Cours 1 annexe 2016-2017

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Namur – philosophie politique et économique
2016-2017
John Pitseys
Philosophie sociale et politique
Annexe I. La démocratie athénienne
Au VIe s. av. JC, le monde grec, bien que culturellement, religieusement et
linguistiquement homogène, est divisé en une multitude de petites cités-états qui ont,
pour la plupart, abandonné les formes de gouvernement monarchique au profit d’une
organisation politique dont les institutions politiques, mais aussi administratives et
judiciaires, sont structurées par des lois. Les Grecs appellent polis cette forme nouvelle
de régime politique. Plusieurs de ces cités se dotent d’un régime démocratique.
L’exemple le plus célèbre et le mieux connu est celui d’Athènes
Le régime démocratique athénien trouve ses origines au VIe siècle av. JC dans le
travail du législateur Solon (qui donne à chaque citoyen le droit de vote dans
l’assemblée législative) et va connaître son plein épanouissement au Ve s. av. JC grâce
aux réformes successives entreprises par Clisthène et Périclès. Plusieurs facteurs
expliquent l’émergence de ce nouveau type de régime. Les protestations des petits
paysans qui s’appauvrissent, l’émergence d’une classe moyenne d’artisans et de petits
commerçants qui insuffle un dynamisme économique à Athènes, la nécessité croissante
de mobiliser des hoplites (fantassins) pour la guerre et l’instabilité politique mettront à
mal le système oligarchique qui associait le pouvoir à la propriété foncière. Cette
nouvelle donne socio-économique conduira Athènes à se doter d’un régime
démocratique (alors qu’il conduira Sparte, la rivale d’Athènes, à un régime d’oligarchie
militaire). L’âge d’or de la démocratie athénienne coïncide avec une période d’essor
économique, démographique, militaire et culturel. Il se termine avec la prise d’Athènes
par Alexandre le Grand (330 av. JC).
Pour les Grecs, la dêmokratia était tout à la fois un régime politique, celui que
connaissait Athènes, (1) et un idéal de vie individuelle et collective (2). Toutefois, dès le
Ve s., la démocratie athénienne fut l’objet de critiques (3).
1.
Le régime politique athénien : les institutions
Le régime politique athénien était une démocratie directe. Il accordait un pouvoir de
décision publique direct aux citoyens tant par leur participation à l’assemblée que par
l’accès du plus grand nombre aux différents mandats publics. Il est difficile de présenter
en quelques lignes un régime politique très complexe et qui a connu des évolutions sur
près de deux siècles. On peut toutefois relever quelques caractéristiques importantes.
•
Le pouvoir politique suprême est détenu par l’assemblée des citoyens (Ecclésia) qui
se réunit régulièrement sur la Pnyx. N’importe quel citoyen peut y soumettre une
proposition et y prendre la parole. Les décisions sont prises à la majorité, mais aussi
souvent par simple acclamation, qu’il s’agisse de faire une loi, de lever des impôts,
de partir en guerre, d’ostraciser un citoyen, etc. A la suite de la réforme de Périclès,
les citoyens qui participent à l’assemblée perçoivent un dédommagement financier
1
(le mistos). L’Ecclésia est présidée par un citoyen tiré au sort pour une journée. Un
citoyen ne peut exercer cette charge qu’une fois dans sa vie.
•
La citoyenneté est réservée aux individus libres (c-à-d qui ne sont pas esclaves), de
sexe masculin, ayant accompli l’éphébie (service militaire) et originaires d’Athènes.
Un citoyen pouvait être banni par décision de l’Ecclésia (ostracisme).
•
La Boulé est un conseil de 500 citoyens chargés de préparer les travaux de
l’assemblée et de veiller à l’exécution des décisions. Les membres de la Boulé (50
pour chacune des dix tribus qui composent la cité), sont désignés par tirage au sort
pour un mandat d’un an. Un citoyen ne peut pas exercer plus de deux mandats
pendant un an. Comme tous les autres magistrats, les bouleutes étaient soumis à un
examen préliminaire (dokimasia) portant non pas tant sur leurs qualifications que
sur leurs qualités morales. Ils étaient aussi susceptibles de devoir rendre des comptes
à tout moment et, de manière systématique, à la fin du mandat.
•
Les prytanes coordonnent et président les travaux de la Boulé. La prytanie est une
charge exercée à tout de rôle pendant un dixième de l’année par les 50 bouleutes de
chaque tribu.
•
Les archontes (au nombre de 9) sont des magistrats désignés par le sort pour une
année qui ont en charge l’administration de la cité.
•
Les stratèges (au nombre de 10) sont les généraux chargés de conduire l’armée. Ils
sont élus par l’Ecclésia.
