Coommunication interculturelle 8 Protéger sa propre face et la communication interculturelle 跨文化交际第八讲 保面子与跨文化交际 1. INTRODUCTION On attribue souvent les actes de langage indirects à des marques de politesse. J.R. Searle, par exemple, souligne à maintes reprises que c'est la politesse qui est la motivation la plus puissante de l'indirectivité en matière de conduites langagières: "La motivation principale, -- sinon la seule -- qui conduit à employer ces formes indirectes est la politesse" (1982 : 90). De son côté, Ducrot présente les procédés de l'implicite selon les termes suivants: "Pour telle personne, à tel moment, dire telle chose, ce serait se vanter, se plaindre, s'humilier, humilier l'interlocuteur, le blesser, le provoquer... etc.. Dans la mesure où, malgré tout, il peut y avoir des raisons urgentes de parler de ces choses, il devient nécessaire d'avoir à sa disposition des modes d'expression implicite, qui permettent de laisser entendre sans encourir la responsabilité d'avoir dit" (1980 : 6). Or, la politesse est-elle le seul principe qui motive les actes de langage indirects? Si l'on accepte le postulat selon lequel un acte de langage est un acte illocutoire modifiant les droits et les obligations des participants et établissant une relation interpersonnelle de type nouveau (cf. p.120), il faut admettre en même temps que cette modification concerne à la fois l'interlocuteur et le locuteur. Si je modifie la situation de mon interlocuteur par un acte illocutoire, ce n'est jamais dans l'absolu. C'est toujours par rapport à la mienne propre. Par exemple, en formulant une demande à quelqu'un, je transforme sa situation en le plaçant devant deux alternatives: accepter ma demande ou la refuser. Mais, par cet acte même, je m'expose à une nouvelle situation: être personnellement accepté ou refusé. Etre refusé, c'est pour moi perdre la face. Donc, la raison réelle qui me pousse à recourir à une stratégie implicite, c'est éventuellement la peur de perdre ma propre face. Par exemple, en disant "Il fait chaud", je désire que mon interlocuteur ouvre la fenêtre. Par cet acte, je n'oblige pas mon interlocuteur à réagir et je ne cours pas le risque d'être refusé, car je n'ai pas émis explicitement une demande, du moins en apparence. Cette idée de peur de perdre sa propre face s'appuie principalement sur Flahault qui écrit: "C'est la peur de cet ébranlement de sa propre identité qui conduit chacun à éviter la situation qui se noue dans l'illocutoire explicite, pour lui préférer l'implicite. Celui-ci permet de rester sous couvert d'un rapport de places dans lequel nous sommes déjà commodément installés, et offre la possibilité, ou l'illusion de la possibilité, d'agir sur la place de l'autre sans qu'il soit touché à la nôtre" (1978 : 52). Cette idée est aussi inspirée de Goffman pour qui tout contact avec les autres est un engagement: "L'individu a généralement une réponse émotionnelle immédiate à la face que lui fait porter un contact avec les autres: il la soigne, il s'y 'attache'... L'attachement à une certaine face, ainsi que le risque de se trahir ou d'être démasqué, expliquent en partie pourquoi tout contact avec les autres est ressenti comme un engagement" (1974 : 10). En effet, dans les contacts sociaux, l'acteur court constamment le risque de perdre sa face. Nous avons vu au chapitre 3 (Gagner de la face) que, pour augmenter la valeur sociale de sa propre face, l'acteur essaie de fournir au public, au cours d'une représentation, une bonne image de lui-même et de prendre l'avantage sur son partenaire. En d'autres termes, l'acteur projette une définition de la situation qui lui est favorable. Or, peuvent se produire certains événements imprévus qui viennent contredire ou discréditer cette projection et qui risquent de jeter sur l'acteur un éclairage défavorable, mettant ainsi sa face en danger. Dans de telles circonstances, il se voit obligé de recourir à des 2 procédés préventifs, correctifs ou défensifs afin de s'éviter une perte de face ou d'y remédier s'il n'a pas su ou n'a pas pu l'éviter, et cela dans le but de réimposer une définition de lui-même qui le satisfasse. Il s'agit là d'un autre trait fondamental de la représentation sociale, car, à en croire Goffman, "aucune impression ne subsisterait si l'on n'employait pas des procédés défensifs" (1973a : 22). Dans ce chapitre, nous allons examiner les stratégies que les Chinois utilisent pour protéger leur propre face. 2. EVITER DE PERDRE LA FACE On peut dire que cet évitement d'un risque ou d'un danger est une réaction préventive et instinctive, aussi bien chez un animal ou que chez un être humain. Selon Goffman, il y a des possibilités et des risques inhérents à une co-présence corporelle et ces éventualités ont toute chance de donner partout naissance à des techniques de gestion sociale (1988 : 196). Ainsi, l'évitement devrait correspondre à un phénomène général, propre à chaque société. Or, il convient de souligner que cette attitude joue un rôle particulier dans la vie des Chinois. Pour eux dont la culture insiste toujours sur la priorité de rapports pacifiques entre les êtres humains et qui préfère la prudence à l'esprit d'aventure, l'évitement constitue non seulement un moyen efficace pour s'adapter à l'environnement social, mais aussi une manifestation de sagesse sublime. Ainsi, selon le Taoïsme, doctrine philosophique chinoise, celui qui évite le danger ne saurait être considéré comme "lâche", mais plutôt comme "intelligent" et "habile" dans sa maîtrise de la situation. Certains proverbes chinois expriment bien cette idée: "Est homme celui qui sait éviter les inconvénients du moment présent" ([en M] Hao han bu chi yan qian kui.好汉不吃眼前 亏), "Des trente-six stratagèmes, nul ne vaut la fuite" ([en M] San shi liu ji zou wei shang ji.三十六计走为上计, c'est-à-dire: de toutes les stratégies, la meilleure, c'est la fuite). Pour éviter de perdre la face, un acteur avisé doit donc s'éloigner des sources de danger, attacher les plus grands soins à ce qu'il expose de lui-même et agir avec prudence. 2.1. S'éloigner des sources de danger Tout contact social représente pour l'acteur diverses sources de danger dont celles émanant des partenaires qui semblent les plus menaçantes pour sa face. 3 Stratégie 1 Eviter des interlocuteurs menaçants ou gênants Comme tout contact peut comporter un risque, la stratégie qui est choisie par un acteur conscient de son manque de sécurité, c'est d'écourter toutes les rencontres dangereuses ou de les éviter tout à fait. Il préfère se replier sur lui-même. Les Chinois de Paris donnent toujours l'impression aux Français d'être très réservés, sinon renfermés. On peut apparenter cette attitude à une stratégie d'auto-protection. Au restaurant même, on peut voir qu'au moment de leur repas, les porteurs de plats et les demoiselles de chariot, qui se trouvent au plus bas de l'échelle sociale dans les effectifs du restaurant, se regroupent à une même table pour éviter le contact avec les chefs cuisiniers et autre personnel d'encadrement devant qui ils pourraient se sentir mal à l'aise. Souvent, ils se serrent à 13 ou 14 à une table alors qu'il reste beaucoup de places ailleurs. "Ici, on peut parler, plaisanter. Là-bas, non" a dit M. MENG, porteur de plats. En évitant ce contact, les acteurs de cette catégorie cherchent en fait à éviter certains interlocuteurs qui pourraient les déstabiliser. En Chine, dans l'autobus, quelqu'un de valide qui occupe une place assise et qui voit debout devant lui une femme enceinte ou une personne âgée, a toujours la possibilité de fermer les yeux ou de regarder ailleurs pour ne pas céder sa place. Voici un autre exemple dans le restaurant: Exemple 81 22 h 30. M. JI, serveur, attend longuement un plat commandé par son client et qui ne vient toujours pas. Il veut le solliciter auprès des cuisiniers, mais il n'ose pas, connaissant leur mauvais caractère, surtout celui de leur chef. JI va alors jusqu'à la porte de la cuisine et crie assez fort: JI -- [en T] Ang hiahng, cek ho gai cai ho zhao liao. (安兄,七号台的菜可以走了: Grand frère Ang, on peut faire marcher le plat de la table 7). En faisant semblant de parler à Ang, porteur de plats, JI a fait en sorte d'être entendu des cuisiniers sans avoir à leur adresser la parole. Si, pour un acteur de statut bas, les interlocuteurs malveillants sont à éviter, de même un acteur de position sociale supérieure évitera les échanges langagiers avec ses subalternes afin que l'écart social soit respecté, sauf s'il se sent obligé de réduire cette distance pour une 4 raison ou pour une autre. M. CAO, porteur de plats, m'a raconté que, peu après son arrivée au restaurant, il avait essayé d'établir une relation familière avec les chefs cuisiniers en leur parlant en cantonnais, mais ceux-ci ne lui répondaient qu'en mandarin. Un refus de familiarité peut correspondre à une forme d'auto-protection chez les supérieurs, car elle connote une situation d'égalité pouvant signifier pour eux un rabaissement. Une autre version de l'évitement avec un interlocuteur compromettant, c'est de se débarrasser de liens gênants qu'on peut avoir avec lui. Dans un film chinois des années 70, on parle d'un étudiant chinois d'origine paysanne dont le père vient le voir au campus, mais il dit à ses camarades qu'il s'agit d'un voisin de la famille. Voici un autre exemple, pris au restaurant: Exemple 82 Un jour, M. CAO me demande de présenter sa soeur (la femme de M. LEI) au patron d'un petit atelier de couture pour une éventuelle embauche. Ce patron avait précédemment travaillé comme cuisinier pour la cuisine cantonnaise de notre restaurant et avait conservé une assez bonne relation avec moi. CAO -- [en M] Ni jiu shuo shi wo mei mei, bu yao shuo shi lao lei de tai tai. (你就说是我妹妹,不要说是老雷的太太: Tu diras que c'est ma soeur, et surtout pas que c'est la femme de Lao LEI). Moi -- [en M] Wei shen me? (为什么: Pourquoi?) CAO -- [en M] Yin wei lao lei zai can guan mei mian zi. (因为老雷在餐馆没面子: Parce que Lao LEI n'a pas de face au restaurant). Ce phénomène de se débarrasser de ses réels liens de parenté peut s'expliquer par la conception du lien de sang qui veut que les Chinois s'identifient à un réseau de relations où sont partagés à la fois l'honneur et le déshonneur. Stratégie 2 Ecarter du public les gens incompatibles avec sa propre représentation Il s'agit d'une autre forme de stratégie d'évitement consistant à écarter ceux qui risquent de perturber ou de détruire l'image qu'on veut donner de soi, en particulier s'ils ont la compétence de la déceler. 5 Ainsi, au restaurant, un serveur peut apporter une théière déjà utilisée (en y ajoutant du thé) à un client français, ce qui pourrait plus difficilement être effectué pour un client chinois, considéré comme assez compétent pour découvrir la supercherie; quand un cuisinier se trompe de plat (par exemple, au lieu d'un boeuf aux oignons, il a préparé un porc aux oignons), on peut toujours tenter de servir le plat à condition de s'assurer qu'on n'a pas affaire à un client asiatique. De même, l'acteur doit également éviter de se faire surprendre dans une activité incompatible avec la représentation qu'il est en train de donner. Ainsi, un serveur qui veut se livrer à une action contradictoire avec son rôle officiel (manger quelque chose, prendre de l'eau, fumer, se couper les ongles, se moucher, se prélasser, etc.), doit se dissimuler dans une zone retirée ou dans tout lieu situé à l'écart du public (derrière un pilier, un paravent, etc.). Il va de soi que, dans les toilettes du restaurant, le serveur devra faire semblant de ne pas voir, dans le même endroit, le client qu'il est en train de servir; de même, le patron préfère, pour satisfaire ses besoins, utiliser le petit cabinet individuel, afin d'éviter de se retrouver côte à côte avec un employé. Cette attitude d'évitement s'explique par le fait que le comportement qu'on peut avoir dans de tels lieux discrets est souvent inconciliable avec celui qu'on s'efforce d'arborer en public. Il y a lieu d'indiquer que cette contradiction dans les rôles ne se limite pas à la relation entre l'acteur et le public et que le phénomène existe également entre deux acteurs. Ainsi, un fils peut se sentir mal à l'aise s'il devient l'employé de son père; une mère enseignante peut trouver difficile d'avoir son propre enfant dans sa classe; et il peut être problématique à un mari d'apprendre le français à sa femme 1. Il est également nécessaire à l'acteur d'écarter du public les gens qui ont été témoins - ou risquent de l'être -- d'une représentation de sa part, incompatible avec celle qu'il donne, sous peine d'encourir de fâcheuses comparaisons et donc de discréditer l'image qu'il s'efforce de présenter lors de la scène du moment. Cela doit être la raison pour laquelle les étudiants chinois cherchent toujours à éviter de servir les gens de leur connaissance qui viennent dîner dans l'établissement où ils travaillent. Exemple 83 1 Quand j'enseigne le français à ma femme, elle m'accuse souvent: "Comme tu es bête. Ton explication n'est pas du tout claire. Je ne comprends rien". 6 Mme TANG travaille comme porteuse de plats. Un jour, un de ses anciens camarades de classe vient dîner au restaurant avec des amis. Elle essaie de se cacher pour ne pas être reconnue. Mais elle s'aperçoit ensuite que son camarade la fixe et semble l'avoir identifiée. Quand elle m'en parle, je lui conseille d'aller saluer son camarade pour ne pas lui paraître impolie. TANG y va puis revient, l'air contrit: TANG -- [en M] Wo zhen bu ying gai qu. Ta jian dao wo hen chi jing, yi dian ye bu xiang yi jing kan dao wo le. Wo wang le ta shi ge da jin shi yan, zhe me yuan de ju li ta bu ke neng kan qing chu de. (我真不应该去。他见到我很吃惊,一点也不象已经看到我 了。我忘了他是个大近视眼,这么远的距离他不可能看清楚的。. J'aurais mieux fait ne pas y aller. Il a été surpris et semblait ne m'avoir pas encore vue. J'avait oublié qu'il était terriblement myope. A cette distance, il ne pouvait même pas me voir distinctement). Je n'ai parlé là que des participants et du public comme sources de danger pour l'acteur. En fait, le lieu de l'interaction peut également comporter des risques. Ainsi, au restaurant, si quelqu'un casse un verre ou une assiette, les autres essaient de s'éloigner de l'endroit où s'est produit l'incident pour ne pas être confondus avec le responsable; d'ailleurs, si l'on reste sur place en ayant la gentillesse de balayer les brisures, on s'expose, de la part des autres, à des réflexions comme "Tu as encore cassé un verre?" ou pire, à leur donner à penser tout bas: "Il a encore cassé un verre". En résumé, éviter les sources de danger consiste essentiellement à s'éloigner de certains partenaires ou de certaines catégories de public avec qui le contact peut s'avérer aventureux ou entraîner le discrédit sur l'image de soi qu'on s'efforce de donner. Si l'évitement est principalement une stratégie propre aux "faibles", les "forts" y recourent parfois pour ne pas compromettre leur réputation. Or, l'évitement absolu du contact social est souvent impossible. 2.2. Soigner les apparences Il s'agit là, non pas d'embellir l'image qu'on donne de soi comme dans les actes visant à "gagner de la face" (cf. chapitre 3), mais de la soigner particulièrement afin de prévenir les doutes que les circonstances pourraient jeter sur sa moralité ou sa dignité. Stratégie 3 Ne pas susciter de doute 7 Pour ne pas provoquer de doute chez son public, l'acteur peut carrément s'abstenir de toute activité, si innocente soit-elle, qui puisse paraître compromettante. En chinois, un proverbe dit: "瓜田不纳履, 李下不整冠" {[en M] Gua tian bu na lü, li xia bu zheng guan: Il ne faut pas se pencher dans un champ de melons pour relacer ses chaussures ni lever le bras sous un prunier pour ajuster son chapeau (sous peine d'être pris pour un maraudeur)}. Ainsi, au restaurant, on évite d'apporter un sac personnel pour ne pas attirer le doute sur d'éventuelles intentions de vol; le serveur qui présente l'addition sur une machine portable regarde le plafond au moment où le client tape son code secret pour ne pas donner à penser qu'il tente de le connaître. Si l'acteur est obligé de se livrer à une activité innocente, mais susceptible de susciter des doutes, il peut émettre artificiellement des indications pour redresser la situation, indications qui fonctionnent comme des "justifications" de son activité. Ainsi, le serveur qui a reçu par téléphone une réservation pour deux personnes et qui ne veut pas se donner la peine de la noter dans le registre trouve nécessaire de s'exclamer, seul et à voix haute: "Merde, réserver pour deux personnes à 7 heures et demie, mais c'est fou". De la même façon, un serveur qui, après le travail, a commandé une soupe pour sa propre consommation se voit dans l'obligation de s'asseoir à une table comme un client et de mettre le reçu de règlement à côté de lui pour afficher la légitimité de son acte. Quand j'étais à l'université, les étudiants préparaient souvent de petits spectacles pour la Fête de la Jeunesse, célébrée le 4 mai. Une fois, un garçon et une fille voulaient réciter ensemble un poème. Or, il fallait auparavant répéter. Comme leurs rencontres à deux risquaient de faire naître des suspicions quant à la nature de leur relation, ils ont dû y faire assister également un autre étudiant. Voici encore un exemple concret: Exemple 84 Samedi soir. Il y a beaucoup de clients et les maîtres d'hôtel nous aident, par exemple en préparant l'addition et en débarrassant quelques tables. M. WONG, premier maître d'hôtel, prend l'addition d'une table que j'ai servie et compte oralement: WONG -- [en M] Yi bai san shi yi jia yi bai san shi yi deng yu liang bai liu shi er. Gang gang hao. (一百三十一加一百三十一等于两百六十二。刚刚好。. La somme est exacte). 8 En s'exprimant à voix haute, WONG a voulu me dire: "Il ne reste rien. Ne va pas croire que j'ai empoché ton pourboire". Stratégie 4 Fausser l'impression donnée Lorsque l'acteur se livre à une activité douteuse, il aura tendance à fournir des indications trompeuses pour faire croire à son innocence. Ainsi, il est amusant d'observer le comportement d'un fraudeur dans le métro: il entre dans la station, s'approche du composteur, y passe un ticket non-valable. La lumière rouge s'allume. Il repasse le ticket. Voyant se rallumer la lumière, il secoue la tête, émet un "Merde" et se courbe pour passer sous les barres. Il use de ce stratagème pour faire croire que c'est la machine qui ne marche pas et non qu'il commet une fraude. Au restaurant, un serveur qui veut se dissimuler dans le cabinet de toilettes pendant un bon quart d'heure pour lire des journaux doit tirer la chasse d'eau avant de sortir, pour tromper son entourage; deux serveurs qui ont envie de bavarder à l'insu du patron préfèrent parler en se tournant le dos, tout en s'activant pour donner l'impression qu'ils travaillent. Un phénomène sociolinguistique important se manifeste dans les stratégies 3 et 4: le soliloque. Si la parole est censée être produite pour être entendue, il apparaît comme incongru de parler sans auditeur. On risque même de passer pour un "malade mental" si l'on parle seul. Pourtant, "on est toujours disposé à en enfreindre l'interdiction s'il se révèle que respecter cette convenance serait encore plus dommageable pour notre réputation" (GOFFMAN, 1987 : 117). D'ailleurs, un soliloque en public n'est jamais un vrai soliloque. Il s'agit plutôt d'un trope communicationnel: en apparence, l'acteur parle avec lui-même, mais en réalité, son discours s'adresse aux personnes présentes (cf. chapitre 3). L'acteur veut ainsi communiquer une information qu'il trouve difficile de faire passer par le dispositif ordinaire qu'est l'état de parole ratifiée. Par ce phénomène du soliloque, on voit que certains dispositifs de langage offrent la possibilité de donner à entendre l'expression verbale de nos pensées et de nos sentiments à quelqu'un de présent. Le fait de soigner son apparence, soit pour maintenir sa face ou celle à laquelle on prétend, provient principalement de la crainte de 9 l'opinion d'autrui. Cette crainte, si elle existe dans toutes les sociétés, joue dans la culture chinoise un rôle particulier, notamment celui de l'éventualité d'une sanction sociale agissant sur la disposition psychologique des acteurs. Les Chinois, avant d'agir, se préoccupent moins de ce qu'ils pensent eux-mêmes de leur action que de ce qu'en diront les autres. Alors que la culture occidentale conduit plutôt les individus à agir en sens contraire, d'où les proverbes suivants: "Bien faire et laisser dire", "Les chiens aboient, la caravane passe". 2.3. Agir avec prudence Si éviter un contact peut constituer une stratégie préventive efficace, nous allons voir qu'il en existe d'autres, notamment lorsque le contact est inévitable ou bien qu'il est provoqué par l'acteur lui-même. Dans ce cas, pour éviter de perdre la face, l'acteur ne peut que recourir à la prudence. Stratégie 5 Procéder avec circonspection Lorsqu'on veut entrer dans une situation d'interaction, il existe toujours certains risques, ceux-ci sont encore plus précis lorsque l'acteur est confronté à un partenaire dont il ignore le statut, les opinions et les intentions. La circonspection s'impose alors si l'on ne veut pas risquer sa face. Ainsi, dans une situation où les interlocuteurs se connaissent mal ou pas du tout, un processus de tâtonnements s'engage par lequel chacun se dévoile peu à peu et sort à pas prudents de sa réserve en fonction de la réaction de l'autre, réaction qui peut s'avérer rassurante ou dangereuse. L'imprudence dans la conversation entraîne souvent des conséquences fâcheuses: Exemple 85 Un jour, une jeune fille vient au restaurant pour voir M. DAI, porteur de plats, absent momentanément. C'est alors que M. CAO amorce une conversation avec elle. Sachant qu'elle vient d'arriver en France et qu'elle a des problèmes avec sa carte de séjour, CAO, très gentil, essaie de la conseiller: CAO -- [en M] Ni men ke yi jie hun a. (你们可以结婚啊: Mais vous pouvez vous marier). la jeune fille --[rougit, en M] Ni shuo shen me? (你说什么?: Qu'est-ce que vous dites?) 10 CAO -- [en M] Wo shuo ni gen dai yi ke yi jie hun. Zhe yang ni bu jiu ke yi huo de ju liu quan le ma? (我说你跟戴毅可以结婚。这样你不就可以获得居留权了 吗?: J'ai dit que vous et DAI, vous pourriez vous marier et, comme ça, vous auriez accès à la carte de séjour). La jeune fille -- [en M] Ni wu hui le. Dai yu yi jing you nu peng you le. (你误会了。戴毅已经有女朋友了。: Là, vous faites erreur. DAI a déjà une copine). CAO -- [très confus, en M] Wo shi shuo jia jie hun zong shi ke neng de. (我是说假结婚总是可能的: J'ai voulu dire qu'un mariage blanc est toujours possible). C'est bien une évaluation erronée de la situation de son interlocutrice qui a provoqué les paroles imprudentes de CAO. La prudence est une qualité indispensable et même une règle pour ceux qui se trouvent au bas de l'échelle sociale. Ainsi, au restaurant, les serveurs, les porteurs de plats et les demoiselles de chariot doivent toujours être circonspects dans leurs comportements, surtout lorsqu'ils voient le visage du patron s'assombrir en raison du manque de clients. Ils prennent garde à ne rien casser, à ne pas se tromper de plats, ou à ne pas se faire surprendre en train de bavarder. Ils sont souvent nerveux, et cela d'autant plus que, dans ce restaurant, il existe peu d'espaces disponibles pour la détente: des glaces encastrées au mur permettent au patron de les surveiller en permanence. Stratégie 6 Lancer des "ballons d'essai" Il s'agit d'une exploitation de la structure des tours de parole inhérente à tout dialogue. En effet, dans une conversation, les participants sont soumis à un système de tours sous forme de certains droits et devoirs. Ce système est à son tour régi par une règle de cohérence interne, qui veut que les interlocuteurs, avant d'intervenir, écoutent d'abord ou du moins entendent d'abord, les propos précédemment énoncés car, si aucune des interventions n'est liée à la précédente et si chacun parle sans tenir compte de ce que disent les autres, un dialogue cesse d'être un dialogue et devient une suite de monologues anarchiques. L'exigence d'une cohérence peut être de différentes natures, ainsi que le souligne Kerbrat-Orecchioni: "Une 11 conversation est une organisation qui obéit à des règles d'enchaînement syntaxique, sémantique et pragmatique" (1990 : 193). De ces règles d'enchaînement, résultent deux caractéristiques: une intervention est contextuellement déterminée et surtout elle ne peut être totalement comprise sans référence à l'intervention qui la précède immédiatement; ensuite, elle crée, sur la suite des prises de parole, un certain nombre de contraintes et tout un système d'attentes. La description de la structure de l'échange n'appartient pas à mon cadre de recherche. Des études de ce genre abondent dans la littérature touchant l'analyse conversationnelle. Ce que je tente de faire ici, c'est de me placer dans une autre perspective consistant à choisir, comme point de départ, l'aspect interactif de la structure de l'échange pour déceler comment les interlocuteurs peuvent profiter de leur position pour gérer leur relation interpersonnelle, transformant ainsi la structure de l'échange en ressource stratégique. Le principe d'enchaînement s'effectue d'abord au profit du tenant du 1er tour, justement parce qu'il est "le premier" à parler. C'est lui qui, par son initiative, crée, sur la suite du discours, un certain nombre de contraintes d'enchaînement et un système d'attentes: si je vous salue, je m'attends à ce que vous me rendiez mon salut; si je vous pose une question, j'attends de votre part une réponse. Cela s'impose non pas seulement comme une contrainte systémique, mais aussi comme une contrainte rituelle qui oblige celui qui accepte la place de l'allocutaire à adopter le comportement réactif approprié à l'événement qui le déclenche. Sinon, il risque d'être considéré comme mal élevé ou même comme fou. Ce principe d'enchaînement fournit au locuteur du 1er tour plusieurs possibilités d'agir. L'une d'elles, très utilisée et dont nous allons parler ici, c'est de profiter de sa position prioritaire pour lancer des "ballons d'essai". Certains actes de langage font courir à l'acteur plus de risques que d'autres, en particulier ceux exprimant une demande ou une affirmation. En émettant une requête à quelqu'un d'autre, l'acteur risque d'essuyer un refus, de même que toute affirmation de sa part peut toujours être contestée. Cette situation de risques l'amène à adopter des conduites de type préventif. Pour se protéger, il peut, par l'intermédiaire d'énoncés chargés d'une ambiguïté soigneusement calculée ou empreints d'un sens caché, tester s'il y a ou non danger à réaliser son projet (formuler une demande, déclarer ses sentiments amoureux à une jeune fille, etc.), danger que révélera la réaction de l'interlocuteur au 2e tour. Il peut ainsi faire une remarque sur le temps, raconter un événement passé, poser une question, etc.. Si la stratégie 12 réussit, il exprimera clairement le fond de sa pensée, sinon, il n'ira pas plus loin. L'utilisation de ce procédé est parfois conventionnelle au point que l'acteur parle sans aucun rapport apparent avec la situation et que son partenaire sait aussitôt qu'il a autre chose à demander ou à dire. Exemple 86 23 h 30, près du bar, conversation entre M. DOU, serveur et moi. DOU -- [en T] A hua, le ma za oi aihng boi? (阿华,你明天有空吗?: Ah Hua, demain matin, est-ce que tu seras libre?) Moi -- [en T] Wu si meh? (有事吗?: Tu as besoin de quelque chose?) DOU -- [en T] Wa xio lao le ga wa lai hgehng hang eh. ( 我 想 麻 烦 你 陪 我 去 一 趟 银 行 : J'aimerais que tu m'accompagnes à la banque). Moi -- [en T] Ho, ko yi. (好,可以: Bon, d'accord). Stratégie 7 Modifier sa stratégie énonciative Etant donné que le 2e est la conséquence du 1er tour, son producteur est censé avoir analysé, compris et apprécié le contenu de ce 1er tour. Ainsi, le 2e tour, situé entre le 1er et le 3e, acquiert une importance particulière pour notre acteur. C'est "une ressource cruciale par laquelle le premier locuteur peut déterminer le sens que le second locuteur a fait de son énoncé" (ATKINSON, HERITAGE, 1984 : 8). La position du 3e tour rend ainsi possible une autre stratégie d'auto-protection consistant à modifier son discours initial, s'il s'est révélé dangereux à l'issue de la réaction du partenaire au deuxième tour. Cette stratégie a été utilisée dans l'Ex. 85. Voici un autre exemple: Exemple 87 Au dîner du personnel, j'insiste toujours, à notre table, pour qu'on utilise une louche pour se servir de la soupe commune. Un jour, Mlle HU, demoiselle de chariot, plonge encore sa cuillère dans la soupe. 13 Moi -- [en M] Qing yong da shao. (请用大勺: Utilise la louche, s'il te plaît). HU -- [mécontente, en M] Wo de tang chi hai mei yong guo de. Shi gan jing de. (我的汤匙还没用过的。是干净的。: Elle n'a pas encore été utilisée, ma cuillère. Elle est propre). Moi -- [en M] Wo shi shuo yong da shao kuai yi dian. (我是说用大勺快一点: J'ai voulu dire que c'était plus rapide avec la louche). HU -- [souriante, en M] Ni zhen hui jiang hua a! (你真会讲话啊: Tu sais bien parler, hein!). Si j'ai atténué ensuite ma première remarque, c'est parce que la réaction de la jeune fille avait prouvé que ma demande l'avait contrariée. Nous voyons par là que le caractère d'alternance des tours dans une conversation nous permet de rapprocher encore une fois cette activité d'autres activités sociales. L'ordre dans lequel l'information est introduite, ainsi que le positionnement d'un message dans la séquence du discours, sont d'une importance considérable non seulement pour l'interprétation de la conversation quotidienne, mais aussi pour l'organisation de son déroulement et surtout pour la gestion des relations interpersonnelles entre les interlocuteurs. Si le cadre de participation constitue le cadre spatial interne de la conversation, les tours de parole en forment le cadre temporel: les différents mouvements de l'échange sont reliés en un ensemble situé dans le temps et à travers le temps. Une caractéristique de ce cadre temporel, c'est sa flexibilité. Le langage offre ainsi la possibilité aux participants d'avancer ou de reculer dans le temps. Le 1e tour, par sa projection, pré-réalise en quelque sorte le 2e tour qui, par la mise en jeu de manifestation de son interprétation, post-réalise le 1er tour; au 1er tour, le locuteur peut déjà préparer son 3e tour, et au 3e tour, il peut revenir sur 1er. Cette flexibilité remet en cause l'opposition entre "locuteur" et "auditeur" (ou entre "émetteur" et "récepteur") de même que la conception traditionnelle de la communication conçue comme linéaire et unilatérale. Quand le locuteur parle, il n'est pas seulement locuteur, mais également auditeur, dans la mesure où il anticipe l'interprétation qui en sera faite et émet son propre message en fonction du mode de réception de son partenaire; de la même façon, 14 un auditeur, lorsqu'il écoute, n'est pas seulement auditeur, mais également co-producteur, car il participe indirectement à la construction du discours du locuteur et il infléchit sensiblement les opérations d'encodage. Ainsi, les interlocuteurs fonctionnent simultanément comme locuteur et auditeur: "Tout discours est le produit d'un 'bricolage interlocutif', effectué coopérativement par tous ceux qui s'y trouvent collectivement engagés" (KERBRATORECCHIONI, 1990 : 123). Le modèle du ping-pong ne suffit donc plus pour décrire le dynamisme de la conversation. Stratégie 8 Jouer sur l'implicite Pour se garder prudemment d'encourir des risques lui paraissant assez graves, l'acteur peut faire appel à certaines formulations implicites de sa pensée, ce qui va lui laisser, par la suite, la faculté de réagir plus adroitement à un refus ou à une contestation venant de son interlocuteur, tout en évitant de perdre la face. Par exemple, si l'on sollicite directement l'aide de quelqu'un, on avoue de fait son infériorité et l'on s'expose à un refus brutal; il vaut donc mieux demander cette aide de façon plus diplomatique. Il s'avère qu'un enfant chinois acquiert de façon précoce cette technique d'auto-protection lorsqu'il veut demander quelque chose aux adultes. Citons une histoire humoristique publiée dans les journaux chinois: Exemple 88 Un dimanche matin, un enfant, âgé de 4 ans, a envie que son père l'emmène en ville. Le père accepte sous condition que le fils lui promette de ne rien demander à acheter. Le fils promet et ils partent. En ville, devant un vendeur de fruits. Le fils -- [en M] Ba ba, wo men bu mai ping guo shi bu shi? (爸爸,我们不买苹果是不是?: Papa, on n'achète pas de pommes, n'est-ce pas?) Le père -- [en M] Dang ran bu mai. (当然不买: Bien sûr que non.) Puis, devant un vendeur de glaces. le fils -- [en M] Ba ba, wo men bu mai xue gao shi bu shi? (爸爸,我们不买雪糕是不是?: Papa, on n'achète pas de glaces, n'est ce pas?) Le père -- [en M] Bu mai. Chu men zhi qian shuo hao de le. 15 (不买。出门之前说好的了: Non. C'était dit avant le départ). Puis, devant un vendeur de gâteaux. Le fils -- [en M] Ba ba, dan gao hen hao chi, ni yao bu yao chang yi chang. (爸爸,蛋糕很好吃,你要不要尝一尝 ?: Papa, les gâteaux ont l'air bons. Veux-tu en goûter?) Le père -- [en M] Ai ya! Zhe hai zi zhen chan ren. Hao hao, mai dan gao. (哎呀!这孩子真缠人。好好,买蛋糕: Oh là là! cet enfant est insupportable. Bon d'accord, on achète des gâteaux). Le fils -- [en M] Hao la, wo you dan gao chi le! (好 啦 , 我 有 蛋 糕 吃了: Bravo, je vais avoir des gâteaux à manger!) Il serait intéressant de comparer les comportements d'un enfant chinois avec ceux d'un enfant français dans la même situation pour vérifier si cette tendance à formuler un désir sur le mode indirect est innée ou acquise. Mais en jouant sur l'implicite, l'acteur ne doit pas oublier que la prudence mise en oeuvre pour protéger sa propre face devra être soigneusement calculée, afin de ne pas entacher celle du partenaire. Exemple 89 15 h 30. M. LANG, maître d'hôtel, est en train de manger, à la table 2, une grosse brioche cuite à la vapeur. M. MENG, porteur de plats, veut lui en demander un peu. MENG -- [en M] Ni chi de wan ma? (你吃得完吗?: Tu peux finir tout ça?) LANG -- [en M] Ta ma de! Xiang chi jiu zhi shuo. ( 他 妈 的 ! 想 吃 就 直 说 : Merde! Si tu en veux , dis-le directement). Si LANG était mécontent, c'est parce que MENG était réellement demandeur, sans vouloir l'avouer directement, c'est-à-dire sans assumer le rapport de face qui s'établissait ainsi, ne visant qu'à protéger la sienne, comme quelqu'un qui a envie de prendre quelque chose sans intention de le payer. 16 Toutes ces stratégies préventives d'auto-protection, telles que la circonspection, le lancement des "ballons d'essai", le détournement de la parole, la formulation implicite, constitueront, comme on le verra au chapitre suivant (cf. chapitre 6) autant de stratégies que l'acteur utilise pour protéger la face de son partenaire. De toute façon, il a besoin de protéger parfois sa propre face, parfois celle de l'autre, parfois les deux en même temps. Tout dépend des rapports de place, de la nature de l'acte qu'il entreprend et de la situation du moment. La prudence chinoise, souvent extrême, donne aux Occidentaux l'impression que les Chinois "manquent de franchise", qu'ils sont "incompréhensibles" ou même "sournois" et qu'ils "tournent toujours autour du pot", sans jamais dire directement ce qu'ils pensent ou ce qu'ils veulent dire. De leur côté, les Chinois jugent les Occidentaux trop directs voire effrontés. En fait, les déterminants de la prudence chinoise sont liés, d'une part, à leur environnement social tout au long de leur histoire, environnement souvent incertain, ne donnant jamais à l'individu une sécurité garantie ou légale, et d'autre part, à leur volonté constante de rechercher la paix, à la fois sociale et interpersonnelle. La comparaison que Lin effectue entre le testament moral laissé par une mère anglaise à son enfant et celui laissé par une mère chinoise fait ressortir la différence entre les deux mentalités: "Lève-toi et réponds avec franchise aux questions qu'on te pose", dira une mère anglaise, alors qu'une mère chinoise dira plutôt: "Ne te mêle pas des affaires d'autrui" (1990 : 44). Un dernier point à souligner: si un acteur utilise une stratégie d'auto-protection dont il sera avant tout le bénéficiaire, cet acte se manifeste comme plus ou moins menaçant pour la face de son interlocuteur. En conséquence, en voulant protéger excessivement sa propre face, il risquera de blesser celle de son partenaire. Les stratégies 1 à 8 forment comme un ensemble de conduites consistant à écarter tout danger de perdre la face. L'acteur raisonnable et prudent doit donc savoir éviter les situations ou les circonstances qui représentent pour lui des sources de danger, sinon, il doit savoir faire en sorte de projeter une image favorable de lui-même, quelle que soit l'activité où il s'engage, ou bien agir avec prudence pour ne pas s'attirer des mécomptes. Mais il arrive que l'acteur ne réussisse pas toujours dans ses stratégies d'évitement. Et donc, que va-t-il se passer lorsque la perte de face a réellement eu lieu? 17 3. SAUVER LA FACE PERDUE Quand un locuteur entre en interaction avec un autre, il peut se produire de nombreux événements mineurs susceptibles de trahir la représentation que l'un veut donner à l'autre. "Cette trahison expressive est" selon Goffman, "une caractéristique fondamentale de l'interaction face à face" (1973a : 214). L'acteur est d'autant plus soucieux de sauver sa face que la perdre dépend la plupart du temps de lui-même et non du personnage qu'il joue et que c'est donc sa qualité d'être social qui se trouve menacée. Par voie de conséquence, il sera enclin à exercer un contrôle constant sur l'image qu'il donne ou qu'il risque de donner. Pour cela, il va essayer de dissimuler ses ruptures de représentation, de les redéfinir, de s'en écarter ou de les compenser afin de faire savoir que, malgré tout, sa personnalité morale et sa dignité sont intactes. 3.1. Redéfinir l'événement L'ensemble des stratégies suivantes est basé sur l'idée selon laquelle "il n'existe aucun acte auquel on ne puisse attribuer des raisons radicalement différentes et, par suite, des significations radicalement différentes" (GOFFMAN, 1973b : 114). Elles consistent à corriger l'impression qu'un événement malencontreux peut donner, en fournissant, pour cet événement, une nouvelle définition, afin de nier la réalité d'une perte de face. Stratégie 9 Couvrir la perte de face Quand un incident indésirable a eu lieu entre deux ou plusieurs partenaires, il est toujours possible de le masquer sous un autre acte et de faire croire que c'est celui-ci qui doit définir la situation. L'acteur essaie donc d'effacer tout signe de confusion et d'embarras que l'incident peut provoquer chez lui en parlant à son entourage sur un ton théâtral ou en restant impassible. Ainsi, si quelqu'un tend la main à son partenaire qui, par négligence ou intentionnellement, ne tend pas la sienne, la main tendue devient souvent une main qui se livre à une autre activité (se gratter la tête, se frotter les mains, etc.). Voici un exemple pris dans le cadre du restaurant: Exemple 90 18 19 h 30. M. JI, serveur, Mme LU, serveuse, et moi, nous sommes en train de plier des nappes en papier en bavardant. Tout à coup, LU fait un rot en émettant un "he" désagréable. JI fait la remarque: JI -- [en F] C'est dégueulasse. Sans rien dire, LU émet encore deux petits "he", qui ressemblent cette fois plutôt à des toussotements. Emettre un rot devant d'autres personnes peut être vu comme une grossièreté, une perte de contrôle de soi-même et donc une perte de face, alors que dans la même situation, un toussotement est tout à fait tolérable. En rectifiant son émission buccale, LU a voulu redéfinir son acte initial pour faire croire qu'il s'agissait, depuis le début, d'un comportement inattaquable. Il peut arriver que l'acteur se fasse prendre de court par un changement imprévu de la situation. Ainsi, au restaurant, quand un serveur est en train de manger quelque chose dans un coin et qu'un client vient lui demander une fourchette, le serveur doit couvrir sa bouche et faire semblant d'être là pour autre chose que pour manger. La situation devient plus délicate si l'intrus est quelqu'un d'important: Exemple 91 22 h 30. M. WU, serveur, a faim et veut manger un plat d'agneau qu'un client français a laissé. A peine a-t-il introduit un gros morceau dans sa bouche que le patron passe par là. Rapidement, Wu avale le morceau et présente au patron un visage imperturbable. Plus tard, WU me raconte qu'à cause de cela, il a eu mal à la gorge toute la soirée et que ce morceau d'agneau semblait lui être resté au travers de sa gorge. Stratégie 10 Transformer une face perdue en une face gagnée Il est question ici de la "méthode de victoire spirituelle", qu'on peut considérer comme caractéristique des Chinois de basse condition et qui consiste à s'assurer ou à assurer autrui qu'on gagne de la face, bien qu'en réalité on en perde. La "méthode de victoire spirituelle" est bien illustrée par Lu Xun dans son roman intitulé "La véritable histoire de Ah Q". Ah Q se fait maltraiter partout. Mais il trouve toujours le moyen d'affirmer qu'il est gagnant. Quand on le bat, il déclare: "Vous, les fils, vous battez votre père". Il atteint alors une supériorité, puisqu'il s'identifie à un père. Quand on ne lui permet plus 19 de répéter cela, il se dit: "Moi, je suis le premier qui sache m'abaisser. Si l'on enlève 'm'abaisser', il reste 'le premier'. 'Zhuang Yuan' 2 n'est-il pas aussi le premier?", et il se sent ainsi en position de supériorité; quand on ridiculise son crâne chauve, il répond: "Vous, les enfants, vous n'êtes pas assez qualifiés pour avoir un crâne comme ça", et il gagne de la face puisque lui-même est assez qualifié pour l'avoir. Dans la vie quotidienne, les applications de cette "méthode de victoire spirituelle" ne manquent pas. Quand on a été licencié d'un emploi, on prétend qu'on a démissionné ou qu'on a trouvé un emploi meilleur; quand un garçon est abandonné par sa copine, il dira volontiers que c'est lui qui ne voulait plus d'elle. Voici une illustration de cette conduite, notée au restaurant: Exemple 92 Il s'est produit, en novembre 1992, un événement notaire: pour des raisons économiques, une dizaine d'employés ont été licenciés, dont le premier maître d'hôtel, les trois maîtres d'hôtel et un chef cuisinier qui bénéficiaient tous d'un salaire élevé. Ce licenciement a été perçu comme une perte de face pour eux. Toutefois, les quatre maîtres d'hôtel ont commenté diversement l'événement: M. WONG a dit qu'il avait trouvé en deux jours un autre travail chez un ami qui lui accordait un salaire supérieur; M. LANG a raconté que, même avant son licenciement, il travaillait, déjà ailleurs et en même temps; M. KIM a dit que cela tombait bien, qu'il avait déjà l'intention de démissionner, car un autre restaurant lui avait proposé un emploi plus intéressant et M. LEI a prétendu qu'il profiterait de l'occasion pour aller faire du ski, projet qu'il avait en tête depuis longtemps. Pour chacun, ce licenciement s'est systématiquement transformé en un événement positif. Stratégie 11 Transformer l'acte faisant perdre la face en un acte neutre Par cette stratégie, l'acteur essaie de fournir des explications ou des justifications pour des actes qu'il a commis et qui vont lui causer ou qui lui ont causé une perte de face, afin de les neutraliser. 2 "Zhuang Yuan" (状元) est un titre accordé au lauréat d'un concours national qui existait à l'époque dynastique. 20 Un des moyens utilisés, c'est d'exposer les intentions qui ont légitimé son acte. Exemple 93 Un samedi soir, je travaille avec M. LEI au quatrième rang. Il est déjà 23h 40 et LEI est encore là, alors que d'habitude il part à 23 h 30. Je sais bien qu'il attend le départ des clients de la table 74, lesquels après avoir réglé l'addition, ont mis 30 F de pourboire dans la soucoupe. Mais il tente de se justifier: LEI -- [en M] Wo yi jing cuo guo ban che le. Mei bi yao xian zai zou le. Wo ning ke deng hui gen lao cao yi qi zou. (我已经错过班车了。没必要现在走了。我宁可等会跟老曹 一起走: J'ai déjà raté le bus. Maintenant, ce n'est plus la peine de m'en aller. Je préfère partir tout à l'heure avec Lao CAO). Un autre moyen d'éviter une interprétation négative du partenaire, c'est de commenter, de façon à en désamorcer les effets probables, l'acte qu'on accomplit. Ainsi, M. CHUI, porteur de plats, chaque fois qu'il me demande quelque chose en français, prend soin de me dire avant ou après avoir parlé: "Je comprends déjà tout. C'est seulement pour être plus sûr et plus précis". En effet, solliciter des renseignements de la part de quelqu'un implique une ignorance de ce qu'on veut savoir et démontre donc un état d'infériorité. En disant qu'il comprend déjà, CHUI veut éviter que son interlocuteur applique cette définition à son acte. Un troisième moyen, c'est d'expliquer un acte défavorable en l'assortissant de circonstances atténuantes, de sorte que l'acte se trouve radicalement transformé et devient pratiquement innocent. Cette technique est étroitement liée à la théorie de l'attribution causale selon laquelle l'individu expose les raisons d'un événement donné, soit par des forces internes logées chez la personne jugée, en particulier certaines dispositions psychologiques, soit par des forces externes liées aux conditions de son environnement. Un effet de l'amour-propre, c'est que l'individu a tendance à attribuer son propre succès à ses forces internes, comme sa persévérance ou sa compétence, et à motiver son échec par des forces externes, comme le mauvais temps ou bien le manque de matériel. De même, il essaiera d'expliquer le succès des autres par l'effet de forces externes comme la chance, ou une circonstance privilégiée et de considérer leur échec comme relevant de leur mauvais caractère, de leur faible intelligence, ou de leurs incompétences. Ainsi, l'acteur essaie, lors de sa propre perte de 21 face, d'en attribuer la responsabilité non pas à lui-même, mais à des influences extérieures, ce qui ne ternit, en aucune façon, ses vertus morales. Au restaurant, quand on se fait admonester par le patron pour une erreur commise, on dit toujours qu'on n'a pas de chance comme si ces reproches pouvaient concerner tout le monde; quand on laisse tomber une assiette en trébuchant, on accuse le sol glissant; quand on fait une erreur de commande, on essaie de l'attribuer aux clients. Un quatrième moyen employé couramment, c'est d'atténuer les conséquences défavorables d'une perte de face, en établissant des comparaisons avec d'autres acteurs qui se trouvent dans une situation encore pire. Il semble que les enfants acquièrent prématurément ce type de tactique. Citons l'exemple de mon propre fils: Exemple 94 Mon fils a sept ans. Il va à l'école primaire en Chine. Chaque fois que sa mère lui téléphone de France, elle lui demande de bien étudier et d'essayer d'avoir 100 points ou presque à chaque contrôle,3 ce à quoi il ne réussit pas toujours. Voici une de leurs conversations téléphoniques: La mère -- [en T] Xiao hiao, zue gehng wu kao qi bo? (小晓,最近有考试吗?: Xiao xiao, tu as eu des contrôles récemment?) Le fils -- [en T] Wu. (有: Oui). La mère -- [en T] Le kao liao gui hun? (你考了多少分?: Combien tu as eu comme note?) Le fils -- [en T] Mama ah, wan bang lai xiang keh leh xi zab hun, wa leh kao liao poi zab ghou hun. (妈妈,我们班里最少是四十分,我得了八十五分: Maman, dans notre classe, la plus basse note est de 40 points, et moi, j'ai eu 85). En effet, obtenir 85 points, c'est perdre la face par rapport à l'exigence de sa mère, mais cela devient sinon une bonne note, du moins une note satisfaisante, par comparaison avec celles des autres de sa classe. 3 En Chine, les contrôles scolaires et les examens sont notés sur 100. 22 Un cinquième moyen, c'est de détruire la légitimité de la personne qui a causé notre perte de face (par une critique, un reproche, une insulte, etc.) afin de prouver qu'on est seulement la victime d'une injustice ou d'une folie qui, en tout cas, ne saurait porter atteinte à notre dignité. Exemple 95 Un samedi matin, M. REN, serveur, arrive à 11 h 50 au lieu de 11 h 30 et reçoit les reproches du patron pour son retard. Après le repas, REN essaie de redéfinir le fait en prétendant être arrivé à 11 h 35. Si REN était vraiment arrivé à 11 h 35, la critique du patron aurait été abusive. De même, on peut observer très souvent qu'après une sévère remarque du patron, un employé essaie de se justifier auprès des autres en disant: "Ces jours-ci, il y a peu de clients et le patron cherche des histoires. Il devient fou". Car si le patron se trouve vraiment dans un état anormal, son acte perd toute signification. Enfin, un dernier moyen, c'est de transformer un raté comportemental en un acte volontaire, afin de persuader l'entourage qu'on maîtrise toujours la situation et donc son propre comportement. Ainsi, un enfant qui a cassé un bol en trébuchant pourra tenter de se disculper en affirmant qu'il l'a fait exprès. Un autre exemple concret tiré d'un film chinois: Exemple 96 Une jeune fille, s'étant disputée avec son amoureux, va à la cuisine préparer une omelette pour elle seule. Mais elle ne sait pas la faire et la fait brûler. Ayant senti l'odeur, le jeune homme arrive dans la cuisine. Le jeune homme -- [en M] Ni ba dan shao jiao le? (你把蛋烧焦了?: Tu as brûlé l'omelette?) La jeune fille -- [en M] Wo xi huan jiao dan ya! (我喜欢焦蛋呀!: J'aime l'omelette brûlée!) En disant cela, la jeune fille a tenté de convaincre son compagnon (bien que cela soit incroyable) que l'omelette avait été brûlée volontairement et non pas en raison de son incompétence ou d'un manque de maîtrise de la situation. 23 Stratégie 12 Nier être l'auteur d'un acte faisant perdre sa propre face Si l'on peut parvenir à nier être l'auteur d'un acte entraînant une perte de face, on peut réussir en même temps à se débarrasser de l'effet défavorable produit par cet acte. Un des moyens classiques pour atteindre ce but, c'est d'incriminer d'autres personnes en profitant de leur absence pour leur en faire porter la responsabilité. Ainsi, au restaurant, lorsqu'il y a erreur, le serveur essaie de se justifier devant les maîtres d'hôtel en accusant les clients et, devant les derniers, en accusant les cuisiniers ou les porteurs de plats. Exemple 97 Un vendredi soir, un client chinois vient dîner au restaurant avec trois invités français. Je m'approche d'eux pour prendre la commande. Le Chinois choisit des plats pour toute la table en parlant français. Après avoir noté la commande, je pose la question: Moi -- [en F] Et qu'est-ce que vous voulez prendre comme boisson? Le Chinois -- [en M] Bai shui, ta men shuo yao bai shui. (白水,他们说要白水: De l'eau, ils ont dit qu'ils voulaient de l'eau). Le Chinois a changé de langue, passant du français au mandarin, pour nier être le responsable du choix de l'eau, choix qui peut faire penser à une gêne de sa part et qui donc peut lui faire perdre la face. Les stratégies de redéfinition que je viens d'analyser consistent pour l'acteur à contrôler l'impression que les autres peuvent ressentir d'un fait négatif dont il est l'auteur. Il cherche soit à le détourner par rapport au public, soit à transformer sa nature pour qu'il devienne, sinon un acte positif, du moins un acte neutre. 3.2. Se distancier de l'acte entraînant une perte de face Selon Goffman, "l'individu est ainsi fait qu'il peut se couper en deux parties, dont l'une peut adopter n'importe quelle attitude envers l'autre, par identification avec l'entourage" (1973b : 120). En effet, dans la vie sociale, les êtres humains, en tant qu'acteurs sociaux, ont tendance, en présence des autres, à projeter une certaine image de leur moi, puis à la rejeter ou à s'en écarter lorsque les deux moi ne peuvent 24 se maintenir en harmonie. Ainsi, l'acteur peut, tout en admettant que la perte de face a eu lieu ou aura lieu et qu'il en est responsable, garder une distance avec le "moi" lié à la perte de face pour protéger le "moi" lié à la dignité. Stratégie 13 Se moquer de soi-même En appliquant cette stratégie, l'acteur tend à rendre dérisoire son propre comportement lorsqu'il est amené à exposer l'un de ses défauts ou lorsqu'il avoue avoir commis un acte coupable. C'est là une manière de montrer qu'il est conscient de ses insuffisances ou de la perte du contrôle de la situation, qu'il partage l'opinion défavorable qu'en ont des autres, mais qu'il s'agit en réalité d'un fait exceptionnel qui ne saurait atteindre sa dignité et que son "moi" sain conserve son intégrité. En se moquant ainsi de lui-même, l'acteur se place en quelque sorte au dessus du "moi" critiqué et l'isole de son "moi" intime. Un des moyens employés, c'est d'exposer ses défauts avant que la représentation n'ait lieu. Ainsi, un professeur affligé d'une mauvaise écriture peut en prévenir ses élèves avant d'écrire au tableau. Son acte est porteur d'un message implicite tel que "Je suis conscient de mon défaut. Si je peux le critiquer moi-même, c'est parce qu'il ne me gêne pas et qu'il ne constitue pas un élément caractéristique de ma personnalité". Un autre moyen, c'est d'émettre, lors d'une perte de la maîtrise de soi, une exclamation volontairement audible par l'entourage. Ainsi, au restaurant, un serveur qui trébuche peut souligner sa maladresse en émettant une exclamation comme "Oups" ou même "Merde", en tout cas en utilisant ce genre de termes en français pour en atténuer l'effet. Les exclamations plus ou moins nerveuses servent à signaler à l'entourage que la maladresse n'est qu'un simple accident qui ne saurait mettre en question la compétence réelle de l'acteur. Il convient de signaler une autre fonction de ce type de conduites langagières, qui provient des circonstances de leur utilisation: n'accompagnant en général que les maladresses mineures, elles ont pour effet, dans les cas plus graves, d'en minimiser l'importance. Un troisième moyen, c'est de donner à la scène un tour caricatural lorsque l'acteur se soumet à un acte qui menace sa propre face. Exemple 98 25 19 h 30. Le patron est en train de savourer le bon thé qu'il a ramené de son voyage en Chine. Tout à coup, il décide de le faire goûter aux chefs cuisiniers. Il se lève, prend sa tasse par le bout des doigts, s'approche de la cuisine des soupes à petits pas craintifs, les yeux fixés sur le thé, le bras en avant, le cou tassé, comme un enfant qui a peur de laisser tomber sa tasse. Cette attitude enfantine et caricaturale avait sans doute pour but d'éviter que son moi projeté par le fait de s'abaisser à porter du thé à des subalternes ne soit pris pour un reflet de son moi réel. Enfin, un dernier moyen, c'est d'exagérer la maladresse en la renouvelant, afin de dissimuler une réelle déviation des normes, ou de s'en distancier au moyen de gestes comiques: Exemple 99 22h 30. M. LIANG, cuisinier, est sorti de sa cuisine pour prendre les fiches de commande. Sur une fiche a été marqué "D44 (鸡)"(le code qui correspond à "Boeuf aux oignons", mais qui signifie, par sa graphie en chinois: "A la place du boeuf, mettez du poulet"). LIANG ne connaît pas ce caractère chinois et le confond avec un autre. LIANG -- [en T] Gai ak xi meh? (是鸭吗?: Ca, c'est du canard?) Moi -- [en T] M xi, gai goi. (不是,是鸡: Non, c'est du poulet). Sans rien dire, il prend une autre fiche sur laquelle est marqué "D32" (code pour "Crevettes géantes sur plaque chauffante") et répète sa question: LIANG -- [d'un ton moqueur, en T] Gai ak xi meh? (是鸭吗?: Ca, c'est du canard?) Moi -- [silence]. Je n'ai pas répondu à sa deuxième question, car elle n'était pas pertinente: il ne lui était pas possible de méconnaître la signification de "D32". Justement, c'est cette non-pertinence qui lui a permis ce jeu. Il a voulu me convaincre, par sa deuxième question, que la première n'était qu'un simple lapsus, qu'il savait très bien que c'était du poulet et non pas du canard dans "D44 (鸡)", de même qu'il savait bien que c'étaient des crevettes et non pas du canard dans "D32". La deuxième question, qui est une exagération de l'erreur, lui a donc servi à prendre 26 une distance avec la première question qui avait trahi son incompétence. Stratégie 14 Parler dans une autre langue Dans une interaction sociale, l'acteur est parfois obligé de faire, quels que soient ses objectifs, un acte qui, par nature, menace sa propre face et qui peuvent être de deux sortes: d'abord, ceux réalisés pour "donner de la face" à l'interlocuteur où l'acteur reconnaît l'importance ou la supériorité de l'autre, ce qui implique sa propre infériorité; ensuite, il y a ceux qui marquent sa propre infériorité comme le remerciement et l'excuse. En effet, faire un compliment est un acte qui satisfait la face du récepteur, mais qui, en même temps, humilie celle de l'émetteur; exprimer une demande revient à montrer un besoin qu'on n'est pas en mesure de satisfaire soi-même; présenter des excuses sous-entend qu'on a commis une erreur; remercier quelqu'un, c'est reconnaître qu'on a une dette envers lui. Un des moyens les plus courants pour ne pas perdre la face, lorsque l'acteur est obligé de se soumettre à un acte défavorable pour sa propre face et qu'il désire en diminuer la menace, c'est de parler dans une langue autre que sa langue maternelle, cette dernière étant liée intrinsèquement à son identité. Cette technique lui permet de s'éloigner de sa propre parole si elle ne lui est pas favorable et d'établir une distance entre ses deux "moi", le "moi" profond lié à sa dignité et le "moi" superficiel, incliné à l'humiliation. Il semble vouloir dire par là: "Je dis cela, mais cela ne me concerne pas personnellement". Ainsi au restaurant, les serveurs qui commettent des erreurs dans une commande recherchent un moyen pour se distancier de leurs excuses en les formant dans une langue autre que la leur, ce qui leur confère un contenu plaisant qui en atténue les effets. L'appellation que M. CAO utilise pour M. LANG, maître d'hôtel plus jeune que lui, en est un autre exemple: il l'appelle "Grand-frère" mais dans une autre langue qui lui permet de se distancier de cette interpellation, humiliante pour lui. Dans l'Ex.57, j'ai dit à DOU que j'allais travailler sous ses ordres mais en mandarin, au lieu du teochiu, qui est notre langue maternelle commune. Voici encore un autre exemple concret: Exemple 100 20 h. M. YANG, chef cuisinier de la cuisine Thaï, me fait signe d'approcher. Il me passe alors un papier écrit en français et me dit: 27 YANG -- [en M] A zheng ma fan ni bang wo kan yi xia zhe zhang dong xi. (阿郑,麻烦你帮我看一下这张东西: Ah ZHENG, lis pour moi ce papier, s'il te plaît). Moi -- [en M] Hao. (好: Oui). Lui et moi parlons habituellement en teochiu, notre langue maternelle. Cette fois, il s'est exprimé en mandarin, une langue de caractère formel. La raison en est qu'en me demandant de lire un texte écrit en français, il admet en même temps son insuffisance et ma supériorité dans cette langue. Or, en parlant en mandarin, il parvient à s'écarter plus ou moins de son "moi" inférieur et à me montrer que son "moi" réel de chef cuisinier est resté intact. En résumé, pour se distancier d'un acte négatif entraînant pour lui une perte de face, l'acteur peut adopter une attitude de dérision vis-àvis de lui-même afin de se situer moralement au-dessus d'une réalité déplaisante. Il peut également parler dans une autre langue pour imprimer sa marque à l'énoncé et établir un écart énonciatif. Ces procédés reflètent un trait fondamental des interactants se trouvant sur la scène sociale: ils sont à la fois les acteurs et les personnages interprétés et manifestent simultanément leur moi intérieur et leur moi extérieur. Cet hiatus leur permet de projeter, bon gré mal gré, un certain moi social lié au rôle de personnage qu'ils jouent et de le rejeter ou de s'en écarter pour protéger leur moi intime lié à leur rôle d'acteur et à leur dignité personnelle. 3.3. Remédier à la perte de face Quand l'acteur n'a pas su éviter une perte de face ni établir les distances nécessaires, il peut avoir recours à d'autres stratégies lui permettant de sauver sa face. Celles-ci consistent à oeuvrer pour "gagner de la face", de façon à neutraliser son déficit, ce qui représente une manière efficace pour rétablir l'équilibre. Stratégie 15 Récupérer la face perdue Une des techniques usitées consiste à agir promptement pour gagner de nouveau de la face ou à dire qu'on en gagne afin de remédier au désagrément de sa perte: 28 Exemple 101 J'étais encore, à l'époque, porteur de plats. Un soir, vers 23 h, je surprends M. LEI, maître d'hôtel, en train de fouiller dans mes fiches de commande dans le but de trouver celles concernant les desserts. Il veut les prendre, car elles lui permettront d'obtenir une récompense (1F de gratification pour une portion de dessert). Ayant découvert que j'étais derrière lui, LEI paraît gêné, cesse de fouiller et me dit: "Je vais t'aider à sortir des plats". Il prend en effet un plat qui vient de sortir de la cuisine et part. La conduite qu'il a adoptée après s'être aperçu de ma présence voulait prouver qu'il était quelqu'un de sympathique, aimant aider ses collègues, mais elle avait surtout pour but de me faire oublier son comportement précédent pouvant faire supposer qu'il était quelqu'un d'avide au gain. Quand l'acteur a perdu la face devant son interlocuteur après avoir été critiqué ou grondé par lui, dont la supériorité est telle qu'il n'a pu se défendre, il peut aller auprès d'une troisième personne, présente ou absente lors de la scène en question, afin de rétablir sa face. Exemple 102 22 h 30. M. KIM (lorsqu'il était encore serveur), a entré une fiche de commande dans la cuisine des spécialités à la vapeur. M. HE, cuisinier, le convoque puis le gronde: HE -- [en C] Diu nei lou mou hai! Nei xeh di meh yeh a? Hgo tai m dong. (他妈的!你写的是什么东西啊?我看不懂: Merde, qu'est-ce que tu as écrit là, je ne comprends pas). KIM -- [en C] Hai e sam sab yi. Tui m ju, si fu. (是 E32.对不起,师傅: C'est E32, excuse-moi, Maître). Sorti de la cuisine, KIM me demande en me présentant la fiche: KIM -- [en T] A hiahng le toi oi cu boi? (阿兄,你看得出来吗?: Grand frère, tu peux lire cette fichelà?) Moi -- [en T] Gai e sahng zab ri a. (是 E32: C'est E32). KIM -- [en T] Zi gai mu bo a, yi dahng toi m bak a. (他妈的,这个浑蛋!他说他看不懂: Merde, ce salaud, il a dit qu'il ne comprenait pas). 29 KIM a dû s'incliner devant la remarque du cuisinier. Mais devant moi, il a joué le héros qui a eu le courage d'insulter le méchant. Par l'expression méprisante qu'il a prononcée, KIM semblait aussi vouloir me dire: "Tu vois, je n'ai pas tellement peur de lui". Une troisième technique, c'est de reporter sa colère sur une tierce personne. C'est là une stratégie spécifique du faible qui, ayant été maltraité par un puissant, va maltraiter à son tour quelqu'un de plus faible que lui, manière de montrer que, s'il est inférieur aux uns, il est supérieur aux autres. Ainsi, un enfant grondé par le père peut s'épancher auprès de sa mère ou de son petit frère. Au restaurant, M. LEI, maître d'hôtel est un personnage typique de ce cas et on pourrait le nommer "faible-héros". Il est souvent réprimandé par le patron et par les autres maîtres d'hôtel sans oser réagir. Mais, lorsqu'il parle à son tour aux porteurs de plats et aux demoiselles de chariot, il se redresse et prend sa voix la plus autoritaire. En résumé, quand l'acteur n'a pas su éviter de perdre la face, il se sent obligé de soigner ce déficit en essayant d'y apporter un remède. Il peut faire comme si l'incident n'avait pas eu lieu; il peut également, tout en admettant l'existence réelle de l'incident, tenter de se débarrasser de son "moi-personnage" lié à l'incident pour protéger son "moi-acteur" lié à sa dignité; il peut enfin remédier à la face perdue en s'offrant un acte satisfaisant pour sa propre face, afin de neutraliser la perte de celle-ci. Toutes ces techniques visent à réparer l'effet défavorable que l'incident peut produire sur l'acteur. De l'ensemble des stratégies visant à sauver la face se dégage un trait important du caractère chinois qu'on pourrait nommer "optimisme oriental". Face à un événement insurmontable, le Chinois, au lieu de s'en tourmenter, recourt à sa force spirituelle pour "être au-dessus" car, pour lui, l'âme, toute puissante, peut vaincre l'environnement matériel (LIN, 1990 : 70). C'est en transformant la nature d'une réalité défavorable qu'il parvient à rétablir son équilibre psychologique et à garder sa paix intérieure. Certains chercheurs proposent le terme de "culture de honte" en parlant de la culture chinoise pour l'opposer à la culture de culpabilité occidentale; d'autres préfèrent le terme de "culture d'optimisme" (LI, 1986 : 311). Selon Z.H. Li, l'esprit optimiste est déjà devenu une conscience ou une subconscience générale des Chinois, à savoir une structure de la psychologie collective ou une disposition d'esprit nationale (ibid.). En fait, d'après moi, l'optimisme chinois n'est pas l'un des principes générateurs de la 30 conduite des Chinois, mais c'est plutôt un moyen pour garantir la protection de la face, c'est-à-dire un comportement engendré et dirigé par une conscience de la honte. 4. SE DEFENDRE Dans une interaction sociale, l'acteur n'est pas le seul à jouer. Il interagit en permanence avec d'autres acteurs et, en conséquence, il est confronté à une menace continuelle de leur part. En d'autres termes, l'acteur doit protéger sa face non seulement contre des actes menaçants dont lui-même est responsable, mais aussi contre ceux provenant d'un autre ou d'autres acteurs. Ces menaces sont engendrées par l'ensemble des actes par lesquels les partenaires haussent leur propre statut ou rabaissent celui de notre acteur, sur l'axe vertical des rapports de place. 4.1. Simuler l'aveuglement Cette technique renvoie un peu à ce qu'il est convenu d'appeler "la politique de l'autruche". Face à une menace, l'acteur détourne la tête pour faire croire ou se persuader lui-même que, s'il ne la voit pas arriver, la menace n'existe pas et que dans ce cas, c'est qu'il n'est pas menacé. Au chapitre 3, j'ai parlé du "cadre de participation" en insistant sur la manipulation opérée par l'acteur en ce qui concerne les statuts des récepteurs (cf. p.104). En fait, le locuteur n'est pas le seul à déterminer le statut de chacun des récepteurs. Il s'agit plutôt d'une sorte de négociation réciproque. Si le locuteur peut assigner à un auditeur une place autre que celle qu'il occupe dans la situation interlocutive apparente, cet auditeur est en mesure de choisir une place différente de celle-ci, c'est-à-dire que notre acteur, même en position d'auditeur, peut aussi manipuler le cadre de participation. Stratégie 16 Faire comme si l'acte menaçant n'avait pas eu lieu L'acteur, tout en percevant un acte menaçant de la part de son partenaire, peut feindre de ne rien voir, de ne rien entendre. Exemple 103 31 19 h 30, les serveurs préparent les tables en attendant le début du service. Près de la caisse, M. JI, serveur, verse de la sauce de soja dans une petite bouteille. La sauce coule par terre. M. GUO, chef cuisinier, lui crie: GUO -- [en T] Le zo meh kahng kueh, toi xi yu no! (你干什么?看酱油!: Qu'est-ce que tu fais là, regarde la sauce!) JI s'arrête et part en chantonnant. Apparemment, JI a entendu l'invective du chef, mais il a feint l'indifférence en poursuivant tranquillement le cours de son activité. Parfois, l'acteur peut réagir à l'attaque du partenaire en annulant l'énoncé d'un acte menaçant: Exemple 104 Dialogue entre M. PAN, cuisinier et Mlle LIU, serveuse: PAN -- [en M] Mamie, ni ru guo nian qing dian, wo jiu xiang gen ni shui le. (Mamie,你如果年轻点,我就想跟你睡了: Mamie, si tu étais plus jeune, j'aimerais coucher avec toi). LIU -- [en M] Wo shen me ye mei ting jian. Deng yu ni shen me ye mei shuo. (我什么也没听见。等于你什么也没说: Je n'ai rien entendu, et cela revient à dire que tu n'as rien dit). Si l'énoncé de PAN, selon l'interprétation qu'en a fait LIU, n'avait pas eu du tout de destinataire, il aurait perdu toute sa valeur, et, par là, sa réalité. La menace peut s'originer d'un acte volontaire du partenaire, mais aussi d'un fait dépendant de lui et que l'acteur trouve menaçant pour sa propre face, par exemple d'un succès obtenu par ce partenaire ou par quelqu'un de ses proches. Contrairement à la stratégie où, pour "donner de la face" à l'autre, l'acteur doit le féliciter, celui-ci doit agir comme s'il ignorait ce succès afin de protéger sa propre face, car tout succès de son partenaire est de nature à impliquer son propre insuccès. Le jour où M. KIM a été promu maître d'hôtel, il a changé d'uniforme. C'était donc un événement spectaculaire que personne ne pouvait ignorer. Or, les serveurs en concurrence avec KIM et plus anciens que lui (par exemple, M. DOU et M. REN) ont fait semblant de ne rien remarquer. Seuls quelques porteurs de plats et demoiselles de chariot ont adressé à KIM quelques félicitations sur le ton de la plaisanterie. 32 En effet, faire une remarque sur la promotion de KIM aurait été, pour ces serveurs, reconnaître sa supériorité et avouer leur propre échec dans l'ascension sociale. Stratégie 17 Faire comme si l'on n'était pas l'objet d'une attaque Là, l'acteur essaie de nier être le destinataire direct d'une attaque provenant du partenaire et d'en détourner l'objet pour faire croire que ce n'est pas lui qui est en cause. Exemple 105 22 h, heure de pointe. Près de la cuisine des spécialités à la vapeur, un chariot venant d'être chargé, veut sortir. M. SHI arrive, se met devant le chariot et bloque le passage aux cuisiniers qui doivent sortir les plats en courant. Ils crient à SHI de se déplacer pour dégager le chariot. Un cuisinier -- [à SHI, en T] Meh zeh! (快点 !: Dépêche-toi!) SHI -- [silence] Un chef cuisinier -- [à SHI, en T] Meh zeh a, pu bo! (快点啊!他妈的 !: Dépêche-toi vite, merde!) SHI -- [à la demoiselle de chariot, en M] Kuai dian kuai dian. (快点快点!: Dépêche-toi, vite). Les invectives des cuisiniers ont été adressées à SHI, ce dont a témoigné l'utilisation du teochiu que la demoiselle de chariot ne comprenait pas, mais SHI a repris, s'adressant à elle, la même injonction en mandarin, comme si elle lui était destinée et non pas à lui. Une autre façon de détourner l'objet d'une attaque, c'est de la faire partager avec d'autres pour persuader l'entourage que "Ce n'est pas moi seul qu'on attaque". Exemple 106 Vers 20 h., il n'y a pas encore de clients au quatrième rang. M. LEI, maître d'hôtel, en profite pour raconter son passé glorieux à M. WU et à Mme XIANG, tous les deux serveurs. Le patron sort de son bureau et lance: Patron -- [en M] Lao lei, bu yao jiang hua le. Wo zai ban gong shi dou ting dao ni de sheng yin a. 33 (老雷,不要讲话了。我在办公室都听到你的声音啊: Lao LEI, cesse de discourir. Je t'entends de mon bureau). LEI -- [à WU et à XIANG, en M] Lao ban jiao wo men bie jiang hua le. ( 老 板 叫 我 们 别 讲 话 了 : Le patron nous a dit de ne plus bavarder). WU -- [en plaisantant, en M] Ta hao xiang shi jiao ni er bu shi jiao wo men ba? (他好象是叫你,而不是叫我们吧: Il semble qu'il t'ait dit et non pas qu'il nous ait dit). Stratégie 18 menaçant Faire comme si l'acte du partenaire n'était pas Par cette stratégie, notre acteur, tout en comprenant le sens de la parole du partenaire, fait semblant d'avoir compris autrement, afin de transformer l'acte du partenaire en un acte neutre ou même positif pour lui. Exemple 107 22 h. La salle est bondée. M. LIANG, cuisinier, sort de sa cuisine avec un plat. Ayant vu un grand nombre de fiches de commande en attente sur ma table de travail, il me crie: LIANG -- [d'une voix méchante, en T] Wu tuahng liao! (有单了!: Il y a des fiches). Moi -- [paisiblement, en T] Le ho kio rib ke. (你可以拿进去: Tu peux les prendre). Je savais bien que LIANG émettait ainsi envers moi un reproche dont la formulation complète pouvait être: "Il y a des fiches. Pourquoi ne les entres-tu pas à la cuisine?" Par ma réponse, j'ai voulu transformer le sens de son intervention en la complétant d'une autre façon: "Il y a des fiches. Est-ce que je peux les prendre?" comme s'il s'était abaissé à me demander la permission, acte qui marquait ma supériorité contrairement à la forme de reproche qu'il avait employée et par laquelle il m'imposait son pouvoir. Il s'agit là, en fait, d'un jeu sur la ressource du sous-entendu où l'acteur met à profit une souplesse possible dans la compréhension. 34 Un autre moyen consiste à modifier la nature ou la portée de l'acte du partenaire pour qu'il devienne non plus une menace, mais plutôt une faveur. Exemple 108 23 h 10. Mlle BI, demoiselle de chariot, a terminé son travail. Elle demande à M. GUO, chef cuisinier, de lui préparer une soupe de nouilles pour sa propre consommation. Celui-ci refuse: GUO -- [en M] Bu xing, wo mei kong. (不行,我没空: Non, je n'ai pas le temps). BI -- [en M] Hao. Wo zheng xiang jian fei ne. {好。我正想减肥呢: Bon, j'ai justement envie de maigrir (Ton refus m'aidera à maigrir)}. BI a répondu de façon ironique au refus brutal de GUO comme si ce refus, au lieu de la blesser, allait dans le sens d'un prétendu régime, étant donné que son appétit l'emportait habituellement sur ses soucis de ligne. Les différentes stratégies consistant à "simuler l'aveuglement" s'appuient, en réalité, de même que les stratégies tendant à "redéfinir l'événement", sur des manipulations de sens et visent à nier la perte de face provoquée par le partenaire. Il s'agit pourtant là de stratégies passives de défense par lesquelles l'acteur se résigne à l'attaque dont il est l'objet en essayant seulement de la faire oublier ou de l'oublier luimême, comme s'il acceptait de panser douloureusement sa blessure, en solitaire. Il n'ose ou ne peut riposter à l'offenseur. Les stratégies d'aveuglement révèlent un autre trait du caractère chinois, la résignation qui est le produit d'une culture où prévalent la paix de l'âme, l'harmonie entre l'homme et l'univers et celle entre les humains. Régis par ces principes, les Chinois ont tendance à éviter, le plus possible, tout ce qui peut nuire à la paix. Cette caractéristique s'exprime dans des dictons populaires comme: "大事化小,小事化了 " ([en M] Da shi hua xiao, xiao shi hua liao: transformer un grand problème en un petit et un petit en néant), "多一事不如少一事" ([en M] Duo yi shi bu ru shao yi shi: On préfère avoir un souci de moins qu'un souci de plus). Si la résignation est souvent jugée comme un trait de faiblesse, les Chinois la considèrent plutôt comme une vertu essentielle. Est considéré comme un homme bien élevé celui qui sait supporter l'insupportable, même au sacrifice de ses propres droits. 35 Ainsi, autrefois, le mot "忍" ([en M] ren: se contenir) était souvent écrit en gros caractère et affiché dans la salle de séjour ou dans le bureau d'un mandarin ou d'un intellectuel pour leur servir de devise. L'attitude de résignation est également vue comme la voie par laquelle on peut accéder à la paix intérieure, ce qu'exprime encore ce dicton: " 能忍者自安" ([en M] Neng ren zhe zi an: Celui qui sait se contenir réalise la paix dans son âme). Enfin, cette vertu correspond en même temps à une stratégie délibérée d'auto-défense ou d'attaque, stratégie issue du Taoïsme selon lequel il faut "reculer pour mieux avancer" ([en M] yi tui wei jin 以退为进) "se courber pour mieux bondir" ([en M] yi qu qiu shen 以屈求伸, c'est-à-dire se soumettre pour mieux se redresser) et on doit se résigner à un petit sacrifice pour la réalisation d'un important projet, ainsi que le dit encore un dicton: "La nonrésignation à une petite chose peut troubler le grand projet" ([en M] Xiao bu ren ze luan da mou.小不忍则乱大谋). 4.2. Riposter Il s'agira ici des stratégies actives de défense selon lesquelles l'acteur, au lieu d'accepter passivement une offense du partenaire, se reprend pour lui riposter. Cette réaction où l'offensé veut se mesurer avec l'offenseur peut se manifester par un silence de défi, par un acte de neutralisation de la menace ou même par une contre-attaque. Stratégie 19 Opposer un silence au partenaire. C'est en réagissant par le silence que l'acteur riposte à l'acte menaçant du partenaire et manifeste ainsi son attitude de nonparticipation et de non-coopération. Le silence peut revêtir des sens variés suivant les situations. Après une vantardise, le silence du récepteur peut signifier qu'il n'y croit pas; à une critique, il peut correspondre à un refus ou à une contestation; enfin, un silence qui répond à un ordre indique clairement l'insoumission sinon le défi. Exemple 109 20 h. M. MA, cuisinier, passe devant une autre cuisine que celle où il travaille. M.HE, cuisinier de cette dernière, l'appelle. HE -- [en C] Hei, guo lai. (喂,过来: Hé, viens ici). 36 MA ne lui répond ni ne bouge. HE -- [en C] Hei, kiu nei guo lai a. Tim gai zong keh hai go dou a? (喂,叫你过来啊。为什么还站在那里: Hé, je t'ai dit de venir, pourquoi tu restes encore là?) MA -- [en C] Yu guo nei yak kiu hgo zao guo hoi, hgo zong yao min meh? (如果你一叫我就过去,我还有面子吗?Si tu m'appelles et que je viens tout de suite, j'ai encore de la face?) La réponse plaisante de MA a explicité la valeur d'une nonréaction à un acte menaçant du partenaire. En effet, si MA avait répondu tout de suite à l'appel de HE, il aurait ainsi reconnu l'autorité de HE sur lui, et par là, sa propre infériorité. Or, par le silence, il a montré à HE qu'il pesait aussi lourd que lui et qu'il n'était pas quelqu'un qu'on pouvait manipuler à sa guise. Stratégie 20 Neutraliser l'acte du partenaire Un acte de parole, comme on l'a vu, situe toujours, par sa force illocutoire, les interlocuteurs sur un certain point de l'axe vertical des rapports de place (cf. chapitre 3). Annoncer une nouvelle à quelqu'un revient à dire qu'on possède plus d'informations que lui et émettre une idée originale peut signifier qu'on est plus doué. La stratégie défensive de l'acteur consiste ici à détruire la force illocutoire contenue dans l'acte du partenaire, acte qui représente une menace pour sa propre face. Dans un roman classique chinois intitulé "Les trois royaumes" ([en M] san guo yan yi 三国演义), il y a deux personnages très intelligents, Kong Ming et Zhou Yu. Kong a un réflexe un peu plus rapide que Zhou. Celui-ci, qui est de caractère outrecuidant, ne peut pas supporter que Kong soit plus fort que lui. Chaque fois que Kong émet une idée, il dit: "Ton idée coïncide avec la mienne". En effet, si Zhou a vraiment la même idée que Kong et même avant lui, l'idée de Kong perd sa valeur de primauté et son locuteur perd donc sa supériorité. Voici un autre exemple concret du restaurant: Exemple 110 19h 30. Près de la cuisine sichuannaise. Conversation entre M. CAO et moi. Moi -- [en M] Gao su ni ge zui xin xiao xi: lao ban yao mai can guan le. 37 (告诉你个最新消息:老板要卖餐馆了: J'ai une information très récente à te donner: le patron a décidé de vendre le restaurant). CAO -- [en M] Wo liang tian qian jiu zhi dao le. (我两天前就知道了: Je le sais depuis deux jours). En disant qu'il était déjà au courant et cela depuis deux jours, CAO non seulement a détruit la valeur de mon assertion qui tendait à prouver que j'étais mieux renseigné que lui, mais il m'a montré aussi qu'il avait sur moi l'ascendant de connaître auparavant cette nouvelle. L'acteur peut également détruire les fondements mêmes de l'acte du partenaire: Exemple 111 20 h. Plaisanterie entre Mme SHU, demoiselle de chariot, et moi. Je voudrais qu'elle me prête un roman. Moi -- [en M] Wo you hen duo xiao xi yao gao su ni. Ru guo ni bu jie gei wo xiao shuo, wo jiu bu shuo. (我有很多消息要告诉你。如果你不借给我小说,我就不说: J'ai beaucoup de choses à te raconter. Mais je ne te dirai rien si tu ne me prêtes pas le roman). SHU -- [en M] Wo bu xiang ting. (我不想听: Je ne veux pas savoir). La vigueur de mon énoncé s'est appuyée sur l'hypothèse que SHU avait envie de connaître les informations que je détenais. En disant qu'elle ne voulait pas savoir, elle a détruit d'emblée la valeur que je leur accordais et a fait s'effondrer l'avantage que j'espérais pouvoir lui imposer. Stratégie 21 Opposer un acte menaçant à celui du partenaire Il s'agit là d'un principe similaire à celui contenu dans le proverbe "Oeil pour oeil, dent pour dent". Un acteur qui se trouve menacé essaie d'opérer un réalignement en modifiant les bases contenues dans l'interaction dans un sens lui étant plus favorable, afin d'arracher à son partenaire la maîtrise de l'interaction ou de ne pas s'en remettre entièrement à l'autre. A une attaque du partenaire, l'acteur oppose une contre-attaque; à une vantardise, l'acteur en avance une autre et plus forte, comme pour montrer à l'autre comment il conçoit l'enjeu: "Si tu es fort, je suis plus fort que toi; si tu es bon, je suis meilleur". Il peut 38 alors se produire à la fois une lutte explicite comparable à l'échange de coups d'épée dans un duel et une lutte implicite qui ressemble à un échange de coups de pieds sous la table. A. La lutte explicite. 1) Riposter au lieu de répondre Une façon de riposter à une question, c'est de lui en opposer une autre. En effet, certaines questions peuvent mettre notre acteur dans une situation embarrassante et donc dans une position d'infériorité. Il lui est possible, en réaction, de ne pas répondre mais de lui poser une autre question, c'est-à-dire de lui renvoyer la balle, afin de lui soustraire l'avantage dans l'affrontement. Une autre façon de répliquer, c'est d'attaquer directement la force illocutoire de l'énoncé du partenaire si elle s'avère menaçante: Exemple 112 Après le dîner du personnel, M. MENG, M.CAO et moi, nous sommes en train de bavarder dans un coin de la salle. M. LEI , maître d'hôtel, s'approche et nous dit: LