Idéalisme et matérialisme. Jameson et le

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CONGRÈS MARX INTERNATIONAL VI – Section Philosophie - 23-09-2010 Martinez
Delgado
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IDÉALISME ET MATÉRIALISME. JAMESON
ET LE CONSTRUCTIVISME DIALECTIQUE.
Alberto Martínez Delgado.
Ce travail n'essaie pas de traiter un problème d’orthodoxie marxiste, mais de
discuter quelques points de vue sur l'idéalisme et le matérialisme, en particulier en ce qui
concerne les idées de Jameson sur la dialectique et le constructivisme radical, surtout dans
son dernier ouvrage Valences de la dialectique1. Le but de ce travail est de, à partir d’une
prise de position matérialiste, contribuer a développer une certaine netteté dans l’estompé
et languissant débat entre le matérialisme et l’idéalisme, en dévoilant le caractère idéaliste
de quelques exposés idéologiques ambigus ou qui prétendent surmonter l’antinomie
matérialisme-idéalisme2 en débouchant dans l’idéalisme, comme c’est le cas dans l’oeuvre
de Jameson.
Jameson, en plus du problème de la compatibilité entre la dialectique et le
matérialisme, se prononce, malgré quelques ambiguïtés, d’une façon explicite en faveur de
l'idéalisme. En outre Jameson adhère aux principes du constructivisme radical, ce qui
réafirme et élargie l’orientation idéaliste de sa pensée, malgré les nouvelles incohérences
que cette double adhésion dialectique-contructiviste puisse entraîner.
J’essairai donc de montrer quelques des principaux traits de l’oeuvre de Jameson
sur ces aspects idéologiques de base.
I. MATÉRIALISME ET IDÉALISME.
Jameson participe du très repandu refus du matérialisme dialéctique de la part de un
large secteur des auteurs marxistes; dans son cas il ne semble pas qu’il s’agisse seulement
d’un déssacord avec l’union du matérialisme et de la dialectique, qui seraient
incompatibles tous les deux -ce qui est aussi notre avis là-dessus-, mais d’un rejet du
matérialisme en géneral.
“Mais qu’est que ce ce matérialisme au nom du quel on fait fréquenment la critique
de l’idéalisme?” se demande Jameson et il répond (p. 7-8):
“... et ici l’ìdéalist célébre son triomphe conceptuel, en précisant que la position
idéaliste n'est pas une question substantive d’elle-même mais tire sa puissance réelle
et trouve sa veritable vocation d’une façon réactive, comme, comme une critique du
1 . Les citations contenues dans cette étude appartiennent à cette dernière œuvre, sauf indication contraire.
2 . La relégation dédaigneux de ce débat, paradoxalement, produite par l'éclosion de l'approche dialectique, qui
se déclare enclineen faveur de soulever et souligner l'existence de contradictions.
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matérialisme en tant que tel. Car comme des penseurs à partir de Berkeley ont
démontré, le concept de matière en tant que telle est incohérent, ce que Deleuze
appelle un mauvais concept: il s'ensuit que, si intolérable la position idéaliste en
philosophie puisse être, le matérialisme est une alternative insoutenable. Nous
pourrions ajouter à ça cette intéressante (presque deleuzienne) observation que le
matérialisme vole notre vie existentiel et nos sensations corporelles de leurs fraîcheur
et intensité en les remplaçant par un substrat informe et non-immediat, sensorielment
invériable, comme la matière elle-même.
La solution plus simple à ce problème est clairement celle qui identifie l'alternative
entre l'idéalisme et le matérialisme comme une opposition binaire, et qui favorise
ainsi la conclusion que le besoin de choisir entre le matérialisme et l'idéalisme est
motivé par la “loi de non –contradiction” et peut donc lui-même être jugé nondialectique. Le fait est que le choix entre ces alternatives s’impose seulement à la
pensée qui aspire à devenir un système ou une philosophie en tant que tels ...".
