L’accomplissement humain et la désappropriation
dans la communication
1. désappropriation chez Maître Eckhart
2. de l’individu à la personne chez Zundel,
3. nudité chez Simone Weil
4. disponibilité chez Gabriel Marcel,
5. « Je et le « Tu » chez Buber
la désappropriation de soi au cœur de l’expérience de Maître Eckhart
Pour rencontrer l’autre et donc exister en forme de don, cela demande
d’abord de se quitter soi-même. Accueillir cette dimension de l’altérité exige
une totale disponibilité, et un décentrement de soi : « Dans tout le champ de la
vie spirituelle, l’altérité de l’objet n’est accessible qu’à l’altruisme du sujet.
L’esprit qui se savoure lui-même perd toute prise sur le réel et sur soi, car,
même pour joindre sa propre intimité, il faut un regard détaché. Toute
complicité altère le jugement et entraîne l’illusion. Une étreinte virginale peut
seule, en nous, retenir la lumière. Le secret du moi réside dans un Autre :
notre autonomie se conquiert dans un abandon. »
1
Nous retrouvons ici la
spiritualité de Maître Éckhart dont Zundel a lu certaines des œuvres. La vraie
liberté est une libération qui résulte d’une désappropriation oblative de soi et
la personne, c’est l’être dans la transparence d’amour qu’elle devient dans le
don de soi. Ainsi le secret de la liberté se situe dans le don. Cette découverte
de la pauvreté comme désappropriation est une naissance à soi dans un autre.
Le “Je” n’existe que « dans cet échange où Je est un autre. »
2
Mais « il ne
s’agit pas de posséder l’autre en qui l’on découvre son vrai moi, mais d’être
son espace, son silence et sa liberté. »
3
Mais si, ici Zundel parle de la mort à soi-même et à toute représentation
du divin, va-t-il aussi loin en ce domaine que Maître Éckhart quand ce dernier
parle de la triple mort de "l’homme pauvre", qui doit perdre non seulement
l’idée et le désir de Dieu, mais participer et vivre en lui-même cette “mort du
Fils” et cette “mort divine” elle-même ?
4
« Tant que l’âme a la moindre
notion de Dieu, elle est encore éloigné de Dieu. C’est pourquoi, c’est le désir
formel de Dieu de s’anéantir Lui-même dans l’âme afin que l’âme se perdre
elle-même.. »
5
L’homme Jésus est celui qui a réalisé pour nous cette
désappropriation totale du “vieil homme”, le moi-égoïste pour ressusciter
comme “homme nouveau”. C’est au moment où il a renoncé à sa divinité sur
la Croix d’une manière suprême, que l’accomplissent total de l’humain en lui
se manifeste pleinement. C’est ce mystère qu’exprime Simone Weil : « La
séparation quoique douloureuse, est bien, parce qu’elle est amour. La détresse
1
M. Zundel, HPH, p. 42.
2
M. Zundel, CVH, p. 45 ; voir aussi DV, p. 105 ; JEA, p. 199 ; LF, p. 128 ; QHQD, p. 141-142 ; ADQ,
p. 29, 85.
3
M. Zundel, HPH, p. 230 ; voir aussi PSL, p. 19 ; EI, p. 110 ; RP, p. 377.
4
A. de Libéra, La mystique rhénane, Paris, Seuil, 1994, p. 243-245.
5
Maître Éckhart, Sermons, “Pourquoi nous devons nous affranchir de Dieu même”, trad. F. Brunner,
Paris, 1969, p. 257.
même de Jésus abandonné est un bien. Il ne peut y avoir pour nous ici bas de
plus grand bien que d’y avoir part. « Il n’y a qu’un chemin pour que l’homme
atteigne toute sa grandeur, c’est qu’il se vide. En Jésus, cette évacuation est
totale du moi humain. »
6
l’accomplissement humain consiste à consentir à son
incomplétude, à son manque de l’autre, à sa pauvreté infinie, jusqu’à perdre
même le désir du divin en nous : c’est se rendre disponible et attendre tout de
l’Autre, c’est-à-dire l’infini lui-même dans le don total de notre personne.
