Numéro 33 : Juillet/Août 2011

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Numéro 33 : Juillet/Août 2011
§11. The Critic as Artist
Avis critique de Emily Eells
Jean Cocteau : Le Portrait surnaturel de Dorian Gray
Le Portrait surnaturel de Dorian Gray, de Jean Cocteau, s’est joué au Petit Théâtre de Naples, du 30 avril au
19 juin 2011, dans une mise en scène de Patrick Rouzaud.
Tout laissait croire que nous allions assister à un grand événement culturel ce printemps 2011, à Paris. La
compagnie Icare annonçait la mise en scène du Portrait surnaturel de Dorian Gray, la toute première de cette
pièce méconnue de Jean Cocteau, écrite alors qu’il n’avait que 18 ans. Tombée dans les oubliettes, cette
adaptation théâtrale du roman de Wilde, rédigée au cours de l’été 1908, n’a été publiée que soixante-dix ans
plus tard, par les éditions Olivier Orban, de façon posthume et en tirage limité. Le texte a été réédité en 2003
par Francis Ramirez et Christian Rolot et publié par Gallimard dans le volume du Théâtre complet de Jean
Cocteau dans la collection de la Pléiade. Dans mon récent ouvrage Two Tombeaux to Oscar Wilde : Jean
Cocteau’s Le Portrait surnaturel de Dorian Gray and Raymond Laurent’s Essay on Wildean aesthetics (The
Rivendale Press, 2010), j’en ai présenté une édition bilingue, basé sur le manuscrit de la bibliothèque Lilly à
Bloomington, Indiana et la dactylographie conservée à la Bibliothèque historique de la ville de Paris.
L’originalité de la pièce de Cocteau s’inscrit dans le choix et le découpage des scènes, l’agencement et le
rythme de l’action, car les dialogues reprennent très largement la première traduction française du roman
de Wilde par Eugène Tardieu et Georges Mauvert, publiée par Albert Savine en 1895. La première mise en
scène de la pièce allait donc mettre à l’épreuve cette première création théâtrale de Cocteau, et la compagnie
Icare promettait ainsi d’aller au-delà d’une simple lecture pour faire découvrir le dynamisme du texte sur
scène.
Les attentes du quatuor de wildiens enthousiastes qui ont franchi la porte cochère devant le Petit Théâtre de
Naples pour assister à la pièce étaient des plus hautes. Malheureusement, le spectacle était bien en deçà de
leurs espérances. Au lieu de respecter l’architecture de la pièce de Cocteau, où toute sa créativité s’est
exprimée, le metteur en scène en a bafoué la structure en introduisant deux scènes d’un autre cru. Elles sont
sans doute de la main de Pierre Boutron, dont l’adaptation de Dorian Gray (on pense évidemment à son
téléfilm de 1976) est citée parmi les productions de la compagnie Icare dans le programme distribué dans la
salle. Cocteau n’avait écrit ni la scène entre Sibyl Vane et son frère qui la met en garde contre Dorian Gray,
ni la scène entre Lord Henry Wotton et une dame de l’aristocratie qui révèle toute la superficialité de la
haute. L’ajout de ces deux scènes au texte de Cocteau en détruit son plus grand intérêt en rendant bancale
la construction mesurée de sa première pièce de théâtre. Quelle déception de constater que la première du
Portrait surnaturel ne respectait ni l’invention ni la magie de Cocteau.
Il n’y avait guère plus de magie dans le jeu des acteurs. Il manquait du mystère au Dorian Gray de Jérôme
Feucht, et au Lord Wotton de Fabien Paris la touche du dandy, le cynisme acerbe et la tentation diabolique.
Sonia Ouldammar en tenue de jogging et baskets n’incarnait nullement l’esthétique éthérée qui aurait séduit
Dorian. Faire jouer Basil Hallward par une comédienne aurait pu rendre plus complexes les rapports entre
le peintre et ses amis Lord Henry et Dorian, mais ce sous-texte homosexuel est passé presque inaperçu dans
les scènes les réunissant. La mise en scène de Patrick Rouzaud va aussi à l’encontre des didascalies de
Cocteau, qui précise que le portrait de Dorian Gray n’est jamais visible, pour laisser libre cours à
l’imagination des spectateurs. Dans l’intime salle du Petit Théâtre de Naples, ces derniers sont littéralement
entourés de portraits de Dorian : un en face, sur la scène, regarde un autre, derrière, à l’entrée. Seule astuce
qui rachète tant de bévues : l’installation d’une coiffeuse au pied de l’estrade qui sert de loge aux comédiens
où chacun s’assoit à son tour pour se maquiller et se préparer à entrer en scène. Idée inspirée, non seulement
pour montrer le passage du temps (on voit le vieillissement des personnages dans les couches du
maquillage) mais surtout pour souligner l’importance du jeu, de la pose et du masque dans le monde de
Wilde.
En proposant une adaptation de l’adaptation que Cocteau a faite du Portrait de Dorian Gray, et en prenant
le parti de jouer le texte sans en faire ressortir les tensions dramatiques, cette mise en scène de la compagnie
Icare est vraiment tombée à l’eau.
 Emily Eells est professeur d’anglais à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense et spécialiste
de la littérature et de l’art britanniques du 19ème siècle. Elle s’intéresse tout particulièrement aux
questions de ‘l’interlinguistique’, c’est-à-dire l’emprunt et l’empreinte d’une langue étrangère dans
un texte d’une autre langue. Cette problématique constitue le champ d’investigation de son groupe
de recherche Les Mots étrangers, qui dépend du Centre de Recherches anglophones à l’Université de
Paris Ouest-Nanterre. Spécialisée dans l’œuvre de Proust et de Wilde, elle est, entre autres, l’auteur
de Two Tombeaux to Oscar Wilde : Jean Cocteau’s Le Portrait surnaturel de Dorian Gray and Raymond
Laurent’s Essay on Wildean aesthetics (The Rivendale Press, 2010).
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