•
Les archontes, les stratèges et les autres magistrats, sont soumis à un examen
préliminaire et à une reddition de compte en fin de mandat. L’Ecclésia peut en outre
leur demander des comptes et les sanctionner à tout moment.
•
Les tribunaux sont aussi composés des jurys de citoyens tirés au sort. Le nombre de
jurés dépend de la nature et de l’importance des affaires (jusqu’à 1501).
•
L’aréopage est un conseil des anciens vers lequel tout citoyen s’estimant lésé par un
magistrat peut se tourner.
En conclusion, on retiendra que les décisions politiques majeures sont prises par
l’assemblée des citoyens et que les fonctions exécutives et judiciaires sont assurées de
manière collégiale par des citoyens désignés par le sort pour un terme court et font
l’objet d’un contrôle permanent pas les citoyens.
2.
Les principes fondateurs
Pour les Athéniens, la valeur et la légitimité de leur régime politique reposaient sur le
fait qu’il réalisait certains principes fondamentaux : la liberté, l’égalité et la délibération
collective. Ce sont ces principes qui, au-delà des détails institutionnels, font l’originalité
et l’esprit propre à la démocratie athénienne. On trouve une belle expression de cet
esprit dans un texte de Thucydide qui relate l’oraison funèbre prononcée par Périclès
aux funérailles des premiers guerriers athéniens tombés lors du conflit avec Sparte.
37. Notre constitution politique n'a rien à envier aux lois qui régissent nos
voisins; loin d'imiter les autres, nous donnons l'exemple à suivre. Du fait que
l'Etat, chez nous, est administré dans l'intérêt de la masse et non d'une minorité,
2
notre régime a pris le nom de démocratie. En ce qui concerne les différends
particuliers, l'égalité est assurée à tous par les lois; mais en ce qui concerne la
participation à la vie publique, chacun obtient la considération en raison de son
mérite, et la classe à laquelle il appartient importe moins que sa valeur
personnelle; enfin nul n'est gêné par la pauvreté et par l'obscurité de sa
condition sociale, s'il peut rendre des services à la cité. La liberté est notre règle
dans le gouvernement de la république et dans nos relations quotidiennes la
suspicion n'a aucune place; nous ne nous irritons pas contre le voisin, s'il agit à
sa tête; enfin nous n'usons pas de ces humiliations qui, pour n'entraîner aucune
perte matérielle, n'en sont pas moins douloureuses par le spectacle qu'elles
donnent. La contrainte n'intervient pas dans nos relations particulières; une
crainte salutaire nous retient de transgresser les lois de la république; nous
obéissons toujours aux magistrats et aux lois et, parmi celles-ci, surtout à celles
qui assurent la défense des opprimés et qui, tout en n'étant pas codifiées,
impriment à celui qui les viole un mépris universel
[…]
40. Ceux qui participent au gouvernement de la cité peuvent s’occuper de
leurs affaires privées et ceux que leurs occupations professionnelles absorbent
peuvent se tenir fort bien au courant des affaires publiques. Nous sommes en
effet les seuls à penser qu’un homme ne se mêlant pas politique mérite de
passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile. Nous
intervenons tous personnellement dans le gouvernement de la cité au moins par
notre vote ou même en présentant à propos nos suggestions. Car nous ne
sommes pas de ceux qui pensent que les paroles nuisent à l’action. Nous
estimons plutôt qu’il est dangereux de passer aux actes, avant que la discussion
nous ait éclairé sur ce qu’il y a à faire. Une des qualités encore qui nous
distingue entre tous, c’est que nous savons tout à la fois faire preuve d’une
audace extrême et n’entreprendre rien qu’après mûre réflexion.
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse,
Livre II.
L’égalité des citoyens
Les lois et les institutions de la cité visent à garantir un statut strictement égal pour
tous les citoyens. On notera toutefois que seule une partie de la population bénéficie de
ce statut : à savoir les adultes de sexe masculin d’origine athénienne et qui ne sont pas
esclaves. En ce sens, l’égalité, à Athènes, est strictement politique et non pas morale ou
universelle. Même si on peut déplorer cette limitation, on doit toutefois noter qu’elle
n’est pas liée à la fortune mais à la naissance et au sexe. On remarquera aussi que la
proportion de citoyens dans la population athénienne adulte (entre 20 et 30 % selon les
époques) est significativement beaucoup plus importante que la proportion de titulaires
du droit de vote avant l’instauration du suffrage universel en Belgique à la fin du 19e s.
L’égalité entre les citoyens prend essentiellement trois formes.
3
•
Egalité des droits (isonomia).
La loi s’applique de la même manière à tous et chaque citoyen doit bénéficier de la
protection de la loi (ce qui se traduit par le droit d’intenter une action en justice lorsque
l’on s’estime lésé) et des mêmes droits.
