Alain Finkielkraut (sous la direction de) : Qu’est-ce que la France ? Alain Finkielkraut, philosophe et intellectuel, est l’auteur de nombreux ouvrages, entre autres Le Juif imaginaire sur l’identité juive depuis la Shoah et dans un monde où la croyance a perdu de son importance. Il existe un « genre » littéraire peu étudié dans les universités : http://fr.wikipedia.org/wiki/Essai . Ce genre a été illustré et peut-être inventé au seizième siècle par Michel de Montaigne. L’essai est une réflexion étendue sur un thème quelconque, allant de la sexualité à l’histoire, en passant par la philosophie et la politique. Beaucoup des textes figurant au programme sont des « essais ». Les essais, pris dans leur ensemble, représentent une sorte de conversation au sein de la société, et de leur lecture et des discussions qui en résultent naît ce qu’on peut appeler « la vie intellectuelle » du pays. Ce volume est composé de conversations, organisées et présidées par Alain Finkielkraut, et diffusées à France-Culture. Dans ces discussions, on trouve de nombreuses références à d’autres textes, souvent ceux des intervenants, de sorte qu’il faudra se référer aux notes en fin de volume et éventuellement utiliser un moteur de recherche pour retrouver de plus amples renseignements, mais ces discussions illustrent assez bien le fonctionnement de cette « conversation intellectuelle » qui porte sur des questions d’identité, et des rapports entre l’évolution des institutions et la façon dont les Français perçoivent leur place au monde. Prologue : À la croisée des chemins Finkielkraut commence par de longues citations d’Ernest Renan1 : « L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours » p7. À l’idée formulée par Renan au dix-neuvième siècle, époque où les nationalismes sont nés, qui veut que la nation soit une sorte de consensus de tous les citoyens, unis dans la fierté de leur passé, Finkielkraut oppose la situation actuelle, où la plupart des gens ont plutôt honte d’un passé récent esclavagiste, colonial, et hitlérien. Dans ces conditions, l’existence même de la nation peut être contestée. ICI ET MAINTENANT Cette première section concerne l’actualité sociale et les problèmes posées par la situation postcoloniale, et les difficiles tensions résultant des Qu’est-ce qu’une nation ? et autres écrits politiques, Ernest Renan, éd Raoul Girardet, Paris, Imprimerie Nationale, 1996, p229 (loe texte est également disponible en ligne : http://ourworld.compuserve.com/homepages/bib_lisieux/nation01.htm ) 1 diverses perceptions de l’identité, et surtout du conflit entre le « communautarisme » et les « valeurs républicaines » (deux notions à étudier et à définir). Y a-t-il une question noire en France Stephen Smith & Françoise Vergès (Cette discussion a eu lieu peu de temps après des émeutes dans les banlieues ; elle concerne exclusivement la population d’origine négroafricaine et non pas les autres minorités de couleur.) En 1998, quand l’équipe française de football a remporté la coupe mondiale avec une équipe composée de joueurs d’origines diverses, on a parlé dela France « black-blanc-beur » (comme bleu-blanc-rouge) comme si le pays était parfaitement intégré sur le plan racial. Ce qu’on perçoit comme « le problème noir » est en fait un problème blanc. Devant le refus des Blancs de reconnaître aux Noirs une place dans l’histoire, certains penseurs noirs conçoivent une hostilité envers tout ce qui est blanc. La haine dont font l’objet les noirs est d’un autre ordre que celle dirigée contres les Juifs ou les Arabes, dont on craint l’influence ou la concurrence, alors les Noirs ne comptent pas. La France a créé une journée pour commémorer officiellement l’esclavage (le 10 mai). En fait, les Blancs ne sont pas les seuls responsable de la traite des esclaves, et des Noirs (et des musulmans) ont également participé à ce commerce. Les traites négrières européennes sont pourtant les seules à avoir donné lieu à des communautés distinctes (comme au Etats-Unis). Il est fait référence à un document communément appelé le code noir2. Le statut des esclaves n’y est pas défini en termes de race, et la situation où le propriétaire d’une esclave l’épouserait est prévue. Le caractère « raciste » de l’esclavage a été renforcé au siècle suivant. Bien des choses qui ont pu être dites à propos de l’esclavagisme sont en fait anachronique. Comme les Juifs ont réussi à faire reconnaître