Mon objet de réflexion est l’Homo Sapiens Technologicus. C’est l’être que nous
sommes nous-mêmes, pour la partie Technologicus surtout, et aussi l’être que nous devrions
devenir, pour la partie Sapiens, qui veut dire sage.
La technologie n’est plus aujourd’hui de la science appliquée, en priorité. Elle est la
texture de notre existence quotidienne, selon l’expression du philosophe Don Ihde. Notre relation
avec les artefacts technologiques est de l’ordre de l’intime, et pas du spectaculaire.
La haute technologie devient de plus en plus transparente. Les « tuyaux » sont toujours
aussi importants, mais la relation avec le « contenu » s’est inversée : dans une logique industrielle,
on améliore les tuyaux et on voit ce qu’on pourrait y mettre ; dans une logique postindustrielle : on
se demande ce qu’on veut faire, et, si on n’a pas les tuyaux, on essaie de les inventer. Mais nous
avons déjà beaucoup de tuyaux et pas grand chose dedans…
L’Internet me semble être le modèle des nouvelles logiques de la technologie. Une haute
technologie, mais simple et robuste, dont la valeur est devenue exponentielle à cause du primat de
l’usage, de ce qu’en font ses utilisateurs individuels. C’est une logique d’appropriation, et
c’est là le lien le plus fort entre l’humain et la technique. Cette appropriation n’est jamais acquise,
elle est à conquérir, à réaffirmer, elle est souvent une réappropriation, par référence aux idées de
Thoreau, de Gandhi, d’Ivan Illich… Non parce que les technologies seraient en elles-mêmes
« aliénantes », comme au disait au siècle dernier, mais parce que les humains négligent de se les
approprier. Par manque de soin, négligence, plutôt que selon un destin collectif fatal.
La notion de facteur humain (« à ne pas négliger… » nous rappellera-t-on ici et là)
est trop étroite. Car si le « facteur technique » n’est pas isolable dans les technologies modernes, le
facteur humain ne l’est pas non plus. Sinon, il n’est qu’un facteur technique de plus. Il y a au
minimum une idée à retenir de Heidegger sur la technique : la technique ne peut pas être considérée
comme étant elle-même un problème technique.
« Facteur » désigne en réalité celui qui fait (facere), au sens de l’action humaine et en même
temps au sens de la fabrication (le factor effectue en anglais un doing et un making), et nous
devrions approfondir cette notion. Le « facteur humain » n’est pas un paramètre
(humain) mais un acteur : le soi qui agit. Dans la transmission culturelle, dans l’éducation des
humains, c’est cela que nous recherchons : un soi capable, au sens que donne Paul Ricœur à ce
terme — capable d’action, de responsabilité, d’être soi. Exactement le contraire d’un paramètre.
Qu’était la culture technique à l’âge industriel ? Un savoir spécialisé, une responsabilité de
décision et de gestion exercée par quelques-uns et qui impactait tout le monde. Et aujourd’hui ? En
quel sens peut-on parler d’une culture technologique ? La technologie est faite d’une
multitude d’artefacts qui sont à la disposition de tout le monde, faciles à utiliser (malgré ce que
disent les esprits chagrins), insérés dans l’intimité des existences, dépendant de plus en plus de
décisions qui appartiennent aux utilisateurs (primat de l’usage). Nous sommes de fait dans une
techno-démocratie, même si nous restons en droit dans un régime de délégation des pouvoirs
typique de l’âge industriel (délégation politique, technologique, éthique).