Séminaire dehonien « Theologia cordis »
Alfragide, Portugal, 9-14 mars 2008
« Theologia cordis ». Pour une réinterprétation
1. Bref historique du séminaire
Quand le P. Général avec son Conseil a créé un Comité théologique de la Congrégation
(P. Arnaiz, P. Maçaneiro, P. Perroux, P. Tertünte, P. Ziemann et moi-même), il nous a donné,
entre autres, comme mission de favoriser l’approfondissement et l’actualisation de la
spiritualité dehonienne, notamment en préparant des séminaires ou des congrès qui impliquent
les spécialistes de notre Congrégation.
C’est ainsi que nous nous sommes mis à la recherche d’un thème central de notre
spiritualité qui puisse être l’objet d’une réinterprétation fructueuse. Il nous a semblé assez
rapidement que la spiritualité du Cœur du Christ était la thématique à la fois la plus
englobante et la plus centrale pour les Prêtres du Sacré-Cœur de Jésus.
L’intuition, dès le départ, était que la spiritualité du Sacré-Cœur ou du Cœur de Jésus
demandait à être repensée radicalement et recadrée d’un point de vue proprement théologique,
mais aussi anthropologique. Le pressentiment était aussi que cet effort de réinterprétation
pouvait être prodigieusement fécond. C’est ce que je voudrais esquisser maintenant avec ma
propre analyse, sans engager les autres membres du Comité théologique.
2. Pour une théologie du cœur ou une réinterprétation de la spiritualité du Sacré-Coeur
Dans un premier temps, je n’hésiterai pas à faire une critique radicale de la spiritualité
traditionnelle du Sacré-Cœur et de ses formes passés. Je le ferai à partir de la culture moderne
d’Europe occidentale et du monde francophone, une petite partie du monde actuel. Dans un
second temps, je tracerai des pistes d’une reconstruction et d’une réinterprétation possibles et
pertinentes à mes yeux.
21. Déconstruction
La spiritualité du Cœur du Christ, traditionnellement dite « du Sacré-Cœur », est
aujourd’hui souvent discréditée par la culture moderne et la théologie contemporaine (en
Europe occidentale du moins) comme une spiritualité dépassée, dévotionnelle et sentimentale.
2
La culture moderne, qui marque profondément les sociétés occidentales, mais mutatis
mutandis également toutes les sociétés du monde, est caractérisée, depuis la Renaissance, par
une triple différenciation ou autonomisation de la (1) science, d’abord, par rapport à la tutelle
du religieux (chrétien en l’occurrence) et de la théologie (pensons à l’affaire Galilée : la
science ne prétend par dire comment on va au ciel, mais comment va ou fonctionne le ciel),
autonomisation du (2) politique, ensuite, par rapport à l’Église (la gestion de la cité est un
domaine propre, qui, en tant que tel, a ses propres lois et ne saurait dépendre d’injonctions ou
directives d’autorités ecclésiales ou religieuses ; pensons aux séparations juridiques, plus ou
moins violentes, de l’Église et de l’État en Allemagne et en France au XIXe et au début du
XXe siècle), autonomisation, enfin, de la (3) vie sociale et culturelle, mais aussi de la
conscience individuelle par rapport au (caractère obligatoire du) magistère de l’Église
(catholique tout spécialement, singulièrement en matière de comportement moral)
1
. Cette
triple différenciation semble bien constituer une lame de fond en Occident, même si ce qu’on
appelle de manière discutable la « post-modernité » manifeste depuis quelques décennies un
mouvement de revalorisation du « sentiment » et du « sacré », ainsi que la résurgence d’un
fondamentalisme (chrétien aussi) en matière scientifique (le créationnisme) et politique (les
lobbys chrétiens aux États-Unis, par exemple), précisément contre le rationalisme
scientifique. Il s’agirait de « réenchanter » le monde et de le rendre à nouveau « magique »
ou « merveilleux » contre son désenchantement par la science
2
. Par rapport à ce mouvement
récent, somme toute plutôt superficiel, l’individualisme, qui n’est pas nécessairement négatif,
reste le paramètre majeur, profond et tenace de la modernité occidentale (et peu ou prou
universelle) : il nous marque tous, même les religieux. On pourrait l’appeler aussi le « souci
de soi », pour reprendre une expression de Michel Foucault
3
.
