Les banques et la fraude : un risque permanent (1850-1950)
Hubert Bonin, professeur d’histoire économique contemporaine à l’Institut d’études
politiques de Bordeaux et au Centre Montesquieu d’histoire économique (IFReDE-
Bordeaux 4)
[h.bonin@sciencespobordeaux.fr]
L’histoire bancaire est riche en aventures qui alimentent une « histoire
à scandales » car elle est jalonnée de krachs, de ruines d’actionnaires
et de déposants, de chutes d’entreprises perdant le soutien de leur
prêteur. L’image des banquiers est mauvaise puisqu’ils sont identifiés à
des « escrocs » dans nombre de romans et ce dès le milieu du XIXe
siècle (Saccard, chez Zola ; Nucingen, chez Balzac, etc.). Notre propos
ne vise pas à une réhabilitation morale de la profession ; mais nous
souhaitons montrer que, pour la période des années 1850-1950, celles
de la deuxième révolution bancaire contemporaine
1
, les banques ont
été moins des fraudeuses que des victimes de la fraude, puis que
leurs « déviances » par rapport aux codes de la moralité financière
entraient dans les mœurs courantes des places d’argent de l’époque.
Sans pouvoir nous livrer à une (ambitieuse) reconstitution systématique,
notre analyse empirique se contentera de déterminer comment, dans
trois domaines, des éléments de « fraude » peuvent apparaître : la
fraude en interne due aux pesanteurs qui freinent la structuration des
banques en organisations de firme ; les troubles provoqués par une
mauvaise appréciation des risques causés par des clients eux-mêmes
fraudeurs ; enfin, les comportements bancaires que, de façon
anachronique, l’on pourrait juger contraires à une éthique de place.
Il faut en tout cas bien distinguer le comportement de « spéculation »
qui caractérise des prises de risque parfois téméraires, qui marque
l’histoire de toute communauté capitaliste sur chacune des places
bancaires et financières, avec donc le risque de krach, de ruine des
2
porteurs de titres, et qui implique les banques en tant
qu’intermédiaires, du comportement de « fraude » lui-même, qui
exprime le franchissement d’une ligne délicate à dessiner. Il traduit en
effet moins l’entrée dans l’illégalité faute, jusqu’aux années 1930-
1970, d’un code légal structuré que le glissement vers la
dissimulation d’informations sur la situation réelle des opérations en
cours, que ce soit dans les comptes des entreprises clientes, dans les
bilans des banques ou dans les programmes financiers des émissions
de titres. Il faut donc éviter la confusion quasi pamphlétaire ou
caricaturale et bien cerner les poches de fraude qui ont pu se
constituer en histoire bancaire.
1. La fraude et la gestion interne des banques
De façon banale, les banques sont victimes de la fraude quand leur
organisation interne est défectueuse. L’histoire de la banque en tant
que « firme » révèle de façon récurrente combien les dirigeants des
banques ont peiné à diversifier leur savoir-faire de celui de simple
« banquier » gérant crédits et titres à celui de manageur. Chaque
jeune organisation a pâti de lacunes dans le contrôle des opérations
des services, des agences et des salariés. Ainsi, nos histoires de la
Société générale et du Crédit du Nord indiquent la multiplication des
déficiences de gestion : aucun « système de contrôle » de
l’organisation n’est encore réellement en place. Des directeurs d’agence
ne respectent pas les règles de fonctionnement : ils dissimulent des
informations sur l’état des positions débitrices de certains clients avec
lesquels ils sont trop complaisants ou trop laxistes en une
connivence entre notables quand le client est le patron d’une PME
locale.
Des directeurs rusent alors pour dissimuler l’état réel de la situation de
leur agence. Une enquête auprès de témoins survivants de l’entre-
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deux-guerres les plus vieux ayant débuté dans les années 1920
révèle le mécanisme du « chemin de fer » : lorsque, peu avant
l’échéance mensuelle, il faut préparer les comptes pour les envoyer au
Siège, le directeur fait partir des traites à échoir par courrier vers une
autre agence, pour recouvrement, avant que celle-ci ne les renvoie à
l’agence d’origine pour erreur ; dès lors, elles ne figurent plus sur le
compte de cette dernière, ce qui allège sa situation pour un mois.
Couramment, des agences trafiquent leurs comptes : des effets ne
sont pas inscrits dans les bonnes catégories de recouvrement, ce qui
réduit l’engagement de l’agence vis-à-vis de certains clients ; des
découverts sont accordés au-delà des plafonds prévus par les
instructions ; on ne demande pas les autorisations réglementaires pour
de tels dépassements ou, plus simplement, pour prolonger la durée de
ces prêts en blanc.
On est donc loin du simple laxisme des directeurs à propos desquels
la Banque de France a une expression révélatrice, puisqu’elle les traite
d’« ardents », donc trop prompts à se laisser suborner par les
demandes de crédits de leurs clients, au nom de la conquête de
positions commerciales plus fortes par rapport à la concurrence sur la
place bancaire. Il s’agit bien d’une « fraude », en interne certes, sans
conséquence le plus souvent, quand les affaires de l’agence
s’arrangent au bout de quelques semaines ou mois. Cependant, quand
les comptes du client se détériorent sensiblement pour cause de
mauvaise gestion ou de conjoncture difficile, le rétablissement des
affaires de l’agence est compromis et le Siège découvre l’ampleur et la
portée de tels errements. Il doit passer les mauvais crédits en
provisions ; le compte de l’agence devient négatif ; il faut régulariser
les comptes et licencier quelques cadres.
Ces signes de la « maladie infantile » de nombreuses banques dans
les années 1870-1890, par exemple à la Société générale et au Crédit
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du Nord expriment leur « désorganisation », les failles de leur
organisation. C’est ce qui explique la montée en puissance de
l’Inspection générale, des contrôles réguliers ou inopinés, des recueils
d’instruction qui visent à uniformiser le traitement des opérations, tandis
que la centralisation de ce dernier se développe, par exemple à la
Société générale, sous la férule du nouveau patron, Louis Dorizon
2
, à
partir des années 1890. Mais des banques jeunes endurent les mêmes
difficultés dans les années 1920, telles la Banque nationale de crédit
3
,
la banque Adam ou la Banque générale du Nord : « La direction
générale de la banque a découvert que nous avions été victimes de
détournements. Le montant maximum des sommes qui nous ont été
dérobées atteint 1,4 million de francs »
4
, révèle le conseil
d’administration d’Adam, qui doit passer cette somme par profits et
pertes, comme on dit, en reportant le bénéfice net de l’année 1921-
1922 (1,9 million) et en ne distribuant pas de dividende cette année
: comme la société est de taille moyenne-grande, cette fraude en
interne a des répercussions sensibles sur ses comptes, alors que de
plus grosses banques absorbent aisément de telles pertes grâce à
leurs réserves.
Quoi qu’il en soit, ces maisons doivent elles aussi s’imposer des
règles de gestion plus strictes. Partout, c’est l’imposition d’un contrôle
social et technique sur les cadres qui permet peu ou prou de réduire
les fraudes internes bien qu’aucune maison ne soit exempte de
pratiques désagréables par la suite. Ainsi, l’agence de la Société
générale à Bordeaux subit des détournements importants au tournant
des années 1930, dus à « de sérieuses lacunes d’organisation »
5
:
« Le 22 septembre 1932, un simple employé comptable de l’agence
de Bordeaux constatait, en servant le registre d’impôt cédulaire, que
les balances de comptes de chèques à fin juin n’étaient pas exactes
et signalait le fait à ses chefs. L’enquête entreprise par l’agence
entraînait, le 23 septembre, des aveux cyniques de l’auteur des
5
falsifications, X., employé chargé de diriger la section des comptes de
chèques. »
6
En fait, ce sont quatre salariés complices qui sont
poursuivis et incarcérés car ils ont accordé à un client des facilités en
fraude ; « X. a développé à l’aide de comptes ‘Clients divers’
l’escompte de papier de circulation », donc sur la base d’opérations
fictives. « En position, le découvert a dû être masqué par des crédits
fictifs ; en comptabilité, des couvertures lui ont été procurées en fin de
mois soit par des remises de chèques, soit par des ventes fictives de
devises » ; puis « son solde débiteur, de plus en plus élevé, a été
masqué par des crédits non journalisés qui ont nécessité l’intervention
d’un comptable, lequel a falsifié les balances de l’agence pendant
trente mois »
7
, avant des opérations frauduleuses sur les comptes de
changes, et un total de près de 578 000 francs est ainsi décompté.
Partout, la banque doit accélérer la réforme en profondeur du mode de
gestion des agences ; par ailleurs, la mécanisation du traitement
comptable des opérations, à partir du milieu des années 1920, permet
de réduire les poches de résistance ou de dissidence. Cela dit, la
majorité des grands établissements doivent faire face de temps à autre
à des troubles causés par des actes de dissimulation comptable, ce
qui impose des mesures drastiques.
Le même type d’analyse peut être développé à propos d’opérations de
titres frauduleuses, quand des gestionnaires de services-titres, au sein
des agences surtout, acquièrent des titres pour leur propre compte en
se servant de l’argent de clients investisseurs, soit en puisant dans les
revenus des comptes-titres de ces derniers, soit détournant des titres
grâce à une falsification de la comptabilité-titres de l’agence. À chaque
fois, l’agent pris en faute suite à des pertes trop sensibles et à un
approfondissement de ses dissimulations argue qu’il comptait bien « se
refaire » et remettre les choses dans l’ordre grâce à ses gains ; mais
d’autres s’enfuient parfois et doivent être poursuivis et rudement
condamnés, jusqu’à un ou deux ans de prison ferme. Là encore, ces
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