L’accomplissement humain et la désappropriation dans la communication 1. désappropriation chez Maître Eckhart 2. de l’individu à la personne chez Zundel, 3. nudité chez Simone Weil 4. disponibilité chez Gabriel Marcel, 5. « Je et le « Tu » chez Buber la désappropriation de soi au cœur de l’expérience de Maître Eckhart Pour rencontrer l’autre et donc exister en forme de don, cela demande d’abord de se quitter soi-même. Accueillir cette dimension de l’altérité exige une totale disponibilité, et un décentrement de soi : « Dans tout le champ de la vie spirituelle, l’altérité de l’objet n’est accessible qu’à l’altruisme du sujet. L’esprit qui se savoure lui-même perd toute prise sur le réel et sur soi, car, même pour joindre sa propre intimité, il faut un regard détaché. Toute complicité altère le jugement et entraîne l’illusion. Une étreinte virginale peut seule, en nous, retenir la lumière. Le secret du moi réside dans un Autre : notre autonomie se conquiert dans un abandon. »1 Nous retrouvons ici la spiritualité de Maître Éckhart dont Zundel a lu certaines des œuvres. La vraie liberté est une libération qui résulte d’une désappropriation oblative de soi et la personne, c’est l’être dans la transparence d’amour qu’elle devient dans le don de soi. Ainsi le secret de la liberté se situe dans le don. Cette découverte de la pauvreté comme désappropriation est une naissance à soi dans un autre. Le “Je” n’existe que « dans cet échange où Je est un autre. »2 Mais « il ne s’agit pas de posséder l’autre en qui l’on découvre son vrai moi, mais d’être son espace, son silence et sa liberté. »3 Mais si, ici Zundel parle de la mort à soi-même et à toute représentation du divin, va-t-il aussi loin en ce domaine que Maître Éckhart quand ce dernier parle de la triple mort de "l’homme pauvre", qui doit perdre non seulement l’idée et le désir de Dieu, mais participer et vivre en lui-même cette “mort du Fils” et cette “mort divine” elle-même ?4 « Tant que l’âme a la moindre notion de Dieu, elle est encore éloigné de Dieu. C’est pourquoi, c’est le désir formel de Dieu de s’anéantir Lui-même dans l’âme afin que l’âme se perdre elle-même.. »5 L’homme Jésus est celui qui a réalisé pour nous cette désappropriation totale du “vieil homme”, le moi-égoïste pour ressusciter comme “homme nouveau”. C’est au moment où il a renoncé à sa divinité sur la Croix d’une manière suprême, que l’accomplissent total de l’humain en lui se manifeste pleinement. C’est ce mystère qu’exprime Simone Weil : « La séparation quoique douloureuse, est bien, parce qu’elle est amour. La détresse 1 M. Zundel, HPH, p. 42. 2 M. Zundel, CVH, p. 45 ; voir aussi DV, p. 105 ; JEA, p. 199 ; LF, p. 128 ; QHQD, p. 141-142 ; ADQ, p. 29, 85. 3 M. Zundel, HPH, p. 230 ; voir aussi PSL, p. 19 ; EI, p. 110 ; RP, p. 377. 4 A. de Libéra, La mystique rhénane, Paris, Seuil, 1994, p. 243-245. 5 Maître Éckhart, Sermons, “Pourquoi nous devons nous affranchir de Dieu même”, trad. F. Brunner, Paris, 1969, p. 257. même de Jésus abandonné est un bien. Il ne peut y avoir pour nous ici bas de plus grand bien que d’y avoir part. « Il n’y a qu’un chemin pour que l’homme atteigne toute sa grandeur, c’est qu’il se vide. En Jésus, cette évacuation est totale du moi humain. »6 l’accomplissement humain consiste à consentir à son incomplétude, à son manque de l’autre, à sa pauvreté infinie, jusqu’à perdre même le désir du divin en nous : c’est se rendre disponible et attendre tout de l’Autre, c’est-à-dire l’infini lui-même dans le don total de notre personne. De l’individu préfabriqué à la personne libre, un passage par la désappropriation chez Maurice Zundel L’exemple de François d’Assise a conduit Zundel à découvrir la divine pauvreté comme la pierre angulaire de la vie de Jésus. Cette divine pauvreté est une forme de "vide créateur" qu’il découvre dans les relations de Jésus avec ses disciples et avec celui qu’il nomme son Père. Ce vide le conduit sur le chemin de l’accomplissement humain total de sa personne ; ce chemin passe par le silence et la désappropriation de soi ; tels sont les clefs du "royaume" des relations humaines qui conduisent à l’émerveillement et à la naissance du divin en nous. De même, la véritable intériorité, chez Blondel, est sortie de soi, exode dans le désert intérieur et elle conduit vers une véritable transformation de tout l’être, en passant par une désappropriation totale de soi-même. « L’intériorité est le point de rencontre de l’homme avec la transcendance, et à partir de là le secret de l’accomplissement de son être ou au contraire sa déchéance dans l’action. »7 L’ouverture à l’altérité du divin en nous dans l’intériorité humaine accomplie exige une totale désappropriation de soi. Ce qui est en nous et n’est pas nous mais ne peut être sans nous passe par une totale désappropriation : « C’est dans la mesure où le moi est crucifié que "l’autre" se fait jour en nous et que l’infini sur lequel notre être est ouvert se laisse identifier comme une présence spirituelle et comme une vie débordante. »8 Maurice Blondel dans la conclusion de l’Action, écrit de même : « L’homme ne peut gagner son être qu’en se reniant, en quelque façon, pour le rapporter à son principe et à sa fin véritable. Renoncer à ce qu’il a de propre, et anéantir ce néant qu’il est, c’est recevoir cette vie pleine à laquelle il aspire, mais dont il n’a pas la source en soi. Pour s’atteindre et se sauver, il faut qu’il se dépasse. »9 Pour sortir du narcissisme de l’individu, il nous faut percevoir cette présence intérieure comme un "cri"10 qui nous libère « de la subjectivité 6 M. Zundel, TVL, p. 216-217. 7 Y. Périco, Blondel ou la genèse du sens, Paris, Ed Universitaire, 1991, p. 73. 8 M. Zundel, PSL, p. 19. 9 M. Blondel, L’Action (1893), Paris, Puf, 1973, p. 491. 10 M. Zundel, CH, p. 76 ; Zundel reprend ici le thème de H. Bergson sur l’élan vital, L’évolution créatrice, Paris, PUF. passionnelle où l’on est enfermé11». « On peut devenir quelqu’un, parce qu’on a rencontré quelqu’un »12. L’homme naît par désappropriation, par décentrement de soi en se centrant sur un autre en soi. La personne n’est pas un objet que l’on peut posséder et réduire au "même", mais un sujet qui existe non pas en soi, mais en relation à d’autres sujets. Du problème au mystère chez Gabriel Marcel, la disponibilité . L’humain et le divin ne sont pas des objets de connaissance, ils sont les sujets libres et transcendants, qui n’existent que par une action de communication, de désappropriation et de don : « le secret de l’être : se communiquer. »13 Mais « je ne communique effectivement avec moi-même que dans la mesure où je communique avec l’autre. »14 G. Marcel corrige le coté parfois excessif de la notion de désappropriation en lui préférant celle de disponibilité, comme la « caractéristique essentielle de la personne »15. Plus j’objective les problèmes de communication, plus ils m’échappent. Mais plus je participe à la rencontre des personnes, plus je communie à leur mystère, plus je les comprends mais de nuit… : « Un mystère placé devant la réflexion tend inévitablement à se dégrader en problème »16, et cette objectivation est toujours le péché mortel de la philosophie Cette totale désappropriation de soi sur les plans des images et du discours, de la vérité et de la relation, est l’essence même de la rencontre entre deux personnes, comme le suggère une interprétation, en termes de communication, des quatre étapes du dialogue entre Jésus et la Samaritaine. Notre propre expérience de l’amitié et de l’amour fraternel nous montre que pour devenir quelqu’un pour un autre, il faut accepter ce vide, cette désappropriation et ce décentrement. Entre moi et l’autre, il y a une distance, une différence, un vide qui permet et qui fonde la relation. Cette expérience du vide peut se vivre à chaque instant, si on veut communiquer en vérité sans s’imposer et sans blesser l’autre. Il faut s’effacer soi-même pour permettre à l’autre d’exister. La révélation du divin au cœur de nos relations humaines est liée à ce passage du dehors au-dedans d’où surgit à la racine de l’être une nouvelle polarité qui l’ordonne à un autre dans une nouvelle dimension du réel, qui émane d’une totale désappropriation : « Cet autre en nous… peu importe le nom qu’on lui donne, si l’on reconnaît qu’il est, pour chacun, le seul chemin 11 M. Zundel, QHQD, p. 196. 