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Cyrille Ferraton et Ludovic Frobert, L’Enquête inachevée :
Introduction à l’économie politique d’Albert Hirschman, Presses
Universitaires de France, 2003
INTRODUCTION
« Accordez-vous, si peu que
ce soit, une certaine
séparation entre les choses,
un certain frémissement
d’indépendance, une certaine
liberté de jeu pour les parties
agissant l’une sur l’autre, une
certaine nouveauté véritable,
une certaine irrégularité
réelle accordez-vous cela,-
tout juste l’ombre de
cela ? », William James,
Pragmatism, 1907.
« Il m’est parfaitement
inutile de savoir ce que je ne
puis modifier », Paul Valéry,
Cahier B, 1910
C’est essentiellement à partir de ses travaux assez tardifs
que l’œuvre d’Albert Hirschman connaît aujourd’hui une large
audience en France. Les notions désormais classiques de
Défection (Exit) et Prise de parole (Voice), la mise en lumière
des trois arguments de la rhétorique réactionnaire effet pervers,
inanité, mise en péril les mêlées du couple de notions
passion/intérêt ont attiré de façon croissante à partir du milieu
des années soixante-dix l’attention des spécialistes, suscité
l’intérêt des politologues, des historiens et des sociologues.
L’irrévérence vis-à-vis des positions établies, tant doctrinales
que théoriques, le recours aux vieux trésors des humanités pour
dégonfler les gloses savantes, l’humanisme généreux dont est
porteur le projet, enfin, une certaine ambiance hédoniste et
optimiste de l’ensemble ont facilité cette réception. Mais c’est
surtout le projet affiché de multiplier enquêtes et variations sur
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les rapports complexes qu’entretiennent démocratie et économie
de marché et ce dans une perspective motivée par l’action qui a
rendu le projet d’Hirschman incontournable.
Ses recherches antérieures, plus strictement économiques, sont
moins connues. Or, lui-même a pris bien soin récemment de
rappeler qu’il demeurait « avant tout un économiste »
1
ayant
accédé à une vraie maturité intellectuelle grâce à ses recherches
sur le développement. Ces ouvrages et articles sur le sujet - dont
seul Stratégie du Développement Economique (1958) est
disponible en français - ont constitué une étape essentielle de sa
trajectoire et ont prépales problématiques présentées dans les
ouvrages plus tardifs. C’est son expérience d’économiste qui
mérite examen.
L’objectif est alors ici triple.
- Premièrement présenter ses premières recherches
économiques, en particulier dans le domaine du
développement. On ne peut passer sous silence
l’originalité, déjà, de son premier ouvrage, publié en
1945, sur les rapports entre commerce international et
puissance nationale, on doit comprendre et restituer
l’ambition qui anime sa « trilogie » sur le
développement publiée entre 1958 et 1967, enfin, tenir
compte des articles et études ultérieurs rectifiant,
nuançant les premières analyses à la lumière de
réalités nouvelles.
- Deuxièmement, analyser l’articulation entre les
recherches centrées sur le développement économique
et les réflexions plus générales qu’inaugure son
ouvrage Défection et Prise de Parole (1970), signaler
les continuités, repérer les brisures, crire les
cheminements.
- Troisièmement risquer une évaluation de cette œuvre
en tentant de la situer parmi les différentes traditions
qui se partagent le champ de l’économie politique.
Entreprise délicate dans la mesure si certaines
influences sont indéniables, il n’y a ici aucune
affiliation revendiquée mais plutôt, au contraire,
1
A. O. Hirschman, La morale secrète de l’économiste, Paris, Les Belles Lettres,
1997, p. 109.
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volonté de se singulariser. Entreprise pourtant
indispensable car il s’agit de juger si ce travail s’insère
dans un programme de recherche progressif et le fait
évoluer.
Albert Hirschman est à Berlin en 1915 dans une famille de la
moyenne bourgeoisie
2
. Au début des années trente il milite au
Parti Social-Démocrate et participe activement à la lutte contre la
montée du nazisme. Après une année d’étude universitaire à
Berlin en 1932-1933 il doit quitter l’Allemagne et séjourne à
Paris où durant deux années il étudie à l’Ecole des Hautes Etudes
Commerciales. En 1935-1936 Hirschman obtient une bourse
d’une année à la London School of Economics. Il commence une
étude sur l’histoire de la réforme monétaire française de 1925-
1926 et la développe dans sa thèse de doctorat préparée à partir
de 1936 à l’Université de Trieste il a été nommé assistant. En
1936 il participe quelques mois au combat des Brigades
Internationales en Espagne mais quitte le mouvement rapidement
sous contrôle des communistes. En Italie, il s’associe au combat
anti-fasciste au côté de son beau-frère, Eugenio Colorni. Il quitte
l’Italie en 1938 au moment des lois anti-raciales et retourne en
France. En 1939, il est volontaire dans l’armée française et, suite
à la bâcle, il fuit à Marseille il rejoint Varian Fry et l’aide
dans l’organisation de l’Emergency Rescue Committee. Repéré
par les autorités en décembre 1940, il doit prendre la fuite par
l’Espagne et rejoint les Etats-Unis.
Il s’installe à l’Université de Berkeley grâce à une bourse
d’étude de la Fondation Rockfeller. Il travaille alors en 1941-
1942 à son premier ouvrage, National Power and the Structure
of Foreign Trade qui paraîtra en 1945. Engagé en 1943, il
devient citoyen américain à cette date et il est envoyé en Afrique
du Nord puis en Italie.