•
Egalité dans la participation au pouvoir politique (isocratia).
Elle se traduit par le droit participer et de voter à l’assemblée, par le droit d’accéder
aux différentes fonctions politiques et judiciaires, par le souci de faire en sorte que le
plus grand nombre puisse exercer ces fonctions et que personne ne puisse les accaparer
(tirage au sort et rotation rapide), par le fait que la participation à l’assemblée et
l’exercice des mandats fait l’objet d’un dédommagement financier, de sorte que même
les plus pauvres ne soient pas exclus.
Pour la désignation aux mandats, on ne recourt que rarement à l’élection. Celle-ci
n’est utilisée que lorsqu’il s’agit d’une fonction qui demande une compétence technique
particulière comme dans le cas du stratège (le commandant de l’armée). Dans ce cas, il
faut choisir le meilleur. Les Grecs considéraient d’ailleurs l’élection comme un mode de
désignation non démocratique mais aristocratique, rompant avec le principe d’égalité,
alors que le tirage au sort était, lui, perçu comme égalitaire. Il était considéré que tout
citoyen devait pouvoir prendre part à la gestion des affaires de la cité. En revanche, la
conduite de l’armée, comme la gestion des finances publiques, supposait une
connaissance technique que ne possédait pas le citoyen moyen. Il fallait donc prendre
les meilleurs experts, lesquels devaient toutefois rendre des comptes.
•
Egalité dans le droit de prendre la parole (isêgoria).
Ce droit est très important pour les Athéniens : il inclut notamment l’absence ce censure
sur la parole et la possibilité pour tout citoyen de prendre la parole dans l’espace public
et dans toute les assemblées publiques et les conseils, y compris les tribunaux, même
lorsqu’il n’y a pas le droit de vote.
La liberté des citoyens par la loi et par la vertu civique
•
La liberté par la loi.
Athènes partage avec la plupart des cités (polis) du monde grec le principe selon
lequel, dans la cité, le pouvoir politique n’appartient à personne à titre personnel. Le
pouvoir appartient à la loi. C’est la loi (fondamentale) qui détermine par qui, comment
et dans quelles limites le pouvoir peut-être exercé. C’est pour les Grecs une condition
nécessaire à la fois à la paix sociale et à la liberté. Aucun citoyen ne peut être soumis à
un autre. Il ne peut être soumis qu’à la loi. C’est la condition même de la liberté.
•
La liberté par la vertu civique
Mais la liberté ne suppose pas seulement la protection et le respect de la loi. La
liberté véritable ne peut s’acquérir que dans la participation à la vie publique. Celle ci
n’est donc pas qu’un droit, elle est une condition essentielle à l’accomplissement par
l’homme de sa véritable nature « L’homme est un animal politique » écrit Aristote (384322 av. JC) : c’est la thèse dite de l’humanisme civique. La participation civique est
même une obligation, dès lors qu’elle est nécessaire au maintien d’un système
garantissant la liberté de tous. Bien entendu, nul ne peut être obligé d’exercer un
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peut être inquiété, traîné devant un tribunal et éventuellement banni.
En fait, la conception politique grecque ne connaît pas la distinction moderne entre le
public et le privé. Il n’y a pas de droits naturels de l’individu, de sphère privée de
souveraineté individuelle dans laquelle la puissance publique ne pourrait s’introduire.
Pour le Grecs, le citoyen n’a des droits que dans la mesure où ceux-ci lui sont reconnus
et octroyés par la cité.
La délibération collégiale
On notera que même dans les fonctions exécutives, le régime athénien vise à ce que
les décisions ne soient jamais prises par un homme seul mais de manière collégiale. Les
magistrats ne détiennent aucun pouvoir à titre individuel. Ils ne l’exercent que
collectivement. Il s’agit bien entendu d’éviter qu’un citoyen accapare le pouvoir. Mais
la collégialité, associée au principe de l’isêgoria, vise aussi à ce que les décisions soient
prises au terme de discussions dans lesquelles les positions et les arguments sont
librement exprimés et confrontés. Il ne faut pas seulement décider collégialement, il faut
délibérer ensemble. La démocratie suppose un échanges d’idées et d’arguments auquel
tous les citoyens doivent pouvoir prendre part et qui doit viser la recherche de bonnes
décisions.
3. Les critiques des anciens à la démocratie athénienne
La démocratie athénienne fut considéré comme un idéal à suivre ou commenté au
cours de siècles qui suivirent, et particulièrement à partir de l’époque classique. Elle fait
également l’objet de diverses réinterprétations contemporaines en philosophie du droit
(Villey) ou en philosophie politique (Arendt, Strauss). Mais elle est aussi un objet de
réflexion philosophiques pour les Anciens eux-mêmes.