Dans cette citation, il semble claire la position de Jameson en faveur de l'idéalisme,
même s’il est qualifié d’intolérable (faisant appel à leur difficulté et une mauvaise
acceptation par certains auteurs ...), bien que conceptuellement triomphant du
matérialisme , décrit comme une option insoutenable (une disqualification théorique
catégorique). D'autre part le point de vue que l'idéalisme n'est pas une conception
substantive, mais plutôt réactive face au matérialisme nous semble moins soutenable que
son contraire, comme Jameson lui-même semble suggérer quelques lignes plus haut (p. 7)
lorsque il affirme l’“inderacinabilité de l’idéalisme”, ou plus tard (p. 373) que “l’idéalisme
est l’hypothèse la plus confortable pour la pensée humaine quotidienne”.
L'autorité de l'idéalisme de Berkeley est invoqué aussi dans la citation ci-dessus
pour soutenir l’antimatérialisme de Jameson. Au même temps Jameson caricature le
matérialisme et adoucit le rejet du matérialisme grâce à son absortion dialectique dans
l’idéalisme, ce qui es considerée comme la plus facile des solutions.
La position de Jameson contre le matérialisme, et surtout contre le matérialisme
dialectique engelsien, tout en étant prédominant dans Valences de la dialectique, n'est pas
maintenue de façon cohérente tout au long de cette oeuvre, et on peut trouver des
incursions dans le terrain du matérialisme dialectique qui diffèrent peu des illustrations
d'Engels. Ainsi, en commentant sur Sartre, Jameson (p. 234) suggère l'association
classique du matérialisme dialectique entre les particules et les ondes, et appelle “passage
lumineux” (p. 43) le morceau de Le Capital dans lequel Marx (1974, p. 106) présente la
figure de l'ellipse comme une solution de la contradiction entre l'éloignement et l'attraction
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entre les astres.
Jameson maintient son rejet du matérialisme en faisant allusion à une contradiction
entre le matérialisme et la conscience, qu’il place après parmi “les paradoxes d’une
conscience matérialiste» et parmi “les contradictions au sein du projet matérialiste lui
même” (p. 175 ), contradictions que dans ce cas n’ont pas un sens dialectique, mais un
sens de réfutation du matérialisme. Dans la même direction, Jameson propose une
association implicative entre «idées» et «idéalisme» (p. 139), et déclare que "l'on est tenté
de conclure que toutes les idées, toutes les expériences de la conscience sont en quelque
sorte idéalistes”.
La force d’absortion de l'idéalisme est telle pour Jameson, qu’il est capable
d’inclure, par définition, même le matérialisme (p. 84):
“L’«idéalisme» hégélien pourrait être pensée d’une façon similaire: tous les choses
qu’on voit et qu’on pense viennent à travers notre esprit (mind) et notre conscience et
même les matérialistes sont donc, dans ce sens, des idéalistes”.
L'idéalisme est présenté par Jameson comme une saine réaction, dans une large
mesure sceptique, face au dogmatisme et l'excès de certitude attribué au matérialisme.
Cependant, la réalité historique semble indiquer plutôt le contraire, comme le montre le
traditionnel esprit dogmatique-religieux de différentes églises3.
II. LA DIALECTIQUE.
Parmi les trois «noms» de la dialectique considérés par Jameson, il se montre
favorable au troisième, qui apparaît sans l'article, (“soit un article défini ou indéfini”),
comme un adjectif et non comme un substantif (p. 50) :
“... ces événements mentaux qui ont lieu quand quelqu'un dit, en réprimandant votre
perplexité devant une interprétation ou une tournure des événements particulièrement
perverse: «C'est dialectique!». Ce n'est pas seulement une accusation d’avoir un
3 . Berkeley, dans les Principes de la connaissance humaine, dit que le relativisme et le scepticisme associée à la pensée postmoderne, et en particulier au constructivisme épistémologique- sont plus
compatibles avec le matérialisme qu’avec l'idéalisme (1996, p. 61-62) :
“... Notre connaissance de ces [idées ou choses non pensantes] a été très obscurci et confus, et
nous avons été conduits dans des erreurs très dangereuses, en supposant une double existence des
objets des sens, une intelligible, ou dans l'esprit, l'autre réel et sans l'esprit: à partir de celà on a pensé
que les choses non pensante ont une subsistence naturel d’elles-mêmes, distincte de l'être perçu par
les esprits. Ce qui, si je ne me trompe, a été montré d’être une notion sans aucun fondement et
absurde, est la racine même de scepticisme, car tant que les hommes pensaient que les choses
réelles subsisteaient sans l'esprit, et que leurs connaissances étaient uniquement réelles dans la
mesure celles-ci étaient conformables avec les choses réelles, il s'ensuit qu’ils ils ne pouvaient pas être
certains qu'ils avaient une connaissance réelle du tout.Car comment peut-on savoir, que les choses qui
sont perçues, sont conformes à celles-ci qui ne sont pas perçus, ou existeaient sans l'esprit.”