12 M. Zundel, QHQD, p. 193. 13 M. Zundel, TPS, p. 75. 14 G. Marcel, Du refus à l’invocation, Paris, Gallimard, 1950, p. 50. 15 G. Marcel, Homo Viator, p. 27, cité dans Vovabulaire philosophique de G. Marcel, Paris, Cerf, 1985, p. 167. 16 G. Marcel, Positions et approches du mystère ontologique, p. 58. vers soi : comme un au-delà au-dedans, où l’on passe du donné au don, de quelque chose à quelqu’un. »17 L’amitié comme l’amour humain sont des chemins de désappropriation de soi et d’apprentissage de la communication des consciences où l’autre, en m’arrachant à l’esclavage de moi-même, me permet de découvrir la joie de la communion des personnes Ce n’est que dans une commune désappropriation de chacun au service de l’autre, dans l’échange et la confiance mutuelle que peuvent se concilier ces deux termes. Pour permettre ce dialogue et cet échange, il faut introduire une distance, donc des médiations. Sans distance et donc sans dialogue, il ne peut y avoir de vraie communion. Sans différence et sans liberté, il n’y a ni relation ni sujet et donc pas d’être personnel ni de dynamique communautaire La disponibilité chez Gabriel Marcel Chez Gabriel Marcel, nous trouvons cette expérience sous le terme de disponibilité. « L’être disponible est celui qui est capable d’être tout entier avec moi lorsque j’ai besoin de lui. Être indisponible, c’est être en quelque manière, non seulement occupé de soi, mais encombré de soi… Pour le premier je suis une présence, pour le second je suis un objet. »18 L’être indisponible est incapable de répondre aux appels de la vie, il est incapable de s’émerveiller, car il est enfermé dans une intériorité close. C’est-à-dire qu’il confond intériorité psychologique et intériorité spirituelle. Il est incapable de rencontrer l’autre en tant qu’autre et d’échanger avec lui une vraie présence. L’être disponible est libre, transparent, réceptif, ouvert et créateur, présent à autrui. Comment concilier à la fois l’appropriation personnelle, nécessaire à l’émergence et à la structuration de l’identité du sujet avec la désappropriation de soi, si essentielle à la rencontre de l’autre et du Tout Autre ? Pour passer de la conscience de soi, à la conscience des autres puis à celle du Tout-Autre, et apprendre ainsi la disponibilité, il faut du temps et des événements et parfois bien des épreuves. La nudité chez Simone Weil La personne, chez Zundel, comme le "Je" chez Éckhart, ne peut naître qu’à travers l’expérience du vide et de la désappropriation totale d’elle-même. « Il faut faire le vide de toute ces préfabrications… il faut rejoindre cette vacuité,… aboutir à ce vide créateur hors duquel rien ne s’accomplit de valable… c’est l’attraction de cet infini qui nous aspire et dont l’attente peut déterminer en nous cette libération de nous-même. »19 Heidegger dans une étude sur Nietzsche écrit : « L’être est le vide extrême, et il est en même 17 M. Zundel, HE, p. 34. 18 G. Marcel, Positions et approches concrètes du mystère ontologique, p. 84 et 86, cité dans le Vocabulaire de Gabriel Marcel, Paris, Cerf/Bellarmin, 1985, Recherches n°6, p. 165-167. 19 M. Zundel, "Altérité et infini", Cénacle, Paris, 1974,.p. 5. temps la richesse dont tout ce qui est.»20 Quand l’homme est vide, l’eau de l’esprit jaillit en lui. Pour Zundel, le "mot-clef" de la pensée de S. Weil dans La pesanteur et la grâce est la "nudité". « On est livré nu à la lumière».21: «Accepter un vide en soi-même, cela est surnaturel».22 « La grâce comble, mais elle ne peut entrer que là où il y a un vide pour la recevoir, et c'est elle qui fait ce vide.»23 Ce vide métaphysique ne se réduit pas au néant sartrien. Il n'est pas isolement, replis sur son égo et un refus de l'Autre, mais, par delà l'expérience du bien et du mal, de la souffrance et de la joie, c'est un détachement, une disponibilité et une ouverture sur une plénitude et une communion. « Tout au fond, au centre de son amertume