Chapitre 5

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Coommunication interculturelle 8
Protéger sa propre face et la
communication interculturelle
跨文化交际第八讲
保面子与跨文化交际
1. INTRODUCTION
On attribue souvent les actes de langage indirects à des marques
de politesse. J.R. Searle, par exemple, souligne à maintes reprises que
c'est la politesse qui est la motivation la plus puissante de
l'indirectivité en matière de conduites langagières: "La motivation
principale, -- sinon la seule -- qui conduit à employer ces formes
indirectes est la politesse" (1982 : 90). De son côté, Ducrot présente
les procédés de l'implicite selon les termes suivants: "Pour telle
personne, à tel moment, dire telle chose, ce serait se vanter, se
plaindre, s'humilier, humilier l'interlocuteur, le blesser, le provoquer...
etc.. Dans la mesure où, malgré tout, il peut y avoir des raisons
urgentes de parler de ces choses, il devient nécessaire d'avoir à sa
disposition des modes d'expression implicite, qui permettent de laisser
entendre sans encourir la responsabilité d'avoir dit" (1980 : 6). Or, la
politesse est-elle le seul principe qui motive les actes de langage
indirects?
Si l'on accepte le postulat selon lequel un acte de langage est un
acte illocutoire modifiant les droits et les obligations des participants
et établissant une relation interpersonnelle de type nouveau (cf. p.120),
il faut admettre en même temps que cette modification concerne à la
fois l'interlocuteur et le locuteur. Si je modifie la situation de mon
interlocuteur par un acte illocutoire, ce n'est jamais dans l'absolu. C'est
toujours par rapport à la mienne propre. Par exemple, en formulant
une demande à quelqu'un, je transforme sa situation en le plaçant
devant deux alternatives: accepter ma demande ou la refuser. Mais,
par cet acte même, je m'expose à une nouvelle situation: être
personnellement accepté ou refusé. Etre refusé, c'est pour moi perdre
la face. Donc, la raison réelle qui me pousse à recourir à une stratégie
implicite, c'est éventuellement la peur de perdre ma propre face. Par
exemple, en disant "Il fait chaud", je désire que mon interlocuteur
ouvre la fenêtre. Par cet acte, je n'oblige pas mon interlocuteur à réagir
et je ne cours pas le risque d'être refusé, car je n'ai pas émis
explicitement une demande, du moins en apparence. Cette idée de
peur de perdre sa propre face s'appuie principalement sur Flahault qui
écrit: "C'est la peur de cet ébranlement de sa propre identité qui
conduit chacun à éviter la situation qui se noue dans l'illocutoire
explicite, pour lui préférer l'implicite. Celui-ci permet de rester sous
couvert d'un rapport de places dans lequel nous sommes déjà
commodément installés, et offre la possibilité, ou l'illusion de la
possibilité, d'agir sur la place de l'autre sans qu'il soit touché à la
nôtre" (1978 : 52). Cette idée est aussi inspirée de Goffman pour qui
tout contact avec les autres est un engagement: "L'individu a
généralement une réponse émotionnelle immédiate à la face que lui
fait porter un contact avec les autres: il la soigne, il s'y 'attache'...
L'attachement à une certaine face, ainsi que le risque de se trahir ou
d'être démasqué, expliquent en partie pourquoi tout contact avec les
autres est ressenti comme un engagement" (1974 : 10).
En effet, dans les contacts sociaux, l'acteur court constamment le
risque de perdre sa face. Nous avons vu au chapitre 3 (Gagner de la
face) que, pour augmenter la valeur sociale de sa propre face, l'acteur
essaie de fournir au public, au cours d'une représentation, une bonne
image de lui-même et de prendre l'avantage sur son partenaire. En
d'autres termes, l'acteur projette une définition de la situation qui lui
est favorable. Or, peuvent se produire certains événements imprévus
qui viennent contredire ou discréditer cette projection et qui risquent
de jeter sur l'acteur un éclairage défavorable, mettant ainsi sa face en
danger. Dans de telles circonstances, il se voit obligé de recourir à des
2
procédés préventifs, correctifs ou défensifs afin de s'éviter une perte
de face ou d'y remédier s'il n'a pas su ou n'a pas pu l'éviter, et cela dans
le but de réimposer une définition de lui-même qui le satisfasse. Il
s'agit là d'un autre trait fondamental de la représentation sociale, car, à
en croire Goffman, "aucune impression ne subsisterait si l'on
n'employait pas des procédés défensifs" (1973a : 22). Dans ce
chapitre, nous allons examiner les stratégies que les Chinois utilisent
pour protéger leur propre face.
2. EVITER DE PERDRE LA FACE
On peut dire que cet évitement d'un risque ou d'un danger est une
réaction préventive et instinctive, aussi bien chez un animal ou que
chez un être humain. Selon Goffman, il y a des possibilités et des
risques inhérents à une co-présence corporelle et ces éventualités ont
toute chance de donner partout naissance à des techniques de gestion
sociale (1988 : 196). Ainsi, l'évitement devrait correspondre à un
phénomène général, propre à chaque société. Or, il convient de
souligner que cette attitude joue un rôle particulier dans la vie des
Chinois. Pour eux dont la culture insiste toujours sur la priorité de
rapports pacifiques entre les êtres humains et qui préfère la prudence à
l'esprit d'aventure, l'évitement constitue non seulement un moyen
efficace pour s'adapter à l'environnement social, mais aussi une
manifestation de sagesse sublime. Ainsi, selon le Taoïsme, doctrine
philosophique chinoise, celui qui évite le danger ne saurait être
considéré comme "lâche", mais plutôt comme "intelligent" et "habile"
dans sa maîtrise de la situation. Certains proverbes chinois expriment
bien cette idée: "Est homme celui qui sait éviter les inconvénients du
moment présent" ([en M] Hao han bu chi yan qian kui.好汉不吃眼前
亏), "Des trente-six stratagèmes, nul ne vaut la fuite" ([en M] San shi
liu ji zou wei shang ji.三十六计走为上计, c'est-à-dire: de toutes les
stratégies, la meilleure, c'est la fuite). Pour éviter de perdre la face, un
acteur avisé doit donc s'éloigner des sources de danger, attacher les
plus grands soins à ce qu'il expose de lui-même et agir avec prudence.
2.1. S'éloigner des sources de danger
Tout contact social représente pour l'acteur diverses sources de
danger dont celles émanant des partenaires qui semblent les plus
menaçantes pour sa face.
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Stratégie 1 Eviter des interlocuteurs menaçants ou gênants
Comme tout contact peut comporter un risque, la stratégie qui est
choisie par un acteur conscient de son manque de sécurité, c'est
d'écourter toutes les rencontres dangereuses ou de les éviter tout à fait.
Il préfère se replier sur lui-même. Les Chinois de Paris donnent
toujours l'impression aux Français d'être très réservés, sinon renfermés.
On peut apparenter cette attitude à une stratégie d'auto-protection. Au
restaurant même, on peut voir qu'au moment de leur repas, les porteurs
de plats et les demoiselles de chariot, qui se trouvent au plus bas de
l'échelle sociale dans les effectifs du restaurant, se regroupent à une
même table pour éviter le contact avec les chefs cuisiniers et autre
personnel d'encadrement devant qui ils pourraient se sentir mal à l'aise.
Souvent, ils se serrent à 13 ou 14 à une table alors qu'il reste beaucoup
de places ailleurs. "Ici, on peut parler, plaisanter. Là-bas, non" a dit M.
MENG, porteur de plats.
En évitant ce contact, les acteurs de cette catégorie cherchent en
fait à éviter certains interlocuteurs qui pourraient les déstabiliser. En
Chine, dans l'autobus, quelqu'un de valide qui occupe une place assise
et qui voit debout devant lui une femme enceinte ou une personne
âgée, a toujours la possibilité de fermer les yeux ou de regarder
ailleurs pour ne pas céder sa place. Voici un autre exemple dans le
restaurant:
Exemple 81
22 h 30. M. JI, serveur, attend longuement un plat commandé
par son client et qui ne vient toujours pas. Il veut le solliciter auprès
des cuisiniers, mais il n'ose pas, connaissant leur mauvais caractère,
surtout celui de leur chef. JI va alors jusqu'à la porte de la cuisine et
crie assez fort:
JI -- [en T] Ang hiahng, cek ho gai cai ho zhao liao.
(安兄,七号台的菜可以走了: Grand frère Ang, on peut faire
marcher le plat de la table 7).
En faisant semblant de parler à Ang, porteur de plats, JI a fait en
sorte d'être entendu des cuisiniers sans avoir à leur adresser la parole.
Si, pour un acteur de statut bas, les interlocuteurs malveillants
sont à éviter, de même un acteur de position sociale supérieure évitera
les échanges langagiers avec ses subalternes afin que l'écart social soit
respecté, sauf s'il se sent obligé de réduire cette distance pour une
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raison ou pour une autre. M. CAO, porteur de plats, m'a raconté que,
peu après son arrivée au restaurant, il avait essayé d'établir une
relation familière avec les chefs cuisiniers en leur parlant en
cantonnais, mais ceux-ci ne lui répondaient qu'en mandarin. Un refus
de familiarité peut correspondre à une forme d'auto-protection chez les
supérieurs, car elle connote une situation d'égalité pouvant signifier
pour eux un rabaissement.
Une autre version de l'évitement avec un interlocuteur
compromettant, c'est de se débarrasser de liens gênants qu'on peut
avoir avec lui. Dans un film chinois des années 70, on parle d'un
étudiant chinois d'origine paysanne dont le père vient le voir au
campus, mais il dit à ses camarades qu'il s'agit d'un voisin de la famille.
Voici un autre exemple, pris au restaurant:
Exemple 82
Un jour, M. CAO me demande de présenter sa soeur (la femme
de M. LEI) au patron d'un petit atelier de couture pour une éventuelle
embauche. Ce patron avait précédemment travaillé comme cuisinier
pour la cuisine cantonnaise de notre restaurant et avait conservé une
assez bonne relation avec moi.
CAO -- [en M] Ni jiu shuo shi wo mei mei, bu yao shuo shi lao lei de
tai tai.
(你就说是我妹妹,不要说是老雷的太太: Tu diras que c'est
ma soeur, et surtout pas que c'est la femme de Lao LEI).
Moi -- [en M] Wei shen me?
(为什么: Pourquoi?)
CAO -- [en M] Yin wei lao lei zai can guan mei mian zi.
(因为老雷在餐馆没面子: Parce que Lao LEI n'a pas de face au
restaurant).
Ce phénomène de se débarrasser de ses réels liens de parenté
peut s'expliquer par la conception du lien de sang qui veut que les
Chinois s'identifient à un réseau de relations où sont partagés à la fois
l'honneur et le déshonneur.
Stratégie 2 Ecarter du public les gens incompatibles
avec sa propre représentation
Il s'agit d'une autre forme de stratégie d'évitement consistant à
écarter ceux qui risquent de perturber ou de détruire l'image qu'on veut
donner de soi, en particulier s'ils ont la compétence de la déceler.
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Ainsi, au restaurant, un serveur peut apporter une théière déjà utilisée
(en y ajoutant du thé) à un client français, ce qui pourrait plus
difficilement être effectué pour un client chinois, considéré comme
assez compétent pour découvrir la supercherie; quand un cuisinier se
trompe de plat (par exemple, au lieu d'un boeuf aux oignons, il a
préparé un porc aux oignons), on peut toujours tenter de servir le plat
à condition de s'assurer qu'on n'a pas affaire à un client asiatique.
De même, l'acteur doit également éviter de se faire surprendre
dans une activité incompatible avec la représentation qu'il est en train
de donner. Ainsi, un serveur qui veut se livrer à une action
contradictoire avec son rôle officiel (manger quelque chose, prendre
de l'eau, fumer, se couper les ongles, se moucher, se prélasser, etc.),
doit se dissimuler dans une zone retirée ou dans tout lieu situé à l'écart
du public (derrière un pilier, un paravent, etc.). Il va de soi que, dans
les toilettes du restaurant, le serveur devra faire semblant de ne pas
voir, dans le même endroit, le client qu'il est en train de servir; de
même, le patron préfère, pour satisfaire ses besoins, utiliser le petit
cabinet individuel, afin d'éviter de se retrouver côte à côte avec un
employé. Cette attitude d'évitement s'explique par le fait que le
comportement qu'on peut avoir dans de tels lieux discrets est souvent
inconciliable avec celui qu'on s'efforce d'arborer en public.