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maladroit sens commun et une bornée logique conventionnelle; il s’agit de proposer
une nouvelle et surprénante perspective à partir de laquelle repenser la nouveauté en
question, de nous éloigner de nos habitudes mentales ordinaires et de nous rendre
soudain conscients pas seulement de notre obtusité non-dialectique, mais aussi de
l'étrangeté de la réalité en tant que telle.”
La description de la dialectiqueque nous venons de citer, plus qu'une tentative de
définir ce que peut être la dialectique a des traits oscillant entre la magie et le
pragmatisme, entre l’abracadabra et la charlatanerie des vendeurs et des prédicateurs.
Cette description octroie une telle universalité à la dialectique que, malgré sa
considération comme adjectif et non comme substantif, on pourrait penser que Jameson,
sous une apparence a-systèmatique4,
débouche dans une sorte de méta-système
dialectique5, plein de dogmatisme, qu’attaque violenment même la version dialectique
basée sur la célèbre triade thèse-antithèse-synthèse6.
L'enthousiasme de Jameson pour la dialectique dévient une élitiste prétention de se
constituer une critique universelle (une théorie plutôt qu’une philosophie) capable d’être
indépendante des intérêts, ce qui impliquerais la négation de tout caractère classe dans la
pensée dialectique (p. 59):
“... Et en effet, la dialectique est juste cette invétérée et exaspérante perversité par
laquelle est répudié et miné tout point de vue empiriste, de sens-commun, sur la
réalité ... C'est pourquoi la dialectique appartient à la théorie plutôt qu’á la
philosophie ... La théorie, d'autre part, n'a aucun intérêt acquis dans la mesure qu’elle
ne prétend pas être un système absolu, une formulation non-idéologique d’elle-même
et ses «vérités»; ...”
L’élitisme dialectique jamesonien est réaffirmé aussi dans d’autres endroits de son
oeuvre (p. 279):
« J'ai le sentiment que pour beaucoup de gens la dialectique ... signifie une façon de
penser adjointe ou suplémentaire: une méthode, ou une manière d'interpréter, à
laquelle on fait un appel intermitent et, en quelque sorte seulement
occasionnellement, ajoutée a nos modes normales de penser. Cela signifie que
beaucoup de gens ne sont pas capables de penser dialectiquement tout le temps:
4 . "... La conception de la dialectique comme un système -avec l'idée même de la philosophie ellemême- est non-dialectique» (Jameson, 2009, p. 49).
5 . Kouvelakis, E. (2001, p. 468), se référant à l’oeuvre de Jameson L’inconscient politique écrit dans le
même sens:
“On peut notamment se demander s'il ne reconduit pas simplement à une reprise de la dualité
diachronie/synchronie qui restaure dans ses droits un «grand récit» sous sa forme traditionnelle, continuiste et
préhégélien si l'on veut ...”
6 . L’attitude de Jameson sur ce sujet révèle une excessive impétuosité (p. 57):
“Dénonciation de ce vieux stéréotype stupide selon lequel Hegel travail d’accord avec une
progression tripartite et toute faite vers la synthèse, à partir de la thèse et à travers l’antithèse.”
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et il peut également signifier que la dialectique n'est pas une forme de pensée générée
par ce type particulier de société, dont le positivisme, l'empirisme, et diverses autres
traditions anti-théoriques, semblent plus agréables et appropriés”.
La dialectique de Jameson, bien que parfois introduite d’une façon modeste,
comme une simple idée de changement, contraire aux essences métaphysiques (p. 508),
acquiert des formes doctrinales absolues, comme un méta-système capable d’intégrer la
totalité et le particulier (p . 67) et même le “non-dialectisable et le dialectisable” (p. 26),
dans une dialectique de la dialectique (p. 35).
La dialectique entre le positif et le négatif (entre “succès et échec”) dévient pour
Jameson une sorte de contradiction matrice pour d’autres contradictions, avec une
prépondérance du négatif qui est parfois transformé en un triomphe mystique du positif (p.
561):
“L'extinction d'un certain nombre de tribus dans le cours de l'histoire impériale, ainsi
que les massacres vertigineuses des perdants de batailles, avec l'holocauste de leurs
familles dans les villes assiégées, sont des sacrés rappels de que la défaite historique
est réelle, mais ils sont des rappels aux vivants, qui sont par définition pas encore
vaincus.”
Callinicos, A. (2007, p. 215) indique deux aspects problématiques de la dialectique
pour qu’elle puisse être incorporé dans une conception matérialiste, l'Absolu et la
téléologie. Peut-être on devrait ajouter aussi comme aspect incompatible avec le
matérialisme, même s’il est en rapport avec ces deux éléments déjà mentionnés, le
développement des catégories dialectiques, indépendantes des faits. Dans la considération
de l'indépendance des catégories dialectiques (p. 454-455), probablement en raison du
constructivisme radical adopté, Jameson semble dépasser l'idéalisme Hegel:
“... la bonne façon d'utiliser Hegel ,,, est précisément dans cettes choses qu’il était
capable d'explorer parce qu'il était un idéaliste, à savoir les catégories elles-mêmes,
les modes et les formes de la pensée à travers lesquelles, inévitablement, nous
sommes obligés de penser les choses, mais qui ont une logique propre devant laquelle
nous serions victimes si l'on ignorait leur existence et leur influence sur nous ...”
III. CONSTRUCTIVISME ET DIALECTIQUE.
Le constructivisme radical affirme l'inexistence ou la non-pertinence d'une réalité
objective en dehors du sujet; il a deux modalités principales, la psychologique ou
individuelleet la social. Jameson est dans une situation ambiguë au sujet de ces deux types
de constructivisme, ambiguïté probablement favorisée par l'utilisation de la dialectique. Le
constructivisme psychologique semble prédominer dans certains textes comme le prochain
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de Jameson (p. 60), bien que l'allusion à la mystérieuse «subjectivité transfigurée» peut
indiquer un aspect social émanant de l’individu:
“... rien ne semble plus utopique que la dialectique, qui accuse notre conscience
quotidienne dans le monde réifié du capitalisme tardif, et vise à la remplacer par une
subjectivité transfiguré pour laquelle le monde est un processus de construction dans
lequel il n'y a pas réifié ou métaphysique «fondations» et dont les stables essences
anciennes et essentialismes ont disparu.”
La connexion entre ces deux approches, individuelle et sociale, est une difficulté de
plus à ajouter à celles de chacun de ces deux branches du constructivisme. MacCabe, C.
(1995, p. XII), dans la préface de l'ouvrage de Jameson L'esthétique géopolitique, signale
ce problème de la construction thèorique jamesonienne:
“Ce dont Jameson a besoin c’est d’expliquer les mécanismes qui articulent la fantaisie
individuelle et l'organisation sociale.”
Jameson a présenté le constructivisme dialectique comme la plus haute forme de la
pensée, malgré l’étonnante reconnaissance, peut-être purement rhétorique, du caractère
rudimentaire de la forme binaire de l’opposition dialectique (p. 17):
“... La doctrine de l'opposition binaire pourrait servir comme une arme fondamentale
dans la bataille de toute une gamme de tendances philosophiques modernes contre un
ancien sens commun aristotélicien: et en particulier contre la notion des choses et des
concepts comme des entités positives, comme indépendantes substances autonomes,
avec leurs propres propriétés ou accidents et leurs propres définitions isolées,
substances seulement plus tard insérées dans des relations et les grands réseaux et
structures. Mais dans la pensée axé sur processus ce sont les relations qui vennent en
premier; dans la doctrine de l'opposition binaire, les concepts sont nécessairement
définis les uns contre les autres, et forment constellations, dont la paire binaire n'est
que la forme la plus simple et rudimentaire.”
