priori efficace ; astres relativistes par excellence, les trous noirs sont les sources potentiellement les plus prolifiques de rayonnement gravitationnel. Lorsqu’une étoile massive s’effondre pour former un trou noir, ses irrégularités (écart à la symétrie sphérique, champ magnétique, etc.) engendrent des « aspérités » dans l’horizon des événements ; le jeune horizon vibre alors de manière à évacuer ces aspérités sous forme d’ondes gravitationnelles : le trou noir perd ainsi ses « poils » pour tendre vers l’état d’équilibre de Schwarzschild (s’il ne tourne pas) ou de Kerr (dans le cas général). La formation d’un trou noir à l’équilibre se fait ainsi en deux phases, chacune génératrice d’ondes gravitationnelles particulières ; il y a d’abord la phase d’effondrement proprement dit, conduisant à la formation de l’horizon des événements, aussi distordu soit-il. Ensuite, lorsque le jeune trou noir perd ses poils, il émet d’autres ondes gravitationnelles caractéristiques, aux fréquences particulières et dont l’amplitude diminue rapidement au cours du temps. Ces modes de vibration ont été baptisés « modes quasi normaux ». Si le trou noir tourne lentement, la fréquence du mode quasi normal varie comme l’inverse de la masse, et le temps d’amortissement est proportionnel à la masse. Ainsi, un trou noir de 10 MS émet un mode dominant à la fréquence de 1,21 kilohertz avec un temps d’amortissement de 0,55 milliseconde. En revanche, un trou noir de 1 million de masses solaires au cœur d’une galaxie émet ce même mode à la fréquence de 12,1 millihertz et un temps d’amortissement de 55 secondes. L’amplitude des modes quasi normaux dépend de la quantité de poils que le trou noir a à perdre ; elle est donc comparable à l’amplitude des ondes gravitationnelles émises dans la phase d’effondrement proprement dite. Signal gravitationnel lors de la formation d’un trou noir. À gauche, calcul de relativité générale donnant l’amplitude du signal en fonction du temps ; à droite, vue d’artiste. Signal gravitationnel lors de la formation d’un trou noir. À gauche, calcul de relativité générale donnant l’amplitude du signal en fonction du temps ; à droite, vue d’artiste. Hélas, contrairement à ce que l’on croyait il y a une vingtaine d’années, l’amplitude de l’onde gravitationnelle résultant d’un effondrement en trou noir est faible : au mieux 10–22 pour un événement survenant à 60 millions d’annéeslumière, c’est-à-dire dans l’une des nombreuses galaxies de l’amas de la Vierge. Cette amplitude maximale, obtenue pour une rotation très rapide, représente à peine quelques millièmes de l’énergie totale libérée par l’effondrement (émise essentiellement sous forme de neutrinos). Contrairement aux étoiles binaires, qui émettent des ondes gravitationnelles périodiques et que l’on pourrait assimiler à des « pulsars gravitationnels », les supernovae sont des sources impulsionnelles, produisant une brève et unique bouffée de rayonnement gravitationnel. Une autre source impulsionnelle est la coalescence d’étoiles binaires compactes, impliquant des étoiles à neutrons, mais aussi et surtout des trous noirs. La luminosité gravitationnelle de deux trous noirs de 10 masses solaires entrant en collision est 100 millions de fois plus grande que la luminosité électromagnétique du plus puissant quasar ! Un système binaire de trous noirs et les ondes gravitationnelles engendrées par leur mouvement orbital (vue d’artiste). Un système binaire de trous noirs et les ondes gravitationnelles engendrées par leur mouvement orbital (vue d’artiste). Les systèmes binaires de trous noirs résultent soit de l’évolution d’un couple d’étoiles massives, soit de la fusion de deux galaxies possédant chacune en leur centre un trou noir supermassif. Deux corps en orbite autour de leur centre de masse sont stables en mécanique newtonienne, mais pas en relativité générale : la courbure qu’ils engendrent se déplace avec eux sous forme d’ondes gravitationnelles ; en