La fidélité au symbole Lorsque Épictète, philosophe stoïcien du premier siècle, disait : « Chaque homme a deux anses, prends-le par l’anse où il est ton frère », il retrouvait le vieux sens du mot symbole, apparu plusieurs siècles avant lui. Dans l’ancien grec, le verbe sumbolein voulait dire : joindre, rassembler les deux parties. De ce verbe est dérivé le mot sumbolon, symbole, qu’on a traduit en français par tessère d’hospitalité. Il s’agissait d’une petite urne qu’on brisait en deux parties à des fins de reconnaissance ultérieure. Deux hommes passaient une entente et la scellait, paradoxalement, en brisant le symbole dont ils s’emparaient chacun d’une des parties. Un jour futur, eux, ou leurs descendants, réaffirmeraient l’entente et son cortège d’obligations réciproques en joignant les fragments du symbole. Le symbole vient du passé. C’est un morceau du passé qui réapparait dans le présent. Il resurgit du passé pour joindre ceux qui, dans le présent, se seraient à nouveau séparé, aurait oublié leurs liens et leurs obligations réciproques. La tessère d’hospitalité permettaient à des hommes d’être fidèles aux serments de leurs ancètres. Elle assurait une continuité de liens entre les générations. Rappelons-nous ces mots prononcés lors du rituel de la chaîne d’union : elle nous vient du passé. Plus loin : par elle, nous sommes rattachés à la lignée de nos ancètres. La chaîne d’union n’est pas seulement un des plus beaux symboles maçonniques, elle est l’expression même du mot symbole. Elle est symbole et tessère d’hospitalité au sens plein. Nous voyons par là qu’il est dans la nature du symbole de venir du passé. Vouloir remplacer la chaîne d’union par un artefact du monde actuel, par exemple le fax ou internet, ne consisterait pas à remplacer un symbole par un autre, mais à dénaturer l’essence même du symbole. Il est à craindre qu’un artefact du monde actuel ne possède pas beaucoup de profondeur symbolique ; il ne plonge pas dans l’épaisseur du passé et ne relie donc qu’en surface. Sur la fidélité maintenant. L’origine étymologique de ce mot n’est pas grecque, mais latine. Fidélité vient du latin fides, comme notre mot foi. Foi, fidélité, fédération et confédération ont la même origine sémantique. Une fédération suppose une foi commune et une fidélité à cette foi. En fait, la fidélité se rapporte au serment unissant les hommes fédérés ensemble par delà les générations. La foi n’est pas une chimère, une vaine espérance. On peut comprendre la foi comme la fidélité au serment. La foi n’est peut-être rien d’autre que cela, trouver un sens et une valeur au serment d’origine. Le philosophe André Comte-Sponville, dans son Traité des petites et grandes vertus explique que la fidélité entre deux être humains ne consiste pas à observer ce qu’on pourrait appeler des devoirs de surface. La fidélité consiste à préserver le souvenir de ce qui a été vécu ensemble, à ne pas le dénaturer ni le renier. La suprême infidélité ne serait pas, par exemple, de commettre l’adultère, mais de renier l’amour qui a été partagé en disant, sous le coup de l’émotion : « Tu ne m’as jamais aimé », « Nous avons été rien l’un pour l’autre », « tout cela n’était qu’une comédie », etc. Quand j’étais photographe professionnel, j’ai fait un contrat avec la Fondation pour la protection du patrimoine religieux du Québec. Dans certaines églises, plutôt que de photographier la splendeur des lustres et des vitraux dans une lumière vive, je choisissais des racoins sombres éclairés par une faible lumière. Quelque chose de la foi des générations passées me semblait mieux s’exprimer dans l’ombre que si j’avais braqué des phares trompeurs sur des banquettes aujourd’hui désertées. La petite lumière dans l’ombre symbolisait ce qu’il me reste de foi religieuse. Je tenais cependant à rester fidèle à cette foi. Quand je vois les outils maçonniques qui ornent notre tableau de loge, je les vois à travers la flamme de ma chandelle sur mon plateau de Premier surveillant. Ce n’est pas là un puissant projecteur, certes, c’est plutôt une petite lumière dans l’ombre. Ma fidélité au symbole maçonnique est dans l’acceptation de cette petite lumière dans l’ombre. Ce qui nous vient du passé garde un peu de l’épaisseur et de l’obscurité du passé. Il ne faut pas le renier sous prétexte que soumis à un projecteur de 300 watts il paraît pauvre et usé. Il y a des objets pauvres et usés qui expriment plus en leur fond que des objets lisses et neufs. Je préfère méditer sur un vieux ciseau élimé que sur une perceuse Black and Decker achetée chez Home Depot. Revenons maintenant à notre chaîne d’union. « Elle nous vient du passé et tend vers l’avenir ». Quelle est la part de futur dans le symbole ? Pour Carl Gustav Jung, le symbole manifeste la vie de l’esprit, obscure dans ses origines et qui ne peut s’exprimer par les concepts de l’entendement humain. Le symbole renvoie au-delà de lui-même, vers un sens encore audelà, insaississable et obscurément pressenti. Aucun mot de la langue que nous parlons ne pourrait l’exprimer de façon totale et satisfaisante, car l’esprit qui se traduit par des concepts vient de notre moi concient, une petite bulle à la surface de notre appareil psychique. Les germes créateurs de l’esprit humain gisent dans l’inconscient. C’est le symbole, et non le concept, qui les appelle à la lumière. La démarche initiatique propre à la maçonnerie traduit par ses symboles une aspiration profonde de l’être humain : découvrir l’Autre en nous, la personnalité plus vaste, le Soi. Métempsychose des pythagoriciens, résurrection chrétienne, réincarnation gnostique, quête du Graal ou renaissance à l’intérieur des limites temporelles de la vie humaine telle que nous la cherchons par nos initiations, autant de facettes de cette aspiration. Les alchimistes médiévaux ont transposé la transfiguration du Christ par la recherche, en chaque homme, de la Pierre ignée : la pierre de feu. Pourquoi utiliser le symbole de la pierre ? La pierre n’est-elle pas inerte, inorganique ? Comment la pierre pourrait-elle symboliser cette aspiration à devenir un homme rénové, meilleur ? L’aspiration à la renaissance surgit des profondeurs de l’esprit humain, et non de sa conscience. C’est pourquoi les symboles qui l’exprime ne sont pas l’invention de la conscience, mais une manifestation spontanée du psychisme. Dans l’inconscient, la pierre ronde et sombre, libérée par la rupture de la roche, et l’homme nouveau, l’homme formant une totalité, sont identiques. Mais ce qui est un pressentiment et une vérité pour l’inconscient devient une absurdité pour la conscience et sa volonté d’être claire et distincte. La conscience a toujours séparé l’esprit de la matière. Descartes, notre maître de rationnalisme, explique bien cela dans son Discours de la méthode. L’homme est esprit, la nature est matière. Par la raison, l’homme doit se rendre maître et possesseur de la nature. Nous voyons sujourd’hui où cela a mené. La figuration symbolique inconsciente a pris une autre direction que Descartes. En symbolisant l’homme total par la pierre, la Terre lourde qu’on a si souvent opposé à l’esprit aérien destiné à une demeure céleste, elle réunit l’esprit à la matière, l’homme à la nature. La logique aristotélicienne a formulé le principe de non-contradiction : A ne peut pas être égal à non-A. Notre discours rationnel s’est construit à partir de cette règle. Mais notre démarche initiatique formule une autre vérité : l’union des contraires. L’homme est une pierre. L’esprit et la matière sont un. Soyons fidèles à nos symboles. Ils ne sont pas désuets. L’archaïsme de la psyché humaine porte en elle ce qui tend vers le futur : le dépassement des oppositions réductrices qui ont tant oblitéré la condition humaine. J’ai dit.