La déconnexion entre la construction mentale et toute réalité empiriqueainsi que
l'arrière-plan narratif du constructivisme jamesonien, est clairement exposée dans d'autres
œuvres de Jameson. En Archaelogies de l'avenir, Jameson caractérise la théorie comme un
processus d'approfondissement de la signification du récit, en fonction d'autres récits de
référence et non d’une réalité avec une possibilité de vérification empirique (Jameson,
2005, p. 282-283 ):
“La tâche d'une telle théorie serait alors de détecter et de révéler -derrière ces traces
écrites de l'inconscient politique des textes narratifs de la haute culture ou de la
culture de masse, mais aussi derrière ces autres symptômes ou traces qui sont
l’opinion, l'idéologie, et même les systèmes philosophiques- les grandes lignes d'un
mouvement plus profond et plus vaste mouvement narratif dans lequel les groupes
d'une collectivité donnée dans une conjoncture historique interrogent impatienment
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leur sort, et l'explorent avec l'espoir ou la crainte. La nature de ce vaste sous-texte
collectif, avec ses propres limites structurelles et permutations, sera enregistrée
convenablement avant tout en termes de catégories narratives: .... Encore une fois,
une rudimentaire analogie avec la dynamique de l'inconscient individuel peut être
utile. ...
... Il sera, je l'espère, déjà devenu évident que cette ultime "texte" ou objet d'étude-le
récits-maîtres de l'inconscient politique- est une construction [un construct]: il n'existe
nulle part dans une forme «empirique», et doit donc être re-construite sur la base de
«textes» empiriques de toutes sortes, dans une grande partie de la même façon que le
maître-fantaisies de l'inconscient individuel sont reconstruits par le fragmentaire et
symptomatique de «textes» de rêves, des valeurs, du comportement, la libre
association verbale, etc . C'est-à-dire que nous devons nécessairement faire une place
à la médiation formelle et textuelle à travers laquelle ces profonds récits trouvent une
articulation partielle”.
Dans le passage cité ci-dessus émerge, peut-être à l’intérieur d’un inconscient
ambigu, une conception epistémologique duelle similaire à celle du réalisme et du
matérialisme: l'existence de deux niveaux, les traces narrative de différents textes et,
derrière elles, quelques lignes systématiques, un vaste sous-texte collectif, les grands
récits-maîtres de l'inconscient politique. Bien que Jameson rejette tout lien avec le point de
vue empirique il semble inévitable de voir dans sa théorie un empirisme narratif, comme il
l’indique lui-même.
Le constructivisme jamesonien ne revendique pas la réalité extérieure, en grande
partie indépendante du sujet, même s’il accepte une réalité subjective avec des dérivations
intersubjectives –ce qui équivaut soit à considérer les autres comme une invention
personnelle, de chacun des millions de sujets uniques, ou bien à former une nouvelle
réalité extérieure, constituée au moins par les autres- Le constructivisme idéaliste de
Jameson présente des caractères réalistes dans un certain sens plus rigides que ceux du
réalisme matérialiste, ce qui permettrait que l’on puisse qualifier comme un méta-réalisme
ou un hyper-réalisme idéaliste. L’oeuvre de Jameson Metacommentary, de 1971, contient
un continu plaidoyer pour ce réalisme idéaliste radical, un objectivisme sans lacunes,
soutenant l'idée de l'interprétation, de l’existence d’un sens dans la phrase, de déchiffrer la
relation entre la forme et le contenu (Jameson , 1988, p. 13) et la relation entre ce qui est
manifeste et un contenu latent:
“Pour nous, cependant, il ne s'agit pas seulement de résoudre l'énigme du sphinx,
c’est-à-dire de la comprendre comme un lieu d'oppositions, mais aussi, une fois cela
fait, de prendre du recul, de telle manière à appréhender la forme même de l'énigme
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elle-même comme un genre littéraire et les catégories mêmes de notre
compréhension, en tant que réflexions d'un moment particulier et déterminé de
l'histoire. Metacommentary implique donc un modèle similaire à l'herméneutique
freudienne (...), fondée sur la distinction entre les symptômes et l’idée réprimée, entre
le contenu manifeste et le contenu latent, entre le déguisement et le message déguisé.”
L'idéalisme de ces manifestations de réalisme est explicitement souligné par
Jameson dans le même oeuvre Metacommentary (1988, p. 8):
“... le “philosophique” effet de l'intrigue bien faite, ..., est d'abord et avant tout de
nous convaincre que cette logique existe, que les événements ont leur propre
signification intérieure avec leur propre développement et n'ont pas à être transformés
en images. Mais ce “contenu philosophique” n'est pas une question d'idées ou de
connaissances, mais plutôt quelque chose se rapprochant de plus près ce que la
philosophie classique allemande aurait appelé une idée formelle, ...”
