Existentialisme 1 - Groupe d`étude sur l`intersubjectivité

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De Descartes à Lévinas
Le courant existentiel dans l’histoire de la pensée occidentale
Son influence en psychologie
« Il n'est pas de théorie, pas de philosophie, [...] qui n'ait son temps biologique, son temps de sève et de
rayonnement, et son temps de bois mort. » Christiane Singer
« Exister » :
du latin ex « hors de » et sistere (racine indo-européenne sta : être debout) « être
placé, se tenir ». Littéralement « se tenir au dehors, apparaître, se montrer, surgir ».
Jusqu’au XIIe, employé dans le sens de « se trouver en un lieu »
Au XVIIIe, avec Voltaire (1760), le terme prend par extension le sens de « vivre »
(Dictionnaire historique de la langue française)
***
Au XIXe, Kierkegaard, père de l’existentialisme, lui confère le sens spécifique de
« être subjectif, avoir une conscience, pouvoir dire « je ». Ainsi défini, le terme ne
s’applique philosophiquement qu’à l’humain.
Au XXe, le terme « existence », que les existentialistes opposent à « essence »,
affermit sa connotation concrète, vécue, expérientielle.
Au XXIe, l’existence est le sens intime, octroyé par le regard d’autrui, d’appartenir
à l’humanité.
***
Introduction:
Présentation du courant philosophique dit existentialisme contextualisé dans l’histoire
occidentale de la pensée. La pensée étant un mouvement continu d’émergences et d’influences
successives, il est bon de comprendre le génie de chacun par rapport à l’ensemble. L’accent sera mis sur
le mouvement et la séquence plus que sur le détail des différents systèmes de pensée.
Ainsi, nous allons nous promener dans les méandres et les soubassements de la philosophie tout
en faisant un peu d’Histoire et de géographie. Dans quel terreau fertile l’existentialisme s’enracine au
début du XIXe et comment a-t-il donné naissance aux grands vecteurs de la pensée contemporaine?
Trois parties : avant, pendant et après
(Première partie)
Avant l’existentialisme
« On ne peut se regarder soi-même avec un regard fourni par soi-même dans un système
autoréférentiel. C’est mortel. L’Histoire nous donne une perspective. »
Jean Bédard, Le Devoir, 17-18 mars 2012
L’Existentialisme est un phénomène unique dans l’histoire de la pensée occidentale, et dans
l’humanité parce qu’il suppose les notions préalables purement occidentales de moi, de sujet,
d’humanisme, etc. Si on considère globalement des visons du monde complètement différentes, comme
la pensée africaine ou la pensée chinoise, on ne trouve pas cette importance accordée à l’existence
proprement humaine, consciente, subjective, détachée d’une vision cosmologique d’ensemble. Mais
curieusement, nous adoptons aujourd’hui, sans toujours le savoir, certains éléments de ces pensées nées
très loin de chez nous.
1- Le double ancrage de la culture occidentale
« Pourquoi la Grèce est-elle si importante pour nous? Parce que, en Grèce, pour la première
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fois, s’est réalisé l’homme rationnel, l’homme formé par la Raison. […] Toute l’Europe, l’humanité
moderne proviennent de la Grèce. » Gombrowicz
Il est classique de définir le fondement de la civilisation occidentale par sa double origine: la
pensée grecque et hébraïque. Aussi distincts, voire divergents, que soient ces deux ancrages, ils n'en sont
pas moins constitutifs de notre inconscient collectif culturel, dont on pourrait dire qu'il pose un pied à
Athènes et l'autre à Jérusalem. D'un côté, la pensée rationnelle, l'humanisme, la conception d'un univers
éternel régi par des lois, l'esprit de recherche et de conquête; de l'autre, la suprématie d'un Dieu unique et
séparé, la conception d'un monde historique, linéaire, qui aspire au salut par la souffrance et l'effort.
D'un côté, la vérité scientifique, celle que l'on déduit par raisonnement; de l'autre, la vérité révélée, celle
à laquelle on adhère.
Nos racines ont 2500 ans. Deux courants de fonds, deux « matières premières », deux influences
majeures, deux cultures : grecque et juive, rationnelle et spirituelle. (Bien noter qu’on ne parlera pas de
religion, mais d’esprit, de culture).
Plus précisément, voici comment on peut caractériser ces deux dimensions, tout en se gardant de
trancher au point que leurs distinctions en deviendraient fausses :
Raison et Révélation (Leo STRAUSS), savoir et sagesse, être et devenir, langage conceptuel et parole
inspirée, dominantes visuelle et auditive, conquête du monde ou conquête de soi, immuabilité et
temporalité, mais aussi immanence (Asie, Asie mineure, Grèce) et transcendance (Égypte, Israël).
Mots-clés : Grecs : Éternité, Raison, Conquête
Juifs : Durée, Relation, Accomplissement
D’un côté, la pensée grecque se montre éprise d’harmonie, d’unité et de stabilité. Elle est à
l’image de ce que qu’on peut imaginer qu’un homme de l’Antiquité voyait de l’univers lorsqu’il levait la
tête et regardait le ciel nocturne : un univers fixe, immobile et « en ordre » (cosmos). Cette vision du
monde, qu’on dit aujourd’hui Aristotélicienne, a influencé l’Occident dans sa longue quête d’une vérité
absolue, définitive et immuable, du souverain Bien, de l’universel et du nécessaire (tels que les énoncés
mathématiques qui sont « apriori » : 2 + 2 font 4 pour tout le monde et partout) et de l’ontologie (tout ce
que les existentialistes rejetteront). Elle a traversé en fond tout le Moyen Âge, et rapportée par les
Arabes et à la faveur des écoles de traduction espagnoles et italiennes, s’est déployée à la Renaissance.
Pour les anciens Grecs, le « primat de l’expérience », telle qu’on le conçoit aujourd’hui, était un
non-sens. Étant par définition variable, relative, éphémère, imprévisible et « a posteriori », ce que
Parménide, suivi de Platon, appelait la « doxa » (l’opinion par définition confuse et changeante)
correspondait justement à ce dont tout être épris de sagesse et de vérité devait s’éloigner. Idem pour les
valeurs actuelles d’incertitude, de probabilité. L’ « Être » des grecs et des scolastiques est sans négation
et sans altération.
Il y a aussi l’immanence grecque qui s’oppose à la transcendance sémite (venue du Moyen
Orient et d’Afrique, Moïse était égyptien). Le « Connais-toi toi-même », l’injonction la plus célèbre (et
la moins comprise) de toute l’histoire de la philosophie, a émergé en Ionie, laissant supposer une origine
asiatique (Thalès de Milet, Asie mineure, VIe av. JC, un siècle après Lao-tseu, Bouddha et Confucius)
De l’autre, « La culture hébraïque n’est pas discursive : c’est un chant, une danse » dit la grande
spécialiste Annick de Souzenelle. C’est une incantation, parfois une lamentation, une relation à plus
grand que soi, une voix de prophète qui appelle à la transformation. Il existe une autre intelligibilité que
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la rationalité, défend Catherine Chalier : celle de la métaphore, du symbole et du paradoxe. La vocation
de l’être humain est de s’accomplir (Pour les grecs, elle est dans la recherche de la vérité). Notion de
chemin, de passage (symbole de la mer Rouge) entre inaccompli et accompli. Il y a un début et une
fin (Création et fin du monde). On est davantage dans le devenir que dans l’être, Lévinas dirait, moins
dans la Totalité que dans l’Infini.
À titre d’illustration, on pourrait dire que la théologie relève d’un esprit grec, alors que la
mystique nous livre sa résonance juive. (Voir Érasme qui, au XVIe, dans Éloge de la folie, oppose
l’ «adoration » à l’«explication» dans la religion.)
La chrétienté, qui cristallise les deux mondes, ne peut renier son double héritage. Mais la
jonction ne s’est pas faite sans effort ni friction. Qui a hellénisé le message du juif de Galilée? Pour en
faire une institution avec des dogmes, des règles, des articles de foi, puis une scolastique? Un grec et un
romain. Deux figures majeures de la chrétienté : Saint Paul de Tarse (d’Asie mineure, 1er s.) d’abord,
puis Saint Augustin (d’Afrique du Nord latinisée, 354-430), les deux ayant vécu des conversions
soudaines et spectaculaires, ce qui n’est pas sans évoquer l’immense bond qui leur fallait effectuer pour
lier ces deux mondes. Un deuxième point de rencontre a lieu à la Renaissance. On pourrait qualifier la
chrétienté, telle qu’elle s’est édifiée, de « terrain d’entente » de ces deux pensées qui viennent
d’horizons très différents (d’anciennes populations qui, dans le mouvement antérieur des dominations et
colonisations, ne s’étaient jamais vraiment rencontrées).
Symboliquement et historiquement, la rencontre de ces deux mondes, l’hébraïque et le grécoromain, se produit au moment de la crucifixion. La croix est aussi un croisement! Ces deux courants
culturels difficiles à mettre ensemble ont fait à la fois la difficulté, les drames et la fécondité
exceptionnelle de notre civilisation établie, en quelque sorte, sur une contradiction. Leurs entrelacements
ont participé aux éclosions successives de la civilisation occidentale et continuent de l’alimenter en
nombreux génies : pensons au nombre prodigieux de grands penseurs d’origine juive en Occident, et
aujourd’hui de juifs allemands américains. On ne soupçonne pas toujours l’enchevêtrement des racines
qui se cachent derrière une seule nationalité!
[Remarque pour les psys: Freud représente une sorte de mélange parfait à l’occidentale :
l’ « analyse » est un mode de pensée typiquement grecque, alors que l’ « interprétation » livre
incontestablement sa résonance hébraïque. La question rebattue : « La psychanalyse est-elle une science
ou une voie d’accomplissement? » est l’illustration même d’une culture mixte ou ambiguë qui ne sait
pas toujours sur quel pied danser!]
Si l’évolution des idées a accouché de ses points forts en des lieux successifs (Égypte, Grèce,
Empire romain, Arabie, Espagne, Italie, France et Allemagne), on est en droit de se demander qui,
aujourd’hui, détient la force vive de la pensée? Réponse : sûrement, mais non exclusivement, les ÉtatsUnis, en dialogue avec une Europe effervescente loin d’avoir dit son dernier mot (France et Allemagne
encore, et Angleterre). Et il est impossible de ne pas remarquer la profusion et la richesse l’apport
intellectuel de la diaspora juive sur le continent américain: en ce qui concerne la psychologie,
l’immigration fut extraordinairement fructueuse: Perls, Bettelheim, Kohut, Gendlin, etc. Le juif
allemand (ou autrichien, russe ou lituanien, peu importe), sans en détenir le monopole, participe pour
beaucoup à cette force vive de l’Occident d’aujourd’hui (ajoutons Freud, Arendt, Lévinas, Putnam, notre
Sucharov, ainsi qu’un nombre impressionnants de savants.)
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Plusieurs penseurs constatent que l’époque contemporaine se montre de moins en moins
« grecque » (certains disent «cartésienne ») – à l’exception du retour au courant philosophique de l’art
de vivre, à la « vie bonne » des anciens grecs (possiblement d’origine asiatique), et qu’elle tend à se
« judaïser » (Catherine Chalier). Aujourd’hui, l’orientation est éthique, relationnelle, subjective,
ressentie. On ne s’encombre plus de la recherche d’une vérité immuable et on répugne aux grandes
abstractions. Le verbe se fait chair : en philosophie, l’hégémonie de la rationalité a cédé le pas au primat
de l’expérience. Et l’être humain est soudainement vu comme vulnérable, tributaire et moralement
assigné, plutôt que dominant, rationnel et auto-glorifié. Assisterait-on à une deuxième « Renaissance »
celle des lettres hébraïques? Pour le moins, à une reviviscence féconde, non de sa « lettre » mais de son
« esprit ».
2- Qu’est-ce qu’un paradigme ?
En 1959, l’Américain Thomas Kuhn publie La Structure des révolutions scientifiques, œuvre
capitale dans l’histoire de l’épistémologie, proposant une vision systémique et dynamique des vérités
scientifiques. 1. définition : En introduisant la notion de paradigme, l’auteur offre un modèle de
compréhension du changement. Pour lui, l’évolution des idées ne se fait pas de façon linéaire et continue
par accumulation du savoir, mais par succession de modèles à cohérence intrinsèque, les paradigmes. Si
un paradigme se caractérise par sa logique interne qui fait que, pendant un certain temps, tout
phénomène est traité à l’intérieur et dans la forme inhérente à ce paradigme, il en va tout autrement d’un
paradigme à l’autre. Entre eux, ils s’entrechoquent, se heurtent et, par définition constituent deux façons
différentes de penser la réalité. Et même, deux façons de « découper » la réalité, deux sortes qu’elles ne
sont plus superposables.
Puis le terme à été repris dans le domaine de la pensée en général et signifie en gros tout ce qui suit :
les structures régissant la pensée, un ensemble de postulats fondateurs, un environnement intellectuel,
une tonalité, des habitudes de pensée partagées par tous dans une société donnée, un corps de pensées à
tendance cohésive, etc.
2. Lien avec principes organisateurs : On définit plus précisément le paradigme comme : ce qui régit
et donne cohésion à une vision du monde, le schème de pensée qui caractérise une culture donnée et
influence tous les individus qui la composent ou, selon Yves Boisvert « un schéma théorique qui
cherche à rendre compte de la tendance lourde qui marque le fonctionnement d’une société ». Il
constitue une sorte de principe organisateur, donnant lieu à un ensemble cohérent de présuppositions
partagées. Émanant d’une culture en particulier, il en maintient la cohésion. Je suis portée à voir le
paradigme comme le pendant philosophique du schème organisateur psychique. Entrer dans un
paradigme, c’est saisir une logique intrinsèque prise entre la tendance à protéger sa cohésion et celle de
s’ouvrir à du nouveau. À un moment donné, le paradigme en vigueur devient contraignant ou stérile :
après ou pas un moment de crise, il s’affaisse progressivement et cède sa place à des thèmes nouveaux et
insolites.
3. Le contexte des idées : Une idée, une hypothèse, une théorie n’arrive jamais de nulle part, elle
émerge d’un contexte de pensée qu’elle influence en retour. Le paradigme est en quelque sorte le
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contexte d’une idée, lui-même structure mouvante, agissante, généralement inconsciente, établie par un
contexte, historique, social, climatique, politique, etc. De quel ensemble déjà organisé surgit un concept,
de quelle logique procède une théorie? Le concept de paradigme permet de penser la pensée, par sa
capacité à rendre compte de la multiplicité et de l’évolution des regards sur le monde et sur l’être
humain selon les lieux et les époques. Il constitue le champ conceptuel des sciences, des croyances, des
usages et des coutumes, qui s’harmonisent les uns aux autres dans un frottement continu.
4. Le paradigme est inconscient : Sous-jacent à une culture, il en constitue en quelque sorte le
soubassement « évident » donc inconscient. Exemple de paradigme: la séparation sujet-objet. Personne
n’a trouvé, inventé ou instauré cela. C’est une façon de voir le rapport de soi au monde qui, dans une
société donnée, est admise, va de soi, et n’est pas remise en question pendant longtemps.
C’est souvent l’état des connaissances scientifiques ou la dominante religieuse qui façonne un
paradigme. Si on pense que Dieu a mis la terre au centre de l’univers, ou au contraire si nous nous
voyons exister sur une petite planète parmi des milliards d’autres, une chaîne de conséquences
cognitives, affectives, culturelles, artistiques en découlent. Une civilisation sur son déclin n’émet pas les
mêmes messages subliminaux qu’une autre en plein essor. Autre exemple : jusqu’à Freud, les concepts
de psychisme et de conscience étaient équivalents, superposables : cela allait de soi. Il fut très difficile
d’établir dans la mentalité collective qu’une part du psychisme existait sans conscience. Le paradigme
détermine par conséquent ce qui est concevable ou inconcevable, ce qui est vraisemblable ou
invraisemblable. Ce sont les mots qui reviennent le plus souvent avec : allant de soi, implicite, évident,
indiscuté, admis.
5. Par conséquent, il ne s’agit pas de se demander si c’est juste ou si c’est faux, bon ou mauvais,
mais quel est l’accent, la dominante qui donne le ton à l’ensemble. Le paradigme religieux voit l’homme
petit, inférieur, fautif et inféodé à un Dieu extérieur à lui. Cela n’est ni juste ni faux, c’est cohérent. Les
4 facettes de la condition humaine établies par les existentialistes que sont la finitude, la mort, la solitude
et la liberté/responsabilité ne sont ni justes ni fausses. Elles correspondent à une vision de l’homme
contingent « jeté » dans un monde absurde et dépourvu de transcendance. Si on conçoit plutôt les êtres
humains comme s’édifiant mutuellement par le regard qu’ils s’accordent, l’accent est moins mis sur la
fatalité de la condition humaine que sur notre pouvoir de reconnaissance mutuelle. La fragilité de
l’homme le faisait pêcheur dans le premier cas, angoissé dans le second et interrelié dans le troisième.
La vulnérabilité du sujet admise de nos jours n’est pas la petitesse suppliante des temps religieux, ni la
fatalité des penseurs existentiels. On parle au demeurant moins de condition humaine que de besoins
fondamentaux.
6. Invention postmoderne : Le concept de paradigme est une invention postmoderne, de nature
incontestablement postmoderne. Il ne pouvait naître en effet que dans une culture qui, d’une part, va
assez vite pour apercevoir plusieurs modèles à la fois, et qui, d’autre part, inclut dans ses « évidences »
la diversité, la mouvance et la précarité, puisque que c’est cela même qu’il nous permet de saisir et
d’organiser. S’il y a quelque chose que l’Occident a apporté au monde – et qui a pour ainsi dire emporté
le monde –, c’est bien l’accélération. Et cela commence à peu près à la Renaissance. Jamais on n’avait
vu une culture changer aussi rapidement et cela se fait au rythme et en fonction des découvertes
scientifiques. C’est la faute à Descartes! Quoi qu’il en soit, l’Occident change de paradigme comme de
chemise! On peut comprendre à quel point les autres cultures ont du mal à intégrer un « progrès » qui
bousculent leur fondement et qu’elles n’ont d’autre choix que d’assimiler ou de rejeter. Il en va de leur
cohésion, qu’elles défendent malheureusement souvent avec l’énergie du désespoir et des moyens à
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l’avenant.
Des questions se posent : a) Qu’est-ce qu’un système évacue par sa logique même et qu’il faudrait
rétablir (ou simplement établir)? Taylor parle par exemple de l’urgence de rétablir l’humanisme dans
notre culture. Strictement parlant, on ne « rétablit » rien, on englobe et on dépasse.
b) La grande question du progrès: est-ce que, de paradigme en paradigme,
on se rapproche d’une plus grande vérité? Y a-t-il une avancée entre Descartes et nous ou entre Aristote
et Descartes? La réponse même à cette question procède du paradigme dans lequel se situe celui qui la
pose. Tous les auteurs de systèmes philosophiques jusqu’à nos jours avaient la certitude d’avoir enfin
trouvé la vérité, et ils ne s’en cachaient pas. En revanche, celui qui aujourd’hui aurait cette attitude ne
serait pas en phase avec la postmodernité. On peut reconnaître dans une vision du monde donnée un
raffinement, une complexification par rapport à une vision du monde précédente plus monolithique ou
linéaire, mais c’est loin d’être toujours le cas. C’est plus clair dans le domaine des connaissances
scientifiques que chaque pierre de l’édifice dépend des précédentes et sert d’appui aux subséquentes.
Un système philosophique n’est pas un paradigme mais, comme tout ce qui surgit au sein d’une
culture donnée, il est inspirée d’un paradigme et contribue à le transformer. On pourrait concevoir la
pensée en marche, philosophique ou scientifique, comme des pépinières de paradigmes.
7. Émergence des paradigmes : Toute vision du monde que l’histoire a retenue est issue d’un
contexte et a influencé ce contexte par une part d’innovation radicale, qu’il convient de reconnaître et
d’honorer. Sans cette part d’innovation radicale, ni trop semblable ni trop différent de ce qui la précède,
soit elle se serait dissoute dans le tout, soit elle en aurait été automatiquement écartée comme un corps
étranger, et sans que personne ne s’en rende compte. Les génies sont sans doute des personnes dont la
subjectivité a transformé le contexte plus qu’elle n’a été transformée par lui. Il est dérisoire de réduire un
créateur à son contexte de vie, ou une création aux caractéristiques personnelles de son créateur. On ne
saurait saisir le génie cartésien si on ne comprend pas le phénomène de « Renaissance » européenne,
qu’il termine et qu’il culmine, et on ne peut saisir Sartre sans le mouvement existentiel dans son
ensemble.
On parle de « système » philosophique parce qu’il s’agit, non pas d’un amassement d’idées mais
d’un tout organique. Même les philosophies qui n’érigent pas de système présentent une cohérence
interne. Cette cohérence peut être représentée par une sphère dont la nature même nous porte à
l’imaginer close et suffisante à elle-même, et ne s’accommodant d’aucune conciliation. Mais il n’en est
rien. On n’est pas obligé de démolir la marche d’escalier qui nous a permis de franchir la suivante. Si
le « vieux », le dépassé nous semble dérisoire, naïf ou illusoire, notre vérité d’aujourd’hui ne loge pas à
un autre enseigne : elle sera dépassée demain car le cercle roule et avance, amassent de nouveaux
éléments, en éliminent certains, se défait et se refait sans cesse dans une nouvelle cohérence.
8. Relativité relative : Toute intention philosophique tend à établir une vision cohérente du
monde qui, pour un temps, lui donne sens ainsi qu’à notre propre existence dans le monde. C’est Jeanne
Hersch qui disait qu’il est très difficile d’adhérer à deux systèmes philosophiques en même temps car
chacun détient une cohérence interne, laquelle aimante l’esprit qui s’y aventure.
Cette position postmoderne déclare-t-elle pour autant la vanité de toute conviction? Non. Il ne faut pas
sombrer dans le relativisme ou le constructivisme absolu. À ce titre, certains penseurs politiques actuels
(Williams, Rawls) mettent en question le perspectivisme radical. L’expression des divergences ne
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devrait pas transgresser certaines limites absolues comme le respect de la dignité humaine et des droits
fondamentaux. Ils récusent le « tout se vaut ». Mon ouverture à l’autre ne peut aller jusqu’à l’abdication
de ce que je suis. Il y a une gradation de la moralité chez l’enfant comme dans les sociétés.
Conclusion :
À chaque âge de l’humanité correspond une façon de se poser les questions de l’existence et du sens
de notre présence dans le monde. Il arrive que les réponses données au fil du temps ne nous intéressent
plus parce que nous ne nous posons tout simplement plus ces questions, ou pas de la même façon. Ce
qui néanmoins reste susceptible de nous intéresser est le fait que ces questions-là préoccupaient telle ou
telle époque, en correspondance avec les croyances, les événements historiques et les connaissances
scientifiques d’alors. Cela éclaire nos propres questionnements ou nos non-questionnements, nos accents
comme nos omissions, nos priorités autant que nos exclusions, autrement dit les paradigmes de notre
culture. Exemples : Les grecs recherchaient l’immuable au-delà du contingent, le Haut Moyen fut
taraudé par la question de l’origine du mal (Unde malum?), Descartes se demandait: de quoi puis-je être
absolument sûr? Et Kant a consacré sa vie entière à saisir les paramètres et le limites de la connaissance.
Une remarque de l’historienne suisse de la philosophie, Jeanne Hersch, ressemble à du Kohut
transposée de la psychologie à la philosophie : « Si donc on veut comprendre un certain philosophe, il
est absurde de commencer par le refuser. Pour le comprendre, il faut d’abord consentir à penser avec
lui, en lui «prêtant» sa propre liberté. Si cette liberté s’y refuse, on ne le comprendra jamais. » (In :
L’Étonnement philosophique) : Si on ne consent pas à se laisser un peu soi-même à l’entrée du monde
de l’autre pour y pénétrer, on ne le comprendra jamais.
Exemples de paradigmes :
1- Le discrédit de l’expérience ou de l’opinion (doxa) du temps des anciens Grecs
2- La supériorité de l’homme sur la femme depuis l’âge de bronze;
3- Les crimes d’honneur. (Ils dénotent un système où pour un homme la honte associée au fait
d’avoir une fille ou une sœur à la sexualité manifeste provoque une entaille narcissique d’une
ampleur telle que tout est permis, même le meurtre, pour la soulager).
Exemples d’entrechoquement de paradigmes :
4- Adjuration de Galilée
5- Rousseau mis aux arrêts pour avoir révolutionné les principes de l’éducation.
6- Découverte par Freud d’une sexualité infantile (non directement liée à la procréation)
7- Le sens obsessionnel du péché qui, ayant parcouru tout le Moyen âge jusqu’à Pascal, ne tient
plus la route dans la spiritualité d’aujourd’hui.
3- Vie et agonie du paradigme de la rationalité :
aperçu de la pensée de René Descartes
(1596-1650)
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Maîtres-mots : certitude, clarté et distinction, évidence, libre-arbitre
Œuvres : - Discours de la méthode, 1636
- Méditations métaphysiques, 1641
- Traité des passions, 1649
Ce qu’on lui doit est gigantesque. Nous ne serions pas qui nous sommes en tant que civilisation
s’il n’y avait pas eu Descartes. Il est consubstantiel à notre modernité.
À partir du XVIIe siècle, l’Occident est dominé par le prodigieux essor de la raison, appuyé sur
les conquêtes progressives d’une science rigoureuse, grâce à la mise en œuvre de l’instrument
mathématique. Le XVIIe siècle classique, rompant avec le « sommeil (ou la tutelle) dogmatique » du
Moyen âge, met au point, avec Galilée, Newton, Francis Bacon, Hobbes, Descartes, et bien d’autres, le
schème de l’impérialisme rationnel. » (Gusdorf)
Au début du siècle dit classique, Descartes fait de l’homme pensant la clé de voûte du monde et
installe la rationalité comme premier rapport au monde. Le sujet libre et éclairé devient le maître
incontesté de la nature.
« Une rupture irréversible a été faite avec le passé et le seuil de la science moderne a été
franchi » (Pierre Guenancia). Rupture, seuil = nouveau paradigme (gravure d’époque représentant
Descartes posant le pied sur le grand livre d’Aristote). Quelle est cette rupture? C’est la vérité « trouvée
et prouvée» plutôt que « reçue et révélée ». Le « Je » du « Je pense donc je suis ».
Descartes explore les limites de la subjectivité pour y trouver de la certitude. « Je pense donc je
suis » À la source du monde intelligible il y a ce « Je » qui pense (Kant se penchera sur les conditions
imposées par ce Je à l’objet pensé). La certitude est la dimension « subjective, vécue », l’ « expérience »
de la vérité. Premier investissement dans le moi : c’est en moi que ça se passe et que je peux trouver la
vérité. Je pense donc je suis, c’est la certitude d’être parce que je suis la source de mon expérience de
penser.
C’est là que réside le « saut » qui fait pivoter la pensée en cours. Descartes n’a d’ailleurs pas
manqué de se faire violemment reprendre ou réfuter par les théologiens de l’époque et même et accuser
d’athéisme.
L’esprit d’obéissance fait place à l’esprit de découverte. C’est la fin de l’homme soumis, écrasé,
pêcheur, repentant et méprisant la vie terrestre autant qu’il se méprise lui-même. Trois siècles de
découvertes scientifiques s’ensuivirent, comme cela ne s’était jamais vu auparavant ni dans aucune autre
culture connue. Il faut se rappeler que la Raison s’était toujours inclinée devant la Révélation.
Connaissance et foi n’ont jamais fait bon ménage malgré le travail colossal de Thomas d’Aquin pour les
réconcilier.
Le but de Descartes était de donner un cadre philosophique à la science mathématico-physique
naissante. Dans cet univers, qui est sans contredit celui que prend en charge l’esprit scientifique
moderne, chaque objet peut être identifié et classifié en termes de « clairs et distincts » et les relations
entre ces objets relèvent de la pure logique. À l’époque, on étudie le principe de gravité, on décompose
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la lumière, on invente le télescope, on découvre la circulation sanguine, etc.
Principes de base : pour voir clair dans le complexe, il faut d’abord le ramener au simple. Ce
qu’on appelle la pensée cartésienne est une pensée logique où l’on analyse, ordonne et classifie.
Descartes est aussi le grand promoteur de l’isolation des variables dans un raisonnement déductif.
[Remarque pour les « psych-analystes » : Le terme « analyse » est en lui-même séparateur. Convient-il
encore aux approches contemporaines qui se veulent essentiellement décloisonnantes?]
[Autre remarque pour les psys : Peut-on vraiment attribuer à Descartes le concept l’«esprit
isolé» (Isolated Mind) ? Isolé de quoi? Du corps? Oui, mais la séparation de l’âme et du corps est un
indiscuté implicite depuis les Grecs pour ne pas dire depuis plus longtemps encore (Égyptiens). Ce
dualisme matière/esprit n’est pas non plus le fait de la chrétienté. De son contexte? L’idée même de cette
relation étroite (imbrication mutuelle) entre le dedans et le dehors, l’idée que le psychisme se construit
intersubjectivement est de conception récente. On ne peut reprocher à Descartes (et surtout pas en
sondant sa psychologie personnelle) d’avoir vu les choses autrement, pas plus que les Romains, les
Grecs et toute la chrétienté… Bref, au temps du classicisme, la séparation du corps et de l’âme, et des
êtres entre eux, procédait d’aprioris culturels et non d’une innovation particulière. Pour Descartes,
l’âme, l’esprit, le Je ou le moi étaient synonymes. Cette « substance pensante » n’était pas perçue
comme un objet à observer mais comme un outil dont il fallait faire bon usage. Il convient donc de
distinguer ce qui fait partie du soubassement implicite d’une pensée de ce qu’elle innove par un bond en
avant qui bouscule et transforme.]
Ce qui est important chez Descartes, ce n’est pas tant le fruit, souvent contestable, de ses
démonstrations, mais le déroulement de sa pensée, la bonne conduite de celle-ci par l’établissement
d’une méthode dont la puissance et l’extrême fécondité vont changer le monde. C’est la rigueur et la
précision du processus qui force l’admiration et non les conclusions tirées (parfois, il faut le reconnaître,
par les cheveux). Exemple d’un thème qui ne nous touche plus : prouver l’existence de Dieu par la
raison. Au XVIIe, après 2000 ans de pensée contrainte, soumise à la théologie, durant lesquelles l’idée
de sujet en tant que source d’un monde était absente ou tuée dans l’œuf (Cf. L’Œuvre au Noir, M.
Yourcenar), c’était une révolution.
Descartes installe définitivement le sujet, en tant que sujet du verbe penser, et non plus en tant
que sujet d’un roi ou d’un pape, sujet qui est source et agent de connaissance sans le secours ni la
gouverne d’une autorité déclarée infaillible.
À partir de Descartes, qui fut suivi par Pascal, Spinoza, Malebranche, Leibnitz et enfin Kant, il
n’est pas exagéré de dire que c’est avec un ravissement proche de la jubilation que l’on s’est mis à porter
aux nues cet atout spécifiquement humain qui peut nous mener si loin : la Raison. Il est important de ne
pas perdre de vue le fait que penser par soi-même n’était tout simplement pas une valeur avant la
Renaissance, que cela procède d’une difficile et longue conquête. Le siècle de Descartes est fasciné par
le potentiel pressenti de la raison qui semble presque rendre l’homme égal à Dieu. Ce fut une griserie
qui anima tout une époque et amorça l’élan philosophique et critique des Lumières.
Cette raison ne s’applique pas qu’à la logique abstraite, mais aussi à nos comportements. Ainsi y
a-t-il ce qui est « rationnel » et ce qui est « raisonnable ».
Rationnel : Descartes : Discours de la Méthode; Kant : Critique de la raison pure (théorique)
Raisonnable : Descartes : Traité des Passions; Kant : Critique de la raison (pure) pratique
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Conclusion : Aujourd’hui, et depuis la tornade nietzschéenne, on récuse l’impérialisme de la
raison (avec raison!). L’idéal de la mathématisation du réel a été épuisé. Cependant il ne faudrait pas
confondre les dérives d’une raison instrumentale hypertrophiée avec l’honnête et toujours nécessaire
prudence à laquelle la rationalité nous convie. Exemple : Face au recul du rationnel de la politique
actuelle qui ne se préoccupe que du très court terme, Descartes dirait-il encore aujourd’hui que « le bon
sens est la chose du monde la mieux partagée »?
Conclusion de la première partie:
La postmodernité, comme son nom l’indique, met fin à la modernité en tant qu’époque de
l’hégémonie de la raison. On sait aujourd’hui tout ce qu’on manque de la réalité lorsqu’on est branché
uniquement sur le mince couloir de la raison spéculative, discursive, argumentative, déductive. On le
sait tellement que le terme de rationnel, après avoir été porté aux nues tend à être connoté
péjorativement. Il est synonyme de rigide, froid, sans âme, etc. Toutefois, dans toutes les Universités on
continue à faire de la recherche selon des protocoles bien précis, dont la clarté et la justesse rende celleci possible. Aussi, lorsque nous levons le nez sur la pensée cartésienne, nous sommes bien dans notre
paradigme postmoderne. Mais ce serait rendre justice à Descartes que de le savoir. Tout comme dans
notre travail psychologique sur nous-mêmes nous prenons avantageusement connaissance des principes
organisateurs qui nous régissent.
Il s’ensuit que l’on considère de plus en plus la pensée rationnelle comme une façon, mais non la
seule, d’aborder le réel. Après avoir étendu son emprise sur le monde entier, le paradigme rationaliste
tend depuis déjà un siècle à céder le pas à d’autres manières d’être au monde, de l’appréhender et de
l’interpréter. Nous allons voir que la tonalité hébraïque, poétique, inspirée, temporelle, relationnelle,
revenant du fond de nos mémoires comme une mélopée oubliée, s’accorde mieux avec la postmodernité.
Est-ce le fait de cette précipitation dans une temporalité accélérée qui nous éloigne des valeurs éternelles
et absolues héritées de Platon? Indéniablement, la dominante spatiale (objets distincts et séparés) glisse
vers une dominante temporelle : l’être se construit, il n’est pas donné d’avance, tout naît et meurt, les
états affectifs, les espèces, les étoiles, les civilisations. Nous sommes à l’opposé, à l’autre bout du
schème cartésien et de son ascendance grecque. Et pour nous déclarer au déclin de cette pensée, il
convient d’abord de comprendre son émergence.
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