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Singulière, l’œuvre d’Hirschman a été souvent sujette à
controverses. Un échange récent permet de résumer les
principaux termes du débat qui s’est élevé à propos de son
économie politique. Dans un article intitulé « La faillite de
l’économie du développement » Paul Krugman dressait un
sévère constat d’échec. Selon l’économiste américain,
Hirschman en se défiant du tournant formaliste qu’a enregistré
l’économie moderne après 1945 aurait conduit l’analyse du
développement dans l’impasse. Plus essayiste aux tons
impressionnistes que véritable économiste soucieux de proposer
des modèles formels utilisables il serait alors, à l’instar de
Gunnar Myrdal, l’un des « tragiques héros » de l’échec de
l’économie du développement
.
De son côté, Michael Piore s’est opposé à ce bilan très négatif en
insistant sur trois éléments :
Premièrement, Hirschman a éprouvé ses principales idées, ses
théories, au contact d’une réalité tout à fait singulière, celle du
développement économique, c’est à dire, fondamentalement, de
la maîtrise par une collectivité de son fonctionnement et de ses
relations avec son environnement social et naturel.
Deuxièmement, ses analyses sur le développement ont vu le jour
dans une « ambiance » keynésienne, en particulier à l’Université
d’Harvard dans les années soixante. L’enjeu du travail théorique
était alors, non pas prioritairement la cohérence ou le degré de
sophistication, mais l’action, la pratique. En outre, le chantier
nécessitait une collaboration entre spécialistes des différentes
sciences sociales, une réelle hospitalité de l’économie aux
apports extérieurs.
Troisièmement, en amont, il s’agit d’une œuvre constamment
animée par un engagement politique autant qu’existentiel
résultant d’un destin singulier
.
Paul Krugman, « The fall of development economics », in L. Rodwin and D. A.
Schön, Rethinking the development experience, ouv. cit., pp. 39-58. Ces critiques
sont reprises et plus amplement développées dans P. Krugman, Development,
Geography and Economic Theory, The MIT Press, 1995, ch.1. Il estime que les très
riches intuitions proposées par les pionniers du développement sur des notions telles
que les complémentarités stratégiques en matière d’investissement ou bien les
défauts de coordination dans l’univers marchand ont été longtemps ignorées en
raison même de l’attitude hostile de ces pionniers vis-à-vis de la modélisation.
Michael Piore, interventions reproduites dans L. Rodwin and D. A. Schön,
Rethinking the development experience, ouv. cit., pp. 289-291 et p. 300.