Nous trouvons donc en Jameson la superposition de deux paradigmes relativement
indépendants sur la réalité et sa connaissance: le constructivisme radical et la dialectique
idéaliste. Tous deux peuvent être considérés théories idéalistes, bien que le
constructivisme radical est plus d’accord avec l'idéalisme subjectif, tandis que la
dialectique est associée traditionnellement avec l'idéalisme objectif. La fusion entre les
deux paradigmes n'est pas le résultat du développement de l'un d'eux ou de sa
combinaison, mais une décision forcée et polémique, une originalité quelque peu
contradictoire du syncrétisme jamesonienne, de la tentative de fusionner le postmodernism
et le gran récit philosophique idéaliste.
Dans le constructivisme radical, sans considérer l’interférence dialectique, et quel
que soit le lien entre la variante psychologique et social mentionnées ci-dessus, on a
remarqué deux questions clés qui paraissent pertinents à ce travail: celle de constituer un
système similaire –isomorphe- au réalisme traditionnel, avec le remplacement de la réalité
extérieure, la réalité objective, par une autre réalité construite sur l'autre, ce qui pose des
problèmes similaires à ceux imputés au réalisme matérialiste et, en outre, le problème de
cohérence des principaux développements théoriques, soumis à une oscillation entre le
réfusé réalisme et le non plus accepté solipsisme.
Jameson, dans ce qui pourrait être considérée comme une incursion dans le monde
objectif, et pas seulement construit, attribue au réalisme épistémologique, qualifié
d’empirisme ou de positivisme, un caractère de classe bourgeois (Jameson, 2009, p. 322),
de la même façon que dans L'inconscient politique (Jameson, 2002, p. 30) attribue aussi au
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matérialisme d’être une idéologie bourgeoise, mais ne précise pas si l’idéalisme est une
idéologie non bourgeoise, prolétarienne ou autre.
Malgré la revendication non-bourgeoise de la construction dialectiqueconstructiviste, il y a des signes percevables de que ce mélange de Jameson, peu clair7 et
peu cohérent,
est plus propice à l'élitisme et le conservatisme des oligarchies
internationales qu’à une transformation progressive et démocratisant aussi dans le
domaine économique.
Le principe téléologique de la dialectique idéaliste, d'autre part, depuis son origine
hégélienne associé au spiritualisme religieux, peut être considérée comme une
manifestation du créationnisme et de l’idée d’un dessein intelligent, avec laquelle le
créationnisme se couvre actuellement. Aussi le constructivisme peut être lié avec le
créationnisme (LaCapra, D., 2001, p. 57):
“Le constructivisme radical pourrait être interprété comme une forme laïque du
créationnisme dans laquelle l'être humain devient un fondement ultime et le dépôt
déplacé de puissances quasi-divine ...”
Le refus du constructivisme radical vers l'empirisme et le positivisme est quelque
peu paradoxal puisque les principes revendiqués comme nouveaux et propres par le
constructivisme coïncident largement avec ceux proclamés par le positivisme et
l'empirisme. Le positivisme, identifié par le constructivisme radical avec la science et avec
une sorte de métaphysique matérialiste, est cependant une théorie philosophique qui, sous
l'ombre de la science comme beaucoup d’autres écoles philosophiques, nie elle aussi
l'indépendance et l’importance épistémologique de la réalité extérieure au sujet. Berkeley,
G. (1985, p. 81) a formulé le principe suivant, accepté par le constructivisme aussi bien
que par le positivisme:
“... l'existence absolue des choses, dépourvues ou indépendantes de toute pensée
implique une absurdité ou est impossible de comprendre parce qu’elle n’a pas de
sens.”