inconsolable. Si on tombe en persévérant dans l'amour jusqu'à ce point où l'âme ne peut plus retenir le cri "Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné", si on demeure en ce point sans cesser d'aimer, on finit par toucher quelque chose qui n'est plus le malheur, qui n'est pas la joie, qui est l'essence centrale, essentiel, pure, non sensible, commune à la joie et à la souffrance, et qui est l'amour même de Dieu.»24 «Qui supporte un moment le vide, ou reçoit le pain surnaturel, ou tombe. Risque terrible, mais il faut le courir, et même un moment sans espérance. Mais il ne faut pas s'y jeter.»25 Transformé par l’expérience crucifiante du vide, le “Je” n’est plus l’objet de mon besoin et de mes manques, mais il est devenu le sujet de mon désir, “l’Autre du désir”26 et ce vers quoi il doit tendre, non seulement en se dépouillant de lui-même, mais en dépouillant ses propres représentations de Dieu. Rien ne peut définir et limiter cet Autre s’il est vraiment l’Infini caché dans l’homme. Le vide de tout devient le seuil de la plénitude d'un jour nouveau. Ce vide est le berceau d'une nouvelle naissance où l’homme devient une personne, en s’établissant dans ce centre divin pour en recevoir son identité de fils de Dieu. Dieu est toujours là mais caché dans ce fond de l’âme. En tant que sujet, il est toujours au delà de toute image et de tout concept, et même au delà de tout désir. C’est pourquoi Éckhart écrit : «”Vraiment tu es le Dieu caché” au fond de l’âme ; le fond de l’âme et le fond de Dieu n’étant qu’un seul et même fond. Plus on te cherche, moins on te trouve. Tu dois le chercher de façon à ne jamais le trouver. Si tu ne le cherches pas, tu le trouves »27. Le monde du "Je" et du "Tu" Martin Buber 20 M. Heidegger, art.: "L'être comme vide et comme richesse", dans HERMÈS, n°2, 1981, p. 332. 21 S. Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 64; cité par M. Zundel, "Simone Weil", Le Caire, Les mardi de Dar El Salam, 1948, p. 2. 22 S. Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 21. 23 S. Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 20. 24 S. Weil, Attente de Dieu, Paris, Fayard, 1966, p. 69. 25S. Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 21. 26 D. Vasse, L’Autre du désir et le Dieu de la Foi, Paris, Seuil, 1991. 27 Maître Éckhart, Traités et Sermons, Sermon n°15, Trad. A. de Libéra, Paris, Garnier/Flamarion, 1993, p. 315. Ainsi la rencontre interpersonnelle se réalise par le passage du présent visible à la présence invisible, passage du Lui impersonnel au Toi personnel. L’autre n’est jamais un simple objet de mon désir placé en face de moi ; en me devenant intérieur, l’autre dans mon regard peut accéder au statut de sujet. L’enjeu d’une véritable rencontre est le passage du registre de la logique ou de l’analogique à celui de la communion, de l’objectivation pure ou du simple subjectivisme à l’intersubjectivité. " La seule manière de rencontrer un homme, de découvrir son vrai visage, d’entrer en contact avec sa vérité, c’est de le situer dans ce que G. Marcel appelle le monde du "Tu" qui se distingue du monde du "Il". Le monde du "Il" est le monde des objets, le monde mécanique, le monde de l’extériorité… où l’on parle d’un homme en disant "celui-là". Le monde du "Tu" au contraire est le monde de la réciprocité où l’on est en face d’un vis-à-vis, où l’âme cherche l’âme, l’intimité l’intimité, la personne la personne. " Cette analyse de Zundel s’enracine dans la réflexion de Martin Buber, pour lequel " l’homme devient un Je au contact d’un Tu. " " La personne apparaît au moment où elle entre en relation avec d’autres personnes ". Mais ce Tu n’a de véritable présence, pour Zundel qu’autant qu’il participe au monde de la transcendance dans la rencontre de l’autre, que s’il y a un troisième terme. La relation est première et produit, dans le dialogue, la personnification de la chose créée. Je n’existe qu’à partir du rapport à un Tu. Le fait fondamental de l’existence humaine est : l’homme avec l’homme. Comme Zundel, Martin Buber écrit : " Au commencement est la relation. ". " L’individualisme