Syrie : pourquoi le pouvoir alaouite tient toujours Par Julien Vallet

Syrie : pourquoi le pouvoir alaouite tient toujours
PAR JULIEN VALLET
Monde / Moyen-Orient 8/9/2013
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Antoine Sfeir. (Photo : Wikimedia Commons)
Le conflit syrien a remis sur le devant de la scène les alaouites, ce courant
hétérodoxe de l'islam, issu du chiisme, à laquelle sont affiliés l'actuel
président Bachar al-Assad et sa famille. Pour fait-religieux.com, Antoine
Sfeir, auteur de L'islam contre l'islam, revient sur leur histoire, leurs
croyances, leur développement et leurs relations avec les autres musulmans.
Qui sont les alaouites ?
Les alaouites sont une dissidence du chiisme issue du sixième imam, Jafar.
Parmi les imams, celui-ci était en quelque sorte « l'intellectuel de la
bande », celui qui a fortement impulsé les études exégétiques sur
l'interprétation du Coran. Mais malgré des divergences sur le dogme, les
alaouites restent des chiites.
Quelle est leur particularité par rapport aux autres chiites ?
Ils se caractérisent par une véritable déification d'Ali, cousin et gendre
du prophète Mahomet. Il existe d'ailleurs un diction populaire chez eux
selon lequel : « Mohamed le dit, Ali le fait ». Cette importance d'Ali,
considéré comme l'incarnation divine sur Terre, et le bras armé de l'islam,
est une véritable caractéristique de leur croyance.
Dans le panorama islamique, et la traditionnelle opposition entre sunnisme
et chiisme, les alaouites demeurent des chiites, ils ne sont pas
schismatiques. D'où une importance chez eux de la parole de l'imam. Car
l'imam, dans le chiisme, est véritablement le guide de la communauté, il a
un rôle fondamental, contrairement au sunnisme où l'imam est plus proche du
« curé de base » dans les pays catholiques. Cette proximité avec le reste
du monde chiite explique en partie le rapprochement avec l'Iran au début
des années 1980, qui était largement stratégique, mais aussi une alliance
entre chiites. Il s'agissait à l'époque pour la Syrie d'Hafez al-Assad, le
père de l'actuel président, de créer un contrepoids au pouvoir de l'Arabie
saoudite qui avait écarté l'Égypte après la signature des accords de Camp
David en 1978 et était devenue, de fait, la seule tenante du discours sur
l'islam.
Les alaouites, à la différence des autres chiites, ne sont pas attachés à
la succession dans l'imamat. Par exemple, les chiites zaïdites, que l'on
retrouve au Yémen, sont les partisans du cinquième imam, Zaïd : ils
estiment qu'il n'est pas mort et qu'il reviendra à la fin des temps en
compagnie du Mahdi, le « Messie ». De la même façon, quand Ismaïl a été
écarté de la succession, cela a donné naissance à un nouveau courant du
chiisme, les partisans de l'imam Ismaïl ou ismaéliens, qui ont aujourd'hui
à leur tête l'Aga Khan. Quant aux chiites duodécimains, ils croient, eux,
au douzième imam. En revanche, les alaouites, qui sont eux aussi chiites,
ne s'attachent pas à un imam en particulier, si ce n'est éventuellement
l'imam Jafar, le précurseur de leur croyance. On trouve peut-être, à
Lattaquié, sur la côte méditerranéenne de Syrie, et en Turquie, quelques
centres d'études jafarites, mais c'est tout.
Dans quelles circonstances sont apparus les alaouites ?
On situe leurs débuts entre le XIe et le XIIe siècle, pas si longtemps
finalement après l'apparition des druzes, autre confession islamique
minoritaire présente au Liban et en Syrie. Les alaouites doivent tout à
Muhamad Ben Nosaïr, un penseur du IXe siècle originaire de Samara, en
Russie, près de la frontière avec le Kazakhstan, et dont le principal livre
s'appelait Controverses. C'est de lui que les alaouites tirent leur nom de
Nosaïris, ou Nosariens. L'imam chiite Jafar n'aura été que le précurseur,
celui qui a permis à terme de poursuivre les études exégétiques sur le
texte coranique, qui se sont ensuite répandues. Il faut imaginer le monde
musulman de l'époque comme un espace extrêmement ouvert, où les idées,
comme les marchandises, pouvaient circuler librement. C'est pourquoi la
pensée alaouite a pu arriver aussi facilement et rapidement jusqu'en Syrie.
Quels sont leurs rites, leurs coutumes ?
Les alaouites ont peu de rites, contrairement aux druzes, par exemple. Ils
comptent dans leurs rangs quelques sages qui suivent une initiation mais
c'est tout. Leurs prières sont communautaires. Hafez al-Assad avait pris
l'habitude de venir prier, de temps à autre, à la mosquée, mais le rituel
est très secondaire chez eux, puisqu'ils sont beaucoup plus axés sur la vie
de la société. Ils refusent d'articuler la totalité de la vie sociale
autour de la religion. Ils ne sont donc ni prosélytes, ni missionnaires.
Leurs femmes ne portent pas le voile par exemple, ils mangent de tout et
boivent y compris de l'alcool. Dans l'alaouisme, il existe un socle chiite,
c'est-à-dire une poursuite de l'effort d'interprétation du texte coranique
plus qu'une observance à la lettre de coutumes et de rituels religieux. Les
alaouites n'ont pas de clergé organisé, ils n'ont pas non plus de gourou,
ce n'est pas comparable une secte. Moins qu'une branche du chiisme, ce
serait plutôt un rameau, car ils sont très peu nombreux.
Les alaouites sont marqués par une certaine sécularisation de la société.
Ils vivent en vase clos, dans une région connue d'ailleurs sous le nom de
Vallée des Nazariens, l'un de leurs noms. A la différence des alévis en
Turquie, ils fonctionnent suivant un système de confédérations tribales,
avec au sommet les « moutamihaV», c'est-à-dire les notables, puis en-
dessous d'eux, les différents corps de métiers, souvent artisanaux, comme
les « haddad » (forgeron) et les « hayatin » (tailleur). Puis, tout en bas,
on trouve les « kalbiyés », que l'on pourrait assimiler, toutes proportions
gardées, aux intouchables en Inde - en général des ouvriers ou des
métayers. C'est d'ailleurs de cette dernière catégorie qu'est issu Hafez
al-Assad. Dans l'entourage de son fils, l'actuel président, on retrouve
d'ailleurs des représentants des trois autres catégories alaouites.
Où vivent les alaouites ?
Le Proche-Orient reste de toutes façons un formidable vivier de religions,
un creuset des monothéismes. La croyance des alaouites est très localisée,
comme souvent au Moyen-Orient, comme pour les druzes, qui vivent
principalement sur le plateau du Golan, historiquement syrien, occupé par
Israël depuis 1967. On parle ici de concentration millénaire. Les alaouites
sont présents en réalité dans toute l'Asie mineure. Les alévis de Turquie
partagent la même croyance que les alaouites, tout juste se distinguent-ils
par des différences rituelles. Et il ne faut pas oublier qu'ils
représentent jusqu'à 20 % de la population turque. Cela s'inscrit dans la
continuité du rivage syrien, dans une zone connue sous le nom de Cilicie.
Les zones de peuplement alaouites sont presque toujours accolés à une
région chrétienne.
Historiquement, la côte syrienne a été régulièrement occupée par les
envahisseurs, tout simplement parce qu'elle représentait la porte de la
Méditerranée orientale. Alors que les sunnites étaient concentrées à Damas,
la capitale actuelle, Alep, la métropole du nord, était chrétienne. De
sorte que les minorités, ethniques ou religieuses, ont systématiquement été
repoussées vers les montagnes qui surplombent la côte.
Au Moyen-Age, les Croisés se sont beaucoup appuyés sur ces minorités,
notamment les maronites au Liban, mais également les alaouites, avec qui il
y aurait eu des mélanges, ce qui explique pourquoi aujourd'hui, certains
d'entre eux sont blonds aux yeux bleus. Mais l'émergence des alaouites
n'est pas liée à une quelconque intervention extérieure ou à un contact
avec les chrétiens, mais plutôt à l'arrêt dès le XIe siècle dans le
sunnisme de tout effort d'interprétation du texte sacré, ce que l'on
appelle l'ijtihad, qui en revanche, dans le chiisme, n'a jamais cessé.
Comment les alaouites en sont-ils venus à occuper le pouvoir en Syrie ?
Ce sont les Français, lorsqu'ils ont établi un mandat colonial sur la Syrie
en 1920, qui ont établi un territoire autonome alaouite sur la côte, autour
de Lattaquié, et poussé les alaouites à s'engager massivement dans l'armée.
Les Français avaient déjà une connaissance suffisante de l'islam et de ses
divisions pour pouvoir l'instrumentaliser. C'est à peu près à cette époque
qu'on constate l'entrée massive des minorités, non seulement alaouites mais
aussi chrétiennes, au sein de l'armée syrienne. Trois ans avant
l'indépendance naît le parti Baath, en 1943. Et en 1963, a lieu le premier
coup d'État militaire baathiste mené par le général Amin Al-Hafez, suivi
trois ans plus tard d'un second coup d'État mené par Salah Jedid et
Nourredine Al-Atassi, qui prennent le pouvoir et mènent une politique très
à gauche, alignée sur l'URSS.
Au sein de ce gouvernement, Hafez al-Assad, de confession alaouite, devient
le nouveau ministre de la défense. En novembre 1970, il mène au sein de ce
nouveau régime ce qui ne ressemble pas vraiment à un coup d'État et qui
sera d'ailleurs qualifié de « mouvement correctif » ou « révolution
corrective ». Il va tenter dès lors de consolider le pouvoir afin de mettre
fin à la longue série de coups d'État qui avaient secoué le pays au cours
des années passées. Hafez al-Assad commencera, dans les deux premières
années qui suivront sa prise de pouvoir, par éliminer ses rivaux au sein de
la communauté alaouite. Puis il se met à développer énormément les services
de renseignement, cinq ou six au total, militaires, politiques ou même de
l'Armée de l'air, le plus important, parce qu'Hafez al-Assad était
précisément issu de ce corps d'armée. Au sein de ces services, qui en
viendront petit à petit à se surveiller les uns aux autres, les alaouites
occupent une grande place, mais suivant une logique presque plus
corporatiste que religieuse, justement parce que, comme je l'ai dit, les
alaouites sont plutôt sur une logique séculière.
En 1994, le fils aîné d'Hafez al-Assad, le dauphin du régime, Bassel, se
tue dans un accident de la route en ratant le rond-point qui le menait à
l'aéroport de Damas. C'est alors que le second fils, ophtalmologue, Bachar,
sera rappelé de Londres, en compagnie de son épouse, issue de la
bourgeoisie sunnite, pour succéder à son père six ans plus tard.
Les alaouites sont-ils considérés comme hérétiques par les autres musulmans
?
Ils ont cultivé l'art de la dissimulation religieuse, appelée selon les cas
taqqiya ou kitman. Dans leur doctrine, votre être en tant qu'individu est
très important, il est donc de votre devoir, si vous appartenez à une
confession minoritaire, de dissimuler votre véritable nature pour pouvoir
échapper aux persécutions. Dans les années cinquante et soixante, les
alaouites étaient méprisés, considérés comme de la valetaille : les femmes
alaouites étaient souvent bonnes à tout faire dans les familles de la
bourgeoisie sunnite. Mais il y a eu énormément de mariages mixtes, les
alaouites ont progressivement infiltré la nouvelle bourgeoisie sunnite qui
s'était formée partir de la fin des années soixante-dix. Il faut d'ailleurs
rappeler à ce propos que contrairement à ce qui a été dit, il y a
certainement moins de 70 % de sunnites en Syrie : les chrétiens
représentent 13 % de la population, il y a 11 % d'alaouites, 6 % de druzes
et 15 % de Kurdes - majoritairement sunnites mais à distinguer totalement
des Arabes.
