Page 2 sur 3- Philippe Caubère – Achives – Hommage à Serge Coursan - 1999
j’en vis sortir deux personnages extraordinaires. Un petit cow-boy trapu, costaud, carré, aux cheveux
déjà gris, qui portait aux pieds des bottes de motard avec des boucles en fer, comme celles que j’ai
mises pour lui aujourd’hui, un blouson de cuir, de motard aussi, accompagné d’une créature superbe,
grande, plus que sexy — le mot ne suffit pas —, sexuelle, vêtue comme un arbre de noël, et en même
temps au regard complètement ingénu. Elle me faisait penser à la fois à Arletty et aux putes qui tenaient
boutique dans la rue derrière le Gymnase, dont elle avait le costume, l’allure, le charme et l’arrogance.
Ils ont traversé la rue et ils sont entrés dans le bar en face du théâtre. Et moi, je me suis dit :
— “ C’est ça, les comédiens ! ”
C’était Serge et Betty.
Deux ans plus tard, mêlé à la foule qui, par tous les moyens possibles et imaginables, traversait le
Bois de Vincennes et se perdait dans ses taillis pour tenter d’y trouver le chemin de cette mystérieuse
Cartoucherie, je finis par aboutir dans l’endroit déjà mythologique, où, par je ne sais quelles ruses ou
quelles dragueries, je parvins à obtenir de la charmante personne, brune, fatale, sombre, superbe,
tragique — Odile pour ne pas la nommer —, un ticket d’entrée. Je ne savais pas, même si je crois qu’au
fond je m’en doutais, que je venais par là de sceller le cours de mon destin, et celui de ma vie. Le
spectacle commença, il n’est pas besoin de le raconter ici. Mais comme je n’ai pas reconnu Serge tout
de suite, je veux dire dans le lion des Animaux malades de la peste, la première scène du spectacle,
j’eus la surprise quelques instants plus tard, de revoir soudain le petit homme de Marseille, assis au
bord d’un des plateaux, la lumière montant doucement sur lui, tapant avec beaucoup de précaution sur
une clé. C’était lui. Et le bonheur que je sentais monter en moi depuis le début de la soirée, cette
impression qu’enfin je venais de découvrir, ou plutôt de retrouver, le théâtre du Capitaine Fracasse, des
légendes, des contes et des rêves de mon enfance, s’affirma et se confirma tout à fait quand je le vis se
dresser et hurler : “ Je suis le Roi ! ”. Au pays du théâtre, c’était là, sans nul doute, le roi des
comédiens.
Plus tard — comme je me suis employé ces dernières années à ce que toute la France le sache —
nous eûmes la chance et l’honneur, mes copains et moi, de devenir citoyens de ce pays. Et Serge, en
souverain de pacotille, nous y accueillit. Bien sûr, la Reine, ce n’était pas lui. Mais tout de même, en
secret, par-dessous, il nous abreuvait de ses conseils, de ses idées, de ses considérations réactionnaires
et phallocratiques qui nous affolaient, mais surtout nous réjouissaient et nous rassuraient. Si un
personnage comme celui-là pouvait aussi librement et triomphalement exister à l’intérieur d’une telle
troupe, c’est que nous étions en bonne compagnie. Le Théâtre du Soleil, implacablement gauchiste et
militant, dont nous nous voulions nous-même l’avant-garde sectaire et révolutionnaire, contenait un
royaliste fervent, admirateur, non pas de Bonaparte — il était trop révolutionnaire — mais de
Napoléon. De l’Empereur. Un grognard. Un chouan. Un fanatique. Et lorsque nous revenions de nos
expéditions terroristes dirigées contre les prisons, ou les juges de l’État fasciste, il n’avait qu’une
phrase, hurlée en cachette, vers les chiottes, ou caché au fond de l’atelier : “ Moi, les p’tits gars, vous
faites ce que vous voulez, je n’dirai qu’une chose : “ Vive l’Empereur ! ” ”. Et nous le faisions taire,
quoique morts de rire à l’idée que la direction politique ou morale puisse nous entendre nous complaire
à de telles insanités. Pour lui, c’était pas compliqué : Ariane, c’était Jeanne d’Arc. Et il n’avait pas tort.
Quant à Betty, n’importe quel étranger, spectateur ou visiteur égaré dans la cuisine, pouvait apprendre
de sa propre bouche que son petit homme, le matin même, venait de la déguiser en petite fille, de lui
faire des couettes, de lui faire porter une mini-jupe et des socquettes blanches, et de la faire courir
autour de la table, avant de l’honorer. Combien nos femmes, nos amantes et nos maîtresses devraient
remercier Coursan des idées qu’il nous a données ! En cette matière aussi, il fut imbattable, et je tiens à
l’en saluer. Nous ne sommes tous ici que ses piètres disciples.
Enfin, et c’est par là que je finirai, je veux nommer le rôle dans lequel sans doute il fut le meilleur.