Trouver un langage ecclésial

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Article paru dans Lumen Vitae, n°1, 2003, pp.65-75.
Les convives cherchent un langage qui convient
Par Jacques HAERS1
Comme point de départ pour cette réflexion une question m’a été posée : « Pourquoi
l’Église se refuse-t-elle à parler le langage compréhensible de Monsieur Tout-lemonde ? » Mis à part une critique à formuler au langage même de cette question, pour
avoir une forme trop masculine, j’y trouve un vrai faisceau de nouvelles interrogations.
Le langage de Monsieur Tout-le-monde est-il vraiment si compréhensible que le semble
suggérer la question ? À entendre ce que disent nos contemporains, leurs paroles de
violence, de haine et d’exclusion, désirons-nous vraiment parler leur langage ? Au fait,
peut-on vraiment parler d’un Monsieur Tout-le-monde dans notre société caractérisée
par une multitude d’identités concurrentielles ? À quoi faut-il penser en voyant le mot
« Église » ? La hiérarchie ecclésiastique ? Les petites communautés locales ? L’Église
catholique romaine ? Y a-t-il vraiment refus de l’Église à parler un langage
compréhensible ? La liturgie et les sacrements constituent-ils un langage ? D’ailleurs, de
quoi ou de qui l’Église doit-elle parler ? Cette gerbe de points d’interrogation montre déjà
la complexité de notre propos qui s’articulera autour des notions d’encouragement, de
critique, de rencontre, de tension, d’église et de discernement.
La thèse que je défends concerne une Église qui se présente comme une communauté
qui naît de la rencontre avec Dieu en Jésus Christ en qui rencontre le monde. Elle parle
à l’égard de ce dernier un langage solidaire, c’est-à-dire encourageant et critique en
même temps. Ce langage en tension constitue l’Église comme lieu de discernement.
I. Un langage qui encourage
On reconnaît dans la question de départ un souci qui se trouve au cœur de la crise que
l’Église traverse dans un monde lui-même en crise. Pour ne pas parler le langage des
gens auxquels elle s’adresse, pour ne pas maîtriser l’art de s’exprimer bien au sein de
nos cultures, pour se sentir mal à l’aise dans les schémas de pensée d’un monde qu’elle
aime et veut critiquer en même temps, l’Église semble perdre sa crédibilité en reniant sa
solidarité avec le monde. L’accès à la foi s’en trouve bloqué : l’Église ne parvient plus à
transmettre sa propre joie de vivre. La question fondamentale pour les chrétiens
demeure cependant : comment parler un langage qui encourage à vivre et à vivre
ensemble en transmettant la promesse du Royaume de Dieu reçue en Jésus Christ ?
Cette vision qui nous vient de Dieu semble utopique et mensongère dans notre monde,
et pourtant exprime un désir humain profond … comment la dire dans un langage
proche qui encourage ?
Il y a plusieurs niveaux auxquels se pose la question du langage qui se réfère à Dieu 2.
Tout d’abord, il y a cette constatation de toujours : pour parler de Dieu et de la vision
qu’Il nous offre, les mots manquent … il faudrait se taire comme le suggérait Ludwig
1
Jacques HAERS s.j., né en 1956, est professeur de théologie dogmatique à la faculté de théologie de la K.U.
Leuven où il préside les programmes en anglais. Ses recherches se concentrent en théologie de la création, sur le
concept de rencontre et sur les questions du conflit. Adresse. Faculté de théologie, Maria-Theresiascolllege SintMichielsstraat, 6, B.3000 Leuven.
2
Voir par exemple mon article “Vandaag over God spreken”, dans Sacerdos, n° 63, 1996, pp. 3, 203-227.
1
Wittgenstein ou bien, au contraire, proférer un déluge incessant de paroles. En outre,
beaucoup de nos mots ont perdu de leur saveur : ils appartiennent à des temps révolus,
à des systèmes de pensée oubliés. Notre langage de foi se présente comme une
théologie bureaucratique, ésotérique et incompréhensible. Enfin, nous semblons avoir
perdu la capacité de retrouver la flamme dans nos formules et de la transmettre. Nos
paroles, vides de leur sens, sont extraites de leur contexte originaire de la rencontre
avec Dieu, pour assumer d’autres significations, comme c’est le cas par exemple pour
les mots « incarnation » et « création ». Notre dictionnaire s’appauvrit.
Un outillage pour parer ce genre difficultés existe déjà : il y a moyen de construire un
langage de foi proche de la vie concrète et qui correspond à l’expérience d’une
rencontre avec Dieu précisément dans notre monde. Ian T. Ramsey propose d’utiliser
des mots étranges ou suspects, comme « infini » ou « tout-puissant », qui indiquent, tout
en se référant à des expériences familières, une direction dans laquelle penser plutôt
que de donner une définition exacte. D’autres3 préfèrent utiliser des métaphores, des
modèles et des images proches de la vie. Ainsi le mot « père » suggère des
significations pour le Dieu que nous appelons Père, comme pour les pères de famille qui
tiennent de Dieu. D’autres encore4, s’inspirant de vieilles traditions ecclésiales et de la
pensée de Karl Rahner, accentuent le lent labeur de la mystagogie, le cheminement à la
découverte du mystère qui jamais ne se laisse incarcérer dans le secret connu
seulement par des privilégiés qui se le transmettent. Et puis il y a ceux qui, comme
Johannes-Baptist Metz et Paul Ricœur, soulignent l’importance de la narrativité, virtuelle
dans les contes et les paraboles, réelle dans le vécu raconté des personnes concrètes,
existentielle pour ceux qui écoutent et prennent le risque de s’y engager. En assumant
la structure narrative de notre existence, nous entrons dans une histoire de rencontres
qui nous ouvrent à la rencontre avec Dieu en Jésus Christ, qui forme le cœur de
l’expérience religieuse chrétienne. Le désir de beaucoup de théologiens, notamment en
théologies de la libération et en théologies contextuelles, est de se laisser inspirer du
vécu de leurs contemporains, de découvrir des médiations qui permettent de re-penser
les concepts et les idées théologiques5.
Un travail intelligent sur le langage peut donc nous permettre d’y articuler la foi et de la
rendre présente dans nos vies comme une Parole qui nous encourage. Pour cela, il faut
que notre langage de foi se risque à la vie concrète et se libère de son monde
ésotérique, sans pour autant trahir sa spécificité de langage qui réfère à Dieu, sans
trahir dans une dynamique de sécularisation trop facile son sens profond d’une vision
difficile à accepter.
Mais, quelles paroles faut-il utiliser ici et maintenant pour articuler de façon suggestive
cette Parole de rencontre avec le Seigneur au milieu de la vie concrète ? Comment dire
les paroles de notre profession de foi sans avoir le sentiment de réciter sans
comprendre ? Comment entrer dans la sécularité, qui risque de séculariser nos mots au
point d’en tuer le sens ? Comment nous situer nous-mêmes comme croyants dans ce
monde auquel nous appartenons et qui semble contredire notre foi ? La réponse
souvent nous échappe et nous tâtons dans l’obscurité. Au fond, le problème est aussi
de nous situer et de nous comprendre nous-mêmes. Dietrich Bonhoeffer l’avait bien
3
S. MCFAGUE, Metaphorical Theology : Models of God in Religious Language, London, SCM Press, 1983 ;
J.M. SOSCKICE, Metaphor and Religious Language, Oxford, Clarendon, 1989.
4
H. HASLINGER, “Was ist Mystagogie ? Praktisch-theologische Annäherung an einen strapazierten Begriff”,
dans St. KNOBLOCH & H. HASLINGER (Hrsg.), Mystagogische Seelsorge. Eine lebensgeschichtlich orientierte Pastoral,
Mainz, Matthias Grünewald Verlag, 1991, pp. 15-75 ; H. HASLINGER, Sich selbst entdecken – Gott erfahren. Für eine
mystagogische Praxis kirchlicher Jugendarbeit, Mainz, Matthias Grünewald Verlag, 1991.
5
Par exemple : G. DE SCHRIJVER (Éd.), Liberation Theologies on Shifting Grounds : A Clash of SocioEconomic and Cultural Paradigms, Leuven, University Press/Uitgeverij Peeters, 1998.
2
compris, qui espérait qu’advienne un nouveau langage créatif et subversif, capable de
dire Dieu dans un monde qui ne peut exister sans Dieu, mais n’a pas besoin de Lui.
Bonhoeffer, qui désirait l’être humain adulte, créatif et responsable au point à s’opposer
à une religiosité trop facile et à des attitudes infantilisantes afin de sauvegarder l’altérité
critique de Dieu et la créativité humaine, se trouvait en face d’une vision du monde qui
proclamait la créativité de la nature et de l’être humain tout en accusant Dieu et les
communautés de foi pour être despotiques et totalitaires. Il partageait le sort de ses
compatriotes sécularisés et dont les soucis immédiats de survie ne leur permettaient
pas le loisir d’une théologie ou métaphysique abstraite. On milieu des tourbillons de
l’Allemagne nazie, il écrivait en mai 1944 depuis la prison à l’occasion du baptême de
son neveu : « Ce n’est pas à nous de prédire le jour – mais ce jour viendra – où les
hommes seront appelés de nouveau à prononcer la Parole de Dieu de telle façon que le
monde en sera transformé et renouvelé. Ce sera un langage nouveau, peut-être tout à
fait a-religieux, mais libérateur et rédempteur, comme celui du Christ ; les hommes en
seront épouvantés et, néanmoins, vaincus par son pouvoir ; ce sera le langage d’une
justice et d’une vérité nouvelles, qui annoncera la réconciliation de Dieu avec les
hommes et l’approche de son royaume »6. Bonhoeffer, au fond, est confiant : il y a un
langage de foi qui peut être reconnu, un langage de justice et de vérité, proches des
hommes et des femmes de notre monde, aussi proche de nous que Dieu en Jésus
Christ.
Comment dire Dieu et en même temps dire notre existence ? Car il s’agit de cela. D’un
côté : comment façonner notre monde à partir de l’expérience de Dieu, vécue dans la
rencontre avec Jésus Christ, transmise par une multitude d’autres rencontres ? De
l’autre côté : comment à partir du vécu concret rencontrer Dieu ? Comment dire les
paroles reconnaissables et familières, mais aussi audacieuses et critiques, qui
encouragent à vivre et en même temps à rencontrer Dieu ? Tout cela se passe dans un
monde brisé, au milieu de nous tous qui sommes responsables de beaucoup de mal et
de souffrance. Trouver un langage solidaire du monde, qui encourage, c’est aussi
assumer la solidarité dans le péché en donnant une voix à la souffrance et à ceux qui
souffrent, et donc trouver un langage kénotique qui ne peut être que critique,
prophétique et vulnérable.
II. Un langage qui critique
Bonhoeffer, pour enthousiaste qu’il soit à rechercher un langage qui résonne auprès de
ses contemporains et à faire confiance à leur créativité, est aussi un grand prudent qui a
étudié Karl Barth, critique de toute tentative humaine à s’approprier Dieu et ne pas
respecter son altérité. Bonhoeffer sait l’urgence d’un nouveau langage de Dieu, qui
articule l’engagement de Dieu lui-même au milieu de l’existence humaine (en cela il est
critique de Barth), mais se rend compte dans le contexte où il vit, du tâtonnement de la
démarche, du danger d’erreurs. Il y a, en effet, risque d’abus de pouvoir et de mainmise,
non seulement parce que parfois il nous faut du temps pour entrevoir et accepter
l’altérité de Dieu, mais aussi parce que nous sommes enclins à confondre ce que Dieu
veut avec nos dessins personnels, égoïstes ou non. Comment ne pas s’en rendre
compte face aux meurtriers langages de haine et d’exclusion ? Au nom de ceux qui
souffrent il ne faut pas trop facilement adapter notre langage à celui du monde cruel et
impitoyable dans lequel nous vivons, à celui de nos contemporains qui abusent du nom
de Dieu pour déguiser leurs propres activités destructrices.
6
Résistance et Soumission. Lettres et notes de captivité. Traduction de L. Jeanneret, Genève, Labor et Fides,
1967, p. 140.
3
Pour opposer la tentation de l’abus et du savoir trop facile, il faut utiliser un langage
étrange, suspect, qui transgresse l’habituel du bien-pensé, tout en s’insérant au milieu
du familier, de l’habituel et du normal7. Bonhoeffer choisit la notion de l’arcane8, qui dit
que le désir du « tout, tout de suite » ne convient pas, quand on veut parler
sérieusement de l’être humain et de Dieu. Il faut cheminer, prendre le temps : on n’est
pas adulte du jour au lendemain. Bien sûr, l’arcane est lié à la transcendance divine, à
l’altérité totale de Dieu qu’on n’entrevoit que pas à pas. On aime aujourd’hui penser
cette transcendance en réaction contre des langages trop immanents, qui impliquent
une mainmise de l’éthique sur la foi. Mais, il ne faut jamais oublier que transcendance et
altérité, en langage chrétien, se conçoivent dans la perspective de la rencontre qui est le
sens profond de la création et donc en tension avec l’immanence et la proximité 9. La
rencontre avec Dieu permet de penser sa présence et sa distance, son immanence et
sa transcendance, sa mêmeté et son altérité. L’arcane, c’est le temps qu’il faut, non
pour scruter la transcendance divine en elle-même, mais plutôt pour faire jouer la
tension entre transcendance et immanence, et donc pour explorer la relation avec Dieu,
qui encourage la création mais aussi la critique, comme un ami qui se réjouit de sa
beauté, tout en dévoilant ses mensonges. Notre langage ne peut être vraiment étranger
qu’en étant aussi familier.
Un langage honnête et fidèle à Dieu et au monde, est aussi critique. Ceci s’articule en
mots étranges et parfois choquants, qu’on ne comprend pas immédiatement, qui
nécessitent l’humilité de la catéchèse, des métaphores, de la mystagogie, et de
l’accompagnement. Bien sûr, dans notre langage, il faut parler comme on parle dans
notre monde afin qu’on puisse reconnaître ce qui se dit, mais il faut en même temps
veiller à ne pas sacrifier nos convictions profondes, la beauté de notre monde, Dieu, et
nous-mêmes, sur l’autel de nos égoïsmes, de notre soif de pouvoir, de notre autonomie
et de nos ambitions10. Le familier ici exige l’étrange. Il faut éviter que le désir légitime de
parler un langage compréhensible et adapté ne trahisse, tout comme il faut éviter qu’une
posture critique excessive ne se désolidarise du monde troublé et blessé en quête du
Dieu qui nous invite à parler de lui dans un langage compréhensible, parce que ce Dieu
lui-même s’engage parmi nous de façon tangible, comme un parmi nous.
Ce langage critique se révèle en fin de compte être solidarité avec le monde
précisément parce qu’engagé comme langage compréhensible au monde. Le langage
qui dit l’altérité de Dieu protège les exclus et ceux qui souffrent, précisément parce qu’il
dit leur exclusion et leur souffrance. C’est l’option préférentielle en faveur des pauvres11
et des moins nantis, c’est-à-dire au service de ceux qui souffrent de notre créativité
linguistique quand nous inventons des mondes utopiques, des mots de guerre, des
systèmes économiques qui se déguisent comme religions, quand nos mots se veulent
7
Des jeunes théologiens de la libération étudieront Michel Foucault, la notion de tactique de Michel de
Certeau et l’idée de carnaval de Mikhail Bakhtin pour dire cette subversion ou transgression qui oppose la mainmise
et se révolte contre le langage de contrôle.
8
Résistance et Soumission. Lettres et notes de captivité, 125 (lettre du 5 mai). L’arcane signifie l’attention au
processus d’initiation : les non-initiés ne participaient pas à la célébration des mystères chrétiens. Le Kleines
theologisches Wörterbuch, édité par Karl Rahner et Herbert Vorgrimler (12e édition, Freiburg-im-Br., Herder, 1980),
sous l’entrée « Arkandisziplin », mentionne l’importance de l’arcane aujourd’hui.
9
L’oubli de la priorité de la rencontre au cœur de la foi chrétienne dans un contexte d’adaptation aux modes
de pensée modernes est considérée par M.J. Buckley, dans At the Origins of Modern Atheism, New Haven, London,
Yale University Press, 1987 comme une importante trahison des penseurs chrétiens.
10
Il faut référer ici aux paradoxes que représentent les vœux religieux, qui constituent un langage étrange en
même temps que familier au milieu de notre monde. Qui peut sérieusement désirer la pauvreté ? Qui peut
sérieusement se vouer à l’obéissance ? Qui peut sérieusement prendre le risque affectif de la chasteté ? Voir aussi
notre Geloften aan de grens, Averbode, Altiora, 2000.
11
Voir G. GUTIERREZ, “Option pour les pauvres : bilan et enjeux”, dans Alternatives Sud, 7, 2000, pp. 1, 27-37.
4
être les mots de Dieu, le Verbe de Dieu12. L’engagement au côté des pauvres est donc
signe d’un langage critique du langage courant du monde, un langage étrange qui
pourtant révèle aussi notre engagement dans ce monde, et qui est donc compréhensible
et reconnaissable.
La solidarité avec les pauvres est aussi solidarité avec les pécheurs, en démasquant
l’oppression et les subterfuges de notre faim de pouvoir. À cause de son ton
prophétique et accusateur, ceux qui parlent le langage des pauvres sont perçus comme
des gens dangereux, qui mettent en cause un ordre établi rassurant mais injuste. Leur
langage les rend vulnérables et ils se retrouvent eux-mêmes exclus et donc
profondément solidaires des exclus dont ils se sont fait les porte-parole. Le langage
chrétien, familier et critique, solidaire donc, devient kénotique, révélant comme en
filigrane la figure de la croix. Afin de pouvoir tenir ce langage dangereux, il lui faut une
autre dimension, un autre support.
III. Tensions en croix
À part cette tension qu’on peut dire horizontale, entre langage encourageant et critique –
le langage de la rencontre amicale – on a déjà pu entrevoir une autre tension, qu’on
pourrait appeler verticale, et qui résulte du fait que, de notre point de vue, Dieu et le
monde se font découvrir en même temps, parce que déjà toujours ils se retrouvent dans
une rencontre qui constitue un lien herméneutique de clarification réciproque. Cette
rencontre verticale est dynamique et constitue une recherche réciproque : en
recherchant Dieu nous rencontrons le monde et nous nous rencontrons nous-mêmes ;
en explorant notre monde, nous sommes sur la route où Dieu se dévoile comme un ami
qui encourage et critique. La tension verticale qui relie Créateur et création est en
interaction avec la tension horizontale. Dieu encourage le monde en se déclarant
solidaire de lui et en s’engageant comme part du monde : il parle et souffre le langage
du monde, il s’adresse à nous comme un des nôtres. Bien que différent, il est proche et
ainsi nous encourage à vivre l’histoire de ce monde en la vivant à nos côtés comme une
promesse. En même temps, existentiellement, en paroles et en actes, il prend le parti
des pauvres, de ceux qui souffrent, et en cela est Parole critique et incompréhensible.
Crucifié, il parle un langage qui est de ce monde, tout en se dégageant de lui de façon
troublante. Le monde ne s’attend pas à un sauveur crucifié et ne peut y croire. Plus
difficile et plus bouleversant encore que le langage de la croix est celui de la
résurrection, qui révèle la plus profonde incarnation de Dieu en ouvrant l’avenir inespéré
du monde, parce que concevable seulement à partir de la relation avec le Dieu qui se
révèle.
Dans le discernement13 horizontal qui vacille entre la parole enthousiaste qui encourage
et la parole dégoûtée qui critique, se joue le langage vertical de la relation avec Dieu, où
s’active la mémoire d’un Dieu qui s’engage dans l’histoire de sa création et en particulier
dans l’histoire des êtres humains, reconnaissable comme l’un des nôtres,
méconnaissable en tant que torturé, espéré comme avenir pour tous. C’est un Dieu qui
dit « oui » et « non », et encore une fois « oui » en disant « non ».
En tout cela, il faut surtout insister que le langage de foi est expression d’un jeu de
relations, dans ce monde et avec Dieu14. Comme langage de rencontre et d’amitié, il est
Il n’est pas étonnant que Dietrich Bonhoeffer, dans ses notes de christologie, accentue la tension entre le
logos humain et le Logos divin.
13
Je réfère à la dynamique spirituelle qui fait l’effort d’entrevoir ce qui se joue dans le monde pour s’y engager
à partir de l’appel de Dieu qui se dirige à nous précisément dans ce monde.
14
Voir, pour une élaboration mystique, É. VAN BROECKHOVEN, Journal spirituel d’un jésuite en usine,
présentation par Georges Neefs, s.j., coll. Christus, Essais, 43, Desclée de Brouwer, 1976.
12
5
ambigu, naviguant les eaux troubles entre le même et l’autre, entre l’encouragement
critique et la critique qui encourage.
IV. La conversation d’Église
C’est précisément dans ce jeu de rencontres et de conversations qu’il faut situer l’Église.
Le respect de la double tension se gagne en discernant dans des conversations
incessantes et parfois douloureuses, comment vivre. Car il faut les autres pour dire ces
tensions : elles sont trop complexes pour être emprisonnées dans un monologue qui
toujours essaie de les réduire à néant. Il faut une communauté dans laquelle les uns
accentuent l’encouragement et les autres la critique, dans laquelle les uns représentent
le Dieu vulnérable et les autres le monde beau et brisé. Il faut parler différents langages
pour discerner le futur et permettre à la mémoire de s’activer vers lui en transformant le
passé au gré d’une parole qui est encouragement et critique à la fois. L’Église se définit
comme lieu de recherche commun. Il ne faut donc pas s’étonner des différences de
langage. Ce dont il faut se méfier, ce ne sont pas les désaccords parfois violents, mais
plutôt les tendances au monologue, qui refuse la conversation et donc la communauté
qui dans les rencontres et tensions garde la mémoire d’un Dieu qui s’est révélé et
continue à se révéler comme celui qui encourage et critique, et en critiquant encore
encourage. En se mettant au pas du Dieu solidaire du monde, l’Église aussi se
solidarise de ce monde.
Ces idées suggèrent une ecclésiologie dans laquelle on est prêt à concevoir l’Église
comme faisant partie de la foi chrétienne elle-même et non seulement comme ensemble
de ceux qui, par leur relation individuelle avec le Dieu de Jésus Christ, auraient la foi.
L’Église est le lieu où se parle le langage dans lequel nous exprimons le rêve du
Royaume de Dieu, tel que nous le présente Dieu lui-même dans la vie de Jésus. Ce
langage d’Église est performatif : c’est en le proférant que l’Église se constitue en
communauté à la recherche du Royaume de Dieu, et donc répond à l’appel-promesse
de Dieu. Elle le fait en respectant les tensions que Dieu même introduit dans la relation
avec sa création : une présence et une absence qui sont le fondement d’une solidarité
avec ceux qui souffrent de l’absence de communauté, ceux pour qui le Royaume de
Dieu semble une chimère, les exclus et les pauvres. L’Église se trahit elle-même si elle
n’est, aussi dans son langage, sacrement de cette solidarité15.
V. Conclusion
Pour jouer le jeu des rencontres amicales et solidaires qui constituent le cœur de la foi
chrétienne, il faut respecter les tensions dans ces rencontres, précisément dans le
langage qui ne se conçoit que comme communication et donc à partir des rencontres. Il
faut donc inscrire dans le langage même la critique du langage en parlant un langage
qui est à la fois étrange et familier. Quand le langage chrétien perd sa saveur critique et
son étrangeté au langage courant, les chrétiens risquent de perdre leur engagement
pour le Royaume de Dieu au côté des exclus. Quand le langage chrétien perd sa
tonalité humaine, reconnaissable et familière, les chrétiens se désolidarisent du monde
et du Dieu qui en Jésus Christ se solidarise du monde en s’inscrivant dans l’histoire
humaine. Il faut donc trouver, comme les convives aux repas festifs de Dieu, le langage
de solidarité qui convient à cette fête de rencontres avec Dieu et avec les autres. Il est à
Voir mon article “Kerk : plaats van ontmoetingen, veld van spanningen en ruimte voor onderscheiding”, dans
R. MICHIELS & J. HAERS (red.), Een werkzame dialoog. Oecumenische bijdragen over de kerk 30 jaar na Vaticanum II,
Leuven/Amersfoort, Acco, 1997, pp. 187-227. Voir aussi : J. SOBRINO & J. HERNÁNDEZ PICO, Theology of Christian
Solidarity, Maryknoll, NY, Orbis Books, 1985.
15
6
la fois familier et étrange, rassurant et troublant, encourageant et critique. On le retrouve
dans les psaumes dont la dureté parfois nous surprend et que nous avons difficulté à
prononcer. On le retrouve dans les paraboles de Jésus dont nous cherchons parfois à
cacher la critique sous une exégèse trop complaisante. On le retrouve dans la liturgie
qui dans toute sa grandiose beauté débute par le réalisme d’une demande de pardon.
On le retrouve surtout dans la mémoire consolante et déroutante de la vie de Jésus, qui
inscrit les tensions humaines dans sa propre vie et les assume dans la relation avec
Dieu.
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