1/2 Qu’est-ce qu’être fanatique ? Comment, à la suite des progrès des sciences et de la raison, l'homme peut-il encore s'adonner aujourd'hui à la barbarie, à la violence brutale et au terrorisme ? Pourquoi des hommes cèdent-ils un jour aux tentations du fanatisme politique ou religieux ? Ces violences sauvages et aveugles ne pourraient-elles pas être lues et comprises comme une sorte de rançon de ce que nous nommons « le progrès », et d'un progrès dont les bénéfices auraient été mal répartis ? Dans ces conditions ne pourrait-on pas poser, par hypothèse, que le comportement fanatique serait à saisir comme une sorte de réaction désespérée, brutale, aveugle, convulsionnaire à une situation de domination économique, politique, culturelle, exercée par les États que nous nommons les « grandes puissances » ? De plus, dans un monde régi par des mobiles économiques que plus personne ne maîtrise, l'arrogance, l'égoïsme et le mépris des pauvres, ne serait-ce pas finalement le fanatique qui aurait raison de tenter de précipiter la chute des idoles du monde moderne (domination de la technologie « dite » rationnelle, de l'argent et du pouvoir d'influence qui en découle) ? Le terme de « fanatique » renvoie à l'expérience mystique des prêtres et prêtresses de la Grèce antique qui, pendant les cérémonies, se mutilaient et faisaient couler leur sang. Les Romains emploient le terme de « fanaticus » pour désigner l'inspiration mystique et, plus largement, tout comportement irrationnel. De nos jours, le « fanatique » désigne une personne ou un groupe de personnes animées d'une passion aveugle et intransigeante pour une doctrine politique ou / et religieuse. A partir de là l'on doit remarquer que ce terme est un concept qui prononce un jugement négatif sur un certain type de comportement de passion excessive pour un culte, une idole, une idée... Et ce qui caractérise ce comportement de l'« être fanatique » c'est précisément un mécanisme d'identification absolue, qui fait que le fanatique ne croit en aucun autre jugement que le sien, est imperméable à toute critique et cherche à imposer aux autres ses convictions par la menace, la torture ou la mort. La question « Qu'est-ce qu'être fanatique ? » renvoie à une recherche de l'essence (qu'est-ce...) du mode d'existence ou de vie (qu'être...) de l'homme fanatique. Elle implique que nous puissions réfléchir simplement au départ à une modalité particulière de nos croyances qui fait qu'elles peuvent, dans certaines conditions, devenir croyances dominantes, uniques, absolues, justifiant tous les crimes (suicides collectifs du Temple Solaire ou au Guyana) La première remarque ici est de devoir constater le caractère paradoxal de l'attitude et de la situation du fanatisé avec lequel, en général, le dialogue et l'échange d'opinions n'est pas facile. Car, comme l'écrivait si justement Voltaire dans le Dictionnaire philosophique : « Que répondre à un homme qui dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? » Comment gérer cette situation de rupture absolue et de blocage de toute possibilité de critique, telle que la présentait André Glucksmann qui disait fort intelligemment à propos de la polémique Heidegger : « Comment penser l'horreur pour celui qui, étant à l'intérieur de l'horreur, ne peut plus la percevoir comme horrible ? » Disons seulement qu'un pareil aveuglement semble relever de comportements pathologiques (monomanie, paranoïa, mégalomanie, volonté d'absolu ou de fin de l'histoire, etc.) et qu'il n'y a d'abord aucune raison de se considérer a priori soi-même comme protégé de pareils dérapages. Ensuite ces comportements doivent être lus historiquement et culturellement par rapport aux conditions dans lesquelles ils ont pu prendre naissance. Dans son article « Une convulsionnaire Janséniste au XIXe siècle » ( in La Transe et l'Hypnose) Daniel Vidal remarque au départ qu'il n'y a pas de société qui ne possède, en son centre, la passion du spasme. Il écrit : « En même temps que le phénomène du " religieux ", naissent les " fous de Dieu ", fous du Christ, illuminés de la parole, messagers vagabonds au désert (...) Leur transe dit qu'il ne saurait y avoir de domaine du sens qui ne soit requis de s'ouvrir à tout autre horizon... La transe est dissémination du signe, du corps, de la mémoire, de la raison. « Et plus loin il ajoute que « cette folie-là, loin d'éteindre le signe, de délabrer le corps, de perdre la mémoire, de dévergonder la raison, en expose au contraire toutes les puissances. » Ainsi nous sommes amenés à devoir admettre que le fanatique, s'il s'oppose à l'esprit de liberté, de tolérance et de recherche de la vérité qui anime la pensée rationnelle et la philosophie, ne peut pas être considéré pour autant seulement comme un être simplement irrationnel. Il convient alors de tenter de réfléchir sur les conditions de la genèse de l'être fanatisé : comment, par rapport à quels mobiles ou quelles situations, un individu