pour lui voit seulement l’homme dans l’état de relation avec soi-même ; et le collectivisme lui ne voit pas l’homme ", il ne s’occupe que de sociétés et de relations impersonnelles. Devant cette alternative, Martin Buber parle d’un "entre-deux", un Zwischen, le domaine de la relation interpersonnelle. " Or ce reste est justement l’essentiel. "… " Au-delà du subjectif, en deçà de l’objectif, sur l’étroite arête où se rencontrent le Je et le Tu, s’étend le royaume de l’entre-deux, où je n’existe qu’à partir du rapport avec un Tu. ". La reconnaissance de ce tiers contribuerait, pour lui, " à rendre au genre humain l’authenticité de la personne et à fonder une communauté authentique. " " La présence naît seulement du fait que le Tu devient présent ". Le Tu est tout ce que le Je peut rencontrer sans le ravaler, tout ce qui peut être "en relation avec moi" sans que j’oublie de le respecter et de l’aimer. Pour devenir des Tu, les individus comme les choses ne doivent pas être objectivés. " Entre le Je et le Tu, il n’y a ni but, ni appétit, ni anticipation ; les aspirations elles-mêmes changent quand elles passent de l’image rêvée à l’image apparue. " " Quand tous les moyens sont abolis, alors seulement se produit la rencontre. " Cette rencontre est d’un genre si particulier, si exceptionnel que ce ne peut être une rencontre ordinaire. " Entre le Je et le Tu ne s’interposent aucun jeu de concepts, aucun schéma et aucun effort d’imagination. " Zundel reprend à son compte et dépasse l’analyse de M. Buber en ouvrant le mystère de la rencontre humaine sur une dimension purement mystique. Par delà les dimensions subjective objective et intersubjective de toute rencontre humaine, Zundel développe une dimension métaphysique et mystique, qui est une intériorité ouverte sur une transcendance. La rencontre chez Zundel devient alors le lieu de l’émerveillement, du décentrement de soi, et de l’échange même de Dieu. Être pris par la présence est le signe d’une entrée dans la contemplation. La contemplation de l’autre homme n’est pas une affaire de sentiment ni de participation à un désir fusionnel. La rencontre contemplative exige qu’on accepte face à soi une dualité persistante. Ce n’est pas une mystique de l’absorption ou de la fusion mais de la communion dans la différence et le respect des sujets. La personne ne se pose comme personne que face à un Toi, dans le dialogue entre deux "Toi". Le moi-possessif est refondu au feu du moi-oblatif, comme le donné est transfiguré par la lumière de l’amour en don pour Zundel. " La personne ne se réalise que dans l’acte par lequel elle tend à s’incarner ". " Le Je s’affirme comme personne lorsqu’il se rend disponible, … qu’il assume la responsabilité de ses paroles et de ses actes ". Le désir le pousse dans cette quête d’un terme où puisse s’accrocher la relation. Zundel écrit : " Le secret de l’être : se communiquer ", en écho avec G. Marcel : " Je ne communique effectivement avec moi-même que dans la mesure où je communique avec l’autre. " La rencontre, une conversion à l’instant présent Pour Zundel, la rencontre entre un Je et un Tu n’est pas désincarnée, elle est située dans un espace et dans un temps. Elle s’inscrit dans une certaine perspective, matérielle et temporelle, culturelle et symbolique. Et c’est uniquement à travers ces lieux qu’elle trouve sa dimension transcendante. Le présent de la rencontre peut être expérimenté soit à la lumière du passé, soit à la lumière du futur. Devant la réalité nouvelle de l’autre, je mesure l’écart entre mes représentations passées et la rencontre présente. La rencontre, en situant les êtres en relation dans la durée, devient non seulement lieu de communication mais de dévoilement et genèse des personnes dans la communion à l’unique présence. " À la première rencontre d’un être qui nous devient cher, nos âmes s’étreignent dans une poignée de mains. Nous ne pensions même pas à la matérialité du geste. Nous cherchions l’homme ou la femme en la vérité de son cœur. Encore que son rythme soit si émouvant, ce n’était pourtant pas le cœur de chair