La démocratie athénienne et les sophistes
La démocratie athénienne est avant tout une cité de la parole. Dans une démocratie directe,
chacun est amené à s'exprimer en public, ce qui suppose un apprentissage. Il faut apprendre les
gens à discuter, à prouver leur point de vue. Ceci exige qu'on apprenne les techniques
rhétoriques: les rhéteurs vont apprendre cet art aux gens. Les rhéteurs sont les maîtres du beau
langage qui prétendent qu'on peut persuader (et non convaincre) autrui de ce que l'on veut par le
beau langage. Les rhéteurs sont aussi des sortes d'avocats de l'époque (l'institution des avocats
est inconnue à Athènes et chaque citoyen doit se défendre seul. Or les procès sont nombreux) :
les rhéteurs écrivent contre rémunération les plaidoiries de ceux qui doivent parler au tribunal.
L'ensemble des cités grecques du V° s s'ouvre au commerce. Des voyageurs vont dès lors
découvrir qu'il y a d'autres villes et d'autres pays. Ceci permet un renouveau des connaissances.
Les valeurs traditionnelles sont remises en question: on compare Spartes à Athènes par exemple.
On s'aperçoit que les mœurs sont variables, que les institutions sont variables, que la conception
de la justice est variable.
Dans la cité existent donc des maîtres qui ont voyagé: les sophistes, sortes de conférenciers
itinérants. Ceux-ci vont prétendre que la coutume n'est pas universelle, qu'elle est relative, que
les manières de vivre sont changeantes. Ils en concluent que la vérité n'est pas universelle. Les
sophistes apprennent aux autres que chacun peut convaincre, est apte à savoir: chacun a son idée
et son opinion. Il y a une multiplicité d'opinions et chacun peut défendre la sienne. Pour eux,
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toutes les opinions se valent. Aucune n'est plus vraie que l'autre et par là même on peut
persuader autrui de n'importe quoi. Ils mettent en cause l'idée de la vérité.
Petit à petit, ils vont en arriver à discourir sur n'importe quoi, sur des choses qu'ils ne
connaissent pas. Le sophiste ne sait pas ce que c'est que la justice. Il sait qu'il y a une justice à
Athènes (la démocratie) et une autre à Spartes (l'aristocratie militaire). Il veut persuader sur ce
qu'est la justice en tel ou tel endroit. Il veut persuader et donc il flatte. Le sophiste flatte. Il est le
démagogue, celui qui défend avant tout sa cause et sa profession. Il flatte pour persuader et par
là-même (s'il y arrive) peut prendre le pouvoir. Le sophiste est un tyran en puissance. La
sophistique est le ferment, l'aliment, dans un régime démocratique. La démocratie est
démagogique. Le sophiste flatte pour faire triompher son opinion. Il persuade et ne convainc
pas. C'est la critique que fera Platon à la démocratie.
Platon fut très antisophistique. Le problème est qu'il constitue notre principale source
d'information sur ce que pensaient vraiment les sophistes. Il s'agit donc de reconstituer, par delà
les affirmations partisanes, qui ils furent vraiment. Il semble que sur le plan politique ils se
divisaient en deux camps :


Des partisans du droit du plus fort comme le Thrasymaque du livre I de la République ou
le Calliclès du Gorgias. Puisque la justice des hommes est variable, puisque les lois sont
variables, on qualifiera cette justice d'arbitraire, de naïve au profit d'une justice selon la
nature dont le principe est assez simple : jouir autant qu'on en est capable, laisser libre
cours à tous ses plaisirs.
Des démocrates comme par exemple Protagoras (un des rares sophistes que Platon
admire). Cf. Mythe de Prométhée et d'Épiméthée, présenté par le sophiste Protagoras
pour soutenir son point de vue : il raconte que les dieux ayant créé les espèces mortelles
(animaux et hommes) prescrivent aux titans Épiméthée et Prométhée de distribuer les
qualités. Épiméthée commence par les animaux : aux uns il donne des cornes pour se
défendre, à d'autres la capacité d'aller vite pour s'enfuir devant le danger, de manière à ce
que nulle espèce ne disparaisse. Il leur donne une fourrure pour se protéger etc. Or
lorsqu'il arrive à l'homme il n'a plus rien à lui donner. L'homme est désarmé et voué à la
mort.
