Le coucou, stratège exemplaire et sans vergogne du parasitisme Mis à jour le vendredi 4 février 2000 Le plus méridional de nos cuculidés porte bien son nom latin, Clamator glandarius : le coucou geai est encore plus jacassant que la pie bavarde, dont il parasite le nid dans les pins et les oliviers. Sa présence dans le sud de la France, naguère occasionnelle, est devenue régulière depuis les années 40. Mais sa population reste limitée à quelques centaines de nicheurs, et est toujours inscrite sur la liste des oiseaux protégés. Il en va autrement du coucou gris Cuculus canorus, l'oiseau fétiche de la Forêt-Noire. Ce volatile-là n'est pas en danger, il s'en faut de beaucoup. Monotone pour les uns, joyeuse pour les autres, l'onomatopée qui lui a donné son nom dans presque toutes les langues d'Europe et d'Asie résonnera dès le printemps, régulière comme le chant d'une horloge suisse, au coeur de toutes les forêts françaises. Le coucou commun, au nord comme au sud, du littoral jusqu'aux alpages, sait faire logis de tout arbre. Les plus précoces arrivent déjà du sud-est de l'Afrique, et l'espèce peuplera l'Europe de mars à septembre. Sans se soucier le moins du monde d'y élever sa progéniture, tâche qu'elle laisse à d'autres le soin de mener à bien. TYRANNIE Qui croirait, en apercevant - quand on y parvient - ses longues ailes sobrement vêtues de gris-bleu, avoir affaire à un usurpateur ? Comment imaginer que ce court bec noir, qui exhibe à sa base une touche de jaune, ne nourrit jamais ses petits ? Tel est pourtant l'étrange destin du coucou. Solitaire et farouche, libre de conjoint et d'enfants, il ne fréquente ses congénères que de façon ponctuelle, le temps d'une migration ou d'un accouplement. Champion du parasitisme, c'est dans le nid d'un plus petit que lui qu'il assure sa descendance. Rousserolle effarvatte, pipit farlouse, bergeronnette grise, rouge-gorge, et une centaine d'autres passereaux européens feront l'affaire, pour peu que leur nid soit beau et leurs oeufs pas encore couvés. Comme toutes les escroqueries, celle-ci se prépare avec soin. Dès le début du mois de mai, la femelle se poste à couvert. Silencieuse et patiente, elle observe les oiseaux qui l'entourent, jusqu'à ce qu'elle repère le nid sur lequel elle jettera son dévolu. Elle attendra encore que sa construction soit achevée, et que son occupante y ait pondu ses propres oeufs. Après quoi elle commettra son forfait. L'après-midi, de préférence, elle abordera le nid momentanément déserté. Un oeuf, prélevé au bec (elle l'avalera plus tard), sera remplacé par celui qu'elle pondra à la sauvette, comme une voleuse. Ainsi prospère l'espèce, une seule femelle déposant en moyenne, au cours du printemps, une dizaine d'oeufs dans autant de nids différents. Sa tâche maternelle s'arrête-t-elle là ? Continue-t-elle, comme l'avancent certains, à surveiller les nids dans lesquels elle a pondu ? Si tel est le cas, ses rejetons n'en sauront rien. Et aucun d'entre eux ne se gênera, s'il parvient à être couvé par sa mère adoptive, pour occuper à son tour le terrain qu'il estime lui être dû. « Le passereau nourrit le coucou si longtemps, / Qu'il eut enfin tête croquée par son enfant », disait le Fou dans Le Roi Lear. Shakespeare exagérait, et avec lui la légende selon laquelle le petit coucou devenu grand dévore ses parents adoptifs. Mais il fait mieux, ou pis ; en tout cas plus extraordinaire : à peine éclos, encore aveugle et nu, pesant tout au plus quelques grammes, le voilà qui charge sur son dos, un à un, les oeufs ou les poussins qui l'entourent et les projette dehors ! Cet effort prodigieux, inscrit dans le programme biologique de l'espèce, portera ses fruits : une fois sa descendance légitime éjectée à l'extérieur du nid, le couple parental ne lui accordera plus un regard... Ainsi est-ce sans partage que le jeune coucou exercera sa tyrannie sur ceux qui le gaveront jusqu'à son émancipation, soit pendant environ cinq semaines. MONSTRUEUX NOURRISSON Un comble : mangeant comme quatre, grandissant à vue d'oeil (il passera, au cours de son élevage, de 3 à 90 grammes), le jeune intrus ne tardera pas à remplir le nid et à dominer de toute son ampleur ses parents nourriciers ! L'évolutionniste américain Stephen Jay Gould lui-même, ironique, ne cache pas son indignation. « Je dois avouer qu'aucun spectacle ne me met plus en colère contre l'injustice de ce bas monde que la vue d'un parent adoptif dont les petits ont été occis par un coucou, en train de nourrir avec sollicitude un parasite piailleur qui fait parfois jusqu'à cinq fois sa taille », écrit-il ( Quand les poules auront des dents, Le Seuil « Points Sciences » 1991). Reste à savoir pourquoi ses hôtes acceptent de sustanter ainsi ce monstrueux nourrisson, allant parfois jusqu'à lui donner la becquée quarante fois par heure... Le gosier du petit coucou, violemment coloré de rouge, serait-il un déclencheur « supranormal » qui inciterait ses parents adoptifs à le nourrir plus qu'à l'accoutumée ? La fréquence de ses piaillements (jusqu'à cent en l'espace de six secondes !) serait-elle payée en retour ? Si avérées soientelles, ces explications ne lèvent pas tout à fait le mystère de cette emprise exemplaire, dont les parents garderont la mémoire : le nourrissage assidu du parasite les épuise si fort et si longtemps qu'ils renoncent en général à préparer une seconde couvée dans l'année. Là où le coucou gagne, sa victoire est totale. Catherine Vincent La riposte des dupés Si les espèces envahies par le coucou ne s'étaient pas défendues, elles auraient disparu. Les passereaux dupés qui ont survécu ont donc dû, au fil du temps, trouver une parade pour freiner les ambitions du parasite - apprendre, par exemple, à reconnaître l'oeuf étranger et à le pousser hors du nid. En réponse (les experts parlent de « co-évolution »), la sélection naturelle aurait favorisé les lignées de coucous ayant le meilleur talent de mime, leurs oeufs ressemblant de plus en plus à ceux de leurs hôtes. Cette homochromie se retrouve un peu partout : en Finlande (où les oeufs du coucou sont bleus comme ceux de son hôte principal, le rouge-queue à front blanc), dans les Alpes (rouge-queue noir, oeufs blancs) ou en Laponie (pinson du Nord, oeufs gris-brun à bleu pâle). Pas de ressemblance, en revanche, entre l'oeuf bleu-vert de l'accenteur mouchet et celui de son parasite, crème tacheté de brun. Preuve que le mimétisme n'est pas indispensable à la réussite du stratagème, et que la cohabitation entre ces deux espèces est récente. Le Monde daté du samedi 5 février 2000