“LES INDES FRANCAISES” 1. LE ‘SAINT VINCENT DE PAUL DES INDES’ “Ambukarrangal”, ‘ la Main d’Amour ’, proclame une bannière à l’entrée du grand théâtre de Pondichery. Dans la cour, des centaines d’enfants au sourire éclatant arborent un t-shirt barré d’un “Nous aimons le Père Ceyrac” et font une haie d’honneur. Mais où est-il donc le dernier des grands ‘missionnaires blancs’ ? “Làbas, à l’intérieur”, indique une jeune femme en sari, le front marqué du troisième oeil des Hindous. En effet, dans la pénombre du théâtre, on aperçoit le Père Ceyrac submergé sous une grappe humaine de gosses qui veulent tous l’embrasser : “ils ont besoin d’amour, personne ne leur en a jamais donné”, sourit celui que certains ont appelé le ‘Saint Vincent de Paul des Indes’ A 86 ans, après 62 ans de missionnariat en Inde, le Père Ceyrac (frère de l’ancien patron du CNPF) est devenu une légende vivante au pays des Tamouls (*), dont Pondichery, notre ancienne colonie fait partie. Car depuis toujours, c’est l’Inde qui l’a attiré: “A 15 ans je voulais être missionnaire, explique-t-il; puis un jour, j’ai entendu parler du sanskrit et cela été une révélation - c’est en Inde que je voulais aller”. Le jeune Ceyrac passe sa licence de Lettres à Toulouse, puis fait des études de philologie et découvre alors les étonnantes similarités entre le sanskrit et nos langues indo-européennes. “Tout d’un coup je me suis dit : voilà la mère de toutes nos langues“. Le Père apprend donc le sanskrit et est bientôt capable de lire dans le texte les Upanishads, les écrits sacrés de l’Hindouisme. Car notre Jésuite est un missionnaire pas comme les autres, qui potasse son sujet avant d’aborder ce vaste continent qu’est l’Inde: “j’ai été ordonné prêtre en 1945 à Darjeeling (état du Bengale) et pendant quinze ans, j’ai également appris le tamoul”. Et le père Ceyrac de réciter en tamoul un poème de la Sangha, la grande tradition épique dravidienne, qui date d’avant Jésus Christ: “les yeux des villageois brillent quand ils m’entendent déclamer ces vers”. Le Père Ceyrac est sans doute le missionnaire français contemporain qui a le mieux réalisé l’indispensable syncrétisme de la foi chrétienne et de l’Hindouisme, l’éternelle religion de 800 millions d’Indiens : “Ici, les gens ont le sens de Dieu, ils sont toujours à la recherche du ‘darshan’ de la vision de l’Au-delà”. Pourtant les Hindous ne sont-ils pas des idolâtres qu’ils faut convertir ? “ Pas du tout, il y a longtemps que j’ai abandonné l’idée de convertir ! La parole du Christ, c’est dans l’action, dans l’allégement des souffrances des plus pauvres, des ‘Harijans’ (intouchables). Le Jésuite condamne ainsi le programme d’Evangélisation 2000 cher aux Protestants : “je n’aime pas le prosélytisme militant des missionnaires américains - les Pentacostsites, Adventistes et autres mouvements, qui essayent de convertir en utilisant l’appât économique; ce que nous voulons donner, c’est la grâce d’aimer”. Les enfants se sont assis par terre, on a étalé devant eux une simple feuille de bananier, sur laquelle les jeunes femmes en sari ont déposé deux louches de riz et quelques légumes. Les gosses mangent en silence, presque religieusement, comme si c’était le dernier repas de leur vie. “Deux roupies par enfant et par jour, c’est à dire quarante centimes, c’est tout ce que cela me coûte pour nourrir ces enfants - dites-le en France”, insiste le Père Ceyrac. Et il est vrai que le Père a besoin de nos contributions. Car Ambukarrangal, c’est un vaste mouvement : 25.000 étudiants, 1000 professeurs, la plupart des femmes hindoues appartenant aux basses castes, à qui l’on rend ainsi leur dignité: “elle sont merveilleuses, c’est elles qui font tout”. En plus, l’oeuvre du Père Ceyrac et de ses prêtres n’est pas seulement caritative: “Nous leur enseignons la libération sociale, à se prendre en charge eux-mêmes, à s’organiser et à formuler leurs revendications auprès des patrons et du gouvernement indien, plutôt qu’à toujours tendre la main”. Spectacle incongru parmi cette marée de visages noirs, Charlotte de V., 27 ans, une jeune Française BCBG, qui est cadre dans une grande société informatique à Paris : “Depuis quelques années, je parrainais un enfant indien démuni à raison de 300 francs par mois; puis j’ai voulu le voir et je suis donc venu en Inde”. Charlotte a tout découvert ici : “la joie des enfants, la beauté des femmes - et l’espoir - ils ne se plaignent jamais ici, même dans l’extrême misère”. Et puis bien sûr, il y a le Père Ceyrac: “Je n’ai jamais vu un homme aimer autant”, conclue Charlotte en berçant une petite fille dans ses bras. (*) Etat du Tamil Nadu, tout au sud de l’Inde, 55 Millions d’habitants, capitale Madras. 