Prométhée, pour sauvegarder l'homme décide de voler le feu, symbole de l'intelligence
technique, à Héphaïstos et Athéna. Ce qu'il donne par là à l'homme ce sont les arts et les
techniques. On sait quelle sera la punition de Prométhée pour avoir volé le feu : son foie sera
rongé éternellement par un aigle. Or les arts techniques ont été distribués inégalement : on
distribue le travail. L'un sera potier, l'autre charpentier, le troisième médecin etc. Divisés, les
hommes s'entre-déchirent. Alors Zeus envoie Hermès leur donner les arts politiques. La question
se pose de savoir si l'on va distribuer le don politique à tous les individus ou à quelques
spécialistes comme on l'a fait pour la technique. S'il ne le donne qu'à quelques-uns la division
demeure. Pour qu'il y ait cité il faut que tous les individus aient quelque chose en commun. Pour
Protagoras ce quelque chose sera l'art politique: Hermès donne à tous les arts politiques. Et
Protagoras explique le mythe : selon les sophistes chacun est apte à savoir ce qu'est la justice,
chacun est compétent politiquement, chacun peut du reste discuter de la politique car pour
Protagoras il n'est pas de vérité politique. Ce qui est vrai c'est ce qui s'impose et est donné. Le
mythe d'Epiméthée et de Prométhée conduit à la démocratie: chacun a son mot à dire en
politique.
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La critique platonicienne de la démocratie
Qui est Platon ? (427-347 av. J. C)
Platon est issu d'une famille noble. Du côté paternel, il descendrait de Codrus, dernier roi
d'Athènes. Sa mère était la petite fille de Critias l'ancien et la cousine germaine du Critias qui fit
partie des Trente tyrans que Spartes imposa à Athènes vers 404 avant J.C. et qui furent, du reste,
promptement démis du pouvoir. Dans ce cadre, il reçut l'éducation de tout jeune athénien:
l'apprentissage de la poésie (Homère), de la musique (flûte, cithare), de la gymnastique. Mais
aussi celle que lui offrait son milieu et qui lui permit d'acquérir une formation intellectuelle
diversifiée et solide, de se familiariser avec les mathématiques, l'astronomie, les conceptions
physiques des philosophes présocratiques. Il semble qu'il fut initié à la philosophie d'Héraclite
par Cratyle.
Deux événements feront renoncer Platon à la politique:


L'échec du gouvernement des Trente dans lequel étaient impliqués des proches de sa
famille et qui se comporta de manière sanguinaire (1500 exécutions sommaires en moins
d'un an), échec d'autant plus cruellement ressenti par Platon que, comme l'ensemble de
son milieu, il était du parti aristocratique et admirateur de Spartes.
Ensuite et surtout sa rencontre avec Socrate et la fin tragique de ce dernier. C'est en 407
avant J.C. que se situe l'événement capital de la vie de Platon: il rencontre Socrate dont il
suivra l'enseignement pendant 8 ans. Platon, séduit par ce maître qui sait démasquer les
incompétences espère concilier le respect de la justice avec sa participation aux affaires
de l'État. Mais en 399 avant J.-C., ses espoirs s'effondrent: Socrate est condamné à mort
(en régime démocratique) et boit la ciguë. Le philosophe est incompris par ses
concitoyens. Philosophie et participation aux affaires de la cité paraissent dorénavant
incompatibles pour Platon
Quelle conception du politique Platon développe-t-il ?
Dans l’œuvre de Platon la République (Politeai) est un texte spécifique : le modèle d’une
Cité (polis) parfaite, juste, y est construit pour permettre de mieux déchiffrer ce que serait une
« âme juste ». Pour Platon, l’âme est partagée en trois parties. L’une est l’epithumia : composée
des désirs, c’est la partie la plus animale, la plus domestique de l’homme. La deuxième est le
thymos : il s’agit du courage, du cœur, de la recherche de l’action noble. La troisième est le
noùs : la tête, siège du savoir et de l’intelligence. Pour Platon, si nos comportements sont
partagés entre ces trois mouvements de l’âme, ceux-ci sont présents de manière inégale
d’individu en individu : certains sont dominés par la recherche de la gloire, d’autres part leurs
talents domestiques et d’autres enfin par leurs capacités à raisonner justement. Pour Platon, c’est
le noùs qui est la faculté primordiale pour mener son propre attelage comme celui de la cité.
Pour Platon, ces trois parts de l’homme correspondent à trois classes dans la société. Les
premiers sont les paysans, les artisans, les commerçants qui excellent dans la conduite de la vie
domestique. Les seconds sont la classe des guerriers, chargés d’assurer la défense et qui veulent
se distinguer par leur bravoure. Les derniers sont les détenteurs du savoir, à savoir les
philosophes.
Cette séparation des rôles sociaux induit chez Platon une hiérarchie des classes sociales. La
justice est assurée, dans la Cité ou dans l’âme, quand la partie raisonnable est « hégémonique »,
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dominatrice. Le peuple est guidé par l’opinion (la doxa) et les illusions et ne peut donc décider
rationnellement pour conduire les affaires de la Cité. Les guerriers recherchent la gloire, Platon
leur reconnaît de la noblesse, mais une irrationalité car ils se fondent sur leur force physique
essentiellement. Enfin, les philosophes sont dans un rapport intime avec le savoir, ils y
consacrent toute leur activité. Il est donc logique, pour Platon, de leur confier les rênes de la
Cité. La bonne cité est celle où les philosophes commandent, où les guerriers défendent et où les
artisans travaillent. Le philosophe doit commander la cité non seulement parce qu’il est doté de
sagesse mais aussi parce qu’il ne recherche pas le pouvoir. Par analogie cette Cité est présentée
comme un troupeau : les rois-philosopes, les philosophes-rois sont comme un pasteur qui guide
le grand « individu » formé par eux-mêmes et tous les animaux qui constituent la cité, car outre
les moutons, qui sont la partie inférieure, on trouve, les chiens de berger, les militaires. A la
domination des rois philosophes dans la Cité idéale correspond l’hégémonie de la raison dans
l’âme juste.
Dans ce cadre, la critique platonicienne de la démocratie prend trois formes, et peut être
résumée en une image. Dans le Gorgias, Platon imagine un médecin assigné en justice par un
cuisinier devant un tribunal d'enfants. Le cuisinier tente de convaincre ceux-ci : « c'est moi qui
vous donne la santé » et mitonner de bons petits plats. Le médecin prend la parole à son tour, et
leur dit que leur soin demande d’administrer des potions amères. Que vont décider les enfants
(c'est-à-dire les ignorants) ? Pour Platon, la démocratie pose trois types de problèmes :
•
L’incompétence du peuple à diriger la cité. Pour Platon, la justice dans la cité exige
une répartition des tâches conforme aux aptitudes de chacun. Dans ce cadre, le
gouvernement de la cité devrait être confié à ceux qui ont le savoir, la connaissance
du vrai et du juste : les philosophes. Confier le pouvoir politique au peuple conduit
inéluctablement la cité à sa perte car elle devient ingouvernable. De la même
manière que sur un navire, il ne faut pas confier le commandement à l’équipage
mais à un marin expérimenté. Platon introduit une idée que l’on retrouvera, par la
suite, dans de nombreuses critiques de la démocratie : le nombre ne fait pas la
raison et celle-ci doit prévaloir sur celui-là.
•
La démocratie est la forme de régime politique dans lequel triomphent les passions,
les désirs et l’individualisme. Elle favorise la démesure (hubris) qui engendre
l’anarchie, le désordre. Cette anarchie se retourne aisément en despotisme lorsque
un homme providentiel, un démagogue, accède au pouvoir en flattant les passions et
les désirs de ses contemporains. Contre cette tendance, il importe de confier le
pouvoir à des hommes vertueux, faisant preuve de tempérance, afin que la raison
triomphe sur les passions.
•
La démocratie conduit à ce que chacun défendre son intérêt particulier ou celui de
son groupe social. Le sens du bien commun se perd, comme en attestent les déboires
d’Athènes dans sa guerre contre Sparte : les individus et les groupes sociaux
s’opposent les uns aux autres (statis), ce qui ne peut qu’affaiblir la cité. Il importe de
commun et la justice.
La critique aristotélicienne de la démocratie athénienne
Qui est Aristote (384-322 av. J. C.) ?
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Aristote est macédonien. Il fut élève à l'Académie puis s'en sépara. Il faut contemporain de la
constitution de l'empire macédonien, des conquêtes de Philippe de Macédoine. En 343 ou 342,
Aristote est choisi par Philippe de Macédoine comme précepteur pour son fils Alexandre (le
futur Alexandre le grand) âgé de 13 ans. . Il enseigne à son royal élève la poésie et la politique.
Le préceptorat d'Aristote se termine avec la nomination d'Alexandre comme régent du royaume,
en 340. Aristote fondera une école rivale de l'Académie, le lycée, qui deviendra un centre érudit.
Quelle conception du/de la politique Aristote développe-t-il ?
Pour Aristote, l’homme est à la fois un être rationnel et politique. L'homme est fait pour
vivre en société et dans une société politique. Seul un Dieu où une bête peuvent vivre seul (et
l'homme n'est ni l'un ni l'autre). Encore certains animaux vivent-ils en société (les abeilles) ou en
troupeaux (les moutons) mais aucun n'est animal politique. La nature ne faisant rien en vain, elle
nous a donné le langage, preuve de notre destination à une société de type politique c'est-à-dire
où on discute de l'utile et du nuisible, du juste et de l'injuste. L’homme est a priori doté de
facultés réflexives, même si celles-ci sont présentes en chacun dans des mesures variables. Et la
seule manière d’échapper à sa solitude est de se lier avec ses semblables.
