Intervention de M. Jean Grenier, Directeur Général, EUTELSAT
Tunis, Ecole Supérieure des Communications,
28 octobre 1998
Monsieur le Directeur, Mesdames, Messieurs,
Mon intervention aujourd'hui est celle d'un ingénieur des
télécommunications qui a pris part directement aux évolutions de ce
secteur au plan technique comme au plan de la réglementation pendant les
35 dernières années.
Les évolutions sur ces deux plans sont d'ailleurs liées. En effet, au
début de ma carrière, les seuls services offerts aux clients
professionnels ou grand public étaient la téléphonie, avec beaucoup de
limitations (service le plus souvent manuel, qualité d'audition
internationale aléatoire, tarifs élevés), le télégraphe et, pour les
applications professionnelles, le télex qui débutait et la transmission
de photos pour les journaux par ce que l'on appelait alors le bélino.
Puis, j'ai pu participer au développement rapide de toute une série de
nouveaux services, largement "tirés" par la demande croissante émanant
des utilisateurs professionnels: transmission de données, fax,
télématique, hier vidéotex, aujourd'hui Internet, services à valeur
ajoutée de toute nature, services mobiles, le tout acheminé sur des
liaisons à grande capacité nationales ou internationales utilisant les
faisceaux hertziens, les systèmes coaxiaux et maintenant la fibre optique
et les satellites.
En ce qui concerne la télévision, je voudrais rappeler qu'avant la mise
en service du satellite Telstar en 1962, qui a marqué mes propres débuts
dans les communications spatiales, il était impossible de procéder à
l'échange de programmes de télévision d'un continent à l'autre, alors
qu'aujourd'hui, grâce au satellite, il est devenu banal d'assister en
direct à toutes sortes d'événements, sportifs, politiques et artistiques,
tragiques ou divertissants, en provenance de n'importe quel point de la
planète.
Cette explosion dans la gamme des services offerts et des technologies
disponibles remettait en cause la notion de monopole naturel qui
justifiait, dans chaque pays, qu'un seul opérateur soit l'interlocuteur
du public. Il paraissait en effet difficile, voire impossible, qu'une
seule entreprise soit chargée de fournir une telle variété de services.
D'autre part, le marché des télécommunications se caractérise depuis
l'après-guerre par son expansion continue, qui a largement échappé aux
conséquences des deux chocs pétroliers. S'ajoutait à cela l'évolution
politique générale qui a vu le triomphe du libéralisme sur le socialisme
centralisateur. Pour remplacer le monopole naturel, la concurrence
s'imposait donc afin de trouver un nouvel équilibre entre les aspirations
des clients (et notamment des entreprises) en matière de service et de
prix, et les ambitions du secteur privé, de plus en plus intéressé par le
domaine des télécommunications et soucieux de mettre en valeur ses
capacités créatrices et entrepreneuriales.
Ainsi, lorsque j'ai commencé ma carrière voici 35 ans, l'administration
française des PTT n'avait à l'époque pas le moindre doute quant à la
légitimité de sa position, ni quant à sa façon de considérer les
utilisateurs non comme des clients, mais plutôt comme des assujettis.
Approchant désormais du terme de cette même carrière, je constate que
partout dans le monde, les structures des opérateurs de
télécommunications sont en profonde rénovation. En France même, France
Télécom conserve son rôle de leader en raison de l'ampleur de son
activité passée, de sa bonne réputation auprès du public et de sa volonté
de s'adapter au nouvel environnement en changeant de façon drastique sa
culture d'entreprise, mais doit faire face à l'agressivité de nouveaux
venus qui proposent des solutions intéressantes aux entreprises comme au
grand public. Tout ceci se traduit par une baisse des tarifs, un meilleur
confort et une qualité accrue pour la clientèle, mais aussi par une
course incessante visant à l'introduction de nouvelles technologies. Il
faut cependant préciser que jusqu'à présent, cette concurrence a surtout
porté sur les terminaux, les services et de nouvelles applications telles
que le téléphone portable, et commence tout juste dans les
infrastructures fixes.