quittant le système, ces ondes emportent de l’énergie et les orbites des trous noirs se resserrent. À mesure qu’ils se rapprochent, la vitesse orbitale des trous noirs augmente, le taux d’émission gravitationnelle croît, et le processus s’emballe jusqu’à la fusion des deux trous noirs en un trou noir plus gros. Lorsque les ondes émises par un système de deux trous noirs de 10 masses solaires chacun pénètrent dans la bande passante d’un détecteur, la distance qui sépare les trous noirs vaut 1 400 km. Environ 40 secondes (soit 600 orbites) plus tard, la fréquence atteint 200 hertz, la séparation n’est plus que de 180 km, les effets relativistes sont tels que le mouvement orbital en spirale devient instable ; les deux trous noirs plongent l’un vers l’autre en quelques millisecondes pour la fusion finale. Le signal gravitationnel perd sa régularité et sa forme n’est pas encore correctement calculée par la théorie. En revanche, dans la dernière phase de coalescence, le trou noir final perd ses poils par les modes quasi normaux, dont l’amplitude et la fréquence ont pu être calculées numériquement. L’amplitude des ondes gravitationnelles émises par la coalescence de deux trous noirs est d’environ 10–21 à une distance de 300 millions d’années-lumière. Les modèles d’évolution stellaire prédisent l’occurrence d’une coalescence de trous noirs tous les 100 000 à 500 000 ans dans une galaxie donnée. Compte tenu du million de galaxies situées à moins de 300 millions d’années-lumière, on s’attend à détecter quelques événements chaque année… La coalescence de deux trous noirs de 10 masses solaires chacun engendre des ondes gravitationnelles caractéristiques des phases du mouvement ; d’abord, les trous noirs s’approchent l’un de l’autre en spirale, puis fusionnent ; le trou noir final évacue ses irrégularités sous forme de modes quasi normaux. La coalescence de deux trous noirs de 10 masses solaires chacun engendre des ondes gravitationnelles caractéristiques des phases du mouvement ; d’abord, les trous noirs s’approchent l’un de l’autre en spirale, puis fusionnent ; le trou noir final évacue ses irrégularités sous forme de modes quasi normaux. On voit donc émerger une nouvelle astronomie aux exigences extrêmes, celle de la lumière gravitationnelle. Ce sera une astronomie d’une transparence incomparable, car, au contraire de la lumière électromagnétique, la lumière gravitationnelle n’est pas absorbée par la matière ; issue de sources lointaines, elle peut parvenir à la Terre en conservant toute l’information sur la configuration des sources qui l’ont engendrée. De plus, les sources les plus prolifiques sont justement celles sur lesquelles l’observation électromagnétique n’apporte qu’une information sommaire et indirecte : couples d’étoiles à neutrons, cœur de supernovae, trous noirs. Voilà pourquoi l’astronomie gravitationnelle ouvrira une fenêtre sur l’Univers le plus mystérieux, permettant non seulement d’accéder aux propriétés inconnues des astres compacts et de la matière ultra-dense, mais aussi d’assister enfin aux débuts de l’Univers, il y a 14 milliards d’années. Car l’Univers primordial, continuellement agité de fluctuations de densité, et le big bang lui-même ont été de puissantes sources de rayonnement gravitationnel ; et si les premières ondes électromagnétiques n’ont pu émerger que 400 000 ans après le big bang, le rayonnement gravitationnel, lui, a été engendré 10–22 seconde après le big bang, il a traversé sans encombre les états les plus denses de l’Univers primordial et il nous parvient aujourd’hui sous forme d’un rayonnement gravitationnel de fond, analogue au rayonnement électromagnétique fossile qui nous a déjà appris tant de choses sur la nature de notre Univers (voir chapitre suivant). Ainsi, la lumière gravitationnelle fournira peut-être la seule preuve définitive de l’existence des trous noirs, ainsi qu’une connaissance détaillée des conditions extrêmes ayant régné lors du big bang.