les crimes dont le peuple juif a été victime, d’autres groupes de pression essaient de faire valoir leurs droits de la même façon. En fait, les Noirs de France ne forment pas un bloc unique, et ne partagent pas le même passé. À partir du moment où la personne est définie en termes de ses origines ethniques, le problème du rapport entre les éventuelles exclusions dont elle est victime et ses origines ethniques se pose ; ce rapport n’est pas forcément simple. Dans le système scolaire, à partir du moment où on cesse de parler de l’échec de l’étudiant pour parler de l’échec de l’école, il se crée une sorte de « droit à la réussite ». À propos de la « discrimination affirmative » (affirmative action) on note que la situation politique et 2 voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Code_noir et http://fr.wikisource.org/wiki/Code_noir économique dans les DOM-TOM est de nature à désavantager ceux qui en sont originaires. L’école dans la France d’aujourd’hui Pascal Blanchard & Jean-Pierre Obin L’école est envisagée sous le rapport de son rôle possible dans l’intégration des immigrés. Ce problème est lié à la façon dont l’histoire est enseignée. En effet, la France n’a pas su assumer son passé colonial dans l’enseignement. Le « problème » de l’islamisation (qui existe dans d’autres pays) vient compliquer la situation, sans être pour autant une conséquence directe du passé colonial. L’Angleterre n’aurait pas les mêmes difficultés mémorielles. L’intégrisme est favorisée en France par une stratification/ségrégation sociale, c’est-à-dire la créations de ghettos. Un inspecteur d’académie déplore la « régression » des jeune sur une identité religieuse sans doute reconstruite et bricolée p54 (se demander s’il y a lieu, dans le contexte d’une séparation entre l’église et l’état, de porter ce genre de jugement sommaire sur les croyances des élèves). Il existe un phénomène de conformisme religieux qi oblige tous les « beurs » à pratiquer l’islam (sont-ils les seuls à ressentir la pression du conformisme ?) : On peut aussi s’inquiéter des confrontations de plus en plus nombreuses de l’enseignement, principalement dans les disciplines : l’éducation physique et sportive, les sicences de la vie et de la terre. Les lettres et la philosophie sont aussi concernées dans une moindre mesure : ce qui est ciblé alors ce n’est pas la discipline elle-même que certaines œuvres et certains thèmes p54. Tout enseignement concernant les cathédrales du Moyen-Âge ou la chrétienté devient difficile, sinon impossible. Alain Finkielkraut dont les parents ont été déportés dit n’avoir pas souffert du fait que les événements dont les siens avaient souffert n’étaient pas pris en compte par l’école, mais aujourd’hui il y a des attentes et des demandes de « mémoire » p57 (la notion du devoir de mémoire est à étudier3). Ceux dont le passé n’est pas pris en compte s’estiment lésés : Les prosélytes et les intégristes ont de tous ordres alors toute latitude pour dire que, depuis trente ans, la République exclut les Maghrébin mais entègre les Juifs p58. Les deux intervenants ne sont pas d’accord sur la façon d’envisager la diversité des histoires : est-ce que ces particularités sont contraires à l’unité républicaine, ou peut-on dire que la France possède plusieurs histoires ? La loi du 23 février 20054 n’a pas pu être mise en 3 voir en particulier: http://fr.wikipedia.org/wiki/Devoir_de_mémoire voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_française_du_23_février_2005_portant_reconnaissan ce_de_la_Nation_et_contribution_nationale_en_faveur_des_Français_rapatriés surtout controversée pour l’article 4: Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit qui constitue une ingérence étatique dans l’interprétation de l’histoire (voir aussi : 4 application, et Alain Finkielkraut craint que le dénigrement de la France ne soit devenu obligatoire. D’autres symptômes révèlent le même malaise, comme l’absence d’un musée de la colonisation en France. Il est noté que l’université française accorde une place très restreinte à l’histoire post-coloniale. Toutefois, pour trouver un remède à la situation, il ne suffit pas de revoir l’enseignement de l’histoire ; il faut créer une plus grande mixité sociale. [I]l y a un problème d’État parce que l’État a choisi sa mémoire p70 ; Quelle histoire n’a pas été à un moment manipulée par une minorité ou un parti ? p72. Les difficulté d’intégration Hakim Et Karoui & Michèle Tribalat Michèle Tribalat se dit ethnographe, travaillant sur des données précises, et pourtant elle a collaboré à un ouvrage dont le titre est L’école face à l’obscurantisme religieux (personne ne trouve à redire à ce genre de langage). L’adjectif « français » sert souvent d’insulte dans les écoles. Le problème est peut-être plus étendu qu’on ne le croit. L’indice d’intégration utilisé est le pourcentage de mariages mixtes, parce que cela http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000444898& dateTexte= ) indique l’abandon de toute appartenance « ethnique » au profit des valeurs républicaines. Hakin El Karoui dit : Je pars d’une vision qui est celle des Français, la vision de l’universel et de l’égalité de tous les hommes p80. Or, les immigrés ne partagent pas cette vision. Les immigrés ont la nationalité française, mais n’entendent pas faire d’autres efforts d’intégration : Est Français celui dont l’État di qu’il est Français (selon Télérama) p 83 ; « celui qui est ci est d’ici » (Badiou) p83. Selon Hakim EL Karoui, les immigrés sont déconcertés par la difficulté de construire un discours sur ce qu’est la France aujourd’hui p84. Toujours selon lui : On n’arrive plus à définir l’altérité parce qu’on échoue à définir ce que l’on est p84. Les nouveau venus ne peuvent donc savoir à qoi il ont à s’assimiler : Ils ne savent pas ce que l’on attend d’eux p85. On évolue vers une situation qui serait celle du Royaume-Uni où il est suffisant que les immigrés respectent la loi, alors qu’en France, traditionnellement, la notion de l’espace privée est beaucoup plus restreinte ; l y a une contradiction : l’opinion incite les nouveaux-venus à respecter les codes sociaux, tandis que le discours les autorise à vivre leur différence. Les valeurs de la la¨cité, sur, entre autres, l’égalité des sexes, peuvent être en contradiction avec celles de leur culture d’origine. Selon Hakim El Karoui la passion égalitaire française se transforme parfois en égalitarisme p90/ ce n’est pas la même chose et on ne trouve pas la même confusion dans d’autres pays. Alors que la proportion des pauvres et beaucoup plus élevée en Angleterre, le problème de m’immigration est moindre. Les Américains (surtout depuis le 11 septembre) sont plus fiers de leur pays que les Français :La France […] n’est plus une patrie mais un État protecteur, une compagnie d’assurances p92. Alain Finkielkraut explique les exigences des immigrés (« tout, tout de suite » p94) par un consumérisme exacerbé : « le fric ou je fais des conneries » p95. Toutefois, les intervenants reconnaissent qu’il y un problème spécifique à l’islam. Hakim El Karoui pense que la loi sur le voile islamique avait le mérite de tracer les limites entre l’espace privé et l’espace public, mais ne croit pas qu’une loi puisent transformer les musulmans en bons laïcs. La laïcité dans tous ses états Maurice Agulhon & Lionel Jospin (ancien premier minstre) (La laïcité est un mot difficile à traduire dans les autres langues, et pourtant est un élément-clé parmi les « valeurs républicaines ».) Au lieu de définir la laïcité (le concept est peut-être trop bien compris) la discussion tourne immédiatement vers la question du foulard islamique. Le circulaire Bayrou indique entre autres La nation n’est pas seulement un ensemble de citoyens détenteurs de droits individuels, elle est une communauté de destin p104 (Cette déclaration va à l’encontre de ce qui divers intervenants ont constaté, et rejoint le point de vue de Renan.) Lionel Jospin — personnellement non favorable au port de signes religieux p105 — est gêné par le conflit entre la constitution qui garantit la liberté même en matière de religion et l’interdiction. Lionel Jospin ne veut pas mettre la laïcité en position de faiblesse par rapport à l’intégrisme radical p106. Maurice Agulhon intervient pour dire : il ne s’agit pas d’une religion, mais de la version intégriste et fanatique d’une certain religion p108 et plus loin Lionel Jospin enchaîne : Nous devons être contre la version intégriste de l’islam p109 (ce qui s’accorde pal avec la laïcité définie par Lionel Jospin : le spirituel ne peut être juge du temporel, et réciproquement p107). Alain Finkielkraut prétend que l’islam ne peut reconnaître l’égalité des sexes, alors ce celle-ci est un principe constitutionnel, et que cela étant, le principe constitutionnel doit prévaloir. Aux gens de gauche qui sont contre le foulard viennent s’ajouter aussi des gens de droite qui ont d’autres raisons (racistes) pour s’y opposer. La situation se complique du fait que la France — collectivement a mauvaise conscience à propos de son passé colonial, notamment en Algérie. La laïcité est-elle neutre ? Selon Lionel Jospin : La laïcité s’est constituée en France contre la religion p116. Depuis lors, les persécutions religieuses dans les pays totalitaires ont fait qu’on considère la religion comme une chose à protéger, est nullement une menace pour la société, alors que l’islam en est une. Par ailleurs, si le catholicisme intégriste a pratiquement disparu, les partis de droite sont à toutes fins pratiques des partis de la démocratie chrétienne, et il existe un courant catholique dans le parti socialiste (tendance Jacques Delors). Le fait que l’école soit de plus en plus considérée comme un prestataire de services fait que c’est de plus en plus au client-élève de dicter ce qu’il veut. Cela rend toute interdiction difficile à tolérer. La discussion se termine par des réflexions sur la morale laïque, dont il est dit qu’elle se doit de rester neutre dans certains domaines tels que la sexualité. Les nouvelles radicalités : une énigme française ? Daniel Bensaïd & Philippe Raynaud Le mot « radical » n’a peut-être pas un sens suffisamment clair pour se passer de tout commentaire. Il désigne une colère avec le monde tel qu’il est, et un désir de le changer. Il s’agit d’un mouvement de protestation contre les manifestations modernes de la bourgeoisie, telles que la mondialisation, l’ultralibéralisme &c. Nous vivons dans un monde conflictuel, et ces conflits sont centrés sur le capital. Or, on se rend compte qu’il existe des problèmes au monde que le capitalisme aggrave, et qu’il ne peut pas résoudre, notamment tous les problèmes liés à l’environnement et à l’écologie. Autrefois, les capitalistes étaient ceux qui prenaient des risque, et qui couraient donc un danger, danger dont les chefs d’entreprise sont aujourd’hui protégés par des stock-options et des golden parachutes, alors que les ouvriers, qui autrefois ne couraient aucun risque, sont déjà exposés à erdre leur emploi du jour au lendemain. Le problème est de savoir s’il faut retourner au modèle socialiste ou encore apporter des modifications au système actuel. Mais nous ne trouvons plus dans un monde fait d’oppositions binaires. Ce qu’il faut protéger, ce snt donc les droits individuels, y compris le droit au blasphème (ceci, tout particulièrement, autour de l’affaire Redeker). Si la lutte contre l’impérialisme doit être poursuivie, on aura à l’occasion à s’associer à des gens qu’on n’approuve pas à 100%. Europe, nation, démocratie Jean-Marc Ferry & Pierre Manent L’identité européenne consiste justement en une ouverture envers ce qui vient de l’extérieur : Je trouve d’ailleurs que les nations européennes mettent un accent ecessif sur le partimoine. Aurjourd’huo prévaut ue sorte d’obsession de la conservation des choses héritées qui risque de nous faire perdre jusqu’au souvenir de l’esprit qui les a créées p157. Mais est-ce que, pour s’ouvrir à l’autre, il faut cesser d’être soi-même ? Il s’agit plutôt de la reconnaissance de soi dans l’autre p160. Si nous ne vivons plus à l’époque des nationalismes, il ne faut pas faire abstraction de conflits qui se sont produits dans l’histoire. Toutefois, pour que l’Union puisse se faire, la réconciliation est un préalable indispensable ; il ne s’agit pas de dépasser la nation, mais de dépasser les nationalismes. La réconciliation passe en partie par la repentance, mais il faut éviter que la repentance conduise au masochisme ou à la haine de soi. La discussion se termine par une considération de l’expression « club chrétien », pour désigner l’Europe, et c’est une façon détournée de se demander si l’ouverture qui caractérise l’Europe pourrait s’étendre à la Turquie. INCARNATIONS Si la première partie du livre concerne la France contemporaine, il y est souvent fait référence à l’histoire, et cette deuxième section contient trois études de personnalités importantes, dont les deux premiers sot des présidents sous la Cinquième République, et le dernier est un historien du dixneuvième siècle. L’héritage du Général De Gaulle Paul-Marie Coûteaux & Nicolas Tenzer Mitterand et l’engouement de la mémoire Christophe Barbier et Hubert Védrine Michelet, la France et les historiens François Furet & Jacques le Goff (deux des historiens les plus célèbres en France) Michelet reste pour nous, historiens de la Révolution, un exemple inégalé p243. Le travail de l’historien est à 50% une travail d’érudition, et à 50% d’imagination. Pour Michelet, l’histoire peut être une descente dans le pasé, un travail de « ressurection », et aussi la création d’un présent : Pour Michelet, la fonction m^me de l’historien est de relater, et par là même de constituer l’identité narrative de la France p251. Michelet emploie davantage le mot nationalité plutôt que celui de nation. Pour Michelet, nous sommes tus une émanation de l’histoire : « Nous devons plus aux âges antérieurs que nous ne devons à nous mêmes. Tous, nous sommes les fils de la conversation, de la lecture et de la tradition » p255 (ce qui tend nettement à la définition que donne de la nation Renan). Cette vision de la France comme une personne est en train de disparaître, la France d’aujourd’hui étant plus comme un catalogue qu’une personne. Ce catalogue est en partie celui des lieux de la mémoire, et l’histoire n’est plus une chose qui vit, mais une chose qu’on visite en touriste. La discussion se termine par des réflexions sur la possibilité de faire une histoire de l’Europe : L’Europe existe à l’état de larve, de projet ou de fantasme, mais elle n’existe pas encore à l’état de personne p261. HIER ET MAINTENANT Qu’est-ce qu’être français aujourd’hui Pierre Nora et Paul Thibaud Alain Finkielkraut revient à la définition classique de Renan. Depuis 1882, bien des choses ont changé, et certains mots comme foi, amour ou honneur ne sont plus employés. Selon Toqueville l’honneur est le sentiment d’un groupe particulier, alors que la morale est un principe universel p267. L’ère démocratique supprime l’honneur au profit de la morale. On est passé d’une conception purement historique de la nation à une conception mémorielle p269. Or, la mémoire tend à mettre en évidence les divisions. Au lieu de reconnaître leur dette envers le passé, les gens portent un jugement sévère sur le passé, comme on le fait actuellement sur la guerre d’Algérie. Si le gaullisme marquait une rupture avec Vichy (ou un oubli), il avait un caractère illusoire dont les gens ne sont plus dupes. Il existe une distinction importante entre le souvenir (passif) et la mémoire (à laquelle il faut travailler : Le seul moyen de maîtrise l’avenir est d’habiter le passé p275. Ce passé mettra en évidence les divisions : Aujourd’hui, l’intégration progressive de ces groupes sociaux au collectif national fait que chacun d’entre eux veut récupérer sa propre histoire comme son dentté personnelle p276. L’identité en France naît de la politique nous sommes le pays où la politique crée de la socialité, au lieu d’hériter cette socialité de la religion ou des traditions p280 (ceci explique peut-être le conflit identitaire avec certains immigrés croyants). En Europe, il existe un certain nombre de pays qui cherchent à faire leur entrée dans l’histoire, et il reste à savoir s’ils s’inspireront du modèle français. La République et la philosophie Marie-Claude Blais & Marcel Gauchet (Dans ces entretiens il est souvent question des « valeurs républicaines » et il est ici question d’un des fondateurs de la République, Charles Renouvier, 1815-1903 ; il est souvent question de la philosophie — notion difficile pour les étudiants qui ne connaissent pas cette discipline qui fait partie de la formation de tous les Français cultivés.) Toute sa philosophie va être dès lors une philosophie de la construction de la république sur la base individuelle et donc des responsabilités de l’administration politique dans la transmission, la diffusion et la garantie de cette morale p291. Il prend ses distances par rapport aux positivistes (Auguste Comte, Lafitte, Littré), dont la tendance est de mettre la science à la place de la religion, et aussi des libéraux, pour qui c’est l’individu cherchant son propre bien-être qui fait avancer l’État. Renouvier s’est efforcé, en s’inspirant de Kant, de faire une synthèse entre la protection des libertés individuelles, d’une part, et une morale d’État d’autre part. Sa conception de la laïcité n’était pas simplement que l’État devait être absente de la sphère religieuse, mais supposait en outre qu’il devait prendre en main l’enseignement de la morale. Aujourd’hui, on s’écarte de l’idéal de Rnouvier, en insistant sur les droits du citoyen, sans donner une importance égale à ses devoirs. Alain Finkielkraut pense que ce qui forme obstacle au travail du gouvernement aujourd’hui, c’est la notion de société (c’est-à-dire du collectif) alors que Renouvier pensait que le travail du gouvernement était de transmettre à l’individu un ensemble de valeurs (que le communautarisme religieux rend difficile aujourd’hui). Les systèmes de sélection (concours &c) mis en place par l’État pour assurer l’égalité des chances servent aujourd’hui à maintenir l’ascendant de la bourgeoisie. La France est-elle encore un pays catholique ? Danièle Hervieu-Léger & Henri Tincq Malgré certaines incohérences, comme le fait que la plupart des fêtes légales en France sont des fêtes religieuses (Pâques, Noël, Assomption &c), la réponse semble être « non ». Comme les écoles ont pendant longtemps éviter de prononcer le mot « dieu » les jeunes, dont certains recommencent à participer de façon ponctuelle à des manifestations de piété, comme des pèlerinages, sont d’une grande ignorance en ce qui concerne la foi, et lorsque certains parents entreprennent de donner à leurs enfants une éducation religieuse, ce n’est pas pour leur inculquer cette religion, mais pour leur donner les éléments nécessaires pour prendre une décision plus tard. Depuis le dix-neuvième siècle, l’église autrefois dogmatique, est arrivée au point où elle est ouverte au dialogue. Selon les intervenants, ce dialogue n’est pas envisageable avec l’islam : pas de dialogue avec l’islam dans les conditions où est l’islam aujourd’hui p334. La France et les Juifs Paul Thibaud & Michel Winock Impossible, à propos des Juifs, de ne pas évoquer l’Affaire Dreyfus5. Or, cette affaire et remarquable, non pas en raison du sentiment antisémite qu’il révèle (l’antisémitisme étant alors une chose banale partout en Europe) mais parce que les intellectuels français (c’est à partir de cette époque qu’on commence à parler des « intellectuels ») se sont mobilisés pour prendre la défense de l’officier juif. En effet, les Juifs, généralement favorables aux acquis de la Révolution, étaient très bien intégrés à tous les niveaux de la société — à tel point que peu des Juifs ont cherché à se convertir au 5 voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Dreyfus et http://www.assembleenationale.fr/histoire/dreyfus/dreyfus-chrono.asp christianisme, alors qu’en Allemagne, à la même époque, ils le faisaient par milliers. S’ils ne l’étaient plus sous le régime de Vichy, c’est que les responsables de Vichy étaient ceux qui avaient essuyé une défaite avec la victoire des dreyfussards, et peut-être aussi à cause d’une vague d’immigration juive provenant des pays de l’est pendant les années 30. C’est à cette époque qu’on a commencé à parler du « problème juif » en France. Pendant les persécutions antijuives de la Guerre, il s’est trouvé des « Justes » (= righteous among the nations) pour porter secours aux Juifs, d’abord des protestants, ensuite d’autres. Après la Guerre, et depuis la fondation de l’État d’Israël, on assiste à l’émergence d’une opinion juive. Ce courant particulier dans la vie politique de l’époque a peutêtre contribué au commentaire tristement célèbre du Général De Gaulle : « peuple d’élite, sur de luimême et dominateur » p349. Vers la même époque, celle de la décolonisation, l’arrivée massive de séfarades nord-africains a doublé la population juive de la France. C’est de cette époque que datent les manifestations visibles de l’appartenance juive, et aussi le désir d’un savoir plus long sur le rôle des autorités françaises dans la Shoah, ce qui a peut-être conduit les Juifs à se présenter un peu trop souvent dans le rôle de victimes. Si la France a voulu s’impliquer dans les institutions européennes, c’est en partie pour faire porter à l’Europe la responsabilité de l’antisémitisme, et pour éviter d’avoir à l’assumer elle-même. Depuis la même époque, qui fut celle de la Guerre de Six Jours, l’opinion publique s’est en partie retournée contre Israël, au point de contester sa légitimité (alors qu sa création fut approuvé par l’ONU et l’Union Soviétique). Les Juifs — qui peuvent avoir des opinions divergentes sur l’État d’Israël — se trouvent impliqués dans cette polémique bien malgré eux. Y a-t-il un fascisme français ? René Rémond & Zeev Sternhell Il existe en France deux traditions, dont une est issue de la