2
Principales informations dans A. O. Hirschman, La morale secrète de
l’économiste, ouv. cit., 1997 ; voir également les pièces autobiographiques réunies
dans Un certain penchant à l’autosubversion, Paris, Fayard, 1995 ; également
entretien accordé à R. Swedberg (ed.), Economics and Sociology, Princeton, N.J,
1990. Enfin nombreuses indications dans L. Meldolesi, Discovering the Possible :
The Surprising World of Albert O. Hirschman, University of Notre-Dame Press,
1995.
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De 1946 au but des années 50 il travaille pour le Bureau de la
Réserve Fédérale dans le cadre du Plan Marshall. Ses tous
premiers travaux le désignent comme spécialiste des problèmes
de la reconstruction en Italie et en France et, peu après, il
participe au tout début des années cinquante à l’organisation de
l’Union Européenne des Paiements.
En 1952, il part en mission en Colombie il devient conseiller
financier du Bureau National de Planification avant de travailler
en tant que consultant privé. Ces années d’expert économique,
de planificateur, de conseiller sur les questions de
développement sont essentielles à sa formation.
Repéré pour ses premières recherches et son travail sur le terrain
en Colombie, il est invité à l’Université de Yale. Il va y rédiger
The Strategy of Economic Development publié en 1958. En
1963 il présente le second volet de ses recherches sur le
développement, Journey Toward Progress : Studies of
Economic-Policy Making in Latin America, et enfin, en 1967,
Development Project Observed
3
. De 1958 à 1964, il enseigne à
l’Université Columbia puis, de 1964 à 1974 à l’Université
d’Harvard. Elargissant ses recherches il publie en 1970, Exit,
Voice and Loyalty : Responses to Decline in Firms,
Organizations, and States. Depuis 1974 il est professeur à
l’Institute for Advanced Studies de l’Université de Princeton. Il
présente en 1977 The Passions and the Interests : Political
Arguments for Capitalism Before Its Triumph et en 1982 Shifting
Involvments : Private Interest and Public Action
4
. Publié en
1991, The Rhetoric of Reaction : Perversity, Futility, Jeopardy
est son dernier ouvrage à ce jour
5
.
3
Plusieurs recueils d’articles accompagnent ces ouvrages sur le développement : A
Bias for Hope : Essays on Development and Latin America (1971), la plus grande
partie de Essays in Trespassing : Economics to Politics and Beyond (1981) est
constituée d’articles sur le développement. Enfin, Getting Ahead Collectively :
Grassroots Experience in Latin America (1984).
4
Il faut ici adjoindre le recueil Rival Views of Market Society and Other Recent
Essays (1986).
5
A Propensity to Self-Subversion publié en 1995 est le dernier recueil paru à ce jour.
Crossing Boundaries, paru en 1998 est la traduction anglaise de Passagi di
frontiera. I luoghi e le idee di un percoso di vita, entretiens avec Hirschman réalisé
en octobre 1993 à Princeton par C. Donzelli, M. Petrusewocz et C. Rusconi et publié
en 1994 chez Donzelli Editore.
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Singulière, l’œuvre d’Hirschman a été souvent sujette à
controverses. Un échange récent permet de résumer les
principaux termes du débat qui s’est élevé à propos de son
économie politique. Dans un article intitu « La faillite de
l’économie du développement » Paul Krugman dressait un
sévère constat d’échec. Selon l’économiste américain,
Hirschman en se défiant du tournant formaliste qu’a enregistré
l’économie moderne après 1945 aurait conduit l’analyse du
développement dans l’impasse. Plus essayiste aux tons
impressionnistes que véritable économiste soucieux de proposer
des modèles formels utilisables il serait alors, à l’instar de
Gunnar Myrdal, l’un des « tragiques héros » de l’échec de
l’économie du développement
6
.
De son côté, Michael Piore s’est opposé à ce bilan très négatif en
insistant sur trois éléments :
Premièrement, Hirschman a éprouvé ses principales idées, ses
théories, au contact d’une réalité tout à fait singulière, celle du
développement économique, c’est à dire, fondamentalement, de
la maîtrise par une collectivité de son fonctionnement et de ses
relations avec son environnement social et naturel.
Deuxièmement, ses analyses sur le développement ont vu le jour
dans une « ambiance » keynésienne, en particulier à l’Université
d’Harvard dans les années soixante. L’enjeu du travail théorique
était alors, non pas prioritairement la cohérence ou le degré de
sophistication, mais l’action, la pratique. En outre, le chantier
nécessitait une collaboration entre spécialistes des différentes
sciences sociales, une réelle hospitalité de l’économie aux
apports extérieurs.
Troisièmement, en amont, il s’agit d’une œuvre constamment
animée par un engagement politique autant qu’existentiel
résultant d’un destin singulier
7
.
6
Paul Krugman, « The fall of development economics », in L. Rodwin and D. A.
Schön, Rethinking the development experience, ouv. cit., pp. 39-58. Ces critiques
sont reprises et plus amplement développées dans P. Krugman, Development,
Geography and Economic Theory, The MIT Press, 1995, ch.1. Il estime que les très
riches intuitions proposées par les pionniers du développement sur des notions telles
que les complémentarités stratégiques en matière d’investissement ou bien les
défauts de coordination dans l’univers marchand ont été longtemps ignorées en
raison même de l’attitude hostile de ces pionniers vis-à-vis de la modélisation.
7
Michael Piore, interventions reproduites dans L. Rodwin and D. A. Schön,
Rethinking the development experience, ouv. cit., pp. 289-291 et p. 300.
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