que nous voulions atteindre, mais dans le symbole de celui-ci, ce cœur spirituel où gît tout le mystère de la personne. Notre intimité ne peut pas l’épuiser. Notre regard eut beau scruter son regard, et notre mémoire thésauriser ses paroles : quelque chose demeurait imprimé. Et c’était toujours l’essentiel, où le secret de l’être se couvrait comme d’un voile. " Une rencontre demande une conversion permanente de deux sujets, un retournement de chacun vers l’autre. Rencontrer l’autre en tant qu’autre, nous demande de passer de l’égoïsme à la générosité, c’est-à-dire du donné au don. Au lieu de nous servir de l’autre et de l’asservir, la rencontre exige une disponibilité, une remise de soi réciproque au service de l’autre. Elle demande une triple purification du regard : de celui qui hypnotise et manipule par la séduction, de celui qui enferme et anéantit par la peur, de celui qui juge de l’extérieur sans s’engager. Notre regard doit se libérer d’une part du pur subjectivisme qui reste hypnotisé en perdant toute objectivité et toute liberté, d’autre part de l’objectivation qui regarde froidement de l’extérieur sans s’engager, mais aussi de la relation d’autoritarisme qui se fait centre lui- même, au lieu de mettre l’autre comme lieu de la rencontre. Cette triple libération permet au regard d’entrer dans l’émerveillement devant le mystère de l’intériorité et de l’altérité d’une présence à la fois intérieure du Tout-Autre et extérieure, celle des autres. La rencontre demande en premier lieu d’accepter que l’autre ait le droit d’être lui-même. Elle exige le respect de sa dignité et de son altérité irréductible ; je ne peux le réduire au "même". L’autre n’est pas la simple réplique de ce que nous sommes. Il n’est pas créé à notre image mais à l’image de Dieu, donc d’un autre. Sa vocation propre n’est pas la mienne, il est absolument et éternellement autre. La rencontre demande ensuite d’écouter avec le désir d’entendre, d’accueillir l’autre dans son langage propre, dans sa différence et dans son altérité. Écouter consiste à rencontrer à travers toute réalité, un sujet différent de soimême. L’écoute trop souvent consiste à glaner dans la parole de l’autre juste de quoi le contredire dès qu’il aura fini de parler. Ce n’est pas alors un dialogue. Si je prépare ma réponse quand l’autre parle et réciproquement, il n’y a pas de rencontre Je-Tu mais Je-Cela. Écouter consiste à chercher à entendre au-delà des mots et des gestes, au-delà d’une simple affection ou d’une simple quête du sens, une personne qui se cherche et qui voudrait faire partager sa souffrance, sa joie et sa vie profonde ; écouter consiste essentiellement à rencontrer un sujet, à découvrir une présence, à communier à un élan créateur. La rencontre se fait par le don de nous-mêmes, de notre capacité d’accueil, de notre espace intérieur ouvert à la présence de l’autre. Dans une rencontre, la seule présence de l’autre en tant que tel, est déjà appel à l’ouverture sur une transcendance. Rien que par son regard, l’autre m’interpelle. Quand il y a refus de l’un, l’autre fait l’expérience d’une souffrance due à l’absence de don. Et " plus je suis en relation, plus je m’expérimente comme don. " Une véritable rencontre demande cette réciprocité du don pour dévoiler un reste dans la communication, un "entre-deux", un tiers entre deux sujets que Zundel appelle, "troisième terme". Ainsi la rencontre devient engendrement d’un espace de liberté et de gratuité qui est d’abord dévoilement d’une présence qui se donne. La vraie rencontre ne se situe donc pas seulement entre deux individus, elle doit descendre au niveau des personnes. " Si l’on ne va pas jusque-là, si notre conscience est vide, si notre solitude n’est pas une rencontre, s’il n’y a personne en nous… alors la vie est absurde et l’homme n’a que le choix entre le suicide ou l’impulsion aveugle de ses instincts. " Mais pour réaliser ce vide de soi qui va permettre l’accueil de l’autre, il faut que l’infini se manifeste " comme une présence qui nous aspire " et dont l’attente détermine en nous la libération de nous-mêmes. En