La défense elle-même de l'interprétation de l'œuvre narrative qui rend Jameson
7. Dowling, WC (1984, p. 11) considère qu’en opinion de Jameson:
“... le style simple est le style limpide de l'idéologie bourgeoise où il n'y a pas besoin de l'obscurité, car toutes les
vérités sont connues à l'avance (sauf la vérité centrale et terrible qui ne peut jamais être reconnu, que l'agréable de la
vérité connue est enracinée dans l'exploitation et l'oppression et domination. Un style véritablement marxiste, sera
donc celui qui produit ce que Jameson appelle (en Marxisme et form) un sentiment de «choc dialectique», que le prix
de son intelligibilité, encore et encore oblige le lecteur déhors des positions coutumières et confortables et en
affrontements avec de douloureuses et insoupçonnées vérités.”
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dans son ouvrage Metacommentary, peut servir illustration en grande partie aussi pour la
défense du réalisme matérialiste, en tant que paradigme dont il est difficile de sortir sans
entrer dans plus de problèmes et d’incohérences que ceux que lui sont attribués. Jameson
insiste sur l'idée que l'interprétation est indispensable, même lorsque on veut en rénoncer
(1998, p. 5), une idée qui pourrait être appliquée aussi à l'interprétation réalistematérialiste de la nature et de la société, que le constructivisme cherche à nier:
“... Ainsi, il semblerait que nous sommes condamnés à interpréter en même temps que
nous sentons une répugnance croissante à le faire.”
IV. MARXISME ET SOCIALISME.
Malgré l'introduction du marxisme en tant que problématique, Jameson, quatre
pages plus tard, annonce l’acceptation de l’axiome de l'invariance essentielle du système
capitaliste (p. 376). Cet axiome, qui semble montrer un certain radicalisme idéologique,
est à la fois trop ambigu.
La question des classes sociales est également abordée par Jameson avec un
mélange d’imprécision et de rigidité. Fuyant l'idée de système et de matérialisme, Jameson
(2009, p. 394) refuse une vision «ontologique» des classes sociales, mais accepte
l'importance fonctionnelle du concept de classe (à la manière hégélienne), plus puissant
que celui de la race ou le genre.
La stricte bipolarité de classe est souténue par Jameson d’une manière dogmatique
et métaphysique (p. 396, p. 588) et il dénonce, à notre avis correctement, la généralisation
dans le marxisme actuel de l’abandon du concept ou catégorie de classe sociale (p. 159160).
Dans le cas du capitalisme, Jameson, suivant la tradition marxiste, considére
l’existence de deux classes de base, la bourgeoisie et le prolétariat, mais il fait une
intéressante distinction à l’intérieur de la bourgeoisie entre les propriétaires et les
gestionnaires de la production (p. 325). Cette division de la classe dirigeante laisse ouverte
la possibilité, non examinée par Jameson, d’une approche tri-classiste, non basé sur des
réminiscences de classes précédentes mais comme classes intégrantes du mode de
production capitaliste. La dualité au sein du bloc dominant, interprétée comme existence
de deux classes au-dessus du prolétariat, conduirait à une explication de la lutte de classes
dans le système capitaliste, complètement différente de l'explication bipolaire; la lutte
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principales entre le capitalisme et socialisme pourrait correspondre à la lutte entre la classe
capitaliste et la classe des cadres. Jameson se réfère à nouveau à ce groupe de directeurs
(ou cadres) de la production explicitement comme une classe sociale, mais sans poser les
conséquences idéologiques, sociales et politiques que l’existence d’une telle classe
soulèverait; il tranche le problème tout en affirmant que cette clase avait été éliminée par
la révolution socialiste russe (p. 419).
À l’intérieur du marxisme ils ont coexisté deux discours, parfois en lutte entre eux,
parfois intégrés dialectiquement, sur les principales forces infrastructurels qui poussent
vers une nouvelle société socialiste: le travail ou de la technologie. Une certaine ambiguïté
sur cette question est aussi dans Marx et autour d'elle se sont polarisées, au moin
partiellement, les tendances orthodoxes et révisionnistes du marxisme. Jameson semble se
pencher vers la primauté de la technologie sur le travail, rappelant l'attitude là-dessus
deLénine et Gramsci (p. 423). La primauté technologique ouvre la porte à une
surestimation du rôle des intellectuels, et Jameson exprime sa sympathie pour l'idée
derridienne d'une nouvelle International, où les intellectuels auraient un rôle prédominant
(p.130).