De l’individu préfabriqué à la personne libre, un passage par la
désappropriation chez Maurice Zundel
L’exemple de François d’Assise a conduit Zundel à découvrir la divine
pauvreté comme la pierre angulaire de la vie de Jésus. Cette divine pauvreté
est une forme de "vide créateur" qu’il découvre dans les relations de Jésus
avec ses disciples et avec celui qu’il nomme son Père. Ce vide le conduit sur
le chemin de l’accomplissement humain total de sa personne ; ce chemin
passe par le silence et la désappropriation de soi ; tels sont les clefs du
"royaume" des relations humaines qui conduisent à l’émerveillement et à la
naissance du divin en nous.
De même, la véritable intériorité, chez Blondel, est sortie de soi, exode
dans le désert intérieur et elle conduit vers une véritable transformation de tout
l’être, en passant par une désappropriation totale de soi-même. « L’intériorité
est le point de rencontre de l’homme avec la transcendance, et à partir de là le
secret de l’accomplissement de son être ou au contraire sa déchéance dans
l’action. »
7
L’ouverture à l’altérité du divin en nous dans l’intériorité humaine
accomplie exige une totale désappropriation de soi. Ce qui est en nous et n’est
pas nous mais ne peut être sans nous passe par une totale désappropriation :
« C’est dans la mesure où le moi est crucifié que "l’autre" se fait jour en nous
et que l’infini sur lequel notre être est ouvert se laisse identifier comme une
présence spirituelle et comme une vie débordante. »
8
Maurice Blondel dans la
conclusion de l’Action, écrit de même : « L’homme ne peut gagner son être
qu’en se reniant, en quelque façon, pour le rapporter à son principe et à sa fin
véritable. Renoncer à ce qu’il a de propre, et anéantir ce néant qu’il est, c’est
recevoir cette vie pleine à laquelle il aspire, mais dont il n’a pas la source en
soi. Pour s’atteindre et se sauver, il faut qu’il se dépasse. »
9
Pour sortir du narcissisme de l’individu, il nous faut percevoir cette
présence intérieure comme un "cri"
10
qui nous libère « de la subjectivité
6
M. Zundel, TVL, p. 216-217.
7
Y. Périco, Blondel ou la genèse du sens, Paris, Ed Universitaire, 1991, p. 73.
8
M. Zundel, PSL, p. 19.
9
M. Blondel, L’Action (1893), Paris, Puf, 1973, p. 491.
10
M. Zundel, CH, p. 76 ; Zundel reprend ici le thème de H. Bergson sur l’élan vital, L’évolution
créatrice, Paris, PUF.
passionnelle où l’on est enfermé
11
». « On peut devenir quelqu’un, parce
qu’on a rencontré quelqu’un »
12
. L’homme naît par désappropriation, par
décentrement de soi en se centrant sur un autre en soi. La personne n’est pas
un objet que l’on peut posséder et réduire au "même", mais un sujet qui existe
non pas en soi, mais en relation à d’autres sujets.
Du problème au mystère chez Gabriel Marcel, la disponibilité
. L’humain et le divin ne sont pas des objets de connaissance, ils sont les
sujets libres et transcendants, qui n’existent que par une action de
communication, de désappropriation et de don : « le secret de l’être : se
communiquer. »
13
Mais « je ne communique effectivement avec moi-même
que dans la mesure où je communique avec l’autre. »
14
G. Marcel corrige le
coté parfois excessif de la notion de désappropriation en lui préférant celle de
disponibilité, comme la « caractéristique essentielle de la personne »
15
.
Plus j’objective les problèmes de communication, plus ils m’échappent.
Mais plus je participe à la rencontre des personnes, plus je communie à leur
mystère, plus je les comprends mais de nuit… : « Un mystère placé devant la
réflexion tend inévitablement à se dégrader en problème »
16
, et cette
objectivation est toujours le péché mortel de la philosophie
Cette totale désappropriation de soi sur les plans des images et du
discours, de la vérité et de la relation, est l’essence même de la rencontre entre
deux personnes, comme le suggère une interprétation, en termes de
communication, des quatre étapes du dialogue entre Jésus et la Samaritaine.