Il y a lieu d'indiquer que cette contradiction dans les rôles ne se
limite pas à la relation entre l'acteur et le public et que le phénomène
existe également entre deux acteurs. Ainsi, un fils peut se sentir mal à
l'aise s'il devient l'employé de son père; une mère enseignante peut
trouver difficile d'avoir son propre enfant dans sa classe; et il peut être
problématique à un mari d'apprendre le français à sa femme 1.
Il est également nécessaire à l'acteur d'écarter du public les gens
qui ont été témoins - ou risquent de l'être -- d'une représentation de sa
part, incompatible avec celle qu'il donne, sous peine d'encourir de
fâcheuses comparaisons et donc de discréditer l'image qu'il s'efforce
de présenter lors de la scène du moment. Cela doit être la raison pour
laquelle les étudiants chinois cherchent toujours à éviter de servir les
gens de leur connaissance qui viennent dîner dans l'établissement où
ils travaillent.
Exemple 83
1 Quand j'enseigne le français à ma femme, elle m'accuse souvent: "Comme tu es bête. Ton
explication n'est pas du tout claire. Je ne comprends rien".
6
Mme TANG travaille comme porteuse de plats. Un jour, un de
ses anciens camarades de classe vient dîner au restaurant avec des
amis. Elle essaie de se cacher pour ne pas être reconnue. Mais elle
s'aperçoit ensuite que son camarade la fixe et semble l'avoir identifiée.
Quand elle m'en parle, je lui conseille d'aller saluer son camarade
pour ne pas lui paraître impolie. TANG y va puis revient, l'air contrit:
TANG -- [en M] Wo zhen bu ying gai qu. Ta jian dao wo hen chi jing,
yi dian ye bu xiang yi jing kan dao wo le. Wo wang le ta shi ge da jin
shi yan, zhe me yuan de ju li ta bu ke neng kan qing chu de.
(我真不应该去。他见到我很吃惊,一点也不象已经看到我
了。我忘了他是个大近视眼,这么远的距离他不可能看清楚的。.
J'aurais mieux fait ne pas y aller. Il a été surpris et semblait ne
m'avoir pas encore vue. J'avait oublié qu'il était terriblement myope.
A cette distance, il ne pouvait même pas me voir distinctement).
Je n'ai parlé là que des participants et du public comme sources
de danger pour l'acteur. En fait, le lieu de l'interaction peut également
comporter des risques. Ainsi, au restaurant, si quelqu'un casse un verre
ou une assiette, les autres essaient de s'éloigner de l'endroit où s'est
produit l'incident pour ne pas être confondus avec le responsable;
d'ailleurs, si l'on reste sur place en ayant la gentillesse de balayer les
brisures, on s'expose, de la part des autres, à des réflexions comme
"Tu as encore cassé un verre?" ou pire, à leur donner à penser tout bas:
"Il a encore cassé un verre".
En résumé, éviter les sources de danger consiste essentiellement
à s'éloigner de certains partenaires ou de certaines catégories de public
avec qui le contact peut s'avérer aventureux ou entraîner le discrédit
sur l'image de soi qu'on s'efforce de donner. Si l'évitement est
principalement une stratégie propre aux "faibles", les "forts" y
recourent parfois pour ne pas compromettre leur réputation. Or,
l'évitement absolu du contact social est souvent impossible.
2.2. Soigner les apparences
Il s'agit là, non pas d'embellir l'image qu'on donne de soi comme
dans les actes visant à "gagner de la face" (cf. chapitre 3), mais de la
soigner particulièrement afin de prévenir les doutes que les
circonstances pourraient jeter sur sa moralité ou sa dignité.
Stratégie 3 Ne pas susciter de doute
7
Pour ne pas provoquer de doute chez son public, l'acteur peut
carrément s'abstenir de toute activité, si innocente soit-elle, qui puisse
paraître compromettante. En chinois, un proverbe dit: "瓜田不纳履,
李下不整冠" {[en M] Gua tian bu na lü, li xia bu zheng guan: Il ne
faut pas se pencher dans un champ de melons pour relacer ses
chaussures ni lever le bras sous un prunier pour ajuster son chapeau
(sous peine d'être pris pour un maraudeur)}. Ainsi, au restaurant, on
évite d'apporter un sac personnel pour ne pas attirer le doute sur
d'éventuelles intentions de vol; le serveur qui présente l'addition sur
une machine portable regarde le plafond au moment où le client tape
son code secret pour ne pas donner à penser qu'il tente de le connaître.
Si l'acteur est obligé de se livrer à une activité innocente, mais
susceptible de susciter des doutes, il peut émettre artificiellement des
indications pour redresser la situation, indications qui fonctionnent
comme des "justifications" de son activité. Ainsi, le serveur qui a reçu
par téléphone une réservation pour deux personnes et qui ne veut pas
se donner la peine de la noter dans le registre trouve nécessaire de
s'exclamer, seul et à voix haute: "Merde, réserver pour deux personnes
à 7 heures et demie, mais c'est fou". De la même façon, un serveur qui,
après le travail, a commandé une soupe pour sa propre consommation
se voit dans l'obligation de s'asseoir à une table comme un client et de
mettre le reçu de règlement à côté de lui pour afficher la légitimité de
son acte. Quand j'étais à l'université, les étudiants préparaient souvent
de petits spectacles pour la Fête de la Jeunesse, célébrée le 4 mai. Une
fois, un garçon et une fille voulaient réciter ensemble un poème. Or, il
fallait auparavant répéter. Comme leurs rencontres à deux risquaient
de faire naître des suspicions quant à la nature de leur relation, ils ont
dû y faire assister également un autre étudiant. Voici encore un
exemple concret:
Exemple 84
Samedi soir. Il y a beaucoup de clients et les maîtres d'hôtel nous
aident, par exemple en préparant l'addition et en débarrassant
quelques tables.
M. WONG, premier maître d'hôtel, prend l'addition d'une table
que j'ai servie et compte oralement:
WONG -- [en M] Yi bai san shi yi jia yi bai san shi yi deng yu liang
bai liu shi er. Gang gang hao.
(一百三十一加一百三十一等于两百六十二。刚刚好。. La
somme est exacte).
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En s'exprimant à voix haute, WONG a voulu me dire: "Il ne reste
rien. Ne va pas croire que j'ai empoché ton pourboire".
Stratégie 4 Fausser l'impression donnée
Lorsque l'acteur se livre à une activité douteuse, il aura tendance
à fournir des indications trompeuses pour faire croire à son innocence.
Ainsi, il est amusant d'observer le comportement d'un fraudeur dans le
métro: il entre dans la station, s'approche du composteur, y passe un
ticket non-valable. La lumière rouge s'allume. Il repasse le ticket.
Voyant se rallumer la lumière, il secoue la tête, émet un "Merde" et se
courbe pour passer sous les barres. Il use de ce stratagème pour faire
croire que c'est la machine qui ne marche pas et non qu'il commet une
fraude.
Au restaurant, un serveur qui veut se dissimuler dans le cabinet
de toilettes pendant un bon quart d'heure pour lire des journaux doit
tirer la chasse d'eau avant de sortir, pour tromper son entourage; deux
serveurs qui ont envie de bavarder à l'insu du patron préfèrent parler
en se tournant le dos, tout en s'activant pour donner l'impression qu'ils
travaillent.
Un phénomène sociolinguistique important se manifeste dans les
stratégies 3 et 4: le soliloque. Si la parole est censée être produite pour
être entendue, il apparaît comme incongru de parler sans auditeur. On
risque même de passer pour un "malade mental" si l'on parle seul.
Pourtant, "on est toujours disposé à en enfreindre l'interdiction s'il se
révèle que respecter cette convenance serait encore plus dommageable
pour notre réputation" (GOFFMAN, 1987 : 117). D'ailleurs, un
soliloque en public n'est jamais un vrai soliloque. Il s'agit plutôt d'un
trope communicationnel: en apparence, l'acteur parle avec lui-même,
mais en réalité, son discours s'adresse aux personnes présentes (cf.
chapitre 3). L'acteur veut ainsi communiquer une information qu'il
trouve difficile de faire passer par le dispositif ordinaire qu'est l'état de
parole ratifiée. Par ce phénomène du soliloque, on voit que certains
dispositifs de langage offrent la possibilité de donner à entendre
l'expression verbale de nos pensées et de nos sentiments à quelqu'un
de présent.
Le fait de soigner son apparence, soit pour maintenir sa face ou
celle à laquelle on prétend, provient principalement de la crainte de
9
l'opinion d'autrui. Cette crainte, si elle existe dans toutes les sociétés,
joue dans la culture chinoise un rôle particulier, notamment celui de
l'éventualité d'une sanction sociale agissant sur la disposition
psychologique des acteurs. Les Chinois, avant d'agir, se préoccupent
moins de ce qu'ils pensent eux-mêmes de leur action que de ce qu'en
diront les autres. Alors que la culture occidentale conduit plutôt les
individus à agir en sens contraire, d'où les proverbes suivants: "Bien
faire et laisser dire", "Les chiens aboient, la caravane passe".
2.3. Agir avec prudence
Si éviter un contact peut constituer une stratégie préventive
efficace, nous allons voir qu'il en existe d'autres, notamment lorsque le
contact est inévitable ou bien qu'il est provoqué par l'acteur lui-même.
Dans ce cas, pour éviter de perdre la face, l'acteur ne peut que recourir
à la prudence.
Stratégie 5 Procéder avec circonspection
Lorsqu'on veut entrer dans une situation d'interaction, il existe
toujours certains risques, ceux-ci sont encore plus précis lorsque
l'acteur est confronté à un partenaire dont il ignore le statut, les
opinions et les intentions. La circonspection s'impose alors si l'on ne
veut pas risquer sa face. Ainsi, dans une situation où les interlocuteurs
se connaissent mal ou pas du tout, un processus de tâtonnements
s'engage par lequel chacun se dévoile peu à peu et sort à pas prudents
de sa réserve en fonction de la réaction de l'autre, réaction qui peut
s'avérer rassurante ou dangereuse. L'imprudence dans la conversation
entraîne souvent des conséquences fâcheuses:
Exemple 85
Un jour, une jeune fille vient au restaurant pour voir M. DAI,
porteur de plats, absent momentanément.
C'est alors que M. CAO amorce une conversation avec elle.
Sachant qu'elle vient d'arriver en France et qu'elle a des problèmes
avec sa carte de séjour, CAO, très gentil, essaie de la conseiller:
CAO -- [en M] Ni men ke yi jie hun a.
(你们可以结婚啊: Mais vous pouvez vous marier).
la jeune fille --[rougit, en M] Ni shuo shen me?
(你说什么?: Qu'est-ce que vous dites?)
10
CAO -- [en M] Wo shuo ni gen dai yi ke yi jie hun. Zhe yang ni bu jiu
ke yi huo de ju liu quan le ma?
(我说你跟戴毅可以结婚。这样你不就可以获得居留权了
吗?: J'ai dit que vous et DAI, vous pourriez vous marier et, comme
ça, vous auriez accès à la carte de séjour).
La jeune fille -- [en M] Ni wu hui le. Dai yu yi jing you nu peng you le.
(你误会了。戴毅已经有女朋友了。: Là, vous faites erreur.
DAI a déjà une copine).
CAO -- [très confus, en M] Wo shi shuo jia jie hun zong shi ke neng
de.
(我是说假结婚总是可能的: J'ai voulu dire qu'un mariage blanc
est toujours possible).
C'est bien une évaluation erronée de la situation de son
interlocutrice qui a provoqué les paroles imprudentes de CAO.
La prudence est une qualité indispensable et même une règle
pour ceux qui se trouvent au bas de l'échelle sociale. Ainsi, au
restaurant, les serveurs, les porteurs de plats et les demoiselles de
chariot doivent toujours être circonspects dans leurs comportements,
surtout lorsqu'ils voient le visage du patron s'assombrir en raison du
manque de clients. Ils prennent garde à ne rien casser, à ne pas se
tromper de plats, ou à ne pas se faire surprendre en train de bavarder.
Ils sont souvent nerveux, et cela d'autant plus que, dans ce restaurant,
il existe peu d'espaces disponibles pour la détente: des glaces
encastrées au mur permettent au patron de les surveiller en
permanence.
Stratégie 6 Lancer des "ballons d'essai"
Il s'agit d'une exploitation de la structure des tours de parole
inhérente à tout dialogue. En effet, dans une conversation, les
participants sont soumis à un système de tours sous forme de certains
droits et devoirs. Ce système est à son tour régi par une règle de
cohérence interne, qui veut que les interlocuteurs, avant d'intervenir,
écoutent d'abord ou du moins entendent d'abord, les propos
précédemment énoncés car, si aucune des interventions n'est liée à la
précédente et si chacun parle sans tenir compte de ce que disent les
autres, un dialogue cesse d'être un dialogue et devient une suite de
monologues anarchiques. L'exigence d'une cohérence peut être de
différentes natures, ainsi que le souligne Kerbrat-Orecchioni: "Une
11
conversation est une organisation qui obéit à des règles
d'enchaînement syntaxique, sémantique et pragmatique" (1990 : 193).
