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CRITIQUES DE SPINOZA AUX XVIIEME ET XVIIIEME SIECLES
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I. Albert Burgh, ancien disciple et ami de Spinoza, converti au
catholicisme
I.1
Lettre de Albert Burgh à Monsieur B. de Spinoza, 11 novembre
1675
Quand jai quitté ma patrie jai promis de vous écrire au cas que quelque
chose qui en valût la peine marrivât au cours de mon voyage. Une occasion soffre à
moi et, comme elle est de la plus haute importance, je veux macquitter de ma dette
en portant à votre connaissance que, par la miséricorde infinie de Dieu, jai fait retour
à lÉglise catholique et en suis devenu membre. Pour le détail de cette conversion
vous le connaîtrez par la lettre que jai adressée au très savant M. de Craenen,
professeur à Leyde. Mais je joindrai ici quelques paroles ayant trait à votre bien.
Plus je vous ai admiré jadis pour la subtilité et la pénétration de votre esprit,
plus maintenant je vous plains et déplore votre malheureux état : je vois en vous en
effet un homme qui a reçu de Dieu les plus beaux dons de lesprit, qui aime la vertu,
qui en est avide et qui néanmoins se laisse tromper, égarer par le Prince des mauvais
esprits avec sa superbe criminelle. Toute votre philosophie quest-elle donc sinon une
pure illusion et une chimère ? Et cependant vous vous en remettez à elle non
seulement de la tranquillité de votre âme dans cette vie mais de son salut éternel.
Voyez donc sur quel fondement misérable vous faites reposer toute votre confiance.
Vous vous targuez davoir trouvé la vraie philosophie. Comment savez-vous que
cette doctrine est la meilleure parmi toutes celles qui ont été proposées dans le
monde ou qui peuvent lêtre dans lavenir ? Avez-vous examiné toutes les
philosophies enseignées, soit ici, soit dans lInde et dans le monde entier, pour ne
rien dire de celles qui sont encore à venir ? Et à supposer que vous les ayez
examinées, comment savez-vous que vous avez choisi la meilleure ? Ma philosophie,
dites-vous, saccorde avec la droite raison, tandis que les autres lui sont contraires,
mais tous les philosophes, à part vos disciples, ont une manière de voir opposée à la
vôtre et tous disent avec le même droit deux et de leur doctrine ce que vous dites de
la vôtre, et vous accusent derreur et de fausseté comme vous les en accusez. Il est
donc manifeste que, pour mettre en lumière la vérité de votre philosophie, il vous
faudrait produire des raisons qui ne fussent pas communes à toutes les doctrines
mais propres à la vôtre seulement, ou bien il faut avouer que la vôtre est aussi
incertaine et futile que les autres.
Mais je veux me restreindre à ce livre auquel vous avez donné ce titre
impie [1], confondant votre philosophie avec votre théologie, car bien réellement
vous faites cette confusion quoique avec une ruse diabolique vous prétendiez établir
quelles diffèrent lune de lautre et ont des principes différents. Je continue donc.
Peut-être direz-vous : « Les autres nont pas lu lÉcriture Sainte autant de fois
que je lai lue, je prouve mes affirmations par cette même Écriture, dont lautorité
reconnue par les chrétiens les met à part de toutes les autres nations. Et comment ?
Juse pour expliquer lÉcriture Sainte dans ses parties obscures des textes clairs et je
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compose à laide de cette interprétation des thèses qui antérieurement avaient déjà
pris forme dans mon cerveau. » Mais, je vous en prie, pensez sérieusement à ce que
vous dites : comment savez-vous que cet usage que vous faites de textes clairs est
juste, et ensuite quil suffit à linterprétation de lÉcriture Sainte, et quainsi vous
linterprétez correctement ? Ayant égard surtout à ce que disent les catholiques et qui
est très vrai, que toute la parole de Dieu ne nous a pas été communiquée par écrit et
quainsi tenter dexpliquer lÉcriture Sainte par la seule Écriture Sainte nest pas
possible, je ne dis pas seulement à un homme mais même à lÉglise, seule interprète
légitime de lÉcriture. Il faut sinspirer des traditions apostoliques comme le prouve le
témoignage même de lÉcriture Sainte, selon les Pères, et comme le veulent
également la raison et lexpérience. Rien de plus faux, donc, et de plus pernicieux que
votre principe. Que deviendra toute votre doctrine qui repose et sélève sur un
fondement sans valeur ? Si donc vous avez foi au Christ crucifié, reconnaissez votre
détestable hérésie, redressez la perversion de votre nature et réconciliez-vous avec
lÉglise.
Que pouvez-vous faire dautre pour prouver vos affirmations que ce quont
fait, font et feront tous les hérétiques, tous ceux qui sont sortis de lÉglise de Dieu ou
en sortiront dans lavenir ? Tous, comme vous-même, se sont appuyés pour former
et établir leurs thèses sur ce même principe, je veux dire sur la seule Écriture Sainte.
