
peuples dits « primitifs » étaient enfermés dans le mythe et la pensée magique. Or, leurs
techniques, notamment de chasse, leur connaissance des vertus de plantes, nous montrent
une rationalité qui coïncide avec leurs mythes. Toutes les sociétés, dont la nôtre,
comportent une part rationnelle et une part mythologique. Les Lumières elles-mêmes ont
mythifié la Raison et le Progrès.
Télérama : La raison séparée de la foi, c’est pourtant une idée essentielle pour la
séparation de l’Etat et des Eglises, pour la démocratie...
Edgar Morin : Bien sûr ! Et il est vrai que dans l’Europe occidentale s’est développé
l’humanisme moderne comportant les principes de démocratie, de tolérance, de droits des
hommes, plus tard de droits des femmes. Ce sur quoi j’insiste c’est que cette Europe, foyer
des idées émancipatrices dont les colonisés eux-mêmes s’empareront pour réclamer leurs
droits à l’indépendance et à la reconnaissance de leur pleine humanité (on le voit bien
aujourd’hui dans les revendications des descendants d’esclaves), a été aussi le foyer de la
domination la plus longue et la plus dure sur le monde, qui commence au XVIe siècle et ne
s’achève qu’à la fin du XXe siècle.
Télérama : Plus généralement, n’est-ce pas notre foi dans le progrès qui est mise à mal ?
Edgar Morin : En tout cas, le progrès conçu comme une nécessité historique inéluctable.
Ce progrès-là est mort et c’est une idée clé de la modernité qui s’effondre. Désormais, le
nouveau n’est plus nécessairement meilleur que l’ancien, ni même bon en soi, et même,
dans certains cas, on constate qu’on ne peut plus faire du nouveau. La philosophie de la
modernité, telle qu’elle est bien exprimée par Descartes, donne à la science la mission de
faire de l’homme le « maître et possesseur de la nature », idée reprise par Buffon au siècle
des Lumières, puis par Marx. Cette croyance dans la maîtrise de la nature est devenue
absurde puisqu’on sait qu’elle conduit à la dégradation de la biosphère qui elle-même se
répercute sur les vies humaines et menace le destin de l’humanité. Autrement dit, l’aspect
euphorique des Lumières est en crise.
Télérama : Et maintenant, que fait-on de cette crise du progrès ? Un « no future » ?
Edgar Morin : Le progrès comme certitude est mort, mais le progrès comme possibilité
demeure. On peut croire à un progrès possible en le sachant réversible, et il doit être
toujours régénéré. En Europe, la torture a été supprimée au XIXe siècle – pour les
Européens bien sûr, pas pour les autres ! ; au XXe siècle, elle a réapparu dans tous les pays
d’Europe. Prenons la démocratie. La France, qui a proclamé d’une façon grandiose la
démocratie, est tombée dans une dictature de salut public, puis il y a eu le bonapartisme,
l’Empire, la Restauration... La démocratie est une régime fragile et difficile. Elle n’est pas
que la loi de la majorité, elle comporte aussi le respect des minorités.