Une telle culture, imprégnée par la science et ses procédures d’observation, de mesure et
de vérification, éprise de démocratie, par définition pluraliste et indépendante de tel ou tel
pouvoir religieux, « sécularisée » (le mot n’est pas négatif dans mon esprit, je le rappelle)
collectivement et individuellement, en ce sens que ce n’est plus le religieux comme tel qui
1
Cette triple différenciation essentielle du monde humain désigne ce que j’entends, de manière neutre, par
« sécularisation ». Pour désigner une dérive ou une maladie de ce mouvement culturel « objectif », j’emploierais
le mot « sécularisme », qui accorde à la science le monopole du sens et de la rationalité en considérant le
religieux comme irrationnel (scientisme) ou qui entend exclure le religieux de l’espace public en le reléguant
dans les marges de la société et dans la vie privée (laïcisme).
2
Sur ce dernier, cf. M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris,
Gallimard, 1985.
3
Non loin de notre couvent dehonien de Bruxelles, vient de s’ouvrir un « Ego centre » : c’est un institut de
beauté pour femmes et pour hommes. On y propose des soins (payants) du visage et du corps, manicure et
pédicure, massage du dos… Peu m’importe. Ce qui m’intéresse, c’est le nom : « Centre du moi », souci de soi…
Voilà qui est caractéristique de notre temps.
3
détermine la vie collective et individuelle, une telle culture qui touche peu ou prou toutes les
grandes villes du monde actuel, quel que soit le continent, ne peut qu’être très mal à l’aise,
voire dans une position de rejet pur et simple, vis-à-vis des formes « classiques » de la
spiritualité du Sacré-Cœur.
(1) Cette dernière, dans ses expressions traditionnelles, met l’accent sur les sentiments et
engendre un sentimentalisme piétiste, un peu mièvre (je renvoie au langage et au contenu de
certaines prières) ou au contraire doloriste (pensons à une certaine compréhension de la
réparation liée à cette dévotion, individualiste et populaire à la fois). Les « exercices » de
piété, comme les litanies, peuvent présenter un caractère très extérieur et quasi « mécanique ».
Tous ces aspects ne peuvent qu’apparaître irrationnels et non pertinents dans une culture
pénétrée de rationalité scientifique, parfois scientiste, et technicienne.
(2) Certaines formes historiques du courant issu de Paray-le-Monial, en raison même de
son lien originel avec la royauté française d’Ancien Régime et du réemploi de ce lien après
1789 dans un sens anti-révolutionnaire, ne peuvent que rebuter ou tout au moins éveiller le
soupçon de l’esprit démocratique moderne, féru des droits de l’homme et opposé à tout
pouvoir politique de droit divin. L’ambiguïté politique de la spiritualité parodienne doit
nécessairement être levée sous peine de disqualification irrémédiable de cette dernière dans
une culture politique post-chrétienne.
(3) Le langage du « sacré » (avec les « sacralisations » ou « absolutisations » religieuses et
violentes qu’il implique) ne peut aussi que susciter la suspicion et la critique de la part de
sociétés et d’individus déliés des autorités religieuses ou sacrées prétendant leur dicter leur
conduite, suspicion également de la part d’une certaine culture moderne hyperrationnelle qui
accuse volontiers la religion ou le sacré d’être la source de comportements irrationnels et
violents (c’est notamment l’islam qui est visé aujourd’hui).
Discréditée dans ses formes traditionnelles par la culture moderne, la spiritualité du Sacré-
Cœur l’est aussi jusqu’à un certain point par la théologie contemporaine pour les mêmes
raisons de perte de pertinence culturelle (on ne saurait s’en étonner si la théologie, comme il
se doit, est en interaction critique certes avec son temps), mais aussi pour des raisons
intrinsèques à la théologie elle-même, qu’il faudrait pouvoir développer. Je pointe :
- une concentration christologique (quelque peu au détriment du Père et de l’Esprit) qui
entraîne paradoxalement
- au moins deux réductions ou déséquilibres christologiques
4
* son nom même « spiritualité du Sacré-Cœur », si on ne prend pas soin d’ajouter « de
Jésus », induit un détachement du Cœur (comme objectivation ou substitut objectif) de
la totalité du sujet ou de la personne concrète, historique, de Jésus de Nazareth, mort et
ressuscité pour les hommes
* par sa focalisation sur la consolation de Jésus au Jardin des oliviers (heure sainte) et
la réparation des injures qui lui sont infligées (premier vendredi du mois), cette
dévotion déséquilibre le mystère pascal, essentiellement réduit à la Passion, sans prise
en considération de la résurrection comme telle. Elle insiste sur la participation
(anthropologique individuelle) à la Passion de Jésus, sans prendre en compte la
dimension globale, collective et cosmique de la Résurrection.