Et ne vous félicitez pas parce que peut-être les Calvinistes ou, comme on dit,
les Réformés, non plus que les Luthériens, les Mennonites, les Sociniens, etc. ne
peuvent réfuter votre doctrine ; tous, je lai dit précédemment, sont aussi dignes de
pitié que vous et autant que vous dans lempire où la mort étend son ombre.
Si, au contraire, vous navez pas foi au Christ, vous êtes plus à plaindre que je
ne puis le dire. Et cependant le remède est facile ; repentez-vous de vos péchés en
considérant larrogance pernicieuse de vos pauvres et déraisonnables arguments.
Vous navez pas foi au Christ ? Pourquoi ? « La doctrine du Christ et sa vie,
répondez-vous, comme aussi la doctrine des chrétiens sur le Christ ne saccordent
pas avec mes principes. » Mais je le répète, osez-vous vous croire supérieur à tous
ceux qui se sont dressés dans la Cité de Dieu, cest-à-dire dans son Église, les
Patriarches, les Prophètes, les Apôtres, les Martyrs, les Docteurs, les Confesseurs et
la Vierge, des Saints innombrables ? Osez-vous, dans votre impiété blasphématoire,
vous croire supérieur à Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même ? Les dépassez-vous
tous, vous seul, par la doctrine, par la manière de vivre et en toutes choses ?
Misérable homuncule, vil ver de terre, que dis-je, cendre, pâture des vers, prétendez-
vous, par un blasphème inqualifiable, être au-dessus de la Sagesse incarnée, infinie,
du Père Éternel ? Seul alors vous vous croyez plus sage et plus grand que tous ceux
qui, depuis le commencement du monde, ont appartenu à lÉglise de Dieu et ont cru
ou croient à la venue future du Christ, ou ont eu foi en un Christ déjà venu ? Sur quel
fondement faites-vous reposer cette arrogance téméraire, insensée, déplorable et
détestable ?
Vous niez que le Christ, fils du Dieu vivant, Verbe de la Sagesse éternelle du
Père, se soit manifesté dans la chair, ait souffert et ait été crucifié pour le genre
humain. Pourquoi ? parce que tout cela ne répond pas à vos principes. Mais outre ce
que jai déjà montré : que vous navez pas de principes vrais, mais en avez de faux, de
téméraires, dabsurdes, je dis maintenant que, même si vous vous appuyiez sur des
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principes vrais, vous nen seriez pas moins hors détat dexpliquer toute la suite des
événements qui sont arrivés ou arrivent dans le monde, et vous nauriez pas le droit
de proclamer audacieusement que tout ce qui paraît contraire à vos principes, est en
réalité impossible ou faux. Très nombreuses en effet, que dis-je, innombrables sont
les choses que vous êtes incapable dexpliquer, à supposer quil y ait quelque chose de
connaissable avec certitude dans la nature. Vous ne pourrez même pas lever la
contradiction qui apparaît entre ces phénomènes non explicables et les explications
tenues pour certaines que vous donnez des autres. Vous êtes complètement
incapable dexpliquer par vos principes ce qui se produit dans les sortilèges et les
incantations, quand on prononce seulement certains mots ou même quand on les
porte avec soi écrits sur une matière quelconque, et vous nexpliquerez pas davantage
les manifestations stupéfiantes du pouvoir des démons chez ceux qui en sont
possédés. De tout cela jai cependant vu des exemples variés et jai recueilli, sur une
infinité dautres, le témoignage concordant, inattaquable, de quantité de personnes
très dignes de foi. Quels jugements pouvez-vous porter sur les essences de toutes
choses, en admettant que quelques-unes des idées que vous avez dans lesprit
saccordent entièrement avec les essences des choses dont elles sont les idées ? Alors
que vous ne pouvez jamais décider sûrement si les idées de toutes les choses créées
se forment naturellement dans lâme humaine, ou si beaucoup, sinon toutes, peuvent
être produites et le sont réellement par des objets extérieurs, ou encore par la
suggestion de bons esprits ou desprits malins ou par une révélation manifeste de
Dieu. Comment sans faire appel au témoignage des autres hommes et à lexpérience
(je ne dirai rien de la soumission du jugement à lomnipotence divine), pourrez-vous
définir avec précision et établir avec certitude par vos principes lexistence ou la non-
existence, la possibilité ou limpossibilité de lexistence de choses telles que la
baguette divinatoire servant à découvrir les métaux enfouis et les sources
souterraines, telles encore que la pierre cherchée par les alchimistes, le pouvoir des
mots et des caractères décriture, les apparitions de divers esprits bons ou
mauvais [2], la réapparition des plantes et des fleurs dans un flacon de verre après
leur combustion, les Sirènes, les Kobolds qui apparaissent dans les mines, à ce quon
raconte, les antipathies et les sympathies nombreuses qui sobservent dans le monde,
limpénétrabilité du corps humain, etc., comment, dis-je, montrerez-vous que tout
cela est réellement ou nest pas, peut être ou ne le peut pas ? Eussiez-vous,
philosophe, lesprit mille fois plus subtil et pénétrant que vous ne lavez, vous ne
pourriez rien dire de définitif sur aucune de ces choses. Si vous ne vous fiez quà
votre seul entendement pour en juger et pour juger de ce qui leur ressemble,
certainement vous tiendrez en même manière pour impossible tout ce qui vous est
inconnu [3], et na pas été éprouvé par vous, alors que cela devrait vous paraître
seulement incertain jusquau moment le témoignage dun grand nombre de
personnes dignes de foi vous aura convaincu. Cest ainsi que Jules César, à ce que
jimagine, aurait jugé, si quelquun lui avait dit quune certaine poudre pouvait être
fabriquée et devenir dusage courant quelques siècles plus tard, dont la puissance
provoquerait lexplosion de forteresses, de villes entières, de montagnes même, et
qui, contenue en un espace quelconque, aurait ensuite une force dexpansion si
merveilleuse quelle briserait tout obstacle. Cela, Jules César naurait jamais voulu le
croire, et il aurait ri à gorge déployée de celui qui le lui aurait dit, comme voulant le
persuader dune chose contraire à son jugement, à son expérience, à toute sa science
militaire.
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Mais revenons à notre objet. Si vous ne connaissez pas ce que je viens de dire
et ne pouvez en juger, comment oserez-vous, malheureux homme gonflé dune
superbe diabolique, porter un jugement téméraire sur les mystères terribles de la
passion et de la vie du Christ, déclarés incompréhensibles par les docteurs
catholiques eux-mêmes ? Que signifie, insensé, ce bavardage vain et futile sur les
miracles innombrables, sur les signes, sur tous les témoignages éclatants par lesquels,
après le Christ, ses Apôtres, ses disciples, plus tard des milliers de Saints, ont, par la
vertu toute-puissante de Dieu, confirmé la vérité de la foi catholique et que la
miséricorde et la bonté toute-puissante de Dieu veulent qui se répètent encore de nos
jours dans le monde entier ? Et si vous navez rien à leur opposer, comme cest
assurément le cas, pourquoi vous obstinez-vous ? Tendez la main, repentez-vous de
vos erreurs et de vos péchés, revêtez-vous dhumilité et soyez régénéré.
Il faut enfin en venir à la rité de fait qui est réellement le fondement de la
religion chrétienne. Comment oserez-vous, pour peu que vous y fassiez attention,
nier la force de persuasion quelle tire du consentement de tant de myriades
dhommes parmi lesquels il sen trouve des milliers qui, par la doctrine, le savoir, la
subtilité vraie et la solidité de lesprit, la perfection de la vie, vous dépassent et
dominent de cent coudées, et qui unanimement, dune seule bouche, affirment que le
Christ, fils du Dieu vivant, sest fait chair, a souffert et a été mis en croix, est mort
pour les péchés du genre humain, est ressuscité, a été transfiguré et, en sa qualité de
Dieu, règne dans les cieux avec le Père éternel uni au Saint Esprit, ainsi que les autres
dogmes se rapportant aux mêmes points. Dinnombrables miracles qui ne dépassent
pas seulement lhumaine compréhension, mais sont contraires à la raison commune,
nont-ils pas été faits et ne continuent-ils pas de lêtre maintenant encore dans lÉglise
de Dieu, par le même Seigneur Jésus et, en son nom plus tard, par les Apôtres et les
autres Saints, grâce à une vertu divine et toute-puissante, et de ces miracles
dinnombrables indices matériels ne sont-ils pas jusquà ce jour répandus et visibles
dans tout lorbe des terres ? Je pourrais aussi bien, à mon sens, nier quil y ait jamais
eu des Romains dans le monde antique, et que Jules César imperator ait remplacé
chez eux par un gouvernement monarchique la liberté républicaine quil avait
étouffée, sans me soucier en rien de tant de monuments accessibles à tous, qui
attestent encore de nos jours la puissance des Romains et sans avoir égard au
témoignage des plus graves historiens qui ont raconté dans leurs écrits lhistoire de la
république et celle de la monarchie romaine, en particulier les actes de Jules César,
non plus quau jugement de tant de milliers dhommes qui ont vu eux-mêmes ces
monuments ou leur ont accordé ou leur accordent encore créance (dinnombrables
auteurs en affirment lexistence), de même quils ont accordé et accordent encore
créance aux histoires visées ci-dessus. Ne pourrais-je en mappuyant sur le principe
que jai rêvé la nuit dernière, croire que les monuments qui nous restent des Romains,
ne sont pas des choses réelles mais de pures illusions ? Et, pareillement, que tous les
récits quon fait des Romains, nont pas plus de valeur que les puérilités contenues,
dans les livres appelés romans, sur les Amadis des Gaules et dautres héros
semblables ? Quil ny a jamais eu de Jules César au monde ou que, sil a existé, il a
été un maniaque, na pas réellement foulé aux pieds la liberté des Romains, ne sest
pas assis sur un trône impérial, mais a été amené à croire quil a fait ces grandes
choses, soit par sa propre imagination délirante, soit par les flatteries de ses amis ? Ne
pourrais-je pas aussi nier radicalement que la Chine soit occupée par les Tartares, que
Constantinople soit le siège de lempereur des Turcs, et une infinité de choses
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