La culture moderne, qui marque profondément les sociétés occidentales, mais mutatis
mutandis également toutes les sociétés du monde, est caractérisée, depuis la Renaissance, par
une triple différenciation ou autonomisation de la (1) science, d’abord, par rapport à la tutelle
du religieux (chrétien en l’occurrence) et de la théologie (pensons à l’affaire Galilée : la
science ne prétend par dire comment on va au ciel, mais comment va ou fonctionne le ciel),
autonomisation du (2) politique, ensuite, par rapport à l’Église (la gestion de la cité est un
domaine propre, qui, en tant que tel, a ses propres lois et ne saurait dépendre d’injonctions ou
directives d’autorités ecclésiales ou religieuses ; pensons aux séparations juridiques, plus ou
moins violentes, de l’Église et de l’État en Allemagne et en France au XIXe et au début du
XXe siècle), autonomisation, enfin, de la (3) vie sociale et culturelle, mais aussi de la
conscience individuelle par rapport au (caractère obligatoire du) magistère de l’Église
(catholique tout spécialement, singulièrement en matière de comportement moral)
. Cette
triple différenciation semble bien constituer une lame de fond en Occident, même si ce qu’on
appelle de manière discutable la « post-modernité » manifeste depuis quelques décennies un
mouvement de revalorisation du « sentiment » et du « sacré », ainsi que la résurgence d’un
fondamentalisme (chrétien aussi) en matière scientifique (le créationnisme) et politique (les
lobbys chrétiens aux États-Unis, par exemple), précisément contre le rationalisme
scientifique. Il s’agirait de « réenchanter » le monde et de le rendre à nouveau « magique »
ou « merveilleux » contre son désenchantement par la science
. Par rapport à ce mouvement
récent, somme toute plutôt superficiel, l’individualisme, qui n’est pas nécessairement négatif,
reste le paramètre majeur, profond et tenace de la modernité occidentale (et peu ou prou
universelle) : il nous marque tous, même les religieux. On pourrait l’appeler aussi le « souci
de soi », pour reprendre une expression de Michel Foucault
.
Une telle culture, imprégnée par la science et ses procédures d’observation, de mesure et
de vérification, éprise de démocratie, par définition pluraliste et indépendante de tel ou tel
pouvoir religieux, « sécularisée » (le mot n’est pas négatif dans mon esprit, je le rappelle)
collectivement et individuellement, en ce sens que ce n’est plus le religieux comme tel qui
Cette triple différenciation essentielle du monde humain désigne ce que j’entends, de manière neutre, par
« sécularisation ». Pour désigner une dérive ou une maladie de ce mouvement culturel « objectif », j’emploierais
le mot « sécularisme », qui accorde à la science le monopole du sens et de la rationalité en considérant le
religieux comme irrationnel (scientisme) ou qui entend exclure le religieux de l’espace public en le reléguant
dans les marges de la société et dans la vie privée (laïcisme).
Sur ce dernier, cf. M. GAUCHET, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris,
Gallimard, 1985.
Non loin de notre couvent dehonien de Bruxelles, vient de s’ouvrir un « Ego centre » : c’est un institut de
beauté pour femmes et pour hommes. On y propose des soins (payants) du visage et du corps, manicure et
pédicure, massage du dos… Peu m’importe. Ce qui m’intéresse, c’est le nom : « Centre du moi », souci de soi…
Voilà qui est caractéristique de notre temps.