Jugurtha - algerie ancienne

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Jugurtha.
EN mourant, Micipsa avait distribué son royaume entre deux de ses fils,
Hiempsal et Adherbal, et un neveu qu’il avait adopté et appelé au partage de sa
succession, moins par affection que par crainte. Ce dernier, célèbre dans
l’histoire sous le nom de Jugurtha, était connu des Romains, parmi lesquels il
avait servi en Espagne sous le commandement de Scipion (Jugurtha s'était
surtout distingué au siége de Numance et dans la campagne qui suivit la prise de
cette ville).
Sa force prodigieuse, sa rare beauté, son courage
indomptable, son esprit vif, souple et pénétrant, le
faisaient adorer des Numides, qui croyaient voir revivre
en lui Massinissa, le fondateur de leur empire. Son
ambition ne connaissait ni le scrupule ni la crainte : elle
amena sa chute et la ruine de sa patrie. Appelé au trône
conjointement avec deux princes plus jeunes que lui, dénués de talents et
d’expérience, il ne lui fut pas difficile de s’en défaire et de régner seul.
Hiempsal, l’aîné, fut assassiné dans sa résidence de Thermida; Adherbal, le
second, ayant pris les armes pour venger son frère et se défendre lui-même, fut
prévenu par son farouche compétiteur, qui l’attaqua à l’improviste et le chassa de
ses états. Adherbal, ne se trouvant plus en sûreté en Afrique, vint à Rome
chercher un refuge et implorer l’assistance du sénat.
Mais déjà une démoralisation profonde régnait chez ces fiers patriciens;
l’or était sur eux tout-puissant. Jugurtha le savait. Des ambassadeurs numides
partirent aussitôt avec ordre de se concilier la faveur de tous les hommes
influents de la république ses riches présents ne tardèrent pas à l’emporter sur
les justes plaintes de son parent dépouillé. Les sénateurs qui l’avaient accusé
avec le plus d’acharnement se montrèrent ses plus ardents défenseurs; et si
quelques autres, restés incorruptibles, demandèrent que l’on punît Jugurtha et
que l’on secourût Adherbal, la majorité, gagnée par les émissaires de
l’usurpateur, sut comprimer ce généreux élan. Au lieu de faire passer sur-lechamp une armée en Afrique, on se contenta donc d’y envoyer dix commissaires
chargés de faire entre les deux compétiteurs un nouveau partage de la Numidie.
Déjà ébranlés à Rome par les promesses de Jugurtha, ces commissaires se
laissèrent entièrement corrompre par ses largesses, et dans le partage ordonné
par le sénat, les districts voisins de la Mauritanie, les plus fertiles et les plus
guerriers, lui furent attribués. Adherbal eut ceux de la partie orientale, qui, par
le nombre des ports et l’éclat des cités, lui faisaient une part plus brillante que
solide, car ils ne lui donnaient aucun moyen de défense contre son ennemi.
Aussitôt après le départ de ces commissaires, Jugurtha, plus que jamais
persuadé qu’il obtiendrait tout de Rome à prix d’argent, attaqua Adherbal, le
battit dans plusieurs rencontres, et l’enferma dans Cirta (Constantine), sa
capitale, dont il pressa le siége avec vigueur. Ce malheureux prince n’eut que le
temps d’envoyer de nouveau à Rome implorer du secours. D’autres commissaires
vinrent en Afrique; mais, cette fois encore, les uns furent séduits par les
promesses, les autres gagnés par les riches présents de Jugurtha. Le siège de
Cirta n’en continua donc pas moins, poussé avec l’opiniâtre énergie de l’ambition
qui se voit près d’atteindre son but. Trop forte pour être enlevée d’assaut, la
ville fut étroitement investie, et bientôt réduite à la famine. Des marchands
italiens et des soldats étrangers sur qui reposait principalement la défense de la
place, lassés de la longueur du siége, persuadèrent à Adherbal de se rendre sous
promesse de la vie l’imprudent écouta ce dangereux conseil, et, sans respect pour
le droit des gens et pour sa parole, Jugurtha le fit périr dans d’affreux
supplices. Les Italiens et les Numides qui avaient combattu avec lui furent
passés au fil de l’épée.
Ce crime atroce excita dans Rome une telle indignation, que les nombreux
amis que Jugurtha comptait dans le sénat ne purent détourner l’orage qui le
menaçait. Une armée romaine eut ordre d’envahir la Numidie, et s’empara de
plusieurs villes. Mais autant ces troupes restaient braves et disciplinées, autant
leurs chefs devenaient avares et cupides le consul et ses principaux officiers se
laissèrent corrompre comme l’avaient été d’abord les sénateurs puis les
commissaires, et Jugurtha obtint d’eux un traité qui, moyennant un faible tribut,
le laissa maître de tout le royaume. Quelques éléphants, quelques chevaux, une
faible somme d’argent, furent livrés pour la forme, après quoi le consul se retira
avec son armée dans la province romaine. Cependant, à la nouvelle de cette
honteuse pacification, le peuple, excité par un de ses tribuns, rendit, malgré
l’opposition du sénat, un plébiscite qui mandait Jugurtha à Rome. Ce prince obéit,
et ses intrigues accoutumées, son or répandu avec profusion parmi le peuple et
les sénateurs, allaient peut-être encore lui assurer l’impunité, lorsqu’un nouvel
assassinat commis dans la ville même sur la personne d’un prince numide, Massiva,
petit-fils de Massinissa, autre compétiteur dont il crut utile de se défaire,
ralluma l’indignation populaire, que ces délais avaient amortie. La guerre lui fut de
nouveau déclarée, et le sénat lui ordonna de quitter d’Italie. On rapporte qu’en
s’éloignant, Jugurtha tourna plusieurs fois les yeux vers Rome, et s’écria « O ville
vénale, tu périras le jour où il se présentera un homme assez riche pour
t’acheter. »
Un nouveau consul passa en Afrique cette fois enfin, les hostilités prirent
un caractère sérieux. Cette guerre de Numidie est réellement la première que
les Romains aient soutenue dans ces contrées. Carthage s’était défendue bien
moins chez elle qu’en Sicile, en Espagne, en Italie et sur la Méditerranée;
lorsqu’elle tomba, elle ne laissa au pouvoir de ses vainqueurs que la place
qu’avaient occupée ses murailles, et un droit de suprématie sur les provinces les
plus voisines, droit souvent contesté, qu’il fallait sans relâche soutenir les armes
à la main. L’insurrection de Jugurtha fut une guerre nationale; si elle eût été
couronnée de succès, elle aurait pu compromettre à jamais la puissance de Rome
en Afrique. Le sénat le sentit, et ne négligea rien pour s’assurer le triomphe.
Cette guerre est importante à connaître, car elle a beaucoup d’analogie avec
notre situation actuelle en Algérie.
La guerre contre Jugurtha dura sept ans, sans interruption. Six grandes
armées, commandées par les généraux les plus habiles, y furent successivement
envoyées, et chacune d’elles, à diverses reprises, reçut d’Europe des renforts qui
la renouvelèrent presque entièrement. Quoique maîtres des côtes et d’une partie
du pays, quoique alliés à plusieurs tribus numides et maures qui combattaient
dans leurs rangs, les Romains n’étaient pas moins obligés de faire venir d’Italie
presque tout le matériel nécessaire pour l’entretien et la subsistance des
troupes. Le génie opiniâtre du prince numide tirait parti de tout : du temps, des
lieux, des saisons. Le premier consul C. Bestia, envoyé contre lui, s’était laissé
séduire, et avait signé un traité honteux; le second, Albinus, hésitant entre le
désir de suivre cet exemple et la crainte d’être puni s’il le suivait, consuma dans
cette indécision l’année entière de son consulat, et revint à Rome pour les
comices, sans avoir fait aucun progrès. Son frère Aulus, chargé pendant son
absence du commandement de l’armée, trompé par des paroles de paix et de
feintes promesses de soumission, se laissa entraîner, à la poursuite des Numides,
dans des lieux difficiles, coupés de bois et de défilés. Là, enveloppé, trahi par
une partie de ses officiers et de ses soldats, qui ne faisaient qu’imiter l’exemple
contagieux de leurs généraux, il fut obligé, pour sauver le reste de son armée, de
s’engager à évacuer sous dix jours toute la Numidie, et même de passer sous le
joug, ce qui était alors la dernière ignominie pour les vaincus.
Le peuple de Rome, exaspéré, se souleva de nouveau contre les indignes
fauteurs de Jugurtha. Un troisième consul, Metellus, chargé de réparer la honte
des armes romaines, parvint à leur rendre l’éclat qu’elles avaient perdu; mais,
quoique aussi habile général que bon citoyen, et incapable de céder aux mêmes
séductions que ses prédécesseurs, il ne put terminer la guerre. Il gagna des
batailles, s’empara de places réputées imprenables, employa tour à tour la force
et la ruse tout fut inutile; le prince numide lui échappa sans cesse. La gloire de le
saisir et de le traîner au Capitole était réservée à son lieutenant. Marius.
Celui-ci, à qui échut enfin le département de l’Afrique, l’an 646 de Rome,
prit le commandement de l’armée. Toutefois, malgré les victoires de Metellus, qui
semblaient ne lui avoir laissé rien à faire, malgré son incontestable capacité
militaire, malgré les négociations habiles de son lieutenant Sylla, la guerre dura
encore près de trois ans. Privé de toutes ressources dans son royaume, Jugurtha
en trouva de nouvelles dans celui d’un prince voisin : Bocchus, roi de Mauritanie,
son beau-père et son allié, unit ses forces aux siennes. Les Romains, qui croyaient
la guerre finie, eurent encore de grandes batailles à livrer. La force même ne
suffit pas; le prince numide ne fut vaincu que par l’arme qu’il avait si souvent
employée : la trahison. Ébranlé par les propositions des généraux romains, épuisé
par les sacrifices qu’il faisait pour la cause de son allié, craignant enfin de perdre
ses états dans une lutte prolongée contre toutes les forces de la république,
Bocchus abandonna Jugurtha et le livra à ses ennemis. Pris et conduit à Rome, le
roi de Numidie fut un des ornements du triomphe de Marius; puis on le jeta dans
un cachot humide et fangeux, où il y mourut de faim après d’horribles angoisses.
Ainsi périt, à l’âge de cinquante-quatre ans, un prince qui, malgré ses crimes,
était devenu, par son courage et son génie, une des gloires de l’Afrique. Les
Romains eurent tant de peine à le vaincre, qu’ils le regardaient comme un autre
Hannibal. Après sa mort, ses états subirent un démembrement; nouveau partage
dans lequel Rome ne manqua pas de se faire la part du lion. La portion occidentale
fut donnée au roi Bocchus, en récompense de sa trahison; du centre, on fit un
petit royaume à la tête duquel le sénat mit Hiempsal II, moins par égard pour les
grands services de son aïeul Massinissa, que pour cacher les secrets desseins de
sa politique envahissante; tout le reste fut réuni à la province proconsulaire,
c’est-à-dire à l’ancien territoire de Carthage, augmenté de quelques cantons
limitrophes qui avaient appartenu à la Numidie.
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