Titulo : La restructuration et la representation de la

Nominalisations correspondant aux adjectifs
d’évaluation de comportement
Katia Paykin, Fayssal Tayalati, Danièle Van de Velde
UMR 8163 « STL » (CNRS), Université Lille 3
Introduction
Comme nous l’avons démontré dans un précédent travail (K. Paykin, F. Tayalati
et D. Van de Velde à (paraître)), les adjectifs d’évaluation de comportement
(AEC) attribuent des qualités liées à l’action humaine de manière très étroite.
Cette étude des adjectifs a permis de distinguer deux grandes classes d’AEC,
selon qu’ils possèdent (comme c’est le cas de gentil) ou ne possèdent pas (comme
fou) un argument porteur du rôle de « bénéficiaire »
1
. Cependant, certaines
propriétés syntaxiques des noms dérivés d’AEC révéleront que leur relation à
l’action n’est pas uniformément étroite, et nous conduiront à poser, en plus des
deux classes des noms correspondant aux deux classes d’AEC, l’existence d’(au
moins) une troisième classe sémantique : celle des noms liés à des adjectifs
comme courageux. Ce point sera établi en examinant de près et en comparant les
groupes nominaux définis dans lesquels le nom apparaît suivi d’un groupe verbal
à l’infinitif dénotant une action comme dans l’exemple (1) :
(1) la gentillesse de nous aider / la folie de partir / le courage de
sauter
Deux questions principales se poseront à propos de ces groupes : la source
(dénombrable ou indénombrable selon le contexte) de l’article défini, et la relation
syntaxique et sémantique entre le nom tête et le complément à l’infinitif.
Auparavant, pour jeter les bases d’une solution au problème de l’article dans
les groupes définis, comme dans l’exemple (1), nous aurons examiné ce qu’on
1
Nous appelons « adjectifs de qualité morale » les adjectifs qui sélectionnent un bénéficiaire et
« adjectifs de qualité pratique » ceux qui ne requièrent pas de bénéficiaire dans leur structure
argumentale. Pour les propriétés sémantico-syntaxiques des deux sous-classes d’AEC, voir K. Paykin,
F. Tayalati et D. Van de Velde (à paraître).
372 Katia Paykin, Fayssal Tayalati, Danièle Van de Velde
peut appeler les propriétés aspectuelles, au sens large, des nominalisations d’AEC.
En parlant des « propriétés aspectuelles » de ces noms, nous faisons référence au
fait qu’ils peuvent apparaître sous forme « dénombrable » ou « indénombrable »,
selon que leur référent est visé comme « continu » ou « discontinu ». En principe,
ce sont tous des noms indénombrables, puisqu’ils dérivent de ces prédicats statifs
par excellence que sont les adjectifs. Une longue tradition grammaticale les
présente d’ailleurs comme des noms sans pluriel ou qui, lorsqu’ils en ont un, sont
employés « au figuré ou dans des acceptions particulières » (M. Grevisse 1969 :
249). Ce sont ces « acceptions particulières » que nous étudierons en premier lieu,
et nous verrons que l’alternance entre les deux emplois, dénombrable et
indénombrable, trace déjà une ligne de partage entre deux premières classes de
prédicats, étudiées dans notre travail antérieur sous leur forme adjectivale (gentil,
fou), et une troisième (courageux), non prévisible à partir de la seule étude des
adjectifs.