De ces règles d'enchaînement, résultent deux caractéristiques: une
intervention est contextuellement déterminée et surtout elle ne peut
être totalement comprise sans référence à l'intervention qui la précède
immédiatement; ensuite, elle crée, sur la suite des prises de parole, un
certain nombre de contraintes et tout un système d'attentes. La
description de la structure de l'échange n'appartient pas à mon cadre
de recherche. Des études de ce genre abondent dans la littérature
touchant l'analyse conversationnelle. Ce que je tente de faire ici, c'est
de me placer dans une autre perspective consistant à choisir, comme
point de départ, l'aspect interactif de la structure de l'échange pour
déceler comment les interlocuteurs peuvent profiter de leur position
pour gérer leur relation interpersonnelle, transformant ainsi la
structure de l'échange en ressource stratégique.
Le principe d'enchaînement s'effectue d'abord au profit du tenant
du 1er tour, justement parce qu'il est "le premier" à parler. C'est lui qui,
par son initiative, crée, sur la suite du discours, un certain nombre de
contraintes d'enchaînement et un système d'attentes: si je vous salue, je
m'attends à ce que vous me rendiez mon salut; si je vous pose une
question, j'attends de votre part une réponse. Cela s'impose non pas
seulement comme une contrainte systémique, mais aussi comme une
contrainte rituelle qui oblige celui qui accepte la place de l'allocutaire
à adopter le comportement réactif approprié à l'événement qui le
déclenche. Sinon, il risque d'être considéré comme mal élevé ou même
comme fou. Ce principe d'enchaînement fournit au locuteur du 1er
tour plusieurs possibilités d'agir. L'une d'elles, très utilisée et dont
nous allons parler ici, c'est de profiter de sa position prioritaire pour
lancer des "ballons d'essai".
Certains actes de langage font courir à l'acteur plus de risques
que d'autres, en particulier ceux exprimant une demande ou une
affirmation. En émettant une requête à quelqu'un d'autre, l'acteur
risque d'essuyer un refus, de même que toute affirmation de sa part
peut toujours être contestée. Cette situation de risques l'amène à
adopter des conduites de type préventif. Pour se protéger, il peut, par
l'intermédiaire d'énoncés chargés d'une ambiguïté soigneusement
calculée ou empreints d'un sens caché, tester s'il y a ou non danger à
réaliser son projet (formuler une demande, déclarer ses sentiments
amoureux à une jeune fille, etc.), danger que révélera la réaction de
l'interlocuteur au 2e tour. Il peut ainsi faire une remarque sur le temps,
raconter un événement passé, poser une question, etc.. Si la stratégie
12
réussit, il exprimera clairement le fond de sa pensée, sinon, il n'ira pas
plus loin. L'utilisation de ce procédé est parfois conventionnelle au
point que l'acteur parle sans aucun rapport apparent avec la situation et
que son partenaire sait aussitôt qu'il a autre chose à demander ou à
dire.
Exemple 86
23 h 30, près du bar, conversation entre M. DOU, serveur et
moi.
DOU -- [en T] A hua, le ma za oi aihng boi?
(阿华,你明天有空吗?: Ah Hua, demain matin, est-ce que tu
seras libre?)
Moi -- [en T] Wu si meh?
(有事吗?: Tu as besoin de quelque chose?)
DOU -- [en T] Wa xio lao le ga wa lai hgehng hang eh.
( 我 想 麻 烦 你 陪 我 去 一 趟 银 行 : J'aimerais que tu
m'accompagnes à la banque).
Moi -- [en T] Ho, ko yi.
(好,可以: Bon, d'accord).
Stratégie 7 Modifier sa stratégie énonciative
Etant donné que le 2e est la conséquence du 1er tour, son
producteur est censé avoir analysé, compris et apprécié le contenu de
ce 1er tour. Ainsi, le 2e tour, situé entre le 1er et le 3e, acquiert une
importance particulière pour notre acteur. C'est "une ressource
cruciale par laquelle le premier locuteur peut déterminer le sens que le
second locuteur a fait de son énoncé" (ATKINSON, HERITAGE,
1984 : 8). La position du 3e tour rend ainsi possible une autre stratégie
d'auto-protection consistant à modifier son discours initial, s'il s'est
révélé dangereux à l'issue de la réaction du partenaire au deuxième
tour. Cette stratégie a été utilisée dans l'Ex. 85. Voici un autre
exemple:
Exemple 87
Au dîner du personnel, j'insiste toujours, à notre table, pour
qu'on utilise une louche pour se servir de la soupe commune. Un jour,
Mlle HU, demoiselle de chariot, plonge encore sa cuillère dans la
soupe.
13
Moi -- [en M] Qing yong da shao.
(请用大勺: Utilise la louche, s'il te plaît).
HU -- [mécontente, en M] Wo de tang chi hai mei yong guo de. Shi
gan jing de.
(我的汤匙还没用过的。是干净的。: Elle n'a pas encore été
utilisée, ma cuillère. Elle est propre).
Moi -- [en M] Wo shi shuo yong da shao kuai yi dian.
(我是说用大勺快一点: J'ai voulu dire que c'était plus rapide
avec la louche).
HU -- [souriante, en M] Ni zhen hui jiang hua a!
(你真会讲话啊: Tu sais bien parler, hein!).
Si j'ai atténué ensuite ma première remarque, c'est parce que la
réaction de la jeune fille avait prouvé que ma demande l'avait
contrariée.
Nous voyons par là que le caractère d'alternance des tours dans
une conversation nous permet de rapprocher encore une fois cette
activité d'autres activités sociales. L'ordre dans lequel l'information est
introduite, ainsi que le positionnement d'un message dans la séquence
du discours, sont d'une importance considérable non seulement pour
l'interprétation de la conversation quotidienne, mais aussi pour
l'organisation de son déroulement et surtout pour la gestion des
relations interpersonnelles entre les interlocuteurs.
Si le cadre de participation constitue le cadre spatial interne de la
conversation, les tours de parole en forment le cadre temporel: les
différents mouvements de l'échange sont reliés en un ensemble situé
dans le temps et à travers le temps. Une caractéristique de ce cadre
temporel, c'est sa flexibilité. Le langage offre ainsi la possibilité aux
participants d'avancer ou de reculer dans le temps. Le 1e tour, par sa
projection, pré-réalise en quelque sorte le 2e tour qui, par la mise en
jeu de manifestation de son interprétation, post-réalise le 1er tour; au
1er tour, le locuteur peut déjà préparer son 3e tour, et au 3e tour, il
peut revenir sur 1er. Cette flexibilité remet en cause l'opposition entre
"locuteur" et "auditeur" (ou entre "émetteur" et "récepteur") de même
que la conception traditionnelle de la communication conçue comme
linéaire et unilatérale. Quand le locuteur parle, il n'est pas seulement
locuteur, mais également auditeur, dans la mesure où il anticipe
l'interprétation qui en sera faite et émet son propre message en
fonction du mode de réception de son partenaire; de la même façon,
14
un auditeur, lorsqu'il écoute, n'est pas seulement auditeur, mais
également co-producteur, car il participe indirectement à la
construction du discours du locuteur et il infléchit sensiblement les
opérations d'encodage. Ainsi, les interlocuteurs fonctionnent
simultanément comme locuteur et auditeur: "Tout discours est le
produit d'un 'bricolage interlocutif', effectué coopérativement par tous
ceux qui s'y trouvent collectivement engagés" (KERBRATORECCHIONI, 1990 : 123). Le modèle du ping-pong ne suffit donc
plus pour décrire le dynamisme de la conversation.
Stratégie 8 Jouer sur l'implicite
Pour se garder prudemment d'encourir des risques lui paraissant
assez graves, l'acteur peut faire appel à certaines formulations
implicites de sa pensée, ce qui va lui laisser, par la suite, la faculté de
réagir plus adroitement à un refus ou à une contestation venant de son
interlocuteur, tout en évitant de perdre la face. Par exemple, si l'on
sollicite directement l'aide de quelqu'un, on avoue de fait son
infériorité et l'on s'expose à un refus brutal; il vaut donc mieux
demander cette aide de façon plus diplomatique. Il s'avère qu'un enfant
chinois acquiert de façon précoce cette technique d'auto-protection
lorsqu'il veut demander quelque chose aux adultes. Citons une histoire
humoristique publiée dans les journaux chinois:
Exemple 88
Un dimanche matin, un enfant, âgé de 4 ans, a envie que son
père l'emmène en ville. Le père accepte sous condition que le fils lui
promette de ne rien demander à acheter. Le fils promet et ils partent.
En ville, devant un vendeur de fruits.
Le fils -- [en M] Ba ba, wo men bu mai ping guo shi bu shi?
(爸爸,我们不买苹果是不是?: Papa, on n'achète pas de
pommes, n'est-ce pas?)
Le père -- [en M] Dang ran bu mai.
(当然不买: Bien sûr que non.)
Puis, devant un vendeur de glaces.
le fils -- [en M] Ba ba, wo men bu mai xue gao shi bu shi?
(爸爸,我们不买雪糕是不是?: Papa, on n'achète pas de
glaces, n'est ce pas?)
Le père -- [en M] Bu mai. Chu men zhi qian shuo hao de le.
15
(不买。出门之前说好的了: Non. C'était dit avant le départ).
Puis, devant un vendeur de gâteaux.
Le fils -- [en M] Ba ba, dan gao hen hao chi, ni yao bu yao chang yi
chang.
(爸爸,蛋糕很好吃,你要不要尝一尝 ?: Papa, les gâteaux
ont l'air bons. Veux-tu en goûter?)
Le père -- [en M] Ai ya! Zhe hai zi zhen chan ren. Hao hao, mai dan
gao.
(哎呀!这孩子真缠人。好好,买蛋糕: Oh là là! cet enfant est
insupportable. Bon d'accord, on achète des gâteaux).
Le fils -- [en M] Hao la, wo you dan gao chi le!
(好 啦 , 我 有 蛋 糕 吃了: Bravo, je vais avoir des gâteaux à
manger!)
Il serait intéressant de comparer les comportements d'un enfant
chinois avec ceux d'un enfant français dans la même situation pour
vérifier si cette tendance à formuler un désir sur le mode indirect est
innée ou acquise.
Mais en jouant sur l'implicite, l'acteur ne doit pas oublier que la
prudence mise en oeuvre pour protéger sa propre face devra être
soigneusement calculée, afin de ne pas entacher celle du partenaire.
Exemple 89
15 h 30. M. LANG, maître d'hôtel, est en train de manger, à la
table 2, une grosse brioche cuite à la vapeur. M. MENG, porteur de
plats, veut lui en demander un peu.
MENG -- [en M] Ni chi de wan ma?
(你吃得完吗?: Tu peux finir tout ça?)
LANG -- [en M] Ta ma de! Xiang chi jiu zhi shuo.
( 他 妈 的 ! 想 吃 就 直 说 : Merde! Si tu en veux , dis-le
directement).
Si LANG était mécontent, c'est parce que MENG était réellement
demandeur, sans vouloir l'avouer directement, c'est-à-dire sans
assumer le rapport de face qui s'établissait ainsi, ne visant qu'à
protéger la sienne, comme quelqu'un qui a envie de prendre quelque
chose sans intention de le payer.
16
Toutes ces stratégies préventives d'auto-protection, telles que la
circonspection, le lancement des "ballons d'essai", le détournement de
la parole, la formulation implicite, constitueront, comme on le verra au
chapitre suivant (cf. chapitre 6) autant de stratégies que l'acteur utilise
pour protéger la face de son partenaire. De toute façon, il a besoin de
protéger parfois sa propre face, parfois celle de l'autre, parfois les
deux en même temps. Tout dépend des rapports de place, de la nature
de l'acte qu'il entreprend et de la situation du moment.