2. KARAN SINGH, LE DERNIER DES MAHARAJAS Il est né un beau jour de Septembre dans une suite de l’hôtel Martinez à Cannes la suite royale, bien sûr - Car Karan Singh est de sang princier : fils de la Maharani Tara Devi et du Maharaja Hari Singh, qui règne alors sans partage sur le Cachemire, ce merveilleux petit état engoncé dans les Himalaya, que l’on a souvent appelé “La Suisse indienne” ! Karan Singh aurait pu jouir de la vie dorée des princes de l’Inde, à qui les Britanniques - puis le gouvernement de l’Inde indépendante - avaient accordé des privilèges d’apparat (afin de les faire tenir tranquille) : bourses mensuelles, droit à une garde personnelle, au salut à canons etc.); mais le jeune Prince voulut jouer le jeu de l’Inde libre. Et en 1949, l’âge de 18 ans, il est nommé, à l’instigation de Jawarlhal Nehru, Régent du Cachemire - et cela pendant près de dix neuf ans ! Puis à 36 ans, il devient le plus jeune Ministre de toute l’histoire de l’Inde indépendante, lorsqu’Indira Gandhi lui donne le portefeuille du Tourisme. Enfin, pour couronner une carrière déjà glorieuse, il est dépêché en 1990 comme Ambassadeur aux Etats Unis, et éblouit la haute Société de Washington - toujours en mal de royauté - par sa culture et son maintien. Aujourd’hui, Karan Singh est membre du Raja Sabha, le Sénat indien. Mais Karan Singh est bien plus qu’un maharaja ou un homme politique. C’est d’abord un érudit, membre des Clubs de Rome et de Budapest, qui a écrit de nombreux ouvrages, notamment sur le philosophe indien Sri Aurobindo, qu’il qualifie de “Prophète d’un Nouvel Age”. Le Dr Karan Singh est ensuite un philanthrope éclairé: c’est un des premiers maharajas de l’Inde indépendante à avoir renoncé à son allocation mensuelle; il a également fait don au Gouvernement de nombreux de ses palais, tel le fabuleux Amar Mahal Palace de Jammu, qui est devenu un Musée de la ville. Enfin, et surtout, Karan Singh est un francophile assidu. L’année dernière il est par exemple devenu Président, avec Jean François Poncet, du Forum francoindien, qui s’efforce, sous l’impulsion du Président Chirac et de l’ambassadeur de France en Inde, Claude Blanchemaison, de changer l’image de marque de l’Inde en France et d’inciter les hommes d’affaires français - qui investissent dix fois plus en Chine qu’en Inde - à s’intéresser à cet immense sous-continent qui possède une classe moyenne de 200 millions d’âmes. “Nous représentons un cinquième de l’humanité - et il va bien falloir que le monde se rende compte que nous existions”, rappelle le maharaja. Le Dr Karan Singh est par ailleurs un grand admirateur de De Gaulle: “nous avons besoin d’un De Gaule ici pour nous sortir du syndrome IVème République où l’Inde se trouve en ce moment”, dit-il, en faisant allusion aux trois gouvernements qui se sont succédés en trois ans à New Delhi et à un éventuel système présidentiel ‘à la Française’, qui remplacerait la démocratie parlementaire actuelle. Karan Singh sera-t-il ce De Gaulle ? Pourquoi pas : “Le Dr Singh est probablement la seule personnalité politique en Inde qui pourrait recueillir les suffrages de tous”, note un diplomate de la capitale indienne : il a été membre du Congrès; il est proche des nationalistes hindous de par sa démarche d’Indologue; c’est un maharaja, chose dont les hommes politiques américains raffolent; et surtout, c’est la seule personnalité politique que la majorité musulmane du Cachemire (qui veut faire sécession) pourrait accepter”. 