Révolution : C’est la tradition rationaliste, universaliste et humaniste, celle qui fait la gloire de la France p362. Dans le cas de l’autre, elle repose sur une vision organique de la société et elle vomit les droits de l’homme, l’individualisme et l’égalité. La société est envisagée comme un corps dont les individus sont les parties, et elle se définit en termes historiques, culturels, raciaux, ethniques p362. Dans un cas, il s’agit de disséminer, et dans l’autre de défendre. La réaction de défense se manifeste surtout en temps de crise. Si cela est un élément du fascisme, le fascisme possède en outre une fascination avec un chef fort, et une composante belliciste. L’avènement au dix-neuvième siècle du nationalisme a fixé des limites aux vises universalistes de la Révolution ; si un Thomas Paine pouvait devenir Français et se faire élore à l’Assemblée nationale au dix-huitième siècle, au dix-neuvième ç’aurait été impossible. S’il existait une droit nationaliste en France avant la Seconde guerre mondiale, celle-ci n’était pas belliciste, la droite comme la gauche tant gagnée à la cause de la paix. D’un côté, on peut prétendre que la France de Vichy n’était pas vraiment fasciste ; Vichy voulait la conservation des élites traditionnelles, alors que le fascisme rêve de substituer à ces élites qu’elle n’aime pas des élites nouvelles issues de la masse du parti p370. Mais à côté de cela, il faut considérer que les lois raciales ont été adoptées par Vichy sans que l’Allemagne en fasse la demande, et ont été appliquées de façon plus draconienne qu’en Italie. Le fascisme est une doctrine culturelle autant que politique, et c’est peut-être ce qui tend à indiquer que le Front National dont l’indigence en matière de culture est notoire ne fait pas vraiment partie du mouvement fasciste : L’antifascisme est le ciment de la France contemporaine p380. L’adieu aux paysans Pierre Jourde & Richard Millet (Un paysan est le propriétaire de sa propre terre, qu’il travaille, ou seul, ou avec sa famille. Traditionnellement, le paysan jouait un rôle important dans l’économie française, et était considéré comme la figure emblématique de l’enracinement en littérature, la littérature régionaliste étant généralement une littérature de droite). Les deux intervenants croient que le paysan est voué à disparaître. En partie, avec l’Union européenne, le paysan est devenu un fonctionnaire de l’agriculture p389. On parle davantage aujourd’hui d’agriculteurs et le personnage d’un José Bové compte parmi les personnages marquants de l’anti-mondialisation. Les deux intervenants ont de nombreux antécédents littéraires, mais plus que Giono, ce sont les auteurs américains Faulkner et Steinbeck qui leur ont servi de modèles. Avec le monde paysan, c’est aussi un monde religieux qui a disparu, et le sentiment religieux est indispensable à la compréhension de la littérature. Pour lire un roman, il faut être capable de lire la Bible. Ce n’est as seulement le latin qui se perd, mais le français, ou plutôt, le français est en train de se modifier radicalement. Les chances de la galanterie Claude Habib & Mona Ouzouf (La galanterie est un code qui gouvernait les rapports entre les sexes sous l’ancien régime) : le galant homme se définit pas la capacité d’inverser, au moins imaginairement, les rôles assignés à chacun des sexes p413. Paradoxalement, ce code permet de parler d’amour tout en interdisant de parler de soi ; il permet ainsi d’exprimer de désir sexuel sans que celui-ci soit perçu comme une agression. Grâce à la galanterie, les femmes ont pu conquérir une place importante dans la société française, à la différence de certains autres pays où règnait la séparation des sexes. Il existe peut-être un lien entre la galanterie et le libertinage (structure de parasitage de la galanterie p427), mais la distinction est pourtant de taille, et il ne faut pas confondre les deux choses. De même, la coquetterie est liée à cette notion, mais en est une forme particulière. La galanterie est peut-être une sorte de mensonge — c’est à ce titre qu’elle fut condamnée par Rousseau — mais elle a l’avantage de laisser à la femme le droit de choisir. Or, a galanterie est la reconnaissance de l’inégalité des sexes, et pour cette raison elle est peu compatible avec le féminisme moderne. Les intervenantes se demandent si les acquis du féminisme n’ont pas conduit à une brutalisation du rapport amoureux.