Pour opposer la tentation de l’abus et du savoir trop facile, il faut utiliser un langage
étrange, suspect, qui transgresse l’habituel du bien-pensé, tout en s’insérant au milieu
du familier, de l’habituel et du normal
. Bonhoeffer choisit la notion de l’arcane
, qui dit
que le désir du « tout, tout de suite » ne convient pas, quand on veut parler
sérieusement de l’être humain et de Dieu. Il faut cheminer, prendre le temps : on n’est
pas adulte du jour au lendemain. Bien sûr, l’arcane est lié à la transcendance divine, à
l’altérité totale de Dieu qu’on n’entrevoit que pas à pas. On aime aujourd’hui penser
cette transcendance en réaction contre des langages trop immanents, qui impliquent
une mainmise de l’éthique sur la foi. Mais, il ne faut jamais oublier que transcendance et
altérité, en langage chrétien, se conçoivent dans la perspective de la rencontre qui est le
sens profond de la création et donc en tension avec l’immanence et la proximité
. La
rencontre avec Dieu permet de penser sa présence et sa distance, son immanence et
sa transcendance, sa mêmeté et son altérité. L’arcane, c’est le temps qu’il faut, non
pour scruter la transcendance divine en elle-même, mais plutôt pour faire jouer la
tension entre transcendance et immanence, et donc pour explorer la relation avec Dieu,
qui encourage la création mais aussi la critique, comme un ami qui se réjouit de sa
beauté, tout en dévoilant ses mensonges. Notre langage ne peut être vraiment étranger
qu’en étant aussi familier.
Un langage honnête et fidèle à Dieu et au monde, est aussi critique. Ceci s’articule en
mots étranges et parfois choquants, qu’on ne comprend pas immédiatement, qui
nécessitent l’humilité de la catéchèse, des métaphores, de la mystagogie, et de
l’accompagnement. Bien sûr, dans notre langage, il faut parler comme on parle dans
notre monde afin qu’on puisse reconnaître ce qui se dit, mais il faut en même temps
veiller à ne pas sacrifier nos convictions profondes, la beauté de notre monde, Dieu, et
nous-mêmes, sur l’autel de nos égoïsmes, de notre soif de pouvoir, de notre autonomie
et de nos ambitions
. Le familier ici exige l’étrange. Il faut éviter que le désir légitime de
parler un langage compréhensible et adapté ne trahisse, tout comme il faut éviter qu’une
posture critique excessive ne se désolidarise du monde troublé et blessé en quête du
Dieu qui nous invite à parler de lui dans un langage compréhensible, parce que ce Dieu
lui-même s’engage parmi nous de façon tangible, comme un parmi nous.
Ce langage critique se révèle en fin de compte être solidarité avec le monde
précisément parce qu’engagé comme langage compréhensible au monde. Le langage
qui dit l’altérité de Dieu protège les exclus et ceux qui souffrent, précisément parce qu’il
dit leur exclusion et leur souffrance. C’est l’option préférentielle en faveur des pauvres
et des moins nantis, c’est-à-dire au service de ceux qui souffrent de notre créativité
linguistique quand nous inventons des mondes utopiques, des mots de guerre, des
systèmes économiques qui se déguisent comme religions, quand nos mots se veulent
Des jeunes théologiens de la libération étudieront Michel Foucault, la notion de tactique de Michel de
Certeau et l’idée de carnaval de Mikhail Bakhtin pour dire cette subversion ou transgression qui oppose la mainmise
et se révolte contre le langage de contrôle.
Résistance et Soumission. Lettres et notes de captivité, 125 (lettre du 5 mai). L’arcane signifie l’attention au
processus d’initiation : les non-initiés ne participaient pas à la célébration des mystères chrétiens. Le Kleines
theologisches Wörterbuch, édité par Karl Rahner et Herbert Vorgrimler (12e édition, Freiburg-im-Br., Herder, 1980),
sous l’entrée « Arkandisziplin », mentionne l’importance de l’arcane aujourd’hui.
L’oubli de la priorité de la rencontre au cœur de la foi chrétienne dans un contexte d’adaptation aux modes
de pensée modernes est considérée par M.J. Buckley, dans At the Origins of Modern Atheism, New Haven, London,
Yale University Press, 1987 comme une importante trahison des penseurs chrétiens.
Il faut référer ici aux paradoxes que représentent les vœux religieux, qui constituent un langage étrange en
même temps que familier au milieu de notre monde. Qui peut sérieusement désirer la pauvreté ? Qui peut
sérieusement se vouer à l’obéissance ? Qui peut sérieusement prendre le risque affectif de la chasteté ? Voir aussi
notre Geloften aan de grens, Averbode, Altiora, 2000.
Voir G. GUTIERREZ, “Option pour les pauvres : bilan et enjeux”, dans Alternatives Sud, 7, 2000, pp. 1, 27-37.