3. LES NOUVEAUX PONDICHERIENS On pourrait vous dire : Pondichery, c’est une petite enclave de la France tout au bout du monde, avec ses belles maisons coloniales, ses policiers à képi français (des années 50), ses rues à nom bien Français - rue Dumas, rue Suffren, impasse du Corps de Garde - son lycée français, ses retraités qui jouent aux boules dans la cour de l’Eglise … On pourrait vous dire: Pondichéry, c’est un petit morceau de paradis sur terre, avec ses plages vierges de monde, sa ville blanche endormie comme il y a 200 ans, ses terrains de tennis en terre battue devant la statue de Jeanne d’Arc, son Cours Chabrol où on déambule le soir alors que l’Océan Indien se brise inlassablement sur la plage… On pourrait vous dire… On pourrait vous dire beaucoup de choses - et on aurait pas tout à fait tort, parce que Pondichery c’est encore un peu tout cela… Et pourtant, on ne vous dirait pas tout ! Car la vérité c’est qu’à Pondichery, la France fout un peu plus le camp chaque jour face à cette catastrophe sociale, esthétique et écologique qu’est la surpopulation de l’Inde. “Une à une, toutes nos belles maisons françaises sont rasées pour faire place à de laids cubes en ciment que les Indiens osent appeler des appartements”, fulmine un Français en poste. A Pondichery, on entend de moins en moins la langue de Molière : “il y a trente ans, les rickshwaws (conducteurs de tricycles) parlaient le Français; aujourd’hui, c’est tout juste s’il savent dire ‘B’jour M’sieur’ ”, s’exclame encore notre expatrié. Il y a environ 70.000 Pondichériens à passeport français, qui sont les descendants des habitants de Pondichery qui choisirent de rester Français lors de la cession des territoires en 1956. Or le consulat français de Pondichery ne recense aujourd’hui que 7000 immatriculés résidant dans notre ancien comptoir - la plupart des retraités - soit seulement 10% de cette population, alors qu’il y en avait 15.000 en 1974. “Dans le temps, après leur bac, les jeunes s’engageaient volontaires dans l’armée française, puis prenaient leur retraite à 40 ans, une fois sergent-chef. Ils revenaient alors à Pondichery et y vivaient confortablement grâce à leurs pensions; mais aujourd’hui, ils restent en France”, reconnaît un vieux Pondichérien. La France reste donc toujours pour les Tamouls à passeport français, cet eldorado économique, ce statut social dont on rêve, même si on finit la plupart du temps dans une lointaine banlieue parisienne. “On a créé une race la plupart des intouchables convertis au Christianisme par les premiers missionnaires - qui, il faut bien le dire, n’a jamais été tout à fait acceptée par la majorité française et qui s’est coupée de ses racines indiennes”, estime encore notre Pondichérien. On peut donc se demander où se situe l’avenir de la francophonie à Pondichery et plus largement de la France en Inde (voir prochain article)? “C’est un paradoxe et ce n’en est sans doute pas un - avance un expatrié, mais l’avenir de la France se trouve chez les Pondichériens qui regardent vers l’Inde tout en restant francophiles”. Il y a par exemple le Dr Nallam, Président de l’Alliance Française de Pondichéry et chirurgien exemplaire qui possède sa propre clinique. Le Dr Nallam, qui vient de Yanaon, le moins connu de nos anciens comptoirs, a passé son bac à Pondichéry, fait ses études médicales en France et est revenu s’installer à Pondichery. Il parle parfaitement le Français, mais il est resté Indien - hindou même: “Pondichery, c’est une petite enclave de 700.000 âmes au milieu d’un vaste état de 55 millions de Tamouls, qui eux-mêmes font partie d’un souscontinent qui contient près d’un milliard d’habitants. L’ignorer est une absurdité”, insiste-t-il. Le 14 Juillet dernier, Mr Barbry, Consul Général de France à Pondichéry, décorait Le Dr Nallam de l’Ordre National du Mérite. Dans la belle cour ombragée du lycée Français de Pondichery, un des rares bâtiments, avec le Consulat de France, à avoir été sauvé de la cupidité des promoteurs, les professeurs sont plus diplomatiques: “cette année 95% de nos élèves de Terminale ont été reçus au Bac (qui a lieu ici fin avril avant la saison