Le consensus sur lequel fonctionne l'hégémonie politique de la bourgeoisie dans les pays capitalistes développés
a donc de profondes racines structurelles, inconscientes, indépendantes de la volonté de la majeure partie des
citoyens, du moins en périodes "normales" (lorsque la reproduction élargie fonctionne normalement). Mais il est en
outre appuyé par des structures de support fort importantes elles aussi.
Tout d'abord, la bourgeoisie a conquis le pouvoir politique en s'identifiant avec la cause nationale, soit contre la
domination étrangère, soit contre la monarchie absolue. Ce faisant, elle a effectivement unifié pendant une étape,
sous l'égide de sa propre idéologie, les forces vives de toutes les classes sociales modernes. Même lorsque la
différenciation de classe progresse ultérieurement et rompt cette "union sacrée", des vestiges du passé d'"unité
nationale révolutionnaire" subsistent, et constituent un ciment puissant du consensus à l'égard de l'État bourgeois
(cf. l'influence du "nationalisme jacobin" dans le mouvement ouvrier français; du "garibaldisme" dans le mouvement
ouvrier italien; le respect qui entoure la Constitution des États-Unis, même dans les milieux d'extrême-gauche, etc.)
.
Ensuite, parce que la bourgeoisie moderne est la plus riche de toutes les classes dominantes que l'histoire
universelle ait connue. Parce que, au sein de son mode de production, la croissance des forces productives est
généralement plus rapide que dans toute société antérieure fondée sur l'inégalité de classe, les capitalistes sont
capables - sauf dans des phases de crises de régimes aiguës - d'intégrer des pratiques de marchandages et de
concessions mutuelles dans leurs pratiques politico-économiques, aussi bien en ce qui concerne les conflits au
sein même de la classe dominante, qu'en ce qui concerne les conflits entre classe dominante et classes dominées.
Certes, la notion de "l'État-arbitre-entre-les-classes" repose sur une illusion évidente. Mais cette illusion n'est pas
pure tromperie. Elle est la généralisation abusive d'un aspect de l'ensemble de la domination politique bourgeoise.
Puisque tous les rapports sociaux sont en dernière analyse des rapports marchands, il y a toujours moyen
d'"arbitrer" des conflits en accordant des concessions à telle ou telle couche sociale concernée. Ce que ne voient
pas les partisans de la thèse de "l'État neutre", c'est que ces concessions se placent toujours dans le cadre d'une
domination de classe conservée et défendue. Mais dans ce cadre-là, il y a normalement une marge de négociation
et de marchandage que tous les rouages de la démocratie parlementaire bourgeoise cherchent à institutionnaliser.
En outre, par sa nature même, la bourgeoisie "règne mais ne gouverne pas". Comme elle est placée sous le signe
de la propriété privée, c'est-à-dire de la concurrence, aucun banquier, industriel, capitaliste privé, ne peut, à lui
seul, incarner les intérêts de classe de l'ensemble du capital, qui ne peuvent être découverts qu'en dépassant la
concurrence à un moment déterminé. De là la nécessité d'une certaine autonomie du personnel politique bourgeois
qui se trouve dans d'autres rapports avec les bourgeois que ceux que les juristes du roi avaient établis avec la
Cour.
De là aussi la nécessité objective des libertés politiques au sein même de la bourgeoisie, nécessaires à la
définition de "l'intérêt général" (lire: de l'intérêt de classe de la bourgeoisie) sur la base d'un consensus librement
accepté. Ce n'est qu'en temps de crise aiguë que la bourgeoisie est obligée de chercher son salut dans une
autonomie plus grande de l'appareil d'État. C'est-à-dire dans des dictatures bonapartistes ou fascistes où l'intérêt
de classe suprême est imposé et non plus établi par voie de discussion.
Cette autonomie du personnel politique permet une certaine "mobilité intégrante" dans la société bourgeoise, qui
correspond d'ailleurs, elle aussi, à la logique de la concurrence capitaliste. Au sein de la bourgeoisie, une
spécialisation attribue l'exercice des fonctions dirigeantes dans l'État à certaines catégories qui, sans être
directement chargées de la direction du processus de production, se retrouvent, par le biais des fonctions
politiques, membres de conseils d'administration de grandes sociétés par actions. A l'époque du capitalisme des
monopoles, l'apparition de nombreuses sociétés nationalisées ou "mixtes" renforce encore cette intégration des
dirigeants politiques dans les sommets du grand capital.
Par ailleurs, la "carrière politique" ouvre à des membres de la bourgeoisie moyenne et petite (avocats, journalistes,
hauts fonctionnaires, technocrates) la possibilité d'accéder à un pouvoir et à une fortune qu'ils n'auraient pu
acquérir sur la base de leurs seuls capitaux ou revenus normaux. Cette même" carrière politique" a corrompu des
générations successives de dirigeants ouvriers. Elle a permis d'"écrémer" la classe ouvrière et le mouvement
ouvrier de ses éléments les plus talentueux et les plus arrivistes en les intégrant dans l'État bourgeois. Toutes ces
fonctions ne peuvent cependant être remplies que par un type spécifique de pouvoir politique, qui est le propre de
la bourgeoisie industrielle moderne.
Finalement, l'expansion constante et cumulative de l'accumulation des capitaux sous le mode de production
capitaliste généralisé tend à assurer également une mobilité socio-économique aux classes moyennes, en dehors
des fonctions au sein de l'État proprement dit. Certes, l'expansion capitaliste exerce un effet contradictoire sur les
classes moyennes. Il y a d'une part un recul constant du poids et même du nombre des petits entrepreneurs
indépendants (petits paysans, petits artisans, petits commerçants, petits industriels), victimes de la concentration
et de la centralisation du capital. Mais, d'autre part, il y a une reproduction partielle de ces classes moyennes sous