Grimper sur une échelle tournante pour être initié
ALFRED MÉTRAUX (1944)
Source: J. Narby et Fr. Huxley, Chamanes au fil du temps, Albin Michel, 2002
L'anthropologue suisse Alfred Métraux a fourni une excellente vue d'ensemble du chamanisme sud-
américain dans un texte intitulé « Le chaman dans les civilisations indigènes des Guyanes et de l'Amazonie ».
Métraux était connu pour la précision et l'exhaustivité de ses recherches. Il donne ici une définition large du
chamane : « Tout individu qui, dans l'intérêt de la communauté, entretient par profession un commerce
intermittent avec les esprits ou en est possédé. » Et il énumère plusieurs éléments clés du chamanisme sud-
américain : l'utilisation de tabac ou d'infusions d'écorce pour contacter les esprits, l'initiation par le jeûne, la
danse, le chant, l'abstinence sexuelle et les expériences en dehors du corps associées à des échelles. Métraux
souligne également l'ambivalence fondamentale du chamane : pour aider les gens, il doit être capable de leur
nuire.
Les fonctions, les techniques et les attributs du magicien offrent une remarquable uniformité dans
toutes les tribus forestières des Guyanes et du bassin amazonien. Ces ressemblances fondamentales
justifient un traitement d'ensemble en dépit des différences linguistiques ou culturelles entre tribus
dispersées sur une aire immense. A l'exception des Apinayé, les groupes Gê du plateau brésilien ont
été omis de cette description, car chez eux le chamanisme y est peu développé et parfois même absent.
Les pratiques magico-religieuses des Indiens de la sylve amazonienne comportent un élément
spectaculaire qui les a toujours désignées à l'attention des voyageurs. Elles constituent un aspect des
cultures indigènes qui, du moins dans ses manifestations extérieures, est relativement bien connu. Le
personnage du magicien a tout particulièrement excité la curiosité et la verve des missionnaires et
voyageurs français qui ont décrit les mœurs et coutumes des Tupinamba du Brésil et des Carib de la
Guyane et des Antilles. A leur exemple, nous appellerons piai l'agent du surnaturel dans les sociétés
indigènes de l'Amérique du Sud tropicale : ce mot, d'origine tupi et carib, fait partie du vocabulaire
des diverses langues parlées des Guyanes au Paraguay. Il est synonyme du terme sibérien « chaman »
désignant tout individu qui, dans l'intérêt de la communauté, entretient par profession un commerce
intermittent avec les esprits ou en est possédé.
Le chamanisme est une profession presque essentiellement masculine; elle n'est pas fermée aux
femmes, mais celles-ci n'y jouent un rôle important que dans un très petit nombre de tribus. Dans le
domaine médical, qui est par excellence celui des chamans, elles ne pratiquent que des cures faciles
qui nécessitent l'administration de médicaments simples et la récitation de charmes. Les séances
dramatiques au cours desquelles on invoque les esprits ne sont pas leur fait.
L'intensité des expériences religieuses qui est la condition même des pratiques chamaniques
confère au piai une position à la fois privilégiée et marginale au sein de son groupe. Il ne fait aucun
doute que cette « vocation » attire une certaine élite de l'intelligence ou du caractère. Le chaman
amazonien est-il un névrosé ? Dans l'état actuel de nos connaissances, il est impossible de répondre à
cette question. On notera pourtant que les chamans se recrutent parmi les personnes prédisposées au
mysticisme, sinon instables. La transe leur ouvre les portes du surnaturel et leur procure les extases et
les états de crise auxquels leur tempérament se complait. N'oublions pas que le chamanisme, même
s'il est pratiqué par des névrosés, n'est à aucun égard une manifestation pathologique. C'est une
technique de communication avec le monde des esprits qui n'a rien d'anormal aux yeux du groupe. La
fonction du chaman est la guérison des malades et ceux qui en font profession sont évidemment les
premiers à bénéficier des effets apaisants de la transe et de la communion avec les êtres surnaturels.
Les voyageurs anciens et modernes se sont plu à dénoncer les piai comme des imposteurs qui
exploitent la naïveté de leurs compagnons. Ce point de vue est encore celui de nombreux
missionnaires peu éclairés. Cependant, les exemples ne manquent pas qui prouvent leur bonne foi et
leur honnêteté. Si eux-mêmes tombent malades, n'appellent-ils pas auprès d'eux un collègue qui se
dépensera pour les guérir ? Un grand nombre de chamans se montrent scrupuleux dans l'exercice de
leur art. Ils refusent rarement d'assumer la responsabilité - souvent dangereuse - d'un traitement
médical et, au cours de la cure, ils font preuve de zèle et d'énergie. Les transes sont parfois pénibles.
Beaucoup de chamans se garderaient, sans doute, de les provoquer s'ils ne croyaient en leur efficacité.
[ ... ]
L'apprenti chaman doit passer par une période de retraite au cours de laquelle il observe la
continence et divers interdits alimentaires. Il doit notamment s'abstenir de manger de la viande. [ ... ]
Pendant les périodes de retraite le futur chaman doit boire des infusions d'écorce et les vomir afin
de pouvoir entrer en contact avec les esprits. Il est particulièrement important que, par le truchement
de ces infusions, il entre en rapport avec les « esprits de l'échelle ou des échelons » qui aideront son
âme à quitter son corps et à s'envoler ou qui permettront aux esprits de la forêt de descendre et
d'occuper son corps. Les Akawaio disent qu'en absorbant et en vomissant des infusions d'écorce «
l'esprit de l'écorce ou d'autres esprits peuvent s'installer à l'intérieur du corps ». En effet, « l'écorce
d'arbre vomie devient Imawali. Imawali est un esprit de la forêt et les arbres possèdent cet esprit ».
Le novice doit également s'habituer à boire du jus de tabac et à le vomir à l'occasion. Le tabac
attire les esprits pendant les séances et aide celui du chaman à s'envoler. L'esprit du tabac est
étroitement associé à l'esprit de l'oiseau kumalak, une sorte de milan, qui est le principal auxiliaire du
magicien auquel il prête ses ailes. Le chaman, ivre de jus de tabac, s'élève au-dessus des montagnes,
suivi de l'oiseau kumalak. Tous deux errent ainsi « voyant tout et découvrant tout ». D'autres oiseaux,
surtout ceux qui vivent dans la montagne où dansent les esprits, instruisent le chaman et lui prêtent
leurs ailes pour qu'il puisse venir danser avec eux. Un long bruissement indique que l'esprit du
chaman revient en volant, et un coup sourd sur le sol prouve qu'il atterrit. Au retour de ses
randonnées aériennes, le chaman restitue à son auxiliaire les ailes prêtées. Le novice doit donc essayer
d'établir un contact avec l'esprit kumalak alors qu'il boit du jus de tabac et qu'il chante. En s'imposant
des restrictions alimentaires et en vomissant, le chaman, aminci, devient un support pour les ailes qui
l'emporteront vers le monde des esprits. Les chants qui jouent un rôle si important dans l'exercice de
la profession sont appelés malik, du nom des ornements symbolisant les ailes de l'oiseau kumalak. Ils
décrivent l'envol de l'âme du chaman et ses aventures dans les régions des esprits. Ce sont des «
chants d'ailes » ou des « chants de vol ». Sous la direction du maître le novice apprend les techniques
du métier : boire du jus de tabac, chanter les chants des esprits et agiter le paquet de feuilles dont le
bruissement crée l'illusion de l'approche ou du départ d'un esprit. Ces leçons peuvent avoir lieu dans
la hutte du chaman ou dans la forêt. Parfois elles sont données par l'esprit d'un chaman mort. Lors de
la séance publique qui doit le consacrer chaman, le novice, qui a bu de grandes quantités de jus de
tabac, « meurt », c'est-à-dire que son âme déserte son corps. Son maître qui l'assiste va à la recherche
de son âme et la ramène sur terre. A partir de ce moment le postulant peut « chamaniser » pour son
propre compte. [ ... ]
Dans la tribu des Carib du Barama, le maître prend à sa charge un petit groupe d'élèves qu'il
réunit dans une hutte construite à cet effet. Il commence par leur montrer la fabrication des hochets. Il
leur donne ensuite une forte infusion de tabac qui les plonge dans un état de transe au cours duquel
ils visitent le pays des « esprits des eaux » qu'ils apprendront à invoquer grâce à des chants magiques.
Plus tard, à la suite de danses effrénées qu'ils exécutent sous la double influence de la fumée et du
jus de tabac, les novices entrent en rapport avec les esprits-jaguars et, se sentant eux-mêmes devenir
jaguars, marchent à quatre pattes et rugissent. Il leur faut encore après cela traverser, toujours en
imitant le jaguar, un grand feu qui leur barre la route vers la rivière. Ils y courent, roussis et ivres de
jus de tabac, pour y attraper des poissons et des vers et s'assurer de la sorte le concours des esprits
aquatiques.
