Réédification de Carthage

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Réédification de Carthage.
LE rétablissement de Carthage n’eut pas moins d’influence que le règne de Juba
sur la prospérité de l’Afrique. Cette malheureuse cité était détruite depuis deux
cents ans; la place qu’elle occupait avait été labourée et semée de sel; des
imprécations terribles avaient été solennellement proférées contre quiconque
entreprendrait de la rebâtir; aussi peut-on croire que, si la république romaine
eût continué d’exister avec ses formes politiques, sa religion exclusive, ses
mœurs, ses préjugés, Carthage n’aurait jamais été relevée. L’inutile essai de
reconstruction tenté par Caïus Gracchus le prouve suffisamment. Ce tribun
célèbre avait conduit sur les ruines de Carthage une colonie de six mille citoyens;
quelques travaux préparatoires avaient eu lieu; des craintes superstitieuses les
arrêtèrent: des loups, emblèmes vivants du peuple de Romulus, apparurent, diton, tout à coup au milieu des travailleurs, et renversèrent les fondements
commencés. L’ouvrage fut interrompu. Le sénat et la plus grande partie du peuple
avaient vu avec répugnance cette entreprise contraire aux instincts nationaux ;
Caïus Gracchus revint à Rome, et les colons qu’il avait amenés avec lui allèrent
s’établir dans les autres possessions romaines de l’Afrique.
La renaissance effective de Carthage est indiquée d’une manière très
confuse par les historiens. Les uns l’attribuent à Jules César, les autres à César
Auguste. Le récit d’Appien est le plus plausible et concilie les deux opinions : il
attribue le projet à César, et l’exécution à Auguste. « Pendant la guerre
d’Afrique, dit-il, Jules César, ayant assis son camp sur les ruines de Carthage,
eut un songe extraordinaire; il crut voir une multitude éplorée lui tendre les
mains, et le supplier avec des cris et des larmes. L’esprit fortement frappé de
cette vision, il s’imagina que c’étaient les citoyens de Carthage, dont les ombres
plaintives lui demandaient le rétablissement de leur patrie, ». Il faut voir dans
cette tradition, sinon une réalité, du moins une forme poétique des idées et des
sentiments véritables de César. L’homme qui fit asseoir des Gaulois dans le
sénat, au grand déplaisir des citoyens romains, fut, à bien des égards, le patron
du monde vaincu contre la nationalité trop exclusive de Rome. Le premier, il
comprit et prépara la fusion de toutes les races antiques, et sa politique, souvent
inspirée par un glorieux instinct de l’unité du genre humain, se rattache par un
synchronisme providentiel à l’avènement prochain de la religion du Christ. Le
projet de relever Carthage et Corinthe, pour consoler l’Afrique et la Grèce, en
fut la manifestation. D’autres motifs secondaient encore les tendances générales
du génie de César. Il fallait pourvoir à l’existence d’une multitude d’hommes
ruinés par les guerres civiles, et dont la misère et l’irritation pouvaient devenir
dangereuses. Quoi de plus convenable que de les envoyer dans des colonies
nouvelles ? Une mort violente arrêta César dans l’exécution de ses desseins; son
successeur les reprit et les réalisa. Auguste fit passer en Afrique environ trois
mille familles pauvres: il leur fournit les ressources nécessaires pour leur
établissement, et leur accorda en outre des immunités de toute espèce.
D’anciens habitants de la colonie, des Africains même, s’unirent à ces nouveaux
émigrants, et Carthage fut reconstruite. Mais Auguste défendit que les murs
d’enceinte de la nouvelle ville s’élevassent à la même hauteur que ceux
d’autrefois.
La nouvelle Carthage ne fut point bâtie sur l’emplacement de l’ancienne.
Vraisemblablement Auguste voulut, par ce changement de lieu, désarmer les
répugnances des Romains. Il paraît que le terrain seul était maudit à leurs yeux,
et que les matériaux dispersés sur le sol, ne partageant point cette réprobation
superstitieuse, furent employés à la reconstruction. Ce fait explique la rapidité
avec laquelle l’entreprise fut menée à fin. La cité nouvelle, reprenant la
prépondérance sur Utique, ne tarda pas à devenir la résidence des proconsuls
d’Afrique; bientôt sa population et son commerce s’accrurent à tel point qu’elle
fut regardée comme la troisième ville de l’empire: placée immédiatement après
Rome et Alexandrie, elle conserva ce rang jusqu’à la fondation de Constantinople
(La Carthage phénicienne avait duré six cents ans, la Carthage romaine subsista
sept siècles. Tunis, la cité musulmane, élevée sur leurs communes ruines, sans
égaler leur splendeur, a toujours été, dans les temps modernes, la ville la plus
riche et la plus florissante de toute la côte. Cette persistance de la prospérité
commerciale dans ces lieux privilégiés est une preuve remarquable de
l’intelligence qu’apportaient les Phéniciens dans le choix de leurs colonies).
La sage administration de l’empereur Auguste fut on ne peut plus
favorable à la prospérité de l’Afrique. Ces peuples si remuants, si indociles,
paraissaient soumis et contents de l’être. Parmi leurs chefs, le seul qui méritât le
titre de roi, si prodigué par les Romains, Juba, était plutôt le vassal de
l’empereur qu’un souverain indépendant. Depuis la conquête, la puissance romaine
n’avait pas encore paru si bien affermie; mais peu de temps après la mort
d’Auguste, les fautes de l’héritier de Juba, jointes à l’ambition d’un simple soldat,
excitèrent de nouveaux troubles et allumèrent en Afrique une guerre
dévastatrice qui dura sept ans.
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