En consonance avec le rôle attribué aux intellectuels et avec les ambiguïtés des
tendances postmodernes, Jameson suggère une sortie libératrice du capitalisme en
réclamant l’utopie dans une ligne narrative, mental et imaginaire, et en proposant un
marxisme et un socialisme imprégnés d'éléments de fantaisie (p. 372).
V. CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES.
1. Malgré les aspects critiques considerés dans ce travail, il faut reconnaître l’intérêt de
l’oeuvre de Jameson tant pour l’ampleur de ses travaux comme pour l’éffort d’analyser et
de mettre en raport différentes positions philosophiques, idéologiques et culturelles,
modernes et postmodernes.
2. La revendication de la dialectique hégélienne-marxiste, est un alignement avec la
tradition idéaliste marxiste et la composante idéaliste de l'œuvre de Marx. Ce idéalisme
marxiste persiste dans l’oeuvre de Jameson avec des références fréquentes à Lukács,
Lénine, ...
Au même temps ce idéalisme originaire s’aiguise en Jameson, en parallèle avec l’essor de
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deux tendances idéologiques du paysage intellectuel actuel: le retour vers et les formes les
plus idéalistes et hégéliennes des théories marxistes et l'hégémonie du postmodernisme.
3. L'utilisation de la dialectique par Jameson, comme par la plupart des auteurs qui
suivent cette approche, est caractérisée par la prolifération de l'arbitraire et d'incohérences
théoriques, une conséquence des propres principes dialectiques (bipolarité stricte,
l'arbitraire dans la désignation des pôles de la contradiction et des tendances dans les
relations entre ces deux pôles ...) et, dans le cas de Jameson, du refus du contraste de la
réalité empirique.
4. Une incohérence digne de noter est le refus de Jameson, et d'autres marxistes
idéalisants, de la dialectique de la nature, en contre du Hegel lui-même et, en quelque
mesure, de Marx (pas seulement d’Engels). La scission nature-société, et celle de leurs
connaissances respectives, soutenue par une grande partie de la dialectique actuelle, ne
semble justifiée sous des principes matérialistes ni sous des principes idéalistes-ojectifs.
L'association entre la dialectique et le constructivisme radical ne donne pas une plus
grande cohérence à la disqualification de la dialectique de la nature.
5. Différentes manifestations post-modernes se sont incorporées dans l’oeuvre de
Jameson, en fournissant un discours qui alège les formes rigides des systèmes
philosophiques-idéologiques traditionnels. Toutefois, l'engagement inconditionnel de
Jameson à la dialectique, mène à la réapparition de formes universelles et rigides, qui
peuvent être classés comme des méta-systèmes comprennant, dialectiquement, les
systèmes traditionnels.
6. Parmi les théories postmodernes assimilées par Jameson on doit souligner le
constructivisme radical, un ensemble théorique qui se révendique anti-métaphysique et
anti-empiriste, malgré le fait que les principes empiristes et positivistes sont re-énoncés
par le constructivisme radical, qui devient un nouveau dogmatisme, avec un fond
essentiellement idéaliste subjectif, et oscillant, dans la théorie et dans la pratique, entre le
solipsisme et le réalisme.
La tentative de fusion entre la dialectique, à l'origine à l’intérieur d’un paradigme
idéaliste objectif, et le constructivisme radical, de base subjective, renforce la position
idéaliste de Jameson, qui peut donc être considérée double mais, au même temps, conduit
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à une incohérence non résolue et difficile à résoudre.
7. La rigidité de la polarité dialectique maintenue par Jameson est un obstacle pour une
interprétation matérialiste-réaliste de la structure de classe du capitalisme actuel et du
capitalisme classique, sans que le déplacement vers les côtés culturels et technologiques
de la société soit une contribution éclairante. Toutefois, la mention de Jameson à la classe
des «gestionnaires», différente de la classe des propriétaires, ouvre un champ d'analyse qui
n'est pas exploré par Jameson.
8. La dérivation du marxisme vers une plus large prévalence de l'idéalisme ouvre un
important domaine de recherche sur les causes et les conséquences sociales et politiques,
principalement de classe, de l'idéalisme marxiste originaire et de son intensification
actuelle, c'est à dire, pour un analyse scientifique-matérialiste du marxisme, qui puisse
déjouer certaines stratagèmes de la dialectique et même révéler de fausses attributions de
classe.
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