Trois mois de jeûne et de continence suivent ces épreuves. Les novices observent divers interdits,
dont ceux du feu et de la vapeur. Ils s'en écartent par crainte d'effaroucher les esprits qui cherchent
leur compagnie. Afin d'acquérir l'adresse nécessaire pour décocher à coup sûr leurs flèches magiques,
ils s'exercent à tirer à l'arc sur une balle de coton suspendue à un fil. [...]
L'initiation a pour objet de mener l'âme du novice dans l'au-delà où il rencontrera non seulement
ses esprits familiers mais aussi ses futurs adversaires surnaturels. Les moyens mis en œuvre pour
obtenir ces visions, en dépit de la complexité des détails, sont fort simples. Ils consistent surtout en
jeûnes féroces, en rondes effrénées et en l'absorption massive de fumée et de jus de tabac.
Entre les danses, les novices, assis sur le banc en forme de caïman et complètement aveuglés par
le piment dont on leur frotte les yeux, écoutent leur maître leur parler des êtres surnaturels et de leurs
attributs. Les visions provoquées par l'intoxication au jus de tabac sont naturellement très influencées
par les récits mythiques de l'initiateur. Invariablement, le candidat se croit transporté au pays des
esprits. Comme Dante, il est reçu au seuil de l'au-delà par un esprit protecteur qui se fait son mentor.
Celui-ci lui dit: « Viens, novice. Tu monteras au ciel par l'échelle du Grand-Père vautour. Ce n'est pas
loin. » Il grimpe à une sorte d'échelle tournante et parvient au premier étage du ciel où il traverse des
villages d'Indiens et des villes habitées par des Blancs. Ensuite, le novice rencontre une femme de
grande beauté. C'est l'esprit des eaux, qui l'engage à plonger dans la rivière. Là, elle lui communique
des charmes et des formules magiques. Le novice et son guide abordent sur l'autre rive et parviennent
au carrefour de la Vie et de la Mort. Le futur chaman peut à son gré se rendre dans le « Pays sans soir
» ou dans le « Pays sans aube ». Son mystérieux compagnon lui révèle alors le sort des âmes après la
mort. Brusquement, le candidat est ramené sur terre par une vive sensation de douleur. C'est le maître
qui a appliqué contre sa peau cet instrument de torture appelé maraké qui consiste en une natte dans
les interstices de laquelle sont insérées de grosses fourmis venimeuses. [ ... ]
La principale fonction du chaman est la guérison des maladies. Il s'acquitte de cette tâche en
convoquant à des séances spectaculaires les esprits responsables du mal ou, au contraire, ceux dont il
attend quelque secours. Ces cures dramatiques se terminent invariablement par des massages, des
fumigations et des succions pratiqués sur le patient pour extraire de son corps le « mal » sous la forme
de divers objets pathogènes.
Ses autres attributions sont multiples : prédire l'avenir, interpréter les présages, empêcher les
éléments de nuire aux hommes, chasser le gibier, distribuer la force magique à ceux qui en ont besoin,
organiser et présider les cérémonies religieuses et les danses.
Tout homme-médecine se double d'un sorcier capable de tuer à distance. Cette ambivalence dans
la personnalité du chaman qui, pour aider les hommes, doit être capable de leur nuire, est une des
caractéristiques les plus frappantes du chamanisme sud-américain.
Partout, les chamans jouissent d'un prestige et d'une autorité souvent considérables mais ce n'est
que chez les Guarani et dans quelques autres tribus qu'ils cumulent officiellement la puissance
politique et mystique.
Le chamanisme domine la vie religieuse des Indiens guyanais et amazoniens. A l'exception de
certaines cérémonies mi-religieuses, mi-profanes, les séances chamaniques sont pour eux le moyen le
plus simple d'entrer en rapport avec le monde surnaturel. L'attitude de l'Indien vis-à-vis des esprits
est faite de crainte et d'une certaine familiarité. Le chaman est avant tout l'individu qui utilise, au
profit de tous, le pouvoir supérieur des esprits et contrecarre, s'il le faut, leurs maléfices. Là où
l'influence des civilisations andines ne s'est pas fait sentir, les Indiens vivent dans un univers peuplé
d'esprits dont le chaman est le seul maître.
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