Notre propre expérience de l’amitié et de l’amour fraternel nous montre que
pour devenir quelqu’un pour un autre, il faut accepter ce vide, cette
désappropriation et ce décentrement. Entre moi et l’autre, il y a une distance,
une différence, un vide qui permet et qui fonde la relation. Cette expérience
du vide peut se vivre à chaque instant, si on veut communiquer en vérité sans
s’imposer et sans blesser l’autre. Il faut s’effacer soi-même pour permettre à
l’autre d’exister.
La révélation du divin au cœur de nos relations humaines est liée à ce
passage du dehors au-dedans d’où surgit à la racine de l’être une nouvelle
polarité qui l’ordonne à un autre dans une nouvelle dimension du réel, qui
émane d’une totale désappropriation : « Cet autre en nous… peu importe le
nom qu’on lui donne, si l’on reconnaît qu’il est, pour chacun, le seul chemin
11
M. Zundel, QHQD, p. 196.
12
M. Zundel, QHQD, p. 193.
13
M. Zundel, TPS, p. 75.
14
G. Marcel, Du refus à l’invocation, Paris, Gallimard, 1950, p. 50.
15
G. Marcel, Homo Viator, p. 27, cité dans Vovabulaire philosophique de G. Marcel, Paris, Cerf, 1985,
p. 167.
16
G. Marcel, Positions et approches du mystère ontologique, p. 58.
vers soi : comme un au-delà au-dedans, où l’on passe du donné au don, de
quelque chose à quelqu’un. »
17
L’amitié comme l’amour humain sont des chemins de désappropriation
de soi et d’apprentissage de la communication des consciences où l’autre, en
m’arrachant à l’esclavage de moi-même, me permet de découvrir la joie de la
communion des personnes
Ce n’est que dans une commune désappropriation de chacun au service
de l’autre, dans l’échange et la confiance mutuelle que peuvent se concilier
ces deux termes. Pour permettre ce dialogue et cet échange, il faut introduire
une distance, donc des médiations. Sans distance et donc sans dialogue, il ne
peut y avoir de vraie communion. Sans différence et sans liberté, il n’y a ni
relation ni sujet et donc pas d’être personnel ni de dynamique communautaire
La disponibilité chez Gabriel Marcel
Chez Gabriel Marcel, nous trouvons cette expérience sous le terme de
disponibilité. « L’être disponible est celui qui est capable d’être tout entier
avec moi lorsque j’ai besoin de lui. Être indisponible, c’est être en quelque
manière, non seulement occupé de soi, mais encombré de soi… Pour le
premier je suis une présence, pour le second je suis un objet. »
18
L’être
indisponible est incapable de répondre aux appels de la vie, il est incapable de
s’émerveiller, car il est enfermé dans une intériorité close. C’est-à-dire qu’il
confond intériorité psychologique et intériorité spirituelle. Il est incapable de
rencontrer l’autre en tant qu’autre et d’échanger avec lui une vraie présence.
L’être disponible est libre, transparent, réceptif, ouvert et créateur, présent à
autrui.
Comment concilier à la fois l’appropriation personnelle, nécessaire à
l’émergence et à la structuration de l’identité du sujet avec la désappropriation
de soi, si essentielle à la rencontre de l’autre et du Tout Autre ? Pour passer
de la conscience de soi, à la conscience des autres puis à celle du Tout-Autre,
et apprendre ainsi la disponibilité, il faut du temps et des événements et
parfois bien des épreuves.
La nudité chez Simone Weil
La personne, chez Zundel, comme le "Je" chez Éckhart, ne peut naître
qu’à travers l’expérience du vide et de la désappropriation totale d’elle-même.