La prudence chinoise, souvent extrême, donne aux Occidentaux
l'impression que les Chinois "manquent de franchise", qu'ils sont
"incompréhensibles" ou même "sournois" et qu'ils "tournent toujours
autour du pot", sans jamais dire directement ce qu'ils pensent ou ce
qu'ils veulent dire. De leur côté, les Chinois jugent les Occidentaux
trop directs voire effrontés. En fait, les déterminants de la prudence
chinoise sont liés, d'une part, à leur environnement social tout au long
de leur histoire, environnement souvent incertain, ne donnant jamais à
l'individu une sécurité garantie ou légale, et d'autre part, à leur volonté
constante de rechercher la paix, à la fois sociale et interpersonnelle. La
comparaison que Lin effectue entre le testament moral laissé par une
mère anglaise à son enfant et celui laissé par une mère chinoise fait
ressortir la différence entre les deux mentalités: "Lève-toi et réponds
avec franchise aux questions qu'on te pose", dira une mère anglaise,
alors qu'une mère chinoise dira plutôt: "Ne te mêle pas des affaires
d'autrui" (1990 : 44).
Un dernier point à souligner: si un acteur utilise une stratégie
d'auto-protection dont il sera avant tout le bénéficiaire, cet acte se
manifeste comme plus ou moins menaçant pour la face de son
interlocuteur. En conséquence, en voulant protéger excessivement sa
propre face, il risquera de blesser celle de son partenaire.
Les stratégies 1 à 8 forment comme un ensemble de conduites
consistant à écarter tout danger de perdre la face. L'acteur raisonnable
et prudent doit donc savoir éviter les situations ou les circonstances
qui représentent pour lui des sources de danger, sinon, il doit savoir
faire en sorte de projeter une image favorable de lui-même, quelle que
soit l'activité où il s'engage, ou bien agir avec prudence pour ne pas
s'attirer des mécomptes. Mais il arrive que l'acteur ne réussisse pas
toujours dans ses stratégies d'évitement. Et donc, que va-t-il se passer
lorsque la perte de face a réellement eu lieu?
17
3. SAUVER LA FACE PERDUE
Quand un locuteur entre en interaction avec un autre, il peut se
produire de nombreux événements mineurs susceptibles de trahir la
représentation que l'un veut donner à l'autre. "Cette trahison
expressive est" selon Goffman, "une caractéristique fondamentale de
l'interaction face à face" (1973a : 214).
L'acteur est d'autant plus soucieux de sauver sa face que la perdre
dépend la plupart du temps de lui-même et non du personnage qu'il
joue et que c'est donc sa qualité d'être social qui se trouve menacée.
Par voie de conséquence, il sera enclin à exercer un contrôle constant
sur l'image qu'il donne ou qu'il risque de donner. Pour cela, il va
essayer de dissimuler ses ruptures de représentation, de les redéfinir,
de s'en écarter ou de les compenser afin de faire savoir que, malgré
tout, sa personnalité morale et sa dignité sont intactes.
3.1. Redéfinir l'événement
L'ensemble des stratégies suivantes est basé sur l'idée selon
laquelle "il n'existe aucun acte auquel on ne puisse attribuer des
raisons radicalement différentes et, par suite, des significations
radicalement différentes" (GOFFMAN, 1973b : 114). Elles consistent
à corriger l'impression qu'un événement malencontreux peut donner,
en fournissant, pour cet événement, une nouvelle définition, afin de
nier la réalité d'une perte de face.
Stratégie 9 Couvrir la perte de face
Quand un incident indésirable a eu lieu entre deux ou plusieurs
partenaires, il est toujours possible de le masquer sous un autre acte et
de faire croire que c'est celui-ci qui doit définir la situation. L'acteur
essaie donc d'effacer tout signe de confusion et d'embarras que
l'incident peut provoquer chez lui en parlant à son entourage sur un
ton théâtral ou en restant impassible. Ainsi, si quelqu'un tend la main à
son partenaire qui, par négligence ou intentionnellement, ne tend pas
la sienne, la main tendue devient souvent une main qui se livre à une
autre activité (se gratter la tête, se frotter les mains, etc.). Voici un
exemple pris dans le cadre du restaurant:
Exemple 90
18
19 h 30. M. JI, serveur, Mme LU, serveuse, et moi, nous
sommes en train de plier des nappes en papier en bavardant. Tout à
coup, LU fait un rot en émettant un "he" désagréable. JI fait la
remarque:
JI -- [en F] C'est dégueulasse.
Sans rien dire, LU émet encore deux petits "he", qui ressemblent
cette fois plutôt à des toussotements.
Emettre un rot devant d'autres personnes peut être vu comme une
grossièreté, une perte de contrôle de soi-même et donc une perte de
face, alors que dans la même situation, un toussotement est tout à fait
tolérable. En rectifiant son émission buccale, LU a voulu redéfinir son
acte initial pour faire croire qu'il s'agissait, depuis le début, d'un
comportement inattaquable.
Il peut arriver que l'acteur se fasse prendre de court par un
changement imprévu de la situation. Ainsi, au restaurant, quand un
serveur est en train de manger quelque chose dans un coin et qu'un
client vient lui demander une fourchette, le serveur doit couvrir sa
bouche et faire semblant d'être là pour autre chose que pour manger.
La situation devient plus délicate si l'intrus est quelqu'un d'important:
Exemple 91
22 h 30. M. WU, serveur, a faim et veut manger un plat d'agneau
qu'un client français a laissé. A peine a-t-il introduit un gros morceau
dans sa bouche que le patron passe par là. Rapidement, Wu avale le
morceau et présente au patron un visage imperturbable. Plus tard,
WU me raconte qu'à cause de cela, il a eu mal à la gorge toute la
soirée et que ce morceau d'agneau semblait lui être resté au travers
de sa gorge.
Stratégie 10 Transformer une face perdue en une face gagnée
Il est question ici de la "méthode de victoire spirituelle", qu'on
peut considérer comme caractéristique des Chinois de basse condition
et qui consiste à s'assurer ou à assurer autrui qu'on gagne de la face,
bien qu'en réalité on en perde. La "méthode de victoire spirituelle" est
bien illustrée par Lu Xun dans son roman intitulé "La véritable
histoire de Ah Q". Ah Q se fait maltraiter partout. Mais il trouve
toujours le moyen d'affirmer qu'il est gagnant. Quand on le bat, il
déclare: "Vous, les fils, vous battez votre père". Il atteint alors une
supériorité, puisqu'il s'identifie à un père. Quand on ne lui permet plus
19
de répéter cela, il se dit: "Moi, je suis le premier qui sache m'abaisser.
Si l'on enlève 'm'abaisser', il reste 'le premier'. 'Zhuang Yuan' 2 n'est-il
pas aussi le premier?", et il se sent ainsi en position de supériorité;
quand on ridiculise son crâne chauve, il répond: "Vous, les enfants,
vous n'êtes pas assez qualifiés pour avoir un crâne comme ça", et il
gagne de la face puisque lui-même est assez qualifié pour l'avoir.
Dans la vie quotidienne, les applications de cette "méthode de
victoire spirituelle" ne manquent pas. Quand on a été licencié d'un
emploi, on prétend qu'on a démissionné ou qu'on a trouvé un emploi
meilleur; quand un garçon est abandonné par sa copine, il dira
volontiers que c'est lui qui ne voulait plus d'elle. Voici une illustration
de cette conduite, notée au restaurant:
Exemple 92
Il s'est produit, en novembre 1992, un événement notaire: pour
des raisons économiques, une dizaine d'employés ont été licenciés,
dont le premier maître d'hôtel, les trois maîtres d'hôtel et un chef
cuisinier qui bénéficiaient tous d'un salaire élevé. Ce licenciement a
été perçu comme une perte de face pour eux. Toutefois, les quatre
maîtres d'hôtel ont commenté diversement l'événement: M. WONG a
dit qu'il avait trouvé en deux jours un autre travail chez un ami qui lui
accordait un salaire supérieur; M. LANG a raconté que, même avant
son licenciement, il travaillait, déjà ailleurs et en même temps; M.
KIM a dit que cela tombait bien, qu'il avait déjà l'intention de
démissionner, car un autre restaurant lui avait proposé un emploi
plus intéressant et M. LEI a prétendu qu'il profiterait de l'occasion
pour aller faire du ski, projet qu'il avait en tête depuis longtemps.
Pour chacun, ce licenciement s'est systématiquement transformé en un
événement positif.
Stratégie 11 Transformer l'acte faisant perdre la face
en un acte neutre
Par cette stratégie, l'acteur essaie de fournir des explications ou
des justifications pour des actes qu'il a commis et qui vont lui causer
ou qui lui ont causé une perte de face, afin de les neutraliser.
2 "Zhuang Yuan" (状元) est un titre accordé au lauréat d'un concours national qui existait à
l'époque dynastique.
20
Un des moyens utilisés, c'est d'exposer les intentions qui ont
légitimé son acte.
Exemple 93
Un samedi soir, je travaille avec M. LEI au quatrième rang. Il
est déjà 23h 40 et LEI est encore là, alors que d'habitude il part à 23
h 30. Je sais bien qu'il attend le départ des clients de la table 74,
lesquels après avoir réglé l'addition, ont mis 30 F de pourboire dans
la soucoupe. Mais il tente de se justifier:
LEI -- [en M] Wo yi jing cuo guo ban che le. Mei bi yao xian zai zou
le. Wo ning ke deng hui gen lao cao yi qi zou.
(我已经错过班车了。没必要现在走了。我宁可等会跟老曹
一起走: J'ai déjà raté le bus. Maintenant, ce n'est plus la peine de
m'en aller. Je préfère partir tout à l'heure avec Lao CAO).
Un autre moyen d'éviter une interprétation négative du partenaire,
c'est de commenter, de façon à en désamorcer les effets probables,
l'acte qu'on accomplit. Ainsi, M. CHUI, porteur de plats, chaque fois
qu'il me demande quelque chose en français, prend soin de me dire
avant ou après avoir parlé: "Je comprends déjà tout. C'est seulement
pour être plus sûr et plus précis". En effet, solliciter des
renseignements de la part de quelqu'un implique une ignorance de ce
qu'on veut savoir et démontre donc un état d'infériorité. En disant qu'il
comprend déjà, CHUI veut éviter que son interlocuteur applique cette
définition à son acte.
Un troisième moyen, c'est d'expliquer un acte défavorable en
l'assortissant de circonstances atténuantes, de sorte que l'acte se trouve
radicalement transformé et devient pratiquement innocent. Cette
technique est étroitement liée à la théorie de l'attribution causale selon
laquelle l'individu expose les raisons d'un événement donné, soit par
des forces internes logées chez la personne jugée, en particulier
certaines dispositions psychologiques, soit par des forces externes
liées aux conditions de son environnement. Un effet de l'amour-propre,
c'est que l'individu a tendance à attribuer son propre succès à ses
forces internes, comme sa persévérance ou sa compétence, et à
motiver son échec par des forces externes, comme le mauvais temps
ou bien le manque de matériel. De même, il essaiera d'expliquer le
succès des autres par l'effet de forces externes comme la chance, ou
une circonstance privilégiée et de considérer leur échec comme
relevant de leur mauvais caractère, de leur faible intelligence, ou de
leurs incompétences. Ainsi, l'acteur essaie, lors de sa propre perte de
21
face, d'en attribuer la responsabilité non pas à lui-même, mais à des
influences extérieures, ce qui ne ternit, en aucune façon, ses vertus
morales. Au restaurant, quand on se fait admonester par le patron pour
une erreur commise, on dit toujours qu'on n'a pas de chance comme si
ces reproches pouvaient concerner tout le monde; quand on laisse
tomber une assiette en trébuchant, on accuse le sol glissant; quand on
fait une erreur de commande, on essaie de l'attribuer aux clients.
Un quatrième moyen employé couramment, c'est d'atténuer les
conséquences défavorables d'une perte de face, en établissant des
comparaisons avec d'autres acteurs qui se trouvent dans une situation
encore pire. Il semble que les enfants acquièrent prématurément ce
type de tactique. Citons l'exemple de mon propre fils:
Exemple 94
Mon fils a sept ans. Il va à l'école primaire en Chine. Chaque
fois que sa mère lui téléphone de France, elle lui demande de bien
étudier et d'essayer d'avoir 100 points ou presque à chaque contrôle,3
ce à quoi il ne réussit pas toujours. Voici une de leurs conversations
téléphoniques:
La mère -- [en T] Xiao hiao, zue gehng wu kao qi bo?
(小晓,最近有考试吗?: Xiao xiao, tu as eu des contrôles
récemment?)
Le fils -- [en T] Wu.
(有: Oui).
La mère -- [en T] Le kao liao gui hun?
(你考了多少分?: Combien tu as eu comme note?)
Le fils -- [en T] Mama ah, wan bang lai xiang keh leh xi zab hun, wa
leh kao liao poi zab ghou hun.
(妈妈,我们班里最少是四十分,我得了八十五分: Maman,
dans notre classe, la plus basse note est de 40 points, et moi, j'ai eu
85).
En effet, obtenir 85 points, c'est perdre la face par rapport à
l'exigence de sa mère, mais cela devient sinon une bonne note, du
moins une note satisfaisante, par comparaison avec celles des autres
de sa classe.
3 En Chine, les contrôles scolaires et les examens sont notés sur 100.
22
Un cinquième moyen, c'est de détruire la légitimité de la
personne qui a causé notre perte de face (par une critique, un reproche,
une insulte, etc.) afin de prouver qu'on est seulement la victime d'une
injustice ou d'une folie qui, en tout cas, ne saurait porter atteinte à
notre dignité.
Exemple 95
Un samedi matin, M. REN, serveur, arrive à 11 h 50 au lieu de
11 h 30 et reçoit les reproches du patron pour son retard. Après le
repas, REN essaie de redéfinir le fait en prétendant être arrivé à 11 h
35.
Si REN était vraiment arrivé à 11 h 35, la critique du patron
aurait été abusive. De même, on peut observer très souvent qu'après
une sévère remarque du patron, un employé essaie de se justifier
auprès des autres en disant: "Ces jours-ci, il y a peu de clients et le
patron cherche des histoires. Il devient fou". Car si le patron se trouve
vraiment dans un état anormal, son acte perd toute signification.
Enfin, un dernier moyen, c'est de transformer un raté
comportemental en un acte volontaire, afin de persuader l'entourage
qu'on maîtrise toujours la situation et donc son propre comportement.
Ainsi, un enfant qui a cassé un bol en trébuchant pourra tenter de se
disculper en affirmant qu'il l'a fait exprès. Un autre exemple concret
tiré d'un film chinois:
Exemple 96
Une jeune fille, s'étant disputée avec son amoureux, va à la
cuisine préparer une omelette pour elle seule. Mais elle ne sait pas la
faire et la fait brûler. Ayant senti l'odeur, le jeune homme arrive dans
la cuisine.
Le jeune homme -- [en M] Ni ba dan shao jiao le?
(你把蛋烧焦了?: Tu as brûlé l'omelette?)
La jeune fille -- [en M] Wo xi huan jiao dan ya!
(我喜欢焦蛋呀!: J'aime l'omelette brûlée!)
En disant cela, la jeune fille a tenté de convaincre son
compagnon (bien que cela soit incroyable) que l'omelette avait été
brûlée volontairement et non pas en raison de son incompétence ou
d'un manque de maîtrise de la situation.
23
Stratégie 12 Nier être l'auteur d'un acte faisant perdre sa propre
face
Si l'on peut parvenir à nier être l'auteur d'un acte entraînant une
perte de face, on peut réussir en même temps à se débarrasser de l'effet
défavorable produit par cet acte.
Un des moyens classiques pour atteindre ce but, c'est d'incriminer
d'autres personnes en profitant de leur absence pour leur en faire
porter la responsabilité. Ainsi, au restaurant, lorsqu'il y a erreur, le
serveur essaie de se justifier devant les maîtres d'hôtel en accusant les
clients et, devant les derniers, en accusant les cuisiniers ou les porteurs
de plats.
Exemple 97
Un vendredi soir, un client chinois vient dîner au restaurant avec
trois invités français. Je m'approche d'eux pour prendre la commande.
Le Chinois choisit des plats pour toute la table en parlant français.
Après avoir noté la commande, je pose la question:
Moi -- [en F] Et qu'est-ce que vous voulez prendre comme boisson?
Le Chinois -- [en M] Bai shui, ta men shuo yao bai shui.
(白水,他们说要白水: De l'eau, ils ont dit qu'ils voulaient de
l'eau).
Le Chinois a changé de langue, passant du français au mandarin,
pour nier être le responsable du choix de l'eau, choix qui peut faire
penser à une gêne de sa part et qui donc peut lui faire perdre la face.
Les stratégies de redéfinition que je viens d'analyser consistent
pour l'acteur à contrôler l'impression que les autres peuvent ressentir
d'un fait négatif dont il est l'auteur. Il cherche soit à le détourner par
rapport au public, soit à transformer sa nature pour qu'il devienne,
sinon un acte positif, du moins un acte neutre.
3.2. Se distancier de l'acte entraînant une perte de face
Selon Goffman, "l'individu est ainsi fait qu'il peut se couper en
deux parties, dont l'une peut adopter n'importe quelle attitude envers
l'autre, par identification avec l'entourage" (1973b : 120). En effet,
dans la vie sociale, les êtres humains, en tant qu'acteurs sociaux, ont
tendance, en présence des autres, à projeter une certaine image de leur
moi, puis à la rejeter ou à s'en écarter lorsque les deux moi ne peuvent
24
se maintenir en harmonie. Ainsi, l'acteur peut, tout en admettant que la
perte de face a eu lieu ou aura lieu et qu'il en est responsable, garder
une distance avec le "moi" lié à la perte de face pour protéger le "moi"
lié à la dignité.
Stratégie 13 Se moquer de soi-même
En appliquant cette stratégie, l'acteur tend à rendre dérisoire son
propre comportement lorsqu'il est amené à exposer l'un de ses défauts
ou lorsqu'il avoue avoir commis un acte coupable. C'est là une
manière de montrer qu'il est conscient de ses insuffisances ou de la
perte du contrôle de la situation, qu'il partage l'opinion défavorable
qu'en ont des autres, mais qu'il s'agit en réalité d'un fait exceptionnel
qui ne saurait atteindre sa dignité et que son "moi" sain conserve son
intégrité. En se moquant ainsi de lui-même, l'acteur se place en
quelque sorte au dessus du "moi" critiqué et l'isole de son "moi"
intime.
Un des moyens employés, c'est d'exposer ses défauts avant que la
représentation n'ait lieu. Ainsi, un professeur affligé d'une mauvaise
écriture peut en prévenir ses élèves avant d'écrire au tableau. Son acte
est porteur d'un message implicite tel que "Je suis conscient de mon
défaut. Si je peux le critiquer moi-même, c'est parce qu'il ne me gêne
pas et qu'il ne constitue pas un élément caractéristique de ma
personnalité".
Un autre moyen, c'est d'émettre, lors d'une perte de la maîtrise de
soi, une exclamation volontairement audible par l'entourage. Ainsi, au
restaurant, un serveur qui trébuche peut souligner sa maladresse en
émettant une exclamation comme "Oups" ou même "Merde", en tout
cas en utilisant ce genre de termes en français pour en atténuer l'effet.
Les exclamations plus ou moins nerveuses servent à signaler à
l'entourage que la maladresse n'est qu'un simple accident qui ne saurait
mettre en question la compétence réelle de l'acteur. Il convient de
signaler une autre fonction de ce type de conduites langagières, qui
provient des circonstances de leur utilisation: n'accompagnant en
général que les maladresses mineures, elles ont pour effet, dans les cas
plus graves, d'en minimiser l'importance.
Un troisième moyen, c'est de donner à la scène un tour caricatural
lorsque l'acteur se soumet à un acte qui menace sa propre face.
Exemple 98
25
19 h 30. Le patron est en train de savourer le bon thé qu'il a
ramené de son voyage en Chine. Tout à coup, il décide de le faire
goûter aux chefs cuisiniers. Il se lève, prend sa tasse par le bout des
doigts, s'approche de la cuisine des soupes à petits pas craintifs, les
yeux fixés sur le thé, le bras en avant, le cou tassé, comme un enfant
qui a peur de laisser tomber sa tasse.
Cette attitude enfantine et caricaturale avait sans doute pour but
d'éviter que son moi projeté par le fait de s'abaisser à porter du thé à
des subalternes ne soit pris pour un reflet de son moi réel.
Enfin, un dernier moyen, c'est d'exagérer la maladresse en la
renouvelant, afin de dissimuler une réelle déviation des normes, ou de
s'en distancier au moyen de gestes comiques:
Exemple 99
22h 30. M. LIANG, cuisinier, est sorti de sa cuisine pour prendre
les fiches de commande. Sur une fiche a été marqué "D44 (鸡)"(le
code qui correspond à "Boeuf aux oignons", mais qui signifie, par sa
graphie en chinois: "A la place du boeuf, mettez du poulet"). LIANG
ne connaît pas ce caractère chinois et le confond avec un autre.
LIANG -- [en T] Gai ak xi meh?
(是鸭吗?: Ca, c'est du canard?)
Moi -- [en T] M xi, gai goi.
(不是,是鸡: Non, c'est du poulet).
Sans rien dire, il prend une autre fiche sur laquelle est marqué
"D32" (code pour "Crevettes géantes sur plaque chauffante") et
répète sa question:
LIANG -- [d'un ton moqueur, en T] Gai ak xi meh?
(是鸭吗?: Ca, c'est du canard?)
Moi -- [silence].
Je n'ai pas répondu à sa deuxième question, car elle n'était pas
pertinente: il ne lui était pas possible de méconnaître la signification
de "D32". Justement, c'est cette non-pertinence qui lui a permis ce jeu.
Il a voulu me convaincre, par sa deuxième question, que la première
n'était qu'un simple lapsus, qu'il savait très bien que c'était du poulet et
non pas du canard dans "D44 (鸡)", de même qu'il savait bien que
c'étaient des crevettes et non pas du canard dans "D32". La deuxième
question, qui est une exagération de l'erreur, lui a donc servi à prendre
26
une distance avec la première question qui avait trahi son
incompétence.
Stratégie 14 Parler dans une autre langue
Dans une interaction sociale, l'acteur est parfois obligé de faire,
quels que soient ses objectifs, un acte qui, par nature, menace sa
propre face et qui peuvent être de deux sortes: d'abord, ceux réalisés
pour "donner de la face" à l'interlocuteur où l'acteur reconnaît
l'importance ou la supériorité de l'autre, ce qui implique sa propre
infériorité; ensuite, il y a ceux qui marquent sa propre infériorité
comme le remerciement et l'excuse. En effet, faire un compliment est
un acte qui satisfait la face du récepteur, mais qui, en même temps,
humilie celle de l'émetteur; exprimer une demande revient à montrer
un besoin qu'on n'est pas en mesure de satisfaire soi-même; présenter
des excuses sous-entend qu'on a commis une erreur; remercier
quelqu'un, c'est reconnaître qu'on a une dette envers lui.
Un des moyens les plus courants pour ne pas perdre la face,
lorsque l'acteur est obligé de se soumettre à un acte défavorable pour
sa propre face et qu'il désire en diminuer la menace, c'est de parler
dans une langue autre que sa langue maternelle, cette dernière étant
liée intrinsèquement à son identité. Cette technique lui permet de
s'éloigner de sa propre parole si elle ne lui est pas favorable et d'établir
une distance entre ses deux "moi", le "moi" profond lié à sa dignité et
le "moi" superficiel, incliné à l'humiliation. Il semble vouloir dire par
là: "Je dis cela, mais cela ne me concerne pas personnellement". Ainsi
au restaurant, les serveurs qui commettent des erreurs dans une
commande recherchent un moyen pour se distancier de leurs excuses
en les formant dans une langue autre que la leur, ce qui leur confère
un contenu plaisant qui en atténue les effets. L'appellation que M.
CAO utilise pour M. LANG, maître d'hôtel plus jeune que lui, en est
un autre exemple: il l'appelle "Grand-frère" mais dans une autre
langue qui lui permet de se distancier de cette interpellation,
humiliante pour lui. Dans l'Ex.57, j'ai dit à DOU que j'allais travailler
sous ses ordres mais en mandarin, au lieu du teochiu, qui est notre
langue maternelle commune. Voici encore un autre exemple concret:
Exemple 100
20 h. M. YANG, chef cuisinier de la cuisine Thaï, me fait signe
d'approcher. Il me passe alors un papier écrit en français et me dit:
27
YANG -- [en M] A zheng ma fan ni bang wo kan yi xia zhe zhang
dong xi.
(阿郑,麻烦你帮我看一下这张东西: Ah ZHENG, lis pour moi
ce papier, s'il te plaît).
Moi -- [en M] Hao.
(好: Oui).
Lui et moi parlons habituellement en teochiu, notre langue
maternelle. Cette fois, il s'est exprimé en mandarin, une langue de
caractère formel. La raison en est qu'en me demandant de lire un texte
écrit en français, il admet en même temps son insuffisance et ma
supériorité dans cette langue. Or, en parlant en mandarin, il parvient à
s'écarter plus ou moins de son "moi" inférieur et à me montrer que son
"moi" réel de chef cuisinier est resté intact.
En résumé, pour se distancier d'un acte négatif entraînant pour lui
une perte de face, l'acteur peut adopter une attitude de dérision vis-àvis de lui-même afin de se situer moralement au-dessus d'une réalité
déplaisante. Il peut également parler dans une autre langue pour
imprimer sa marque à l'énoncé et établir un écart énonciatif. Ces
procédés reflètent un trait fondamental des interactants se trouvant sur
la scène sociale: ils sont à la fois les acteurs et les personnages
interprétés et manifestent simultanément leur moi intérieur et leur moi
extérieur. Cet hiatus leur permet de projeter, bon gré mal gré, un
certain moi social lié au rôle de personnage qu'ils jouent et de le
rejeter ou de s'en écarter pour protéger leur moi intime lié à leur rôle
d'acteur et à leur dignité personnelle.
3.3. Remédier à la perte de face
Quand l'acteur n'a pas su éviter une perte de face ni établir les
distances nécessaires, il peut avoir recours à d'autres stratégies lui
permettant de sauver sa face. Celles-ci consistent à oeuvrer pour
"gagner de la face", de façon à neutraliser son déficit, ce qui
représente une manière efficace pour rétablir l'équilibre.
Stratégie 15 Récupérer la face perdue
Une des techniques usitées consiste à agir promptement pour
gagner de nouveau de la face ou à dire qu'on en gagne afin de
remédier au désagrément de sa perte:
28
Exemple 101
J'étais encore, à l'époque, porteur de plats. Un soir, vers 23 h, je
surprends M. LEI, maître d'hôtel, en train de fouiller dans mes fiches
de commande dans le but de trouver celles concernant les desserts. Il
veut les prendre, car elles lui permettront d'obtenir une récompense
(1F de gratification pour une portion de dessert). Ayant découvert que
j'étais derrière lui, LEI paraît gêné, cesse de fouiller et me dit: "Je
vais t'aider à sortir des plats". Il prend en effet un plat qui vient de
sortir de la cuisine et part.
La conduite qu'il a adoptée après s'être aperçu de ma présence
voulait prouver qu'il était quelqu'un de sympathique, aimant aider ses
collègues, mais elle avait surtout pour but de me faire oublier son
comportement précédent pouvant faire supposer qu'il était quelqu'un
d'avide au gain.
Quand l'acteur a perdu la face devant son interlocuteur après
avoir été critiqué ou grondé par lui, dont la supériorité est telle qu'il n'a
pu se défendre, il peut aller auprès d'une troisième personne, présente
ou absente lors de la scène en question, afin de rétablir sa face.
Exemple 102
22 h 30. M. KIM (lorsqu'il était encore serveur), a entré une
fiche de commande dans la cuisine des spécialités à la vapeur. M. HE,
cuisinier, le convoque puis le gronde:
HE -- [en C] Diu nei lou mou hai! Nei xeh di meh yeh a? Hgo tai m
dong.
(他妈的!你写的是什么东西啊?我看不懂: Merde, qu'est-ce
que tu as écrit là, je ne comprends pas).
KIM -- [en C] Hai e sam sab yi. Tui m ju, si fu.
(是 E32.对不起,师傅: C'est E32, excuse-moi, Maître).
Sorti de la cuisine, KIM me demande en me présentant la fiche:
KIM -- [en T] A hiahng le toi oi cu boi?
(阿兄,你看得出来吗?: Grand frère, tu peux lire cette fichelà?)
Moi -- [en T] Gai e sahng zab ri a.
(是 E32: C'est E32).
KIM -- [en T] Zi gai mu bo a, yi dahng toi m bak a.
(他妈的,这个浑蛋!他说他看不懂: Merde, ce salaud, il a dit
qu'il ne comprenait pas).
29
KIM a dû s'incliner devant la remarque du cuisinier. Mais devant
moi, il a joué le héros qui a eu le courage d'insulter le méchant. Par
l'expression méprisante qu'il a prononcée, KIM semblait aussi vouloir
me dire: "Tu vois, je n'ai pas tellement peur de lui".
Une troisième technique, c'est de reporter sa colère sur une tierce
personne. C'est là une stratégie spécifique du faible qui, ayant été
maltraité par un puissant, va maltraiter à son tour quelqu'un de plus
faible que lui, manière de montrer que, s'il est inférieur aux uns, il est
supérieur aux autres. Ainsi, un enfant grondé par le père peut
s'épancher auprès de sa mère ou de son petit frère. Au restaurant, M.
LEI, maître d'hôtel est un personnage typique de ce cas et on pourrait
le nommer "faible-héros". Il est souvent réprimandé par le patron et
par les autres maîtres d'hôtel sans oser réagir. Mais, lorsqu'il parle à
son tour aux porteurs de plats et aux demoiselles de chariot, il se
redresse et prend sa voix la plus autoritaire.
En résumé, quand l'acteur n'a pas su éviter de perdre la face, il se
sent obligé de soigner ce déficit en essayant d'y apporter un remède. Il
peut faire comme si l'incident n'avait pas eu lieu; il peut également,
tout en admettant l'existence réelle de l'incident, tenter de se
débarrasser de son "moi-personnage" lié à l'incident pour protéger son
"moi-acteur" lié à sa dignité; il peut enfin remédier à la face perdue en
s'offrant un acte satisfaisant pour sa propre face, afin de neutraliser la
perte de celle-ci. Toutes ces techniques visent à réparer l'effet
défavorable que l'incident peut produire sur l'acteur.
De l'ensemble des stratégies visant à sauver la face se dégage un
trait important du caractère chinois qu'on pourrait nommer "optimisme
oriental". Face à un événement insurmontable, le Chinois, au lieu de
s'en tourmenter, recourt à sa force spirituelle pour "être au-dessus" car,
pour lui, l'âme, toute puissante, peut vaincre l'environnement
matériel (LIN, 1990 : 70). C'est en transformant la nature d'une réalité
défavorable qu'il parvient à rétablir son équilibre psychologique et à
garder sa paix intérieure. Certains chercheurs proposent le terme de
"culture de honte" en parlant de la culture chinoise pour l'opposer à la
culture de culpabilité occidentale; d'autres préfèrent le terme de
"culture d'optimisme" (LI, 1986 : 311). Selon Z.H. Li, l'esprit
optimiste est déjà devenu une conscience ou une subconscience
générale des Chinois, à savoir une structure de la psychologie
collective ou une disposition d'esprit nationale (ibid.). En fait, d'après
moi, l'optimisme chinois n'est pas l'un des principes générateurs de la
30
conduite des Chinois, mais c'est plutôt un moyen pour garantir la
protection de la face, c'est-à-dire un comportement engendré et dirigé
par une conscience de la honte.
4. SE DEFENDRE
Dans une interaction sociale, l'acteur n'est pas le seul à jouer. Il
interagit en permanence avec d'autres acteurs et, en conséquence, il est
confronté à une menace continuelle de leur part. En d'autres termes,
l'acteur doit protéger sa face non seulement contre des actes
menaçants dont lui-même est responsable, mais aussi contre ceux
provenant d'un autre ou d'autres acteurs. Ces menaces sont engendrées
par l'ensemble des actes par lesquels les partenaires haussent leur
propre statut ou rabaissent celui de notre acteur, sur l'axe vertical des
rapports de place.
4.1. Simuler l'aveuglement
Cette technique renvoie un peu à ce qu'il est convenu d'appeler
"la politique de l'autruche". Face à une menace, l'acteur détourne la
tête pour faire croire ou se persuader lui-même que, s'il ne la voit pas
arriver, la menace n'existe pas et que dans ce cas, c'est qu'il n'est pas
menacé.
Au chapitre 3, j'ai parlé du "cadre de participation" en insistant
sur la manipulation opérée par l'acteur en ce qui concerne les statuts
des récepteurs (cf. p.104). En fait, le locuteur n'est pas le seul à
déterminer le statut de chacun des récepteurs. Il s'agit plutôt d'une
sorte de négociation réciproque. Si le locuteur peut assigner à un
auditeur une place autre que celle qu'il occupe dans la situation
interlocutive apparente, cet auditeur est en mesure de choisir une place
différente de celle-ci, c'est-à-dire que notre acteur, même en position
d'auditeur, peut aussi manipuler le cadre de participation.
Stratégie 16 Faire comme si l'acte menaçant n'avait pas eu lieu
L'acteur, tout en percevant un acte menaçant de la part de son
partenaire, peut feindre de ne rien voir, de ne rien entendre.
Exemple 103
31
19 h 30, les serveurs préparent les tables en attendant le début
du service. Près de la caisse, M. JI, serveur, verse de la sauce de soja
dans une petite bouteille. La sauce coule par terre. M. GUO, chef
cuisinier, lui crie:
GUO -- [en T] Le zo meh kahng kueh, toi xi yu no!
(你干什么?看酱油!: Qu'est-ce que tu fais là, regarde la
sauce!)
JI s'arrête et part en chantonnant.
Apparemment, JI a entendu l'invective du chef, mais il a feint
l'indifférence en poursuivant tranquillement le cours de son activité.
Parfois, l'acteur peut réagir à l'attaque du partenaire en annulant
l'énoncé d'un acte menaçant:
Exemple 104
Dialogue entre M. PAN, cuisinier et Mlle LIU, serveuse:
PAN -- [en M] Mamie, ni ru guo nian qing dian, wo jiu xiang gen ni
shui le.
(Mamie,你如果年轻点,我就想跟你睡了: Mamie, si tu étais
plus jeune, j'aimerais coucher avec toi).
LIU -- [en M] Wo shen me ye mei ting jian. Deng yu ni shen me ye
mei shuo.
(我什么也没听见。等于你什么也没说: Je n'ai rien entendu, et
cela revient à dire que tu n'as rien dit).
Si l'énoncé de PAN, selon l'interprétation qu'en a fait LIU, n'avait
pas eu du tout de destinataire, il aurait perdu toute sa valeur, et, par là,
sa réalité.
La menace peut s'originer d'un acte volontaire du partenaire, mais
aussi d'un fait dépendant de lui et que l'acteur trouve menaçant pour sa
propre face, par exemple d'un succès obtenu par ce partenaire ou par
quelqu'un de ses proches. Contrairement à la stratégie où, pour
"donner de la face" à l'autre, l'acteur doit le féliciter, celui-ci doit agir
comme s'il ignorait ce succès afin de protéger sa propre face, car tout
succès de son partenaire est de nature à impliquer son propre insuccès.
Le jour où M. KIM a été promu maître d'hôtel, il a changé d'uniforme.
C'était donc un événement spectaculaire que personne ne pouvait
ignorer. Or, les serveurs en concurrence avec KIM et plus anciens que
lui (par exemple, M. DOU et M. REN) ont fait semblant de ne rien
remarquer. Seuls quelques porteurs de plats et demoiselles de chariot
ont adressé à KIM quelques félicitations sur le ton de la plaisanterie.
32
En effet, faire une remarque sur la promotion de KIM aurait été, pour
ces serveurs, reconnaître sa supériorité et avouer leur propre échec
dans l'ascension sociale.
Stratégie 17 Faire comme si l'on n'était pas l'objet d'une attaque
Là, l'acteur essaie de nier être le destinataire direct d'une attaque
provenant du partenaire et d'en détourner l'objet pour faire croire que
ce n'est pas lui qui est en cause.
Exemple 105
22 h, heure de pointe. Près de la cuisine des spécialités à la
vapeur, un chariot venant d'être chargé, veut sortir. M. SHI arrive, se
met devant le chariot et bloque le passage aux cuisiniers qui doivent
sortir les plats en courant. Ils crient à SHI de se déplacer pour
dégager le chariot.
Un cuisinier -- [à SHI, en T] Meh zeh!
(快点 !: Dépêche-toi!)
SHI -- [silence]
Un chef cuisinier -- [à SHI, en T] Meh zeh a, pu bo!
(快点啊!他妈的 !: Dépêche-toi vite, merde!)
SHI -- [à la demoiselle de chariot, en M] Kuai dian kuai dian.
(快点快点!: Dépêche-toi, vite).
Les invectives des cuisiniers ont été adressées à SHI, ce dont a
témoigné l'utilisation du teochiu que la demoiselle de chariot ne
comprenait pas, mais SHI a repris, s'adressant à elle, la même
injonction en mandarin, comme si elle lui était destinée et non pas à
lui.
Une autre façon de détourner l'objet d'une attaque, c'est de la
faire partager avec d'autres pour persuader l'entourage que "Ce n'est
pas moi seul qu'on attaque".
Exemple 106
Vers 20 h., il n'y a pas encore de clients au quatrième rang. M.
LEI, maître d'hôtel, en profite pour raconter son passé glorieux à M.
WU et à Mme XIANG, tous les deux serveurs. Le patron sort de son
bureau et lance:
Patron -- [en M] Lao lei, bu yao jiang hua le. Wo zai ban gong shi
dou ting dao ni de sheng yin a.
33
(老雷,不要讲话了。我在办公室都听到你的声音啊: Lao
LEI, cesse de discourir. Je t'entends de mon bureau).
LEI -- [à WU et à XIANG, en M] Lao ban jiao wo men bie jiang hua
le.
( 老 板 叫 我 们 别 讲 话 了 : Le patron nous a dit de ne plus
bavarder).
WU -- [en plaisantant, en M] Ta hao xiang shi jiao ni er bu shi jiao
wo men ba?
(他好象是叫你,而不是叫我们吧: Il semble qu'il t'ait dit et
non pas qu'il nous ait dit).
Stratégie 18
menaçant
Faire comme si l'acte du partenaire n'était pas
Par cette stratégie, notre acteur, tout en comprenant le sens de la
parole du partenaire, fait semblant d'avoir compris autrement, afin de
transformer l'acte du partenaire en un acte neutre ou même positif pour
lui.
Exemple 107
22 h. La salle est bondée. M. LIANG, cuisinier, sort de sa cuisine
avec un plat. Ayant vu un grand nombre de fiches de commande en
attente sur ma table de travail, il me crie:
LIANG -- [d'une voix méchante, en T] Wu tuahng liao!
(有单了!: Il y a des fiches).
Moi -- [paisiblement, en T] Le ho kio rib ke.
(你可以拿进去: Tu peux les prendre).
Je savais bien que LIANG émettait ainsi envers moi un reproche
dont la formulation complète pouvait être: "Il y a des fiches. Pourquoi
ne les entres-tu pas à la cuisine?" Par ma réponse, j'ai voulu
transformer le sens de son intervention en la complétant d'une autre
façon: "Il y a des fiches. Est-ce que je peux les prendre?" comme s'il
s'était abaissé à me demander la permission, acte qui marquait ma
supériorité contrairement à la forme de reproche qu'il avait employée
et par laquelle il m'imposait son pouvoir.
Il s'agit là, en fait, d'un jeu sur la ressource du sous-entendu où
l'acteur met à profit une souplesse possible dans la compréhension.
34
Un autre moyen consiste à modifier la nature ou la portée de
l'acte du partenaire pour qu'il devienne non plus une menace, mais
plutôt une faveur.
Exemple 108
23 h 10. Mlle BI, demoiselle de chariot, a terminé son travail.
Elle demande à M. GUO, chef cuisinier, de lui préparer une soupe de
nouilles pour sa propre consommation. Celui-ci refuse:
GUO -- [en M] Bu xing, wo mei kong.
(不行,我没空: Non, je n'ai pas le temps).
BI -- [en M] Hao. Wo zheng xiang jian fei ne.
{好。我正想减肥呢: Bon, j'ai justement envie de maigrir (Ton
refus m'aidera à maigrir)}.
BI a répondu de façon ironique au refus brutal de GUO comme si
ce refus, au lieu de la blesser, allait dans le sens d'un prétendu régime,
étant donné que son appétit l'emportait habituellement sur ses soucis
de ligne.
Les différentes stratégies consistant à "simuler l'aveuglement"
s'appuient, en réalité, de même que les stratégies tendant à "redéfinir
l'événement", sur des manipulations de sens et visent à nier la perte de
face provoquée par le partenaire. Il s'agit pourtant là de stratégies
passives de défense par lesquelles l'acteur se résigne à l'attaque dont il
est l'objet en essayant seulement de la faire oublier ou de l'oublier luimême, comme s'il acceptait de panser douloureusement sa blessure, en
solitaire. Il n'ose ou ne peut riposter à l'offenseur.
Les stratégies d'aveuglement révèlent un autre trait du caractère
chinois, la résignation qui est le produit d'une culture où prévalent la
paix de l'âme, l'harmonie entre l'homme et l'univers et celle entre les
humains. Régis par ces principes, les Chinois ont tendance à éviter, le
plus possible, tout ce qui peut nuire à la paix. Cette caractéristique
s'exprime dans des dictons populaires comme: "大事化小,小事化了
" ([en M] Da shi hua xiao, xiao shi hua liao: transformer un grand
problème en un petit et un petit en néant), "多一事不如少一事" ([en
M] Duo yi shi bu ru shao yi shi: On préfère avoir un souci de moins
qu'un souci de plus). Si la résignation est souvent jugée comme un
trait de faiblesse, les Chinois la considèrent plutôt comme une vertu
essentielle. Est considéré comme un homme bien élevé celui qui sait
supporter l'insupportable, même au sacrifice de ses propres droits.
35
Ainsi, autrefois, le mot "忍" ([en M] ren: se contenir) était souvent
écrit en gros caractère et affiché dans la salle de séjour ou dans le
bureau d'un mandarin ou d'un intellectuel pour leur servir de devise.
L'attitude de résignation est également vue comme la voie par laquelle
on peut accéder à la paix intérieure, ce qu'exprime encore ce dicton: "
能忍者自安" ([en M] Neng ren zhe zi an: Celui qui sait se contenir
réalise la paix dans son âme). Enfin, cette vertu correspond en même
temps à une stratégie délibérée d'auto-défense ou d'attaque, stratégie
issue du Taoïsme selon lequel il faut "reculer pour mieux avancer"
([en M] yi tui wei jin 以退为进) "se courber pour mieux bondir" ([en
M] yi qu qiu shen 以屈求伸, c'est-à-dire se soumettre pour mieux se
redresser) et on doit se résigner à un petit sacrifice pour la réalisation
d'un important projet, ainsi que le dit encore un dicton: "La nonrésignation à une petite chose peut troubler le grand projet" ([en M]
Xiao bu ren ze luan da mou.小不忍则乱大谋).
4.2. Riposter
Il s'agira ici des stratégies actives de défense selon lesquelles
l'acteur, au lieu d'accepter passivement une offense du partenaire, se
reprend pour lui riposter. Cette réaction où l'offensé veut se mesurer
avec l'offenseur peut se manifester par un silence de défi, par un acte
de neutralisation de la menace ou même par une contre-attaque.
Stratégie 19 Opposer un silence au partenaire.
C'est en réagissant par le silence que l'acteur riposte à l'acte
menaçant du partenaire et manifeste ainsi son attitude de nonparticipation et de non-coopération.
Le silence peut revêtir des sens variés suivant les situations.
Après une vantardise, le silence du récepteur peut signifier qu'il n'y
croit pas; à une critique, il peut correspondre à un refus ou à une
contestation; enfin, un silence qui répond à un ordre indique
clairement l'insoumission sinon le défi.
Exemple 109
20 h. M. MA, cuisinier, passe devant une autre cuisine que celle
où il travaille. M.HE, cuisinier de cette dernière, l'appelle.
HE -- [en C] Hei, guo lai.
(喂,过来: Hé, viens ici).
36
MA ne lui répond ni ne bouge.
HE -- [en C] Hei, kiu nei guo lai a. Tim gai zong keh hai go dou a?
(喂,叫你过来啊。为什么还站在那里: Hé, je t'ai dit de venir,
pourquoi tu restes encore là?)
MA -- [en C] Yu guo nei yak kiu hgo zao guo hoi, hgo zong yao min
meh?
(如果你一叫我就过去,我还有面子吗?Si tu m'appelles et
que je viens tout de suite, j'ai encore de la face?)
La réponse plaisante de MA a explicité la valeur d'une nonréaction à un acte menaçant du partenaire. En effet, si MA avait
répondu tout de suite à l'appel de HE, il aurait ainsi reconnu l'autorité
de HE sur lui, et par là, sa propre infériorité. Or, par le silence, il a
montré à HE qu'il pesait aussi lourd que lui et qu'il n'était pas
quelqu'un qu'on pouvait manipuler à sa guise.
Stratégie 20 Neutraliser l'acte du partenaire
Un acte de parole, comme on l'a vu, situe toujours, par sa force
illocutoire, les interlocuteurs sur un certain point de l'axe vertical des
rapports de place (cf. chapitre 3). Annoncer une nouvelle à quelqu'un
revient à dire qu'on possède plus d'informations que lui et émettre une
idée originale peut signifier qu'on est plus doué. La stratégie défensive
de l'acteur consiste ici à détruire la force illocutoire contenue dans
l'acte du partenaire, acte qui représente une menace pour sa propre
face.
Dans un roman classique chinois intitulé "Les trois royaumes"
([en M] san guo yan yi 三国演义), il y a deux personnages très
intelligents, Kong Ming et Zhou Yu. Kong a un réflexe un peu plus
rapide que Zhou. Celui-ci, qui est de caractère outrecuidant, ne peut
pas supporter que Kong soit plus fort que lui. Chaque fois que Kong
émet une idée, il dit: "Ton idée coïncide avec la mienne". En effet, si
Zhou a vraiment la même idée que Kong et même avant lui, l'idée de
Kong perd sa valeur de primauté et son locuteur perd donc sa
supériorité. Voici un autre exemple concret du restaurant:
Exemple 110
19h 30. Près de la cuisine sichuannaise. Conversation entre M.
CAO et moi.
Moi -- [en M] Gao su ni ge zui xin xiao xi: lao ban yao mai can guan
le.
37
(告诉你个最新消息:老板要卖餐馆了: J'ai une information
très récente à te donner: le patron a décidé de vendre le restaurant).
CAO -- [en M] Wo liang tian qian jiu zhi dao le.
(我两天前就知道了: Je le sais depuis deux jours).
En disant qu'il était déjà au courant et cela depuis deux jours,
CAO non seulement a détruit la valeur de mon assertion qui tendait à
prouver que j'étais mieux renseigné que lui, mais il m'a montré aussi
qu'il avait sur moi l'ascendant de connaître auparavant cette nouvelle.
L'acteur peut également détruire les fondements mêmes de l'acte
du partenaire:
Exemple 111
20 h. Plaisanterie entre Mme SHU, demoiselle de chariot, et moi.
Je voudrais qu'elle me prête un roman.
Moi -- [en M] Wo you hen duo xiao xi yao gao su ni. Ru guo ni bu jie
gei wo xiao shuo, wo jiu bu shuo.
(我有很多消息要告诉你。如果你不借给我小说,我就不说:
J'ai beaucoup de choses à te raconter. Mais je ne te dirai rien si tu ne
me prêtes pas le roman).
SHU -- [en M] Wo bu xiang ting.
(我不想听: Je ne veux pas savoir).
La vigueur de mon énoncé s'est appuyée sur l'hypothèse que SHU
avait envie de connaître les informations que je détenais. En disant
qu'elle ne voulait pas savoir, elle a détruit d'emblée la valeur que je
leur accordais et a fait s'effondrer l'avantage que j'espérais pouvoir lui
imposer.
Stratégie 21 Opposer un acte menaçant à celui du partenaire
Il s'agit là d'un principe similaire à celui contenu dans le proverbe
"Oeil pour oeil, dent pour dent". Un acteur qui se trouve menacé
essaie d'opérer un réalignement en modifiant les bases contenues dans
l'interaction dans un sens lui étant plus favorable, afin d'arracher à son
partenaire la maîtrise de l'interaction ou de ne pas s'en remettre
entièrement à l'autre. A une attaque du partenaire, l'acteur oppose une
contre-attaque; à une vantardise, l'acteur en avance une autre et plus
forte, comme pour montrer à l'autre comment il conçoit l'enjeu: "Si tu
es fort, je suis plus fort que toi; si tu es bon, je suis meilleur". Il peut
38
alors se produire à la fois une lutte explicite comparable à l'échange de
coups d'épée dans un duel et une lutte implicite qui ressemble à un
échange de coups de pieds sous la table.
A. La lutte explicite.
1) Riposter au lieu de répondre
Une façon de riposter à une question, c'est de lui en opposer une
autre. En effet, certaines questions peuvent mettre notre acteur dans
une situation embarrassante et donc dans une position d'infériorité. Il
lui est possible, en réaction, de ne pas répondre mais de lui poser une
autre question, c'est-à-dire de lui renvoyer la balle, afin de lui
soustraire l'avantage dans l'affrontement.
Une autre façon de répliquer, c'est d'attaquer directement la force
illocutoire de l'énoncé du partenaire si elle s'avère menaçante:
Exemple 112
Après le dîner du personnel, M. MENG, M.CAO et moi, nous
sommes en train de bavarder dans un coin de la salle. M. LEI , maître
d'hôtel, s'approche et nous dit:
LEI -- [en M] Qi dian le.
(七点了: Il est sept heures).
MENG -- [en M] Na you zen me yang?
(那又怎么样?: Et alors?)
LEI -- [en M] Wo shi wei ni men hao a.
(我是为你们好啊: Je pensais à votre bien).
En se limitant à l'énoncé "Il est sept heures", en apparence
purement informatif, LEI a voulu en réalité nous en communiquer la
suite non-dite: "donc, il faut aller au travail", proposition implicite qui
avait la force illocutoire d'un ordre. Et c'est d'ailleurs cette force
illocutoire qui nous a irrités ("nous avons à peine dix minutes pour
bavarder et tu viens nous expédier au travail"). En effet, bien
qu'implicite, cette phrase de LEI, en apparence anodine, exprimait sa
véritable intention. La réaction de MENG "Et alors?" avait une double
valeur: explicitement, c'est une contre-question telle que "Il est sept
heures. Et alors, qu'est-ce que tu veux dire avec cela?", comme si
MENG ne saisissait pas le sens implicite de l'assertion de LEI;
implicitement, il s'agissait d'un défi pouvant ainsi être traduit: "Si nous
n'obéissons pas à ton ordre, et alors, qu'est-ce que tu pourras nous
faire?" Vraisemblablement, LEI a compris le deuxième sens, car il a
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fourni en 3e tour une justification de son énonciation du premier tour.
La lutte a été silencieuse mais elle s'est fait sentir à la surface.
Encore une façon de riposter, c'est d'attaquer directement le bienfondé de l'action du partenaire.
Exemple 113
Vers 20 h. Dialogue entre M. DAI, porteur de plats et M. JI Kid,
serveur. Un client a appelé DAI pour passer sa commande.
DAI -- [en M] A ji, qu gei wu hao tai dian dan.
(阿基,去给五号台点单: Ah JI, va prendre la commande de la
table N°5).
JI -- [en F] Oui, Monsieur le directeur.
La réponse de JI en français était chargée d'ironie. Elle visait à
faire comprendre à DAI qu'il n'était nullement son directeur et n'avait
donc pas le droit de lui lancer un ordre.
Une dernière façon de s'opposer à un acte menaçant, c'est de
corriger l'attitude adoptée par l'autre à son propre égard.
Exemple 114
Scène extraite d'un film chinois:
Un jeune homme, un bouquet de fleurs à la main, court derrière
une jeune fille:
Jeune homme -- [en M] Deng yi xia, a mei.
(等一下,阿梅·. Mais attends un peu, Ah Mei).
Jeune fille -- [en M] Ni zui hao hai shi jiao wo wang xiao jie.
(你最好还是叫我“王小姐”Vous feriez mieux de m'appeler
"Mademoiselle WANG").
Le jeune homme a utilisé un terme d'adresse familier pour se
rapprocher de la jeune fille envers qui il aurait dû maintenir une
distance respectueuse. La jeune fille, qui ne l'aimait évidemment pas, a
refusé ce rapprochement unilatéral, le considérant comme une menace
pour sa sécurité. Au lieu d'accepter sa formulation trop intime, elle a
corrigé le comportement de l'autre en lui rappelant, par un terme
d'adresse formel, le respect et la distance qu'il devait observer envers
elle.
2) Concurrencer le partenaire
Cette stratégie se rattache à un phénomène courant étudié par la
psychologie sociale, c'est-à-dire qu'on a souvent envie de se comporter,
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dans une situation de concurrence, en véritable challengeur. Par
exemple, quand le voisin achète un nouveau récepteur de télévision,
nous avons envie d'en acheter un et plus beau. Dans la conversation
quotidienne, si quelqu'un se permet d'exalter ses propres mérites, nous
avons tendance à riposter en lui opposant les nôtres.
Exemple 115
Conversation entre deux étudiants chinois, CHEN et LI. Pour
obtenir le DEA, CHEN, inscrit à Paris V, doit rédiger un mémoire et
le soutenir; quant à LI, inscrit à Paris III, il aura à présenter trois
travaux écrits.
CHEN -- [en M] Wo jue de ni rong yi xie, bu yong xie lun wen.
(我觉得你容易些,不用写论文: Je pense que c'est plus facile
pour toi. Tu n'as pas besoin de rédiger un mémoire).
LI -- [en M] Wo bu zhe yang ren wei. Wo jue de hai shi ni rong yi xie.
Yi pian lun wen, bi jing shi yi pian chang wen zhang er yi, er wo ze
yao xie san pian wen zhang.
(我不这样认为。我觉得还是你容易些。一篇论文,毕竟是
一篇长文章而已,而我则要写三篇文章: Je ne crois pas. Je pense
au contraire que c'est plus facile pour toi. Un mémoire, de toute façon,
c'est un texte, un peu plus long et c'est tout. Et moi, je dois en rédiger
trois).
La concurrence se perçoit aisément: est plus capable celui qui sait
assumer une tâche plus difficile.
B La lutte implicite
Pour mener une lutte implicite, plusieurs procédés sont d'usage
courant tels que le sous-entendu, la présupposition et le
grommellement.
1) Le sous-entendu
Au restaurant, pour attirer un pourboire, le serveur laisse
intentionnellement la soucoupe sur la table. Cet acte, bien qu'implicite,
est un geste ostentatoire qui suggère la réaction attendue et empiète
ainsi sur le libre arbitre de l'autre. Certains clients, ayant perçu ce
message, réagissent de façon négative en mettant dans la soucoupe un
bout de serviette utilisée, un mégot ou une carafe d'eau comme s'ils
voulaient dire au serveur: "Tu as osé solliciter un pourboire? Tiens,
voilà pour toi".
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Exemple 116
21 h. M. CAO, porteur de plats, me rapporte une fiche de
commande "F31" (code pour "Brochettes de porc") que j'ai déposée à
la cuisine.
CAO -- [en M] Mei you huo, hao ji tian le.
(没有货,好几天了: Il n'y en a pas, et cela depuis plusieurs
jours).
Moi -- [en M, à la caissière et à haute voix] Ef san shi yi jintian mei
huo.
(F31 没有货: Il n'y a pas de F31 aujourd'hui).
J'ai parlé assez fort, et en accentuant le mot "aujourd'hui" afin de
me faire entendre de CAO, car j'étais vexé par la dernière partie de
son énoncé "et cela depuis plusieurs jours" qui suggérait que j'étais
incapable d'être au courant de ce que j'aurais dû savoir depuis
plusieurs jours. Mon "aujourd'hui" avait juste pour but de renverser ce
sous-entendu menaçant.
2) La présupposition
Exemple 117
19 h 30. Un groupe de clients s'installe dans ma rangée. A peine
assis, ils me réclament des couverts:
Client -- [en F] Monsieur, il n'y a pas de couverts.
Moi -- [en F] Voulez-vous des couverts?
Cette intervention du client présupposait clairement que le
serveur devait équiper les tables de couverts occidentaux et que, sans
cela, le service lui paraissait insuffisant. Ma question faisant suite à
son injonction a eu comme fonction d'anéantir sa présomption, en
soulignant qu'il s'agissait là d'un service supplémentaire, puisqu'on
avait déjà mis des baguettes, service de rigueur dans un restaurant
chinois.
3) Le grommellement
Il s'agit d'une sorte de contre-attaque que l'acteur accomplit
derrière le dos du partenaire, cette conduite ne pouvant être réalisée de
front. C'est un procédé employé par l'acteur pour montrer
symboliquement à l'entourage que, s'il est tenu de reconnaître l'autorité
de quelqu'un, son esprit n'a pas été gagné et que l'autre ne peut pour
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autant compter sur sa bonne volonté. Ainsi, au restaurant, il arrive que,
le patron ayant grondé un serveur, celui-ci ne bronche pas devant lui
mais fasse une grimace, tire la langue ou murmure des récriminations
dès que le patron tourne le dos, s'éloigne et sort de la portée de sa voix,
comme s'il voulait lui déclarer: "si tu peux m'insulter en face, je peux
t'insulter derrière ton dos, et plus violemment que toi".
On peut grommeler derrière le dos d'un partenaire, mais aussi en
face de lui, dans une langue qu'il ne comprend pas. Ainsi, à la suite
d'une demande d'un client qui agace le serveur, celui-ci peut lui
répondre: "Oui, tout de suite" et ajouter un "Merde" dans une autre
langue et avec l'usage de la même intonation sereine que celle utilisée
pour la première phrase.
Goffman indique que le grommellement constitue une forme
particulière de communication "qui ne s'ajuste guère au modèle
linguistique du locuteur et du destinataire, puisque la réplique donnée
au locuteur se voit déplacée en direction d'une tierce partie et/ou de
nous-mêmes" (1987 : 101). Personnellement, j'analyse surtout le
grommellement comme un moyen d'auto-réajustement par lequel
l'acteur rétablit son propre équilibre psychologique en extériorisant ses
sentiments contre un fait qui l'opprime afin de s'offrir la satisfaction
de se soulager d'un dommage reçu, même imaginaire et de neutraliser
la perte subie (cf. Ex. 5). Examiné de ce point de vue, le
grommellement semble illustrer une autre fonction du langage, visant
à décharger une tension. En effet, selon Freud, qui essaie de jeter un
pont entre le champ du langage et celui de l'affect en assimilant le
langage à un processus de décharge, le langage est un équivalent de
l'acte, grâce auquel l'affect peut être abréagi (dans MENAHEM, 1986 :
49).
On voit par les stratégies 19 à 21 qu'un Chinois, lorsqu'on le
provoque, tient à riposter et n'hésite pas à recourir à des procédés
implicites pour renverser la situation. La lutte se mène plutôt audessous de la table et le but en est moins d'avoir raison sur l'autre que
de présenter une image avantageuse de soi-même devant le public et
d'obtenir la paix intérieure.
En résumé, quand l'acteur est en position défavorable par rapport
à un acte menaçant de la part d'un partenaire, il emploie différentes
stratégies pour se maintenir sur une position défendable. Il peut
adopter le procédé de l'aveuglement en fermant les yeux sur l'offense
qu'il subit, se comporter comme si elle n'existait pas ou ne lui était pas
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destinée; il peut également ne pas réagir du tout pour anéantir la
signification de l'offense; il peut enfin, poussé dans les limites de la
patience, se redresser pour riposter, soit en détruisant la valeur de
l'offense, soit en y opposant une contre-attaque. Toutes ces stratégies
visent à montrer au partenaire et à l'entourage que, malgré l'offense, la
face de l'acteur reste intacte.
5. CONCLUSION
Les situations sociales peuvent représenter autant d'occasions
heureuses pour l'acteur de gagner de la face en lui fournissant un
terrain d'action idéale, mais elles sont en même temps périlleuses, par
les risques qu'elles comportent. Le danger peut provenir de l'acteur luimême qui cesse momentanément de dominer ses propres réactions; il
peut également provenir d'une situation où surgissent des événements
imprévus, ou encore d'autres acteurs avec qui il interagit. Un acteur
rationnel, tout comme un animal vigilant, doit être en mesure de
pressentir un danger et doit savoir s'en protéger. "Le comportement est
ici très animal", écrit Goffman, "si ce n'est que l'animal humain paraît
répondre moins à une menace biologique évidente qu'à une menace
pour la réputation qu'il s'efforce d'ordinaire de maintenir en matière de
compétence sociale" (1987 : 97).
Si la réaction à une menace constitue un réflexe animal chez tout
être humain, il semble que chaque culture engendre des procédés
spécifiques d'auto-protection. L'ensemble des stratégies analysées dans
ce chapitre nous montrent que les Chinois, au lieu de se confronter
directement à un danger et de conquérir l'univers qui les entoure,
choisissent de s'en écarter, de se contenir, de se retirer dans leur
monde intérieur et de se mettre en harmonie avec leur environnement,
ce qui peut conférer à leur conduite d'auto-protection un caractère
essentiellement passif. Leur attitude s'explique à la fois par leur
conception de l'univers et par l'essence de leur culture. D'abord, pour
les Chinois, l'homme est impuissant devant l'univers; ce qu'il peut faire,
c'est de s'y soumettre et d'établir une harmonie avec lui, d'où
l'expression " 天 人 合 一 " ([en M] tian ren he yi: la fusion entre
l'homme et l'univers); De plus, la culture chinoise s'oriente plutôt vers
le monde intérieur et spirituel de l'homme que vers le monde extérieur
et matériel; ce qui leur importe, c'est la paix de l'esprit. Par conséquent,
derrière cette passivité démontrée dans l'auto-protection chinoise, se
cachent une force active et une sérénité profonde, des valeurs
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considérées comme le résultat d'une maîtrise parfaite de soi-même et
de la situation et comme relevant d'une volonté déterminée de vaincre.
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