L'autorité politique se distingue des autres formes d'autorité (père/enfant, maître /esclave)
en ce qu'elle s'exerce sur des hommes libres, des citoyens. Le but de l'État n'est pas seulement
d'assurer la survie mais de vivre dans une communauté qui doit s'entendre sur l'utile, le bon et le
juste. Le but de l'Etat est l'accomplissement éthique des citoyens. Or cet accomplissement
consiste en une vie heureuse des hommes : le but de l’existence est le bonheur, qui pour tout être
réside dans la réalisation de sa nature – c’est ce qu’on appelle l’eudémonisme aristotélicien.
Mais il n'est pas de bonheur sans vertu. Le citoyen ne doit pas mener une vie mercantile (sans
noblesse) ni agricole (la vertu suppose le loisir). Si l'homme et un animal politique, la politique
n'est sa fin que s'il est vertueux et c'est à la vertu du gouvernement qu'on juge la valeur d'un
régime. Le citoyen se définit par son droit au suffrage et sa participation à l'exercice de la
puissance publique.
Quelle forme politique permet donc d’atteindre cet idéal ? Contrairement à Platon, Aristote
ne conçoit pas l'Etat idéal mais plutôt les conditions de possibilité de l'Etat. Les gouvernements
sont nécessairement bons quand ils visent l'intérêt commun. Le critère de distinction des bons et
des mauvais régimes n'est pas le nombre de gouvernants. La monarchie, l’aristocratie et la
république sont des régimes légitimes : la tyrannie, l’oligarchie et la démocratie en représentant
les formes perverties. Les formes perverties sont celles où on ne poursuit que l'intérêt de ceux
qui commandent. Aristote n’affiche donc aucune préférence intrinsèque pour un type de
gouvernement.
Toutefois, le régime le plus stable et le plus réalisable reste la politeia. La République est
en fait un mélange parfait d'oligarchie et de démocratie sans que paraissent l'une et l'autre.
Pourquoi ? Ethique à Nicomaque : « La communauté politique la meilleure est celle que
constitue la classe moyenne (…) son apport fait pencher la balance et empêche l'apparition des
excès contraires ». Dans ce cadre, Aristote pense que le peuple remplit parfaitement les critères
d'aptitude politique pour trois raisons :

La réunion des individus est conjugaison des talents davantage que des défauts. Les facultés
rationnelles de l’homme sont essentielles pour gouverner la cité, et la politique requiert
des compétences particulières – Aristote utilise à cet égard l’image du géomètre et du
pilote. A cet égard, ce n’est pas parce qu’on dispose de certaines compétences dans
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certains domaines qu’on dispose de celle de savoir ce qui est bon pour la cité et de la
manière de la gouverner. A l’inverse, le corps électoral et politique peut être compétent en
dépit du fait qu’un citoyen pris en lui-même est incompétent en matière politique. La règle de la
majorité s’applique ne constitue pas seulement une addition de votes. Chacun votant selon sa
volonté et les choix se recoupant, le corps citoyen finit tendanciellement par dégager une voie
modérée, et mieux pesée. Ainsi que Rousseau l’écrira plus tard au chap. 3 du Livre II de Du
contrat social: « ôtez les plus et les moins de ces mêmes volontés, reste pour sommes des
différences, la volonté générale ».

L’art de gouverner n'est a priori la propriété de personne. les citoyens sont les usagers
des lois et de la politique des magistrats. Et en tant que tel, ils peuvent être à même de
porter un jugement sur ceux-ci, d’autant que ceux-ci ont pour fonction de défendre leurs
intérêts. Un intérêt que les magistrats s’ils étaient seuls juges confondent parfois avec
leur propre intérêt, ou ont du mal à discerner leur fonction les coupant en partie du
peuple.

La politique engage à la fois les gouvernants et les gouvernés de sorte que chacun est
politiquement instruit. Le peuple est utilisateur de l'Etat « L'invité juge mieux de la chère
que le cuisinier » (primat des causes finales)
Ce point mérite d'être développé. On a dit que le bon gouvernement se juge à la vertu de
son gouvernement. Or, dans une politeia tout le monde gouverne. Elle suppose donc un peuple
vertueux c'est-à-dire un peuple qui n'existe pas dans la pratique. Or, le peuple n’est pas toujours
vertueux dans les faits. La meilleure forme politique est donc bien la politeia mais son
impossibilité fait qu'elle ne peut exister que sous la forme pervertie de demokratia, de sorte que
monarchie et aristocratie la surpassent.
