Susciter le don : vers une éthique de la collecte de fonds

Susciter le don : vers une éthique de la
collecte de fonds humanitaires ?
Concours 2010-2011
Promotion de l’Éthique Professionnelle
Rotary International
Boris DE FAUTEREAU
Master Management du Développement
Institut Pedro de Béthencourt, IRCOM, Angers
Approche :
L’idée de ce sujet est née d’une expérience personnelle. Lors d’un séjour en Australie, j’ai
pratiqué plusieurs mois durant la profession de fund raiser en porte-à-porte et dans la rue, au
sein d’une entreprise de marketing auprès de qui de nombreuses grandes ONG sous-traitent
leur collecte de fonds. J’ai alors pu observer de nombreuses dérives inhérentes à ces
activités, qui se résument en l’idiome anglo-saxon péjoratif « chugger », contraction de
« charity » et « mugger », soit un « agresseur humanitaire ». Cela m’a poussé à remettre en
question la cohérence éthique entre une action humanitaire fondamentalement altruiste et
l’emploi, pour servir cette fin, de moyens sujets à une polémique qui peut aller jusqu’à
discréditer l’ONG
1
qui les utilise.
D’où la problématique suivante : comment harmoniser les pratiques de collecte de fonds
humanitaires avec les valeurs éthiques portées par les ONG?
Résumé :
Il semble tout d’abord primordial de s’attacher à définir les valeurs éthiques fondatrices de
l’action humanitaire. Il existe aujourd’hui une galaxie d’organisations, chacune avec son
propre code de déontologie. Pour fonder les bases de notre réflexion, l’enjeu est donc
d’identifier précisément ce qui rassemble ces organisations sous l’appellation commune
d’ « humanitaire ».
Une fois ces valeurs définies, il sera nécessaire de se pencher sur les méthodes de collecte
de fonds actuellement mises en œuvre auprès du public, afin d’en identifier les dérives et de
souligner la nécessité d’un cadre éthique pour régir ces pratiques.
Enfin, pour orienter la réflexion vers l’élaboration de solutions, nous rechercherons des
moyens pour appliquer les valeurs éthiques de l’humanitaire aux activités de collecte, en
nous appuyant sur les structures de régulation existant actuellement.
Sources :
Solidarités renouvelées - Faut-il tuer le messager ? - Sandra Rodriguez - Presses de
l’Université du Québec - 2006
Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens - Robert-Vincent Joule et
Jean-Léon Beauvois - Presses Universitaires de Grenoble - 2002
Humanitaire : solidarité et charité - Didier Rance - 2006
L’amour dans la vérité - Benoît XVI - Bayard Editions, Fleurus-Mame et les Éditions
du Cerf - 2009
La revue du MAUSS, notamment L’amour des autres - care, compassion et
humanitarisme - novembre 2010 - www.revuedumauss.com
L’éthique de la récolte de fonds - Michel Cantet - Le Courrier ACP-UE n°152 - 1995
http://www.fundraisers.fr/
http://www.afpnet.org/Ethics/
http://www.vef-aerf.be/rubrique.php3?id_rubrique=1
Dictionnaire de l’Académie Française
1
ONG : Organisation Non Gouvernementale, statut juridique de la plupart des acteurs humanitaires actuels, dès
lors usuellement désignés sous ce nom
Sur le plan éthique, il est bien tentant de donner le bon Dieu sans confession à ce secteur
particulier du monde professionnel qu’est l’action humanitaire. A chacun vient en effet, à
l’évocation de ce mot, l’image d’un docteur Schweitzer ou d’un French doctor. Cela sent bon
l’aventure culturelle en sac à dos, le combat généreux au détriment du vil matérialisme.
Mais le cliché est devenu obsolète. Le secteur de l’humanitaire connaît depuis 20 ans une
expansion et une professionnalisation sans précédent. De nombreuses ONG ont adopté des
structures d’entreprises ; certaines, telles WorldVision ou Oxfam, ont désormais la force de
frappe financière d’une multinationale.
Les myriades d’ONG présentes sur la scène humanitaire internationale se trouvent
désormais en concurrence féroce les unes par rapport aux autres pour la collecte de fonds,
et certaines choisissent de jouer sur les leviers émotionnels et psychologiques pour susciter
plus efficacement les dons des particuliers. Ces dérives, plutôt courantes en marketing
classique, deviennent soudain choquantes et suscitent la polémique lorsqu’elles sont mises
au service de causes altruistes - ce n’est pas sans raison.
Comment concilier, sur le plan éthique, la collecte de fonds humanitaires et les
valeurs éthiques portées par l’action que ces fonds rendent possible ?
Afin de résoudre ce problème, il importe dans un premier temps de finir clairement les
valeurs éthiques fondamentales de l’action humanitaire ; pour ce faire, nous tâcherons de
suivre les traces de cette action dans l’Histoire.
Dans un second temps, il s’agira d’identifier les dérives posant actuellement problème dans
les pratiques de fund raising, et de souligner l’incohérence éthique qui en découle.
Enfin, nous terminerons sur une note plus optimiste en proposant des pistes de résolution de
ces problèmes, basées sur des systèmes déjà existants.
I- L’éthique fondatrice de l’humanitaire
1) Qu’est-ce que l’éthique ?
Le dictionnaire propose la définition suivante de l’éthique : « réflexion relative aux conduites
humaines et aux valeurs qui les fondent, menée en vue d'établir une doctrine, une science
de la morale. »
Du grec ethikos (la morale), lui-même dérivé d’ethos (les mœurs), l’éthique est, au sens
étymologique, la science de la morale et des mœurs, l’équivalent grec du latin mores qui a
donné la morale.
Les notions d’éthique et de morale s’appliquant à distinguer le bien du mal se sont
distinguées avec le temps et l’usage, mais différemment selon les utilisateurs. Ainsi pour
Edgar Morin
2
, la morale concerne les décisions et actions d’un individu, tandis que l’éthique
s’intéresse au bien de l’individu, de l’espèce ou de la société. Pour Suzanne Rameix
3
,
l’éthique consiste non pas à distinguer le bien du mal, mais à choisir entre plusieurs biens,
ce qui induit des conflits de devoir. André Comte-Sponville
4
définit la morale comme ce que
l’on fait par devoir, et l’éthique comme ce que l’on fait par amour. Les définitions d’usage
sont donc variables, c’est pourquoi il importe d’en fixer une comme cadre de cet essai.
La distinction la plus répandue entre ces deux notions considère la morale comme un
ensemble de lois universelles et immuables sur le bon et le mauvais, l’éthique se
différenciant par son attachement au contexte et aux valeurs : elle traite de situations
singulières et concrètes dans un contexte spécifique.
2
Edgar Morin, sociologue et philosophe français né en 1921.
3
Suzanne Rameix, philosophe, auteur de « Fondements philosophiques de l’éthique médicale ».
4
André Comte-Sponville, philosophe et membre du Comité national consultatif d’éthique.
C’est cette définition que nous garderons pour cet essai : une éthique visant à indiquer
comment les êtres humains doivent se comporter, concrètement, dans une situation
donnée. Une sorte de morale appliquée.
2) Quelle éthique régit l’action humanitaire ?
Il existe aujourd’hui un grand nombre d’associations à vocation humanitaire à travers le
monde ; une analyse exhaustive de celles-ci serait impossible. Nous chercherons donc à
travers l’Histoire les bases sur lesquelles l’action humanitaire s’est construite.
Tout d’abord, que signifie ce mot ? On trouve la définition suivante, simple et synthétique :
« Humanitaire : qui vise au bien de l’humanité. Par extension, qui cherche à améliorer la
condition des plus déshérités, à lutter contre les maux et les injustices. »
Des actions de ce type se retrouvent à toutes les époques et dans toutes les civilisations
connues. Elles sont toujours associées au sentiment de compassion qui les sous-tend.
Compassion, empathie, pitié, sollicitude, « ressentir avec » : une notion dont on constate
l’universalité empirique.
Selon Eibl-Eibesfeldt
5
, la compassion est ancrée dans la nature humaine, tandis que Darwin
en fait un comportement des plus forts pour servir leur propre intérêt.
Les traditions africaines poussent à se montrer compatissant envers ceux qui ne sont pas
nos parents proches ; Aristote a, le premier, parlé de « philanthropie » ; la compassion est
une des valeurs maîtresses du taoïsme et du bouddhisme. Les trois religions du Livre ne font
pas exception, la tsedaka du judaïsme, le zakât de l’islam et la charité chrétienne dérivant
toutes trois de la compassion : « Tu n’endurciras point ton cœur et tu ne fermeras point ta
main devant ton frère indigent »
6
.
