Difficile de critiquer négativement les qualités démonstratives d’un ouvrage qui tient une place centrale dans la
fondation de la sociologie et qui, d’une grande actualité, n’a cessé de faire autorité en sciences sociales. C’est en effet un
ouvrage qui présente une grande force dans l’argumentation employée. Par une sorte de dialectique, Durkheim utilise dans
son œuvre la méthode qu’il y expose, ouvrage qui emprunte ainsi la forme d’une démonstration mathématique ; d’abord la
définition des faits sociaux (chapitre I), puis règles relatives à leur observation (chapitre II), puis règles relatives à une
distinction opérée entre le normal et le pathologique (chapitre III), puis règles relatives à la constitution des types sociaux et à
l’explication des faits sociaux (chapitres IV et V) et enfin règles relatives à l’administration de la preuve (chapitre VI).
D’ailleurs, les raisonnements sont souvent exposés en trois temps même à l’intérieur d’un chapitre par le moyen d’un
vocabulaire emprunté une nouvelle fois au langage mathématique pour caractériser par exemple certaines règles découlant
des premières : « corollaires ». On a donc ici une méthode qui, pas à pas, au fil de son exposition, fait corps et se construit.
Ex. p.47, début du chapitre III : il revient sur la méthode précédemment exposée et l’enrichit de nouvelles distinctions.
Enumérant souvent tous les cas possibles, l’exposé est très dense, très riche en idées et hiérarchisé. Ne manquons pas
de souligner la grande rigueur de l’argumentation de par l’usage de connecteurs structurant le discours, de phrases courtes,
calibrées et d’exemples riches et variés qui viennent confirmer la validité des règles exposées. Il en résulte une grande
efficacité du fait d’un souci constant d’explication afin de bien se faire comprendre du lecteur. Cela est primordial pour éviter
les équivoques dans l’exposé d’une méthode visant elle-même à lutter contre le danger que représente le sens commun.
Les répétitions ou reformulations de certaines idées parfois lourdes rendant la lecture plutôt lente montrent néanmoins
le souci d’éviter l’incompréhension du lecteur. Cela traduit un contenu difficile à saisir ou admettre pour une science nouvelle
qui cherche à se faire une place à la fin du XIXème siècle. Par ailleurs, p.86, la preuve d’existence contenue dans la méthode
apparaît comme difficilement compréhensible et le terme de « sociétés inférieures » employé p.73 est contestable.
Cet ouvrage qui se veut pratique l’est effectivement : les règles sont on ne peut mieux explicitées et en italique (elles
sont ici intégralement retransmises en bleu), on ne pourrait mieux dire les choses et surtout, Durkheim fait preuve d’un regard
réflexif sur sa méthode elle-même ; il en pèse les limites, anticipe les objections possibles et expose les critiques qu’on peut
lui adresser et s’en défend. Cela permet de renforcer la démonstration elle-même. Il prend aussi des précautions quant à la
portée de cette méthode qui vise à éviter les erreurs sans être pour autant infaillible (p.45) en même temps qu’il pèse ses mots
et explique ses choix de vocabulaire.
On peut lui reprocher de souvent reprendre l’exemple du crime et de se référer sans cesse aux mêmes auteurs :
Comte, Mill, MM. Spencer ou Garofalo. Or, il est nécessaire, malgré la diversité des faits, de reprendre à titre d’illustration le
même exemple pour montrer l’efficacité heuristique des différentes règles. D’ailleurs, il ne s’attarde pas sur les autres
exemples ; il montre seulement comment il faudrait, avec rigueur, procéder. De même, notre auteur se réfère à un petit
nombre de prédécesseurs parce que la sociologie est une science qui à son époque se constitue. Cependant, il montre les
limites de ces auteurs en même temps qu’il enrichit ici leur analyse et celle qu’il a commencée dans De la Division du travail
social (1893). On y voit son souci de progrès et sa volonté d’avancer avec les nombreuses notes de bas de page renvoyant à
son premier ouvrage majeur. Il s’agit ici d’approfondir les thèses de 1893 sans toutefois se répéter.
Enfin, dans son argumentation, Durkheim pose des questions, sortes de problématiques d’étape qui guident le lecteur
(ex. p.78) et recourt à des arguments d’autorité (doute méthodique de Descartes ou Bacon,…). C’est plus qu’un ouvrage de
sociologie dans le sens où il appelle une ouverture nécessaire sur d’autres domaines (cf. comparaisons avec biologie ou
psychologie).
Aspects intéressants : p.71, il corrige ici une erreur commise à propos du criminel dans De la Division du travail social.
C’est donc le reflet d’une méthode qui s’élabore au présent.
p.75, dans la note de bas de page, Durkheim renvoie au Suicide (1897) : sa méthode est donc parachevée au fur et à mesure
que son expérience de sociologue utilisant cette méthode s’accroît. Par le souci permanent de la démonstration et de la
précision, l’ouvrage est, en cela comme en bien d’autres aspects, effectivement irréprochable.
CRITIQUE EXTERNE :
Difficile de réfuter une méthode que Durkheim reconnaît lui-même, dans la préface de la seconde édition, comme
« forcément restreinte » car étant le résumé d’une pratique personnelle, et « provisoire » car « les méthodes changent à
mesure que la science avance ». Or, on peut tout à fait relativiser cette précaution par la grande actualité de cette méthode
sociologique. Cette méthode est-elle néanmoins unanimement reconnue ? Les précautions manifestes de Durkheim n’ont pas
empêché les confusions ou mauvaises interprétations qui ont aussitôt suivi la publication de son ouvrage. Il s’en défend et
précise les points litigieux dans la préface de la seconde édition. Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui, après plus d’un siècle
de pratique, cette méthode constitue une référence incontournable, point de départ de nombre d’études sociologiques.
Rétrospectivement, force est de constater que Durkheim et l’école française de sociologie qu’il a formée, occupent
une place prépondérante dans la naissance et dans l’histoire de la sociologie française. A la fin du XIXème siècle, notre auteur
ne dispose ni de la notoriété, ni de l’influence que la postérité lui attribuera. Mais, c’est bien la force intrinsèque de ses idées