Bien entendu, cette évolution des structures ne saurait être la même dans
tous les pays. La concurrence totale n'est possible que dans la mesure où
l'on dispose d'une infrastructure solide et très complète, permettant
d'offrir des services à tous les usagers, tant urbains que ruraux, et en
profitant pendant un certain temps de la péréquation tarifaire nécessaire
au subventionnement de l'équipement des zones les plus reculées par les
profits réalisés dans les services plus rentables.
En effet, l'esprit de concurrence ne doit en aucun cas faire disparaître
le concept de service universel, c'est à dire la possibilité pour tous
d'accéder aux service de base indispensables au développement
professionnel et à la vie sociale. De même, la concurrence ne doit pas
avoir pour résultat de gaspiller les ressources rares que sont les
fréquences radioélectriques et, dans le cas des satellites, les positions
sur l'orbite géostationnaire.
En tant qu'ingénieur, cependant, je dois répéter que cette évolution
réglementaire n'a été rendue possible que grâce au progrès technique, qui
en constitue la condition indispensable. Par exemple, au début de ma
carrière, nous utilisions les transistors au germanium, fruit des travaux
de trois chercheurs des Laboratoires Bell, Baudeen, Brattain et
Shockley, et mis au point en 1948. L'utilisation de ces transistors
constituait un progrès en permettant de remplacer les logiques câblées
utilisant des relais électro-mécaniques, qui avaient permis le
développement des services téléphoniques commutés, par un "hardware"
beaucoup plus simple. Pour la petite histoire, je rappelle que c'est un
entrepreneur américain de pompes funèbres, Almon Strowger, qui a conçu le
premier système de téléphone automatique assurant le secret des
communications. Strowger avait en effet été traumatisé par le fait que
l'épouse de son principal concurrent, opératrice du téléphone dans leur
petite ville, orientait systématiquement les clients éplorés vers
l'entreprise de son mari. Voilà donc un bon exemple de l'influence
positive que peut avoir le marché sur l'évolution de la technologie.
Après le germanium, on eut recours au silicium, moins sensible aux
variations de température, mais les transistors restaient volumineux et
chers. C'est surtout l'apparition des circuits intégrés qui a
révolutionné tous les aspects des systèmes logiques, en permettant de
passer des logiques câblées aux logiques programmées sur microprocesseurs
pour les systèmes téléphoniques commutés, au début des années 70.
Dès lors, la convergence de l'informatique et des télécommunications
pouvait devenir une réalité et la concurrence s'étendre aux
infrastructures, puisque tous les systèmes parlent désormais le même
langage binaire. La révolution introduite par les circuits intégrés à
donc permis de passer du monde analogique au monde numérique. Ainsi, en
France à partir de 1970, on a introduit la technologie numérique dans les
centraux téléphoniques. Auparavant, la commutation s'effectuait de
manière spatiale, c'est à dire que le même chemin filaire était utilisé
pendant toute la durée d'une communication téléphonique, un certain
nombre d'organes électro-mécaniques étant mis en œuvre pour permettre
d'orienter n'importe quel abonné vers n'importe quel autre.
Une première étape de modernisation a consisté dans l'électronisation des
organes centraux utilisés dans les commutateurs spatiaux. Cependant, en
France, le Centre National d'Etudes des Télécommunications a joué un rôle
pionnier dans l'introduction d'une autre méthode de commutation, dite
"temporelle", où la notion de connexion physique, spatiale, est remplacée
par un multiplexage dans le temps. Celui-ci est rendu possible par un
échantillonnage des signaux analogiques pour les transformer en
impulsions numériques. Je vous rappelle à ce propos tout ce que nous
devons aux théorèmes de Shannon.
Bien entendu, les Français n'étaient pas les seuls à s'intéresser à cette
évolution technique. Cependant, alors que dans la plupart des grands
laboratoires de télécommunications mondiaux, on pensait que la
technologie numérique serait d'abord employée pour les centraux
téléphoniques de transit, les travaux du CNET, accompagnés par un effort
industriel de la C.I.T. (devenue ensuite Alcatel) ont permis une
application directe de la commutation temporelle aux centraux d'abonnés.
Ainsi, l'industrie française a été la première au monde, avec le système
"E10A" à fournir aux compagnies exploitantes des commutateurs entièrement
électroniques pour les raccordements d'abonnés.
C'est d'ailleurs sur les centraux d'abonnés que l'on pouvait réaliser les
économies les plus importantes, car les centraux de transit étaient
beaucoup moins nombreux. Il n'est donc pas étonnant que la France ait été
pionnière dans ce domaine, car son industrie était faible dans le domaine
de la commutation spatiale, dominée par des groupes allemand, américain,
britannique et suédois. La France avait donc tout intérêt à adopter tout
de suite une technologie novatrice pour que son industrie puisse gagner
ainsi des parts de marché dans la compétition mondiale. On doit rappeler
dans ce contexte que l'évolution du marché de la commutation publique a
représenté l'enjeu économique majeur du secteur des télécommunications
dans les années 80.
Tout ceci semble banal, mais il faut rappeler que la mise au point des
programmes nécessaires à ces centraux numériques a été laborieuse. Les
industriels ont mis du temps à se reconvertir de l'électro-mécanique à
l'informatique. Toutefois, cette révolution a débouché non seulement sur
de très importantes économies tant au plan des investissements que sur
celui de la maintenance (il fallait des armées de techniciens pour
l'entretien des centraux électro-mécaniques anciens), mais également sur
une qualité de service accrue et sur l'intégration de nouveaux services à
valeur ajoutée. A cet égard, je dois signaler la mise en œuvre à partir
de 1985 des Réseaux Numériques à Intégration de Services (RNIS), qui
offrent aux utilisateurs professionnels des applications de toute nature
à un prix modéré. Il reste bien entendu des domaines à approfondir. Par
exemple, les systèmes de traduction automatique, qui permettront dans
quelques années de parler arabe à Tunis et d'être entendu en français à
Paris, et vice-versa. C'est le fondateur de la NEC, M. Kobayashi, qui le
premier m'avait parlé de cette application voilà quinze ans. J'étais
sceptique à l'époque, mais aujourd'hui, je n'ai plus de doute sur sa
faisabilité.
Toujours dans le domaine des techniques numériques, la commutation par
paquets de données (en France, le réseau "Transpac") a joué un rôle
important dans l'aménagement du territoire. Le principe de tels réseaux
reposait en effet sur une tarification indépendante de la distance, ce
qui facilitait l'implantation d'entreprises un peu partout, sans que le
coût des télécommunications ne constitue un élément dissuasif vis à vis
de la décentralisation.
Ce même réseau Transpac a constitué l'un des élements-clés du succès du
vidéotex, connu en France sous le nom de Minitel. L'idée, apparue à la
fin de la décennie 70, consistait à doter chaque foyer français d'un
terminal simple permettant de se connecter à de nombreuses bases de
données réparties sur tout le territoire, et d'avoir un dialogue
interactif avec elles, tout en disposant des services d'un annuaire
téléphonique électronique. L'opération fut un succès, les terminaux étant
distribués gratuitement en remplacement de l'annuaire papier, et la
Direction Générale des Télécommunications ayant réussi par des
encouragements moraux et financiers à susciter un grand nombre
d'applications et donc de services disponibles à travers tout le pays,
créant un chiffre d'affaires important pour de nombreux prestataires de
services privés, de toute taille.
A cet égard, il est intéressant de rappeler qu'à l'époque, le
gouvernement français avait hésité entre deux projets étudiés
simultanément par le DGT: le vidéotex ou le fax gratuit à domicile. La
possibilité de mettre gratuitement de petits fax numériques peu coûteux à
la disposition des abonnés aux téléphone (professionnels et particuliers)
était une idée intéressante, mais fut ressentie par les services postaux
comme susceptible de menacer le courrier traditionnel. Le gouvernement
trancha finalement en faveur du vidéotex et du Minitel. Cependant,
l'industrie française a ainsi acquis, grâce aux crédits d'étude, un
savoir-faire important dans le domaine du fax.
Autre exemple d'innovation technologique introduite de façon volontariste
et qui s'est rapidement étendue à d'autres secteurs: la carte
téléphonique à puce, conçue à l'origine pour résoudre les problèmes de
fraude et de vandalisme dans les cabines publiques, et qui s'est
généralisée à toutes les applications informatiques, bureautiques,
monétiques et audiovisuelles.
L'évocation du vidéotex me conduit à rappeler la proche parenté qui
existe entre ce service et Internet. Dans les deux cas, il faut un
terminal simple et bon marché (hier Minitel, aujourd'hui, un PC), ainsi
que des protocoles par paquets robustes et la prolifération de banques de
données. La différence tient à ce que le vidéotex est à usage purement
national, que son terminal n'est pas aussi sophistiqué que les PC actuels
et qu'Internet permet d'accéder à des données plus riches (dont les
images animées) à l'échelon planétaire.
A ce propos, on assiste depuis quelque temps à un débat sur l'avenir du
réseau téléphonique, certains experts estimant que ce dernier sera
supplanté par Internet, qui offre une énorme diversité de services pour
les entreprises et les particuliers, ainsi qu'une impressionnante
réduction dans le coût des transmissions. Je ne suis pas convaincu par
cette argumentation. En effet, il faut rappeler qu'Internet utilise la
même infrastructure que le réseau téléphonique (lignes louées à longue
distance et boucle d'abonné), mais que les opérateurs de réseaux
téléphoniques appliquent des critères rigoureux afin de garantir la
qualité du service offert. Ce n'est pas le cas d'Internet à l'heure
actuelle, où l'absence de gestion globale et continue des flux de trafic
entraîne régulièrement des situations de saturation. Si l'on veut faire
d'Internet une alternative crédible au réseau téléphonique, il faudra
donc améliorer considérablement la qualité du service. A cet égard, et
j'en reparlerai tout à l'heure, le satellite peut constituer un outil
particulièrement efficace.
Je viens d'évoquer les communications internationales. Dans ce domaine,
je voudrais souligner deux révolutions importantes.
La première est l'apparition des câbles sous-marins, par exemple entre la
France et la Tunisie. Ils ont permis d'éliminer les liaisons radio en
ondes courtes, d'une qualité aléatoire. Par exemple, il existait 12 voies
radio de ce type entre la France et la Tunisie, et au début de ma
carrière, j'en ai amélioré le fonctionnement en mettant en place un
système de numérotation à distance par les opératrices sur les réseaux
téléphoniques à l'autre extrémité de la liaison, ce qui a permis
d'accroître l'efficacité d'utilisation des circuits et d'éliminer les
disputes entre opératrices, longues et fréquentes. Je suis heureux de
rappeler que sa première application fut faite sur la liaison Paris-
Tunis, avec l'aide d'un ingénieur en chef des télécommunications, M.
Brahim Khouadja, que vous connaissez bien puisqu'il fut Ministre des
Postes et Télécommunications de Tunisie.
Les câbles sous-marins, quant à eux, comportaient initialement des
répéteurs relativement rapprochés, et équipés de tubes. Ceux-ci furent
ensuite remplacés par les transistors, puis par des circuits intégrés.
Enfin, dans les années 80, on est passé à la fibre optique qui permet
d'accroître considérablement la capacité des câbles sous-marins et
d'augmenter l'espacement entre répéteurs. Dès lors, le coût du trafic
téléphonique international ou du transfert de données a chuté
sensiblement.
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