Aristote met dès lors en garde la démocratie contre deux dérives. La première serait que le
pouvoir soit exercé au détriment de l’intérêt général, qu’il soit accaparé par les pauvres ou par
les riches. La deuxième est la démagogie, à savoir l’usage stratégique des passions, du pathos,
d’une relation manipulatrice au langage et à la persuasion.
En toute rigueur, le pire des régimes est la tyrannie et le meilleur des régimes est la
monarchie. Mais tout régime risque de dégénérer et ses défauts seront alors proportion de ses
qualités. Ainsi si la monarchie dégénère, comme ses qualités sont maximales, les défauts de la
forme dégénérée (tyrannie) seront les pires. La politeia parce qu'elle est le moins bon des bons
régimes dégénère en démocratie, moins mauvais des mauvais régimes. Et Aristote de dire qu'il
faut donc opter pour la démocratie. Pour prendre une métaphore médicale, la monarchie c'est la
meilleure santé possible au risque du choléra. En comparaison la démocratie est un simple
rhume et peut-être vaut-il mieux garder son rhume que prendre le risque du choléra ! La
démocratie est donc le régime de la prudence. En effet, la démocratie évite deux écueils qui font
sombrer les autres régimes : la sédition et la corruption. Certes, le peuple n'est pas incorruptible.
Mais sa totalité est moins accessible à la corruption. L'insurrection est le danger qu'il faut éviter
à tout prix. Or ce risque est moindre en démocratie que dans les autres régimes parce qu'il y a
plus de pauvres que de riches et donc le pouvoir de la masse des indigents fait plus de satisfaits
que d'insatisfaits.
4. Les remèdes des anciens pour un régime politique
Par delà les siècles et les circonstances. Ces critiques soulèvent une question qui
demeure actuelle :
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Comment assurer une formation raisonnée de la décision politique dans un contexte
ou les citoyens n’ont ni le temps, ni les ressources ni peut-être le souci d’y prendre
part en ayant pour seule préoccupation le bien commun ?
Les philosophes de l’antiquité vont mettre en avant deux idées importantes en guise de
réponse à cette question.
• La nécessité d’avoir des gouvernants qui sont des hommes vertueux, qui sont
justes, courageux, désintéressés, soucieux du bien commun. Les vertus civiques
sont des vertus éthiques. La participation à la vie publique n’est pas seulement
un droit : elle suppose la poursuite d’un idéal de perfection morale, de sorte la
justice au plan collectif (politique) et la vertu morale individuelle se
présupposent mutuellement (voir Cf.
la figure de Caton l’ancien chez les
Romains). L’accès à cette perfection passe par une éducation intellectuelle et
morale (Platon) mais aussi par l’intégration dans une cité dont les lois sont
bonnes et favorisent le sens du bien commun et de l’amitié civique, la philia
(Aristote). C’est la thèse centrale de l’humanisme civique : l’homme est un
« animal politique » (Aristote).
Mais, comme le souligne Aristote lui-même, la possibilité de développer un tel
mode de vie vertueux suppose des conditions sociales matérielles : il faut être
socio-économiquement indépendant et disposer de temps à concacrer aux
activités publiques. Ce qui explique, pour lui que ni un esclave ni une femme,
voire même un artisan, ne peut y accèder. Aristote, comme ces contemporains,
considéraient l’esclavage et le confinement des femmes dans la sphère
domestique comme une nécessité économique pour la survie même de la cité et
de ses membres.
• La meilleure constitution est mixte : elle associe des institutions
démocratiques, aristocratiques et monarchiques de manière à retenir les
avantages de chacune des trois formes de gouvernement tout en évitant les
excès. Cette thèse sera défendue par de nombreux auteurs : Aristote, Polybe ou
Cicéron, p.e. Ces deux derniers voient dans la république romaine une
illustration du régime mixte. Le thème du gouvernement mixte sera repris par la
suite par des auteurs tels que Machiavel, Montesquieu ou Madison. Dans cette
perspective, l’ordre politique repose moins sur la vertu des citoyens que sur un
équilibre des pouvoirs entre les différentes composantes de la société et entre les
différentes institutions. La tendance naturelle de chacun(e) à poursuivre son
intérêt propre est limitée par le pouvoir des autres.
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Références
DUNN John (2000), Libérer le peuple. Histoire de la démocratie, trad. S.
Kleiman- Lafon, Genève, Markus Haller.
FINLEY, Moses I. (1976), Démocratie antique et démocratie moderne, Paris, Petite
Bibliothèque Payot.
HANSEN, Mogens H. (1993), La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, trad.
S. Bardet et Ph. Gauthier, Paris, Les Belles Lettres.
THUCYDIDE (5e s. av. JC), Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 34-46 :
l’oraison funèbre prononcée par Périclès en l’honneur des soldats morts à la guerre
et dans laquelle il célèbre le régime démocratique athénien.
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