Comme on le voit, la compassion est étroitement liée aux traditions spirituelles et religieuses
de toutes les cultures. Elle se restreint cependant toujours à un cercle fermé, communautaire
ou coreligionnaire, parfois tournée avant tout vers soi-même. Les grands innovateurs, en ce
domaine, furent les chrétiens. La parabole du bon samaritain, texte fondateur de la charité
chrétienne, émet pour la première fois le message de porter assistance à autrui sans
distinction d’origine ou de pratiques, un principe aujourd’hui inscrit dans la charte de toute
association humanitaire ou se voulant telle.
Cette notion, longtemps exclusivement chrétienne, a connu plusieurs laïcisations au cours
de l’Histoire, la plus importante étant sans doute la philanthropie des Lumières, basée sur la
morale traditionnelle de Rousseau et visant à la fense des droits fondamentaux de l’être
humain.
La défense des droits de l’homme est le principe de base de nombreux acteurs humanitaires
modernes, en particulier laïcs. Même si ce courant est aujourd’hui fortement dissocié de la
notion de charité, c’est à partir de cette notion qu’il s’est formé et il en garde aujourd’hui la
trace, d’une part à travers la non-discrimination des personnes à aider, d’autre part par le
biais d’une focalisation sur la personne humaine et du respect de sa dignité en tant que
sujet. Ce mot de « dignité » se retrouve d’ailleurs dans les principes d’action de la quasi-
totalité des ONG existant actuellement.
5
Irenäus Eibl-Eibesfeldt, chercheur autrichien et fondateur de l’éthologie humaine.
6
Ancien Testament, Dt 15 : 7-8.
Ce respect de la dignité humaine sans discrimination, d’origine chrétienne puis
universalisé, constitue le trait d’union éthique que nous cherchions : il englobe toute l’action
humanitaire aujourd’hui, à quelques rares exceptions près exceptions qui confirment la
règle.
A présent que notre base est fixée, nous pouvons examiner la cohérence des pratiques de
fund raising des ONG par rapport à celle-ci.
II- La collecte de fonds et ses dérives
1) Défis et dérives de la communication humanitaire
Le nombre d’associations humanitaires existantes a explosé depuis une vingtaine d’années,
créant une compétition pour l’accès aux financements. Si les agents de développement
travaillant à long terme peuvent prendre le temps de démarcher des grands bailleurs de
fonds institutionnels (Europaid, ECHO, CERF…), les associations spécialisées dans les
opérations d’urgence, quant à elles, doivent faire preuve de réactivité. La clé pour cela, ce
sont les fonds d’origine privée, ou fonds propres.
Les grandes ONG que chacun connaît sont presque toutes de celles-là et appuient leur
action sur les fonds privés - plus de 85% du budget de Médecins Sans Frontières, 100%
pour le programme Emergency 365 d’Oxfam. Voilà pourquoi ce sont elles qui nous sollicitent
au quotidien, par mailing, spots télévisés, campagnes d’affichage, démarchage de rue, à
domicile ou par téléphone
Soumis à une concurrence grandissante pour des fonds dont le montant total ne varie guère
d’année en année, les ONG développent des stratégies de communication et de marketing
toujours plus pointues afin d’augmenter leur « parts de marché », et oublient parfois leurs
principes dans cette recherche de rentabilité.
En effet, pour délier les bourses, le levier émotionnel reste bien plus efficace que
l’argumentation rationnelle.
Au fil du temps, on a alors pu observer trois grands types de dérives dans les démarches de
collecte de fonds.
Le premier d’entre eux, qui a connu son plein essor dans les années 80, fut qualifié de
« misérabilisme » par Jean-Claude Passeron
7
. Ce courant promeut une image victimisante
du pauvre, le décrivant comme dépourvu d’initiative et d’outils pour sortir de sa situation, et
dépendant donc entièrement de l’aide des généreux donateurs. Cette tendance s’appuie sur
des campagnes de communication culpabilisatrices, notamment par l’usage d’images
choquantes, afin d’entraîner la compassion du public et le flexe du don. Ainsi en 1985, à
l’éruption du volcan Nevado del Ruiz, une grande ONG a utilisé pour un mailing une photo
d’une enfant Colombienne ensevelie vivante sous les décombres de la ville d’Armero.
Rapidement décriée et taxée de « pornographie humanitaire », cette façon de procéder a
depuis nettement diminué.
7
Jean-Claude Passeron, sociologue et épistémologue français.
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