dehors de cette rencontre au plus intime de nous-mêmes, tout n’est qu’absence et solitude sans espérance. Sans cette expérience de vide intérieur qui nous décentre de nous-mêmes et nous rend pauvres et mendiants de l’autre, il n’y a personne, il n’y a pas de vraie rencontre. Ainsi dans toute rencontre celui qui fait la vérité en reconnaissant son incapacité à communiquer, vient dans la pauvreté d’esprit à la lumière de la communion dans l’unique présence de Celui qui nous attend sur ce chemin. C’est pourquoi une rencontre a un caractère unique, singulier et personnel. Tel tableau, telle musique, telle personne, tel acte sont, pour moi, source d’émerveillement et de joie, ouverture sur l’espace de la communion des consciences ; mais pour un autre, il ne se passera rien. Il y a bien des paysages, des individus, des pensées que nous côtoyons mais que nous ne rencontrons pas. " Lorsque deux cordes sont accordées entre elles et qu’on fait vibrer l’une d’elles, la seconde se met à vibrer à son tour. C’est le mystère de la sympathie : les vibrations d’un être s’accordent avec tel autre, il a un contact spontané qui a pour base une concordance physique. Cette ligne horizontale est qu’un donné de notre biologie est en accord avec certains êtres et en désaccord avec d’autres. Nous avons tous les jours à faire à des êtres crispés et qui rendent la vie intolérable à ceux qui les approchent. Si on ressent ces coups de boutoir, on est tenté de répondre du tac au tac puis après tout on se dit que le « royaume » va encore être retardé. " L’absence de sympathie n’est pas une faute en elle-même. Peut-on dire que le règne de Dieu souffre ou avance du fait de l’absence ou de la présence de sympathie ? La sympathie ou l’antipathie sont de l’ordre de la psychologie et non pas de l’ordre du spirituel. Le troisième terme entre nous qui n’est pas nous mais ne peut être sans nous La rencontre humaine pour Zundel, est de l’ordre du mystère, elle nous enveloppe entièrement, elle révèle une unité, une co-présence irradiante entre nos personnes. Au départ ce mystère n’est pas uniquement spirituel, il est d’abord humain avant de devenir divin. Rencontrer quelqu’un, ce n’est pas le croiser à un moment donné, c’est être avec lui dans la durée, c’est faire l’expérience d’une co-présence mutuelle qui peut durer malgré d’éventuelles séparations. La vraie rencontre n’est pas un événement banal de communication entre deux individus, mais c’est l’événement de la rencontre qui est appelé à devenir avènement d’une présence. L’aventure de la personne consiste donc à faire de chaque rencontre, de chaque événement de notre histoire, l’avènement d’une présence interpersonnelle au cœur du réel. Dans cette rencontre de l’autre s’opère la transformation qui met " aux racines de l’être, … un nouveau principe qui est l’amour ". Certains peuvent la nommer : absolu, transcendant, Jésus-Christ ressuscité présent au milieu de nous, d’autres l’Esprit Saint, cela ne change pas la réalité existentielle d’une expérience de réelle présence qui se dévoile dans la rencontre entre deux personnes. C’est pourquoi Zundel aimait à dire que " le paradis ne peut exister que dans nos yeux ! " Notre regard sur les personnes et sur les choses, soit les habille de beauté et de lumière, c’est-à-dire d’une présence, soit les chosifie et les dénude de toute dignité, de toute transcendance en les enfermant dans l’absence et l’aveuglement où nous sommes nous-mêmes. " Certains êtres vous donnent l’impression d’absence, mais il y en a d’autres qui vous donnent, -ils sont rares et d’autant plus précieux- une impression de présence. Leur venue est un cadeau merveilleux. Ils n’ont pas besoin de parler, ils n’ont pas besoin de rire, ils sont là et leur présence trace un sillage lumineux et leur présence nous envahit… nous éclaire, … nous libère. " Cette expérience personnelle est fondamentale pour tout homme, car elle engendre notre personne. Cette présence est l’expérience d’une relation avec un au-delà de soi "en soi" et "entre nous". C’est faire l’expérience de la transcendance dans l’immanence