En 1982, Hafez al-Assad réprime durement l'insurrection des Frères
musulmans à Hama, leur siège. Le massacre, qui aura fait selon les
estimations entre 20.000 et 40.000 victimes, a lieu en février mais ne sera
découvert qu'en avril, quand l'ambassadeur de France, en passant dans les
environs, découvre la ville détruite. Les Frères musulmans, qui sont
partisans d'une orthodoxie totale, avaient édicté une fatwa condamnant à
mort les alaouites. Mais il faut savoir qu'en islam, seuls les ouléma
(pluriel de « alim »), les savants de l'islam, peuvent émettre des fatwas -
pas les Frères musulmans. Dans l'islam sunnite, tous les dignitaires
religieux ont toujours été nommés par le pouvoir politique. Les sunnites
considèrent donc tous les autres courants de l'islam comme hérétiques. Mais
le fait d'être chiite ou alaouite n'est pas passible de mort en soi. Ce qui
est puni, ce n'est pas l'hérésie, c'est l'apostasie, c'est-à-dire le fait
de renier sa religion, de naître sunnite et de se convertir ensuite au
chiisme par exemple. Dans ce cas-là, il est du devoir de n'importe quel
musulman de tuer l'apostat. Comme le sunnisme se considère comme
l'aboutissement du monothéisme, tout changement de religion est perçu comme
une régression. Mais les alaouites sont moins éloignés de l'islam que ne le
sont les druzes, par exemple. Ils sont plus proches du judaïsme par exemple
dans la mesure où, comme les juifs, ils croient en l'arrivée du Messie. Il
n'y a pas non plus chez les alaouites de relents de paganisme, rien qui
rappelle la Jahilya, l'ère pré-islamique. Cela est inimaginable dans un tel
contexte, car le Proche-Orient est très profondément religieux.
Vu l'existence historique d'un « réduit alaouite », existe-t-il un risque
d'éclatement de la Syrie ?
Les alaouites sont au pouvoir depuis très longtemps, ils en ont pris
l'habitude. La totalité des officiers syriens est alaouite, mais le vice-
président, par exemple, est sunnite. Il y a eu un brassage important, une
infiltration de la bourgeoisie sunnite - qui ne représente que 25 % des 65
% de sunnites - par les alaouites. Ces gens ne se sentent pas représentés
par les combattants insurgés, et ils ont fait leur fortune avec ce régime.
Les alaouites pourraient créer un État indépendant sur la façade maritime,
mais dans ce cas-là, les sunnites de Damas se retrouveraient enclavés. Dans
la guerre civile en cours, un des éléments de lecture peut être la
religion. Ce régime s'est effectivement présenté comme un rempart contre
les islamistes, notamment des Frères musulmans, pour assurer sa pérennité.
Car en Syrie, les Frères musulmans sont plus dangereux, politiques, voire
plus intelligents qu'en Égypte. Mais à l'heure actuelle, sur leurs deux
dirigeants historiques, l'un - Ali Sadr al-Bayanouni - est toujours en exil
à Londres, et l'autre est bloqué à Homs.
Pensez-vous que le risque de représailles sur les alaouites, si le régime
de Bachar al-Assad s'effondre, soit réel ?
Bachar al-Assad se maintient tant que les Russes le soutiennent. Depuis le
11 mars 2011, la communauté internationale attend sa chute, qui ne vient
toujours pas. Et pourtant, les forces loyales au régime doivent se battre
avec la Turquie, le Qatar, avec des insurgés originaires du Sahel. La
guerre civile est donc appelée à être longue. Dieu sait si j'ai été touché
personnellement par ce régime, dans ma chair et dans mon sang, et s'il n'y
a pas eu une seule nuit où je n'ai pas rêvé de le voir tomber. Mais
aujourd'hui, j'en viens à avoir peur de le voir tomber. Car ce que je
constate, c'est qu'au Moyen-Orient, les pays éclatent les uns après les
autres. Les Kabyles algériens ont déclaré la création d'un gouvernement
provisoire à Paris, idem pour les Berbères, l'Irak est déchiré par les
violences inter-communautaires, et je ne parle pas du Liban. Tous les pays
du Moyen-Orient son animés par des forces centrifuges, ce qui préfigure un
retour à une configuration communautariste du temps de l'Empire Ottoman.
quand la Sublime Porte, pour pouvoir gérer ses différents « sujets »,
nommait des chefs responsables de tout ce qui se passait au sein de la
communauté, que ce soit les Arméniens, les alaouites ou les Levantins.
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