chaude); mais il n’en reste pas moins que c’est l’Anglais qui prime en Inde”. Alors, dès le bac obtenu, les élèves partent en France et ne reviennent ici que pour se marier (beau parti les Tamouls à passeport Français - qui obtiennent des dots considérables); et on demande aussitôt un passeport français pour la conjointe, qui souvent ne parle pas un mot de Français. “Même avec la loi Chevènement, il faut faire preuve d’assimilation et parler le Français; alors, le consulat de Pondichéry passe son temps à démêler le vrai du faux et à faire le gendarme”, reconnaît un ancien employé consulaire ENCADRE PONDICHERY N°1 : HISTOIRE DES INDES FRANÇAISES Saviez-vous que toute l'Inde aurait pu devenir française, si le bon roi Louis XV n'avait pas lâché le génial Dupleix ? Tout commença en 1673, lorsque la France acheta pour une bouchée de pain, "Pulitchery", (plus tard francisé en Pondichéry), un petit village endormi de pêcheurs, au bord de la côte Coromandel. Lorsque Dupleix est nommé Gouverneur Général des Indes Françaises en 1759, il s'empresse de développer et de fortifier Pondichéry, qui devient une métropole de 40.000 habitants (alors que Calcutta, capitale de l'empire britannique des Indes, n'en comptait que 22.000 à la même époque); il forge des alliances avec les nababs du coin, s'empare de Madras, et bat les perfides Anglais un peu partout dans le Sud. Bombay, porte de l'Hindoustan, n'est plus très loin et l'empire des Indes est un fruit mûr, prêt à être cueilli par la France...Hélas, Louis XV rappelle Dupleix à Paris, où celui-ci meurt quelques années plus tard, dans la misère et la disgrâce. C'en est terminé pour toujours du rêve d'une Inde totalement française... Mais il nous restera, comme nous l'ânonnions jadis à l'école, Pondichéry, Chandernagor, Yanaon, Mahé et Karikal... ENCADRE PONDICHERY N°2: PONDICHERY PRATIQUE Meilleure période pour se rendre à Pondichery : de fin novembre à fin mars (température de 23 à 30°). Mais ceux qui ne craignent pas les chaleurs modérées (35° au mois de mai), peuvent y venir n'importe quand. Le Gouvernement indien, qui vient de lancer l’année “Explorez l'Inde au cours de l'année millénaire” offre des promotions intéressantes sur la compagnie nationale Air India, qui dessert Bombay, Delhi et Madras (Air India, 1, rue Auber, 75001 Paris. Tel: 01 42 68 40 00). Arrivés à Madras, vous pouvez soit louer un taxi pour Pondichery, (environ 200 francs), soit prendre le bus (12 francs aller simple). Sur place, nous vous conseillons de loger chez Patricia Michel, qui propose de ravissantes chambres meublées à l’ancienne (54, rue Romain Rolland, tel 335130. 300 Francs, petit déjeuner compris), ou alors à l’hôtel Ashok sur la plage à 8 kilomètres de Pondichéry (150 francs la chambre seule). La Route des Indes, spécialiste des voyages culturels en Inde, organise des périples dans le sud du pays qui incluent Pondichery et qui vous donneront tout le temps nécessaire pour visiter notre ancienne colonie. (environ 13.000 francs pour 21 jours, tout compris). La Route des Indes, 7 rue d’Argenteuil, 75001 Paris. Tel: 0142609090. ENCADRE PONDICHERY N°3: L’INSTITUT FRANÇAIS DE PONDICHERY l’Institut Français de Pondichéry, ainsi que l’Ecole Française d’Extrême Orient font un remarquable travail de recherche contemporaine. Cela va de la traduction de textes en Tamoul ancien écrits sur des feuilles de palmier il y a plusieurs siècles, jusqu’à la documentation topographique des montagnes du sud de l’Inde. On a cependant souvent reproché à ces Instituts d’adopter une philologie ‘laïcisante’ dans un pays où la séparation de l’Etat et de l’Eglise n’a jamais été nécessaire, car les prêtres ne s’y sont jamais mêlés de politique. “Les Brahmanes, il faut les prendre avec des pincettes”, nous a par exemple avoué le Directeur de l’Institut Français. Ce qu’il ne dit pas c’est que tout le travail d’indexation, de recherche et de traduction est basé sur le travail érudit, patient, de ces piliers de la sagesse millénaire des Grandes Indes. 