d’une relation humaine. Notre attention à cette présence, sa résonance " en nous " et " entre nous ", nous construit dans une dynamique de relations, c’est-à-dire comme personne vivante dans un réseau de personnes. Ces moments d’éternité qui sont des instants d’intériorité réciproque où, émerveillés, nous respirons ensemble la même présence, constituent nos meilleurs souvenirs et construisent notre personnalité la plus profonde tant du point de vue individuel que collectif. Le sens de toute éducation, de toute spiritualité, de toute liturgie, de toute action humaine et de toute vie devrait être de nous permettre d’actualiser cette présence, comme le montre M. Blondel dans sa thèse sur l’Action de 1893. L’initiation aux mystères n’est pas, et n’a jamais été dans l’Église, connaissance de vérités cachées, mais rencontre, communion, initiation à la présence du divin cachée dans l’homme. Sur le chemin de nos échecs de communication, Il " est cette présence silencieuse, qui est toujours là et qui ne s’impose jamais. " " Mais cette présence est si muette que nous ne la laissons pas parler, il fallait donc cette parole unique du Verbe fait chair pour réveiller en nous cette parole réduite au mutisme. " Ainsi nous comprenons pourquoi pour Zundel : " rencontrer l’homme et rencontrer Dieu, c’est exactement la même chose. " " Si on est sûr que la communion humaine ne peut s’accomplir que dans une communion avec Dieu, qui est l’espace oblatif où notre liberté respire, on est sûr que la mort ne peut pas rompre ce lien, puisque l’éternité est au cœur de la vie, déjà, le seul lien véritable entre des êtres qui s’aiment. " Une vraie rencontre ainsi est une expérience intérieure de co-présence, de communication des consciences, comme le montre M. Nédoncelle. Elle est avènement d’une troisième personne à la surface de l’événement le plus banal.. C’est dans cette respiration commune de l’infini que l’on se trouve vraiment, que l’on devient intérieur les uns aux autres. Il y a parfois dans l’amitié des heures où l’on atteint au suprême dépouillement. On n’a plus rien à dire, parce qu’on est devenu si intérieur l’un à l’autre qu’aucune parole n’est plus apte à traduire une telle unité. Les âmes se touchent par le fond, comme réduites au centre où elles coïncident. La même lumière les rend diaphanes l’une à l’autre, le même esprit les identifie dans une commune respiration, la même grâce les affranchit de leurs limites. Une présence infinie circule de l’une à l’autre qui recueille la tendresse dans la majesté du silence. La rencontre est si totale qu’elle demeure désormais le lien informulé auquel on se réfère sans cesse. On revient au discours, on reprend les thèmes accoutumés ; les tendres habitudes des échanges familiers. Ce n’est qu’un voile que l’on jette sur l’éclat de ce moment unique que l’on sent vivre entre soi comme un divin secret. " Ce sont ces instants d’éternité qui font la beauté et la grandeur de toute rencontre humaine quand elle devient rencontre de l’infini en nous. Conclusion entre nous On peut discuter du statut de cette présence du divin entre nous dans la rencontre. Zundel passe un peu vite sur la dimension humaine de la rencontre pour plonger dans la mystique de la rencontre. Il ne donne pas assez de précision sur le comment et les médiations nécessaires à ce passage du fini à l’infini, du nécessaire à l’essentiel. Il ne distingue pas assez les niveaux et ne respecte pas les étapes de maturation entre ces niveaux. Les croyants comme les incroyants aussi peuvent faire ce type de rencontre où nous sommes saisis dans l’émerveillement d’une présence qui nous dépasse. Dieu n’est peut-être pas nommé mais cela n’empêche pas d’être plongé dans sa présence, au contraire. Cette expérience de la beauté et de la grandeur de toute rencontre humaine peut être un chemin vers l’accomplissement humain. Toute rencontre ainsi est l’enjeu de tous les possibles, celle de la naissance du divin en nous et entre nous ; c’est là, la « fragilité de Dieu » et la responsabilité de l’homme et le sens de sa liberté et son accomplissement.