ou un 2/2 groupe peuvent-ils être amenés vers de pareils excès qui visent à propager une croyance par n'importe quel moyen ? Wilhlem Reich soutenait dans La Psychologie de masse du fascisme, que le nazisme peut s'expliquer à la fois par des conditions psychologiques (refoulement de la sexualité et des désirs, peur de l'avenir, peur de la mort...) et aussi par des conditions socioculturelles. De ce dernier point de vue c'est plus particulièrement la crise de l'autorité familiale, liée à l'incertitude du lendemain et à des difficultés économiques réelles, qui peuvent expliquer le succès des thèses du national-socialisme dans la classe moyenne de l'Allemagne des années 30. Par ailleurs, dans la Psychologie des foules, Le Bon montre qu'il existe un comportement spécifique des groupes humains, que la peur et la violence se propagent immédiatement et le plus souvent sans raison dans un groupe. Il ajoute qu'il existe, de ce point de vue, une véritable « contagion émotionnelle » qui peut investir n'importe quel groupe, pour peu qu'il soit amené à vivre une situation inhabituelle ou excessive. L'on pourrait donc conclure provisoirement que l'être fanatique n'est pas inscrit dans les gènes, n'est pas inné, mais qu'il est plutôt à comprendre comme un « devenir fanatisé ». Et ce devenir passerait par des mécanismes complexes, psychologiques sans doute d'abord (processus d'identification inconsciente à une image de « salut »), socioculturels ensuite (recherche collective et violente de la réalisation d'une utopie sociale). L'on pourrait encore ajouter avec Reich que, derrière les comportements fanatisés, se dissimule peut-être un désir inconscient d'identification narcissique et absolue à un idéal perdu (revendications de la pureté ou d'une régénération morale...). Cet idéal (idéal du Moi, imago du Père, image de Dieu ?) fragilisé par « les bruits et les fureurs de l'Histoire », tenterait alors de retrouver ses sources et forces vives dans un domaine purement instinctuel et pulsionnel et viendrait s'exercer sans nouvelle censure ou répression dans le groupe et l'idéologie qui se présente. L'angoisse à vivre conjuguée aux difficultés matérielles et économiques, constitueraient donc les ingrédients indispensables pour devenir fanatisé. Mais tout n'est sans doute pas aussi simple ! Qui jugera d'abord des critères du fanatisme ? Car celui qui prétend opérer cette distinction ne peut-il pas être aussi bien considéré comme fanatique du contre-fanatisme... et ainsi de suite ? Ou alors le fanatisme serait-il plus simplement à considérer comme le contraire de la sagesse ? Mais de quelle sagesse ? En effet l'amour de la sagesse, qui définit habituellement la philosophie, n'a t-il pas connu certains « dérapages » ? Et s'il est vrai qu'il peut aussi devenir un amour passionnel et compulsif, la prétendue sagesse philosophique peut aussi bien venir s'autodétruire dans le plus parfait des délires. Ainsi nous nous retrouvons devant un paradoxe à savoir que celui qui se dit ou se croit sage est en vérité bien plus fou ou plus dangereux encore que tous les autres... La crainte de pouvoir devenir soi-même un jour fanatisé doit-elle donc nous conduire à une attitude sceptique qui nous dirait qu'il ne faut croire en rien ? N'oublions quand même pas la contagion originaire entre les premières écoles philosophiques et la croyance quasi mystique en des principes d'ordre métaphysique, qui ont structuré notre pensée (l'immortalité de l'âme, la métemsomatose, chez les Orphiques). La science elle-même est apparue d'abord comme une « initiation » réservée à des penseurs inspirés ou dont l'âme était véritablement considérée comme d'« essence divine ». Pourquoi la philosophie a-t-elle pris ensuite le « détour de l'oubli des abîmes », selon les mots d'un contemporain ? Pourquoi le rationalisme triomphant n'a-t-il pas su ou voulu voir que l'espoir qu'il a pu porter et véhiculer dans l'Histoire était aussi bien pétri dans la matière de sa radicale ignorance ? Ignorance lourde du contenu et du sens des souffrances humaines, que le retour du religieux réinvestit aujourd'hui d'une manière il est vrai souvent contestable et tragique ! S'il est vrai que « le sommeil de la raison engendre des monstres » (Goya), il n'en reste pas moins que l'éveil de l'homme à la conscience et à l'intelligence de la vérité est étroitement lié aux passions, passion du questionnement et du dialogue, passion de la recherche sollicitée par une conscience aiguë de la profondeur des Mystères de la Nature... Ne devrions nous pas nous aussi commencer par nous interroger sérieusement sur nos propres fanatismes : l'impérialisme des motifs économiques, la domination de l'argent, l'obsession du travail et des richesses qu'il est censé produire (réparties comment ?), le modèle du progrès technique et scientifique, qui est devenu aujourd'hui le seul modèle, mais auquel cependant tous les hommes n'ont pas également accès. Laurent Fournier