4. MUKUNDEN, OU LA VRAIE FRANCOPHONIE EN INDE Maniyambath Mukunden. Voilà un nom qui sonne bien indien - malayalam, pour être plus précis - la langue ancestrale du Kerala, cet état paradisiaque à l’extrémité sud de l’Inde. Maniyambath Mukunden, écrivain de son état, est d’ailleurs un nom connu au Kerala: ses romans s’y vendent par dizaines de milliers d’exemplaires et parfois même, les gens qui le reconnaissent dans la rue, lui touchent les pieds en signe de vénération. En plus, M. Mukunden est un bastion de la France en Inde, le symbole vivant d’une francophonie qui s’accroche, en dépit d’une tendance anglophile et anglophobe dans ce pays d’un milliard d’âmes. Il est né en 1943 à Mahé, un autre de nos anciens comptoirs. “Mahé, c’était une petite ville belle comme un rêve, au bord d’une rivière où les Français se promenaient le soir”, se rappelle-t-il aujourd’hui. A 20 ans, il débarque à Delhi, enseigne à mi-temps à l’Alliance Française, puis est embauché en 1967 par le Service Culturel de l’Ambassade… Il y est encore aujourd’hui ! Entre temps, il a eu le temps d’écrire 25 livres, dont son dernier, “Sur les Rives de la Rivière Mahé”, qui est en train d’être traduit en Français et qui fait revivre le Mahé le grande époque : lorsque les Français élégants se promenaient dans leurs calèches, les célébrations alors fastueuses du 14 Juillet, les intrigues, les drames… “J’en ai fait une allégorie, explique-t-il dans son bureau lumineux du Centre Culturel de la rue Aurangzeb de Delhi : les gens sont des papillons qui butinent ici et là, puis ils meurent et renaissent, papillons encore, sous d’autres noms, pour jouer d’autres rôles… C’est le cycle de la vie et de la mort qui se poursuit”. Ces romans n’ont pas empêché Mukunden de s’occuper activement de la Francophonie en Inde: festivals de films, soirées culturelles, expositions (de Picasso, bientôt), rencontres, théâtre... Aujourd’hui, l’Ambassade de France à Delhi et son Service Culturel ont mis des moyens conséquents au service du combat de la francophonie en - mais ce ne fut pas toujours le cas. Car, ainsi que Louis XV se désintéressa de nos comptoirs et laissa tomber Dupleix, pendant longtemps la France ne se préoccupa pas de l’Inde, toute obnubilée qu’elle était par la Chine. “Savez-vous qu’en, 1998 il n’y avait que 150 Indiens qui étudiaient en France, alors qu’on y recensait 3500 Chinois”, rappelle Mukunden ? Il aurait également pu dire que 35.000 étudiants indiens payent des sommes mirobolantes afin de pouvoir s'instruire dans des grandes universités américaines, telles Harvard ou Princeton. Il y a là un manque à gagner énorme pour les universités françaises, quand on sait que 1% de la population indienne est fabuleusement riche et peut se permettre d’envoyer ses enfants à l’étranger - cela représente près de 10 millions d’étudiants ! Mais tout cela changea avec la visite en Inde de Jacques Chirac en Janvier 1998. Le Président Français, qui commença à apprendre le sanskrit lorsqu’il travaillait au Musée Guimet, voulut ainsi signifier l’importance qu’il accordait à l’Inde en Asie. Du coup, sa visite fut suivie - entre autres - par celles de Claude Allègre et de Ségolène Royale et de nombreux projets virent le jour sous l’impulsion de l’Ambassade française de Delhi et de son dynamique Service Culturel, dont des bourses pour les étudiants indiens, des projets de recherche scientifique, ainsi que le fameux forum d’initiatives franco-indien (voir précédent article). ENCADRE : LA MARTINIERE DE LUCKNOW , UNE FAUSSE FRANCOPHONIE C’est un chef d’oeuvre baroque au milieu de nulle part : une immense bâtisse toute construite en chaux, qui étale ses escaliers à la Louis XIV flanqués d’antiques canons, ses ailes démesurées, ses multiples terrasses agrémentées de statues grecques... A l’intérieur, c’est un émerveillement : de hauts plafonds à frises exquises, une vieille bibliothèque lambrissée, la chapelle avec ses bancs à l’ancienne et ses vitraux lumineux, les dortoirs à meurtrières... Nous sommes au collège La Martinière, à quelques kilomètres de Lucknow, capitale de l’état de l’Uttar Pradesh, dans le Nord de l’Inde. La Martinière fut nommée ainsi parce qu’elle fut construite par Claude Martin, génial aventurier français qui servit en 1752 à Pondichéry sous Bussy, puis passa à l’ennemi anglais après la défaite de Wandiwash en 1760. Il s’éleva alors jusqu’au rang de Major Général dans l’armée anglaise, puis après avoir pris sa retraite, fit fortune dans divers commerces, dont celui de l’indigo. A sa mort, il laissa au gouvernement son palais de Lucknow, le Constantia, qui devint La Martinière, ainsi qu’un legs important pour établir d’autre collèges, dont un à Calcutta, et un autre à Lyon, sa ville natale (qui existe toujours). Aujourd’hui la Martinière accueille 2000 garçons provenant de la haute bourgeoisie indienne. Malheureusement, hormis son nom, La Martinière n’a plus rien à voir avec la francophonie : “on y enseigne uniquement en Anglais et un peu en Hindi”, reconnaît Elton de Souza, le directeur de la Martinière. Ah, si seulement Claude Martin n’était pas passé à l’ennemi et si toute l’Inde était devenue Française ! 5. FRANCIS WACZIAG, OU L’ITINERAIRE D’UN FRANCAIS EN INDE New Delhi, cinq heures du matin : Francis Wacziag fait ses exercices de yoga en haut de sa magnifique résidence du quartier chic de Sundar Nagar. Huit heures : dans son bureau qui donne sur la tombe de Nizammudin, Francis examine des poteries à l’ancienne, répond simultanément au téléphone et donne des ordres à ses nombreux collaborateurs. Midi : Francis et son partenaire Aman Nath, revoient la décoration de leur boutique - très chic - proche du Qtub Minar. Seize heures : Francis discute chiffons avec la charmante Pondichérienne qui s’occupe de son atelier de couture. 18 heures : Wacziag saute dans sa voiture qu’il conduit lui même - et une heure et demie plus tard, après avoir passé la frontière du Rajasthan, il franchit le gigantesque portail de l’hôtel Neemrana, un fabuleux palace de maharaja qu’il a racheté il y a quelques années pour en faire le fleuron d’une chaîne d’hôtels de charme : petites cours intérieures décorées de kolam, (motifs trantriques), chambres qui ont chacune leur personnalité et sont meublées d’antiquités dénichées aux quatre coins de l’Inde, tours crénelées d’où l’on peut contempler l’austère paysage du Rajasthan au soleil couchant… Francis Wacziag est l’incontournable Français des Indes. Il a des intérêts partout : “Francis Wacziag Conseil” guide les investisseurs français désirant s’implanter en Inde; il est acheteur pour quelques uns de nos grand magasins: Printemps, Carrefour, ou les Galeries Lafayette; “Francis Wacziag Ltd” fabrique du prêt porter, de la maroquinerie, ou des accessoires; enfin, Francis représente en Inde quelques grandes marques, telles Lacoste, Accor, ou même des institutions financières, comme la banque CIC. Wacziag a toujours eu la bougeotte : il est né le 24 février 1942 à bord d’un navire argentin dans les eaux territoriales cubaines ! Après des études à l’Ecole Supérieure de Commerce, il débarque en Inde en Mai 1969. Et tout de suite c’est l’émerveillement: pendant quatre mois, il parcourt le sud du pays, s’arrêtant à Pondichéry, où il découvre les Indes françaises et se met à lire les grands ouvrages contemporains de la sagesse indienne : “La synthèse des yogas” de Sri Aurobindo, “L’éducation” de Krishnamurti et “L’aventure de la Conscience” de l’écrivain français Satprem. Puis Francis remonte sur Bombay, où il travaille pour le poste d’expansion économique du consulat français. Mais c’est la capitale de l’Inde qui l’attire : Francis devient donc Attaché Commercial à l’Ambassade de France, puis directeur du bureau de la B.N.P. Mais en 1978, jugeant qu’il connaissait suffisamment son métier, il décide de s’installer à son compte et fonde la compagnie Francis Wacziag. Cette entreprise vaut aujourd’hui un milliard de roupies, a un volume d’exportations d’une valeur de 30 millions de $ et emploie une centaine de personnes. Francis fait enfin partie de ces rares Français qui croient en l’Inde, au point d’avoir pris la nationalité indienne le 31 décembre 1990: “Ce fut un pas décisif, une démonstration que je faisais à l’Inde de ma fidélité“, sourit-il. FRANCOIS GAUTIER 6/12/2000