« Il faut faire le vide de toute ces préfabrications… il faut rejoindre cette
vacuité,… aboutir à ce vide créateur hors duquel rien ne s’accomplit de
valable… c’est l’attraction de cet infini qui nous aspire et dont l’attente peut
déterminer en nous cette libération de nous-même. »
19
Heidegger dans une
étude sur Nietzsche écrit : « L’être est le vide extrême, et il est en même
17
M. Zundel, HE, p. 34.
18
G. Marcel, Positions et approches concrètes du mystère ontologique, p. 84 et 86, cité dans le
Vocabulaire de Gabriel Marcel, Paris, Cerf/Bellarmin, 1985, Recherches n°6, p. 165-167.
19
M. Zundel, "Altérité et infini", Cénacle, Paris, 1974,.p. 5.
temps la richesse dont tout ce qui est.»
20
Quand l’homme est vide, l’eau de
l’esprit jaillit en lui. Pour Zundel, le "mot-clef" de la pensée de S. Weil dans
La pesanteur et la grâce est la "nudité". « On est livré nu à la lumière».
21
:
«Accepter un vide en soi-même, cela est surnaturel».
22
« La grâce comble,
mais elle ne peut entrer que là où il y a un vide pour la recevoir, et c'est elle
qui fait ce vide.»
23
Ce vide métaphysique ne se réduit pas au néant sartrien. Il
n'est pas isolement, replis sur son égo et un refus de l'Autre, mais, par delà
l'expérience du bien et du mal, de la souffrance et de la joie, c'est un
détachement, une disponibilité et une ouverture sur une plénitude et une
communion. « Tout au fond, au centre de son amertume inconsolable. Si on
tombe en persévérant dans l'amour jusqu'à ce point où l'âme ne peut plus
retenir le cri "Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné", si on demeure en ce
point sans cesser d'aimer, on finit par toucher quelque chose qui n'est plus le
malheur, qui n'est pas la joie, qui est l'essence centrale, essentiel, pure, non
sensible, commune à la joie et à la souffrance, et qui est l'amour même de
Dieu.»
24
«Qui supporte un moment le vide, ou reçoit le pain surnaturel, ou
tombe. Risque terrible, mais il faut le courir, et même un moment sans
espérance. Mais il ne faut pas s'y jeter.»
25
Transformé par l’expérience crucifiante du vide, le “Je” n’est plus
l’objet de mon besoin et de mes manques, mais il est devenu le sujet de mon
désir, “l’Autre du désir
26
et ce vers quoi il doit tendre, non seulement en se
dépouillant de lui-même, mais en dépouillant ses propres représentations de
Dieu. Rien ne peut définir et limiter cet Autre s’il est vraiment l’Infini caché
dans l’homme. Le vide de tout devient le seuil de la plénitude d'un jour
nouveau. Ce vide est le berceau d'une nouvelle naissance où l’homme devient
une personne, en s’établissant dans ce centre divin pour en recevoir son
identité de fils de Dieu. Dieu est toujours là mais caché dans ce fond de l’âme.
En tant que sujet, il est toujours au delà de toute image et de tout concept, et
même au delà de tout désir. C’est pourquoi Éckhart écrit : «”Vraiment tu es le
Dieu caché” au fond de l’âme ; le fond de l’âme et le fond de Dieu n’étant
qu’un seul et même fond. Plus on te cherche, moins on te trouve. Tu dois le
chercher de façon à ne jamais le trouver. Si tu ne le cherches pas, tu le
trouves »
27
.
Le monde du "Je" et du "Tu" Martin Buber
20
M. Heidegger, art.: "L'être comme vide et comme richesse", dans HERMÈS, n°2, 1981, p. 332.
21
S. Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 64; cité par M. Zundel, "Simone Weil", Le
Caire, Les mardi de Dar El Salam, 1948, p. 2.
22
S. Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 21.
23
S. Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 20.
24
S. Weil, Attente de Dieu, Paris, Fayard, 1966, p. 69.
25
S. Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 21.
26
D. Vasse, L’Autre du désir et le Dieu de la Foi, Paris, Seuil, 1991.
27
Maître Éckhart, Traités et Sermons, Sermon n°15, Trad. A. de Libéra, Paris, Garnier/Flamarion,
1993, p. 315.
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