- on pourrait aussi discuter l’exercice spirituel de l’adoration eucharistique (et de la
communion réparatrice) qui est traditionnellement lié à cette dévotion et la conception de
l’Eucharistie qu’il implique.
Malgré tous ces facteurs de non-pertinence culturelle et théologique, certains cercles
catholiques ont tendance à reproduire et à réutiliser de manière littérale et a-critique les
formes les plus traditionnelles de cette dévotion. Je pense notamment à ses exercices de piété
(mot terrible que celui d’« exercices » de piété, à saveur pélagienne, comme s’il ne s’agissait
pas fondamentalement d’un don de Dieu et d’une passivité essentielle du récepteur humain de
la grâce de Dieu) : litanies, amende honorable, heure sainte, adoration du Saint-Sacrement,
culte public, voire national… Parce que cela marche et répond à une certaine demande
populaire ou pastorale, est-ce suffisant pour reproduire telles quelles et encourager ces
pratiques datées ? Quelle image de l’être humain ou de Dieu et du salut véhiculent-elles en
effet ?
J’ai parlé de « certains cercles catholiques » : je fais allusion à des mouvements
traditionalistes, mais aussi à certaines communautés dites nouvelles (du renouveau
charismatique, par exemple) ou au regain des exercices de piété que j’ai évoqués dans la
pastorale de certaines paroisses. Ce qui me pose question, c’est la « repristination » de ces
pratiques de dévotion, c’est-à-dire la « récupération » ou la « reproduction » littérale,
matérielle, dirais-je, de celles-ci sans déployer l’indispensable effort de réinterprétation, de
recontextualisation ou de « -inculturation » d’une spiritualité parodienne née en France au
XVIIe siècle et mise au service, tout au long du XIXe siècle, d’une reconquête chrétienne
contre la modernité et l’un de ses événements emblématiques, la Révolution française.
5
Si cette « récupération » peut avoir un certain succès pastoral momentané, son absence
d’herméneutique la condamne aujourd’hui à une inadaptation en profondeur à la culture
moderne et ne peut qu’accentuer sa disqualification par celle-ci, voire son insignifiance
radicale.
22. Re-construction
Et pourtant, la spiritualité du Cœur du Christ est susceptible, j’en suis convaincu, d’une
riche réinterprétation ou revalorisation culturelle.
a) Au plan linguistique d’abord, une spiritualité du cœur (du Christ en l’occurrence) peut
retrouver une vraie pertinence culturelle. Dans beaucoup de langues aujourd’hui, le « cœur »
reste un symbole (concret) très parlant. Je me limite au français.
Une brève observation de cette langue fait découvrir la richesse et l’ampleur du mot
« cœur ». Ses sens sont multiples mais symbolisent toujours le centre profond et l’essentiel de
la personne humaine : siège des émotions, du désir, de l’honneur, de la sensibilité morale, des
sentiments altruistes ; source des qualités de caractère ; siège du sentiment intérieur ou siège
de la mémoire…
Ne parle-t-on pas d’un homme de cœur, d’une personne qui a le cœur sur la main (pour
caractériser une personne généreuse), ou tout simplement d’un cœur vaillant (pour désigner
un homme vaillant, courageux) ? Le « cœur » se retrouve dans bien d’autres expressions
françaises : agir de tout son cœur (de tout son être), apprendre par cœur (mémoriser), donner
son cœur (se donner soi-même à l’être aimé), aller droit au cœur ou au fond du cœur
(atteindre le centre le plus profond et le plus « névralgique » d’une personne).
Dans le langage courant (et c’est vrai pour la plupart des langues européennes), la
symbolique du cœur se révèle donc disponible pour exprimer l’être humain tout entier dans
ses aspects les plus typiques : l’amour, les émotions, le courage, la volonté, l’intériorité… Il y
a donc un patrimoine linguistique et culturel très riche qui ne demande qu’à être exploi
pour renouveler et élargir la sémantique du cœur, ou conférer à ce dernier une épaisseur
sémantique nouvelle dans une spiritualité du même nom.
Cette tâche linguistique et culturelle se justifie et se recommande d’autant plus qu’une
certaine alliance ou concordance existe entre la sémantique culturelle du cœur et sa
sémantique biblique.
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