Cancers colorectaux : quels marqueurs génétiques en pratique ? Publié le 25/12/2004 Le cancer colorectal (CRC) représente un des modèles de cancérogenèse multi-étapes les mieux caractérisés sur le plan moléculaire. L’identification parallèle des altérations génétiques constitutionnelles d’une part, et somatiques, d’autre part, conduisant à la transformation maligne de la cellule épithéliale colique, a permis sur un plan cognitif de mettre en évidence plusieurs voies de cancérogenèse colique, et d’identifier sur un plan diagnostique des formes héréditaires de CRC. Bien que l’utilisation des marqueurs génétiques en pratique clinique soit actuellement essentiellement réservée au diagnostic moléculaire des prédispositions génétiques au CRC, celle-ci va probablement s’étendre, dans un futur proche, à d’autres aspects de la prise en charge de ces cancers. Rappel des principaux mécanismes de la carcinogenèse colique Deux principales voies de carcinogenèse colique ont été identifiées (figure 1) : Une première, caractérisée par une instabilité chromosomique avec pertes récurrentes de certains bras chromosomiques entraînant l’inactivation de certains gènes suppresseurs de tumeur. Les altérations génétiques les plus fréquentes dans ce groupe de tumeurs dites LOH+ (Loss Of Heterozygosity) qui représentent 85 % des CRC sont les aneuploïdies, les mutations des gènes p53, K-ras et APC, associées à la perte de plusieurs bras chromosomiques comme le 5q, le 8p, le 17p, et le 18q sur lesquels sont situés des gènes suppresseurs de tumeur, identifiés ou non. 1. Il existe deux principales voies de carcinogenèse colorectale. La deuxième voie est caractérisée par une instabilité des séquences répétées de type microsatellite, résultant de l’inactivation des gènes impliqués dans la réparation de l’ADN (DNA mismatch repair) conférant à ces tumeurs un phénotype dit MSI+ (pour MicroSatellite Instability). Les gènes les plus souvent inactivés sont MLH1 et MSH2. Il en résulte une accumulation de mutations survenant notamment au sein de certains gènes impliqués dans le contrôle du cycle cellulaire, inactivés à leur tour en tant que cibles de cette instabilité microsatellitaire. C’est le cas, par exemple, des gènes BAX et TGF beta RII qui interviennent dans la régulation de la prolifération, de la différenciation et de l’apoptose cellulaire. La définition du phénotype MSI qui caractérise environ 15 % des CRC a fait l’objet d’un consensus international émanant du NCI (National Cancer Institute) en 1998 : elle exige, après amplification de 5 à 10 mono- ou dinucléotides définis (encore appelé « test RER »), un minimum de 2 loci instables sur 5 dans le tissu tumoral. Diagnostic des cancers familiaux L’origine génétique de certaines prédispositions au CRC a pu être identifiée sur le plan moléculaire grâce à la mise en évidence d’anomalies moléculaires constitutionnelles ou germinales, c’est-à-dire présentes à l’état hétérozygote dans toutes les cellules de l’organisme. Les mutations germinales du gène APC sont responsables de la polypose adénomateuse familiale (PAF) qui conduit de manière inéluctable à la formation de CRC de phénotype LOH+. Les patients ayant des mutations germinales des gènes du mismatch repair (MMR), principalement MLH1 et MSH2, développent un syndrome HNPCC (Hereditary Non Polyposis Colorectal Cancer), caractérisé par l’apparition précoce de cancers de phénotype MSI+ de spectre plus étendu (coliques et gynécologiques notamment). Les cancers associés à ces deux types de maladies génétiques, dont la transmission est autosomique dominante, sont le paradigme des types de CRC LOH+ et MSI+ décrits précédemment. Ils représentent moins de 5 % de l’ensemble des CRC. D’une manière générale, une prédisposition génétique doit être systématiquement évoquée quand l’âge au diagnostic du CRC est inférieur à 50 ans, en cas d’antécédent personnel de CRC ou d’autre cancer, et en cas d’agrégation familiale de CRC ou de cancers d’autres sites. En cas de PAF, une mutation germinale du gène APC sera systématiquement recherchée à partir d’un prélèvement de sang chez le patient puis, en cas de confirmation du diagnostic, chez ses apparentés pour identifier les individus porteurs de la maladie. Le risque de CRC en cas de PAF est de 100 % à 50 ans. Si un syndrome HNPCC est suspecté, la recherche systématique d’une mutation des gènes MLH1 et MSH2 ne sera entreprise en première intention que si les critères révisés d’Amsterdam (Amsterdam II) sont remplis (encadré). Une mutation germinale du gène APC sera systématiquement recherchée. Si les critères révisés d’Amsterdam sont incomplets, un test RER sera d’abord effectué à partir d’un échantillon tumoral, ainsi qu’une étude de l’expression des protéines MLH1 et MSH2 en immunohistochimie. Critères d’Amsterdam II Au moins trois apparentés avec un cancer du spectre HNPCC (cancers du côlon, de l’endomètre, de l’intestin grêle, de l’uretère ou des bassinets rénaux) Au moins un des cas est un apparenté du premier degré des deux autres Deux générations ou plus sont affectées Au moins un des cas a été diagnostiqué avant l’âge de 50 ans Le diagnostic de polypose adénomateuse familiale doit être exclu Les diagnostics doivent être confirmés par un examen histologique Une recherche de mutation constitutionnelle de MLH1 et MSH2 ne sera demandée que si le test RER est positif et/ou s’il existe une perte de l’expression de MLH1 ou de MSH2. Il faut savoir qu’une mutation ne sera trouvée que dans environ 60 à 70 % des cas. Dans ce cas, elle sera systématiquement recherchée chez les apparentés pour identifier les porteurs de la mutation chez qui il faudra effectuer un dépistage. En l’absence de mutation détectée chez un patient remplissant les critères d’Amsterdam, le diagnostic de syndrome HNPCC n’est pas remis en cause, et les descendants seront tous systématiquement considérés comme à haut risque de développer un CRC, et pris en charge comme tels (figure 2). Le risque de CRC en cas de syndrome HNPCC est de 91 % chez l’homme et de 70 % chez la femme à 70 ans. Figure 2. Arbre décisionnel face à une suspicion de syndrome HNPCC.. Valeur pronostique des altérations génétiques Une abondante littérature a été consacrée ces dix dernières années à l’étude de la valeur pronostique des marqueurs génétiques du CRC. Bien que les résultats soient parfois discordants, plusieurs études ont mis en évidence le caractère pronostique indépendant de certains de ces marqueurs. Si la valeur pronostique de l’aneuploïdie, des mutations de P53 et de K-ras demeure controversée, celle du phénotype MSI et de certaines pertes alléliques semble mieux établie. Plusieurs études menées sur de grands effectifs de patients ont montré un meilleur pronostic des patients ayant une tumeur MSI+. La survie à 5 ans calculée à partir d’un effectif de plus de 500 patients dans l’étude canadienne publiée par Gryfe et al. était de 76 % en cas de cancer MSI+ versus 54 % en cas de tumeur MSI- (p < 0,001). Cet avantage de survie est observé quel que soit le stade TNM, et aussi bien chez les malades traités que non traités par chimiothérapie adjuvante. À l’inverse, plusieurs études ont montré que, parmi les tumeurs qui présentent une instabilité chromosomique, la perte de certains bras chromosomiques semble avoir une valeur pronostique péjorative. C’est le cas notamment de la perte du 17p et du 18q dans les tumeurs de stade III, l’impact pronostique étant moins constamment observé dans les tumeurs de stade II. Plus récemment, l’influence délétère de la perte du 8p a été rapportée par plusieurs études et celle de la perte du 18q confirmée, y compris dans les stades plus précoces. Dans une étude menée sur 170 patients atteints de tumeur de stades I et II, la survie sans récidive à 5 ans était de 100 % en l’absence d’altération du 8p et du 18q, de 74 % en cas d’altération de l’un ou l’autre bras chromosomique, et de 58 % en cas d’altération observée à la fois sur le 8p et le 18q. Il est impossible d’affirmer à l’heure actuelle que ces altérations sont spécifiquement en cause via l’inactivation de gènes suppresseurs de tumeurs impliqués dans le potentiel métastatique des CRC ou si elles ne font que refléter une instabilité chromosomique plus globale de la cellule. Quoi qu’il en soit, la valeur pronostique indépendante de tels marqueurs pourrait être déterminante dans la prise en charge des malades atteints de CRC dans la mesure où elle permettrait une sélection plus fine des patients à risque élevé de récidive devant avoir une chimiothérapie adjuvante après une chirurgie curative. Cela est surtout valable pour les malades ayant une tumeur stade II, qui représentent une population hétérogène du point de vue du potentiel évolutif. De même, l’identification des malades à plus haut risque de récidive parmi les stades C permettrait de sélectionner ceux chez qui il faudrait intensifier la chimiothérapie. Actuellement, il n’existe aucun impact de ces marqueurs en pratique clinique. Cependant, leur prise en compte récente en recherche clinique (caractérisation systématique dans certains essais de chimiothérapie adjuvante) laisse espérer leur utilisation prochainement pour guider les indications thérapeutiques. Marqueurs génétiques, toxicité et réponse à la chimiothérapie Indépendamment de la valeur pronostique intrinsèque conférée par le phénotype MSI ou certaines pertes chromosomiques, on peut se demander si de telles altérations peuvent avoir un impact sur l’efficacité des chimiothérapies adjuvantes ou palliatives, en tant que facteurs prédictifs de réponse au traitement. Bénéfice du traitement adjuvant Contrairement à ce que laissait entendre les résultats de l’étude australienne publiée par Elsaleh et al., deux travaux récents menés sur de gros effectifs de patients montrent que les tumeurs MSI+ ne semblent pas être plus sensibles au traitement adjuvant par 5-FU. Une relative chimiorésistance, notamment vis-à-vis du 5-FU, avait par ailleurs été constatée in vitro sur des lignées de CRC MSI+. Ces constatations devraient idéalement aboutir à la réalisation d’un test RER avant décision de traitement adjuvant par 5-FU, en particulier en cas de tumeur de stade II où l’intérêt de la chimiothérapie adjuvante reste controversé. Étant donné l’effet positif récemment démontré de l’association 5-FU/oxaliplatine en adjuvant dans les CRC de stades III, cette conclusion ne peut pas être étendue aux patients ayant une tumeur de stade III qui seront traités par oxaliplatine, la sensibilité des CRC RER+ à ce médicament étant moins bien connue. En tout état de cause, il est urgent d’identifier les marqueurs génétiques qui permettraient de sélectionner les sous-groupes de patients qui bénéficient réellement de cette intensification thérapeutique. Indépendamment du phénotype MSI, l’influence des pertes chromosomiques sur l’effet de la chimiothérapie adjuvante par 5-FU n’est pas démontrée. Prédiction de la réponse à la chimiothérapie en situation métastatique Peu de résultats concluants sont disponibles concernant le caractère prédictif des marqueurs génétiques sur la réponse aux chimiothérapies palliatives utilisés dans les CRC. La sensibilité au 5-FU semble peu influencée par les mutations de P53 chez les malades traités pour un CRC métastatique. Des données récentes obtenues chez des patients en échec des traitements à base de 5-FU suggèrent que les tumeurs MSI+ semblent plus sensibles au CPT-11, ce qui conforte les données obtenues in vitro sur des lignées cellulaires de CRC MSI+. En ce qui concerne l’oxaliplatine, il existe peu de données in vivo chez l’homme. La résistance au cisplatine des lignées cellulaires MSI+ n’est pas observée avec l’oxaliplatine, ce qui pourrait expliquer en partie la différence de sensibilité du CRC vis-à-vis de ces deux médicaments. Prédiction de la toxicité des chimiothérapies Indépendamment des caractéristiques moléculaires de la tumeur elle-même, il semble de plus en plus évident que le profil génétique de l’individu peut influencer la toxicité et la réponse à un traitement donné, qui sont souvent très variés d’un patient à l’autre, notamment vis-à-vis des chimiothérapies. Des études pharmacogénétiques (c’est-à-dire l’étude de la variabilité individuelle de tolérance et de réponse au traitement en fonction du génotype du patient) ont mis en évidence la valeur prédictive de certains polymorphismes génétiques qui modifient soit le métabolisme des cytotoxiques, soit leurs cibles enzymatiques. Le 5-FU agit via l’inhibition de la thymidilate synthase (TS), et est dégradé par la dihydropyrimidine deshydrogénase (DPD) (figure 3). Il est désormais établi qu’un déficit constitutionnel en DPD expose à une surtoxicité digestive et hématologique du 5-FU. Les déficits complets ou partiels en DPD résultent de certaines mutations identifiées au sein du gène correspondant. Environ 3 % de la population présente une mutation hétérozygote inactivant la DPD, et 0,1 % une mutation homozygote. Idéalement, un génotypage systématique de la DPD permettrait d’éviter, en grande partie, les toxicités graves voire létales liées au 5-FU. La fréquence de celles-ci étant faible, ce génotypage est le plus souvent demandé à posteriori. En ce qui concerne la TS, des données plus récentes suggèrent que l’étude des trois principaux génotypes de cette enzyme chez les malades traités par 5-FU permettrait de prédire la toxicité voire même la réponse à ce traitement. Ces données méritent néanmoins d’être confirmées sur de grandes populations de patients. Figure 3. Métabolisme du 5-FU et du CPT-11. Le CPT-11 est un inhibiteur de topo-isomérase 1 dont le métabolisme est complexe (figure 3). Ce dernier fait intervenir les carboxylestérases, les cytochromes P450 (3A4 et 3A5), et l’UGT1A1 dont l’expression est très variée d’un sujet à l’autre. Des toxicités digestives et hématologiques graves sous CPT-11 ont été observées en cas de maladie de Gilbert, maladie autosomique dominante atteignant 5 à 8 % de la population, caractérisée par une hyperbilirubinémie non conjuguée chronique liée à un déficit congénital partiel en UGT1A1. L’UGT1A1 a également comme substrat le SN-38, métabolite actif du CPT-11. Les variations d’expression de cette enzyme correspondent à un nombre variable de répétitions « TA » au sein du promoteur du gène. Une augmentation du nombre de répétitions TA entraîne une réduction de l’activité de l’enzyme et conduit à une accumulation de SN38, donc à un risque accru de toxicité. Récemment, les génotypes UGT1A1*27 et UGT1A1*28 ont été identifiés par plusieurs études comme des facteurs de risque de toxicité sévère associée au traitement par CPT-11, notamment la neutropénie. Le génotypage de l’UGT1A1 est maintenant disponible dans plusieurs laboratoires. Sa réalisation systématique avant traitement mérite d’être évaluée. De nombreux polymorphismes sont actuellement à l’étude, notamment ceux liés aux GST (glutathion-Stransférases) catalysant les réactions de conjugaison au glutathion et impliqués dans la détoxification de nombreux xénobiotiques, ou encore ceux liés aux gènes du NER (Nucleotide Excision Repair) comme ERCC1 et ERCC2 impliqués dans la réparation des adduits à l’ADN formés par les sels de platine. Certains des ces polymorphismes pourraient influencer notamment la réponse et l’incidence des toxicités observées après administration d’oxaliplatine. Pour la pratique, on retiendra : L’utilisation des marqueurs génétiques du CRC reste encore essentiellement réservée au diagnostic moléculaire des prédispositions génétiques au CRC. Une recherche de mutation du gène APC doit être systématiquement réalisée en cas de PAF chez le sujet atteint et ses apparentés. Lorsqu’un syndrome HNPCC est suspecté, la recherche d’une mutation des gènes MLH1 et MSH2 sera demandée en première intention uniquement si les critères d’Amsterdam 2 sont respectés. Si ces critères sont incomplètement remplis, un test RER et une immunohistochimie des protéines MLH1 et MSH2 sont effectués dans un premier temps. L’utilisation des marqueurs génétiques en tant que facteurs pronostiques et prédictifs de réponse au traitement du CRC reste limitée au domaine de la recherche, la seule classification pronostique utilisée dans le CRC restant la classification TNM sur laquelle sont fondées les indications de chimiothérapie adjuvante. Cependant, on sait que la positivité du phénotype MSI est susceptible d’isoler une population de malades ayant un meilleur pronostic et qui ne bénéficieraient probablement pas d’une chimiothérapie par 5-FU. Seule une validation prospective de ces données permettra d’étendre l’indication de ces tests génétiques en clinique. Certains marqueurs génétiques sont d’ores et déjà utilisables en tant que facteurs prédictifs de toxicité. En pratique, le génotypage de la DPD ou de l’UGT1A1 est surtout demandé à posteriori face à une toxicité grave secondaire à l’administration de 5-FU ou de CPT-11. L’intérêt d’un génotypage systématique n’est pas démontré de manière prospective. D’autres polymorphismes sont à l’étude pour prédire la toxicité et l’efficacité des chimiothérapies du CRC. Références • Boige V, Malka D, Taieb J, Pignon JP, Ducreux M. Cancer colorectal : altérations moléculaires pronostiques. Gastroenterol Clin Biol 2004 ; 28 : 21-32. • Grady WM. 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