1. L’opposition indénombrable / dénombrable
1.1. Les noms d’état et de qualité
Parmi les adjectifs, ceux qui signifient des propriétés inhérentes à la nature de leur
sujet, comme les adjectifs de qualités (correspondant aux « Individual Level
Predicates » (ILP)) de G. Carlson 1977), ont des propriétés aspectuelles bien
différentes des adjectifs qui signifient des états (« Stage Level Predicates »
(SLP)), qui sont extérieurs au sujet. Ces différences se trouvent directement dans
leurs nominalisations. Les adjectifs d’état sont nominalisés sous forme
indénombrable, puisque, appartenant à la catégorie générale des prédicats statifs,
ils sont, en tant que tels, non bornés. Mais comme les états sont extérieurs à leur
sujet, ils ont par rapport à lui une autonomie qui leur permet d’avoir leur durée
propre : c’est ce qui fait qu’un état peut cesser sans que son sujet soit devenu
autre. C’est aussi ce qui fait que, quoique les états soient non finis en eux-mêmes,
ils peuvent recevoir de l’extérieur des bornes aspectuelles. Celles-ci, qui sont
données au verbe par des marques morphologiques, le sont aux noms, en français,
par l’article un/des se substituant au partitif caractéristique de l’aspect nominal
non fini. Ainsi passe-t-on de l’indénombrable au dénombrable, sans changement
de sens, mais au prix d’un simple changement aspectuel, en passant de de la
colère à des colères :
Adjectifs d’évaluation de comportement 373
(2) Quand on a de la colère, il n’y a rien de tel pour la passer que de
la contenter un peu (Marivaux, L’Ile des esclaves)
(3) Turcaret, trompé par la baronne, a des colères violentes (Google)
Le nom colère a dans ces deux phrases le même sens, celui d’un état dont on
ignore ou dont on prend en compte les bornes temporelles, selon le cas. Il s’ensuit
que, si on admet qu’il s’agit d’un nom abstrait en (2), c’en est forcément un aussi
en (3). On voit que contrairement à ce que dit la vulgate grammaticale, les noms
abstraits indénombrables ne changent pas toujours de sens en devenant
dénombrables : il se peut que leur référent soit seulement visé autrement, comme
en (2) et (3).
Ce qui est vrai, en revanche, c’est que les noms dérivés d’adjectifs de type ILP,
génériques dans le sens de G. Carlson, et donc sans relation propre ni directe avec
le temps, ne peuvent de ce fait entrer dans aucune alternance aspectuelle. Ils ne
peuvent donc pas non plus avoir d’emplois dénombrables dans lesquels ils
auraient une interprétation finie, n’étant eux-mêmes, par nature et par définition,
ni finis ni non finis. C’est donc d’eux que l’on doit pouvoir dire à bon droit qu’ils
sont « sans pluriel », puisque la pluralité implique la dénombrabilité. A moins
que, s’ils ont un pluriel, ils ne changent réellement de sens, et cessent de signifier
des qualités. Cette prévision se vérifie, quoique le mécanisme de création d’un
sens nouveau, qui est très clair, ne détermine pas nécessairement, comme on le
croit souvent, un passage de l’abstrait au concret. Ce qui est certain, cependant,
c’est que les noms de qualité dérivés d’adjectifs de type ILP, en devenant
dénombrables, ne signifient plus des qualités
2
. Le mécanisme de création du
nouveau sens a bien été décrit dans la Logique de Port-Royal : on peut le ramener
à un processus d’incorporation, par le nom de qualité, de la signification d’une
entité d’un type identique à celui auquel appartiennent les sujets que l’adjectif
correspondant peut avoir, comme on voit dans les exemples suivants :
(4) Les jeunesses du vingtième siècle ont payé un lourd tribut à la
guerre / A son âge, épouser une jeunesse !
(5) « Les Antiquités de Rome » est un recueil de poèmes de Du Bellay /
Le magasin d’antiquités est plein de trésors
(6) Montrez-moi les dernières nouveautés / Il est hostile à toutes les
nouveautés / Il y a une nouveauté dans ma vie
2
Sauf, naturellement, quand ce qui est dénombré, ce sont des espèces de la qualité en question comme
dans la phrase : Il y a des beautés bien différentes ; la même remarque vaut pour les états comme dans
la phrase : Il y a plusieurs colères : la colère froide, ou nerveuse, la colère chaude, ou sanguine.
374 Katia Paykin, Fayssal Tayalati, Danièle Van de Velde
On dirait, dans le vocabulaire logique du 17ème siècle, qu’en passant de
l’adjectif au nom indénombrable, puis au même nom, mais dénombrable, on passe
de la qualité : nouveau, à la qualité substantivée / chosifiée (au sens elle est
constituée en substance / chose) : la nouveauté (= « la propriété d’être nouveau »),
puis à la substance / chose qualifiée : une / des nouveautés (= « des choses
nouvelles »). Dans les exemples de (4) à (6), on observe cependant que
l’extension du nom dérivé est plus ou moins restreinte par rapport à celle des
sujets potentiels de l’adjectif de base : ainsi jeune peut s’appliquer à tout être
animé, mais jeunesse, comme nom dénombrable, ne dénotera que des humains, et
même, dans certains emplois, des humains de sexe féminin. Nouveauté, en
revanche, peut dénoter tout type de chose susceptible d’être qualifiée de nouvelle.
En outre, l’existence, pour un nom dérivé d’adjectif de qualité, d’un emploi
dénombrable est imprévisible : on a cet emploi avec jeunesse mais pas avec
vieillesse, avec saleté mais pas avec propreté, etc. Cette absence de régularité
dans l’emploi dénombrable de ces dérivés d’adjectifs, à signification concrète,
contraste fortement avec ce qui se passe pour les noms dérivés d’AEC.
1.2. Les noms dérivés d’AEC
Nous avons établi dans notre travail sur les adjectifs d’évaluation de
comportement qu’ils constituaient, en dépit des apparences, des prédicats de type
ILP. Les noms qui en dérivent sont donc, eux aussi, des noms prédicatifs du
même type, et, en tant que tels, essentiellement indénombrables quoiqu’ils aient,
eux aussi, des emplois dénombrables.
Ce qui complique la description de ces noms, dans leurs deux emplois,
indénombrable et dénombrable, est que les adjectifs correspondants peuvent
apparaître avec deux grands types de sujets, sans qu’on puisse pour autant dire
qu’ils soient polysémiques. On le voit en comparant les deux phrases suivantes :
(7) Jean est gentil de parler tous les jours à ma mère
(8) C’est gentil de la part de Jean de parler tous les jours à ma mère
Dans ces phrases, la gentillesse apparaît successivement comme une propriété de
Jean (cf. l’exemple (7)), puis d’un acte de Jean (cf. l’exemple (8)), sans qu’il y ait
entre elles la moindre différence de sens. Plus exactement, ce n’est pas l’acte
même de parler, accompli par Jean, qui est en lui-même gentil, puisque la phrase
(8) n’implique nullement que Jean parle à ma mère avec gentillesse. Ce qui est
gentil, c’est le simple fait de l’accomplissement par Jean de l’acte de parler.
L’agent n’étant agent que par l’accomplissement d’un acte, on comprend bien
Adjectifs d’évaluation de comportement 375
intuitivement que les propriétés de l’un puissent aussi caractériser l’autre. En
effet, l’étude du fonctionnement des adverbes de manière (cf. D. Van de Velde
2009a, 2009b) montre qu’ils peuvent signifier, outre une manière propre au
déroulement de l’action même, une manière de l’action héritée d’une manière
d’être du sujet, ou une manière d’être du résultat de l’action.
Dans le cas qui nous intéresse, toute la question est de savoir s’il y a une
antériorité de l’agent ou de l’acte dans la possession de telle ou telle propriété,
lorsque celle-ci est liée à l’action : est-ce l’agent qui transmet sa gentillesse à
l’acte ou l’inverse ? Ou n’y a-t-il pas d’orientation du tout ? Cette question est
l’une de celles auxquelles l’étude des nominalisations d’AEC va peut-être
permettre de répondre.
2. Les emplois indénombrables des noms dévaluation de comportement
2.1. L’alternance entre avoir et être
Les prédicats adjectivaux d’évaluation de comportement présentent, comme on
vient de le voir, une double orientation que nous avons expliquée, dans le travail
qui leur est consacré, par l’existence d’une relation de diathèse entre les phrases
de type (7) et celles de type (8). Tant qu’on a affaire à des adjectifs, les relations
sujet prédicat semblent parallèles, que le sujet soit un acte ou une personne, à la
diathèse près, qui inverse les positions respectives de l’acte et de l’agent. Ainsi,
dans les deux phrases suivantes, le prédicat bon est attribué de la même manière,
par le verbe être, à l’agent et à l’acte :
(9) Jean est bien bon de nous aider comme il le fait
(10) C’est bien bon de la part de Jean de nous aider comme il le fait
C’est ce parallélisme que l’étude des noms dérivés nous oblige à réexaminer.
Dans les structures contenant des AEC, telles que (9) et (10), il est
généralement
3
possible de substituer à l’adjectif le nom correspondant, sous sa
forme indénombrable, comme on le voit en (11) et (12) :
3
La substitution du prédicat nominal au prédicat adjectival se fait avec plus ou moins d’aisance : avec
gentillesse, bonté, le résultat est plus naturel avec l’intensifieur bien, alors qu’avec courage ce n’est
pas le cas. Il arrive aussi que le résultat soit très bon avec l’acte comme sujet, et mauvais avec l’agent.
C’est le cas de folie avec lequel on observe le contraste : ??Il a de la folie de partir seul / C’est de la
folie de sa part de partir seul. Il faudrait une étude plus poussée pour déterminer si ces irrégularités
sont de simples « caprices de l’usage » ou si elles sont fondées en raison.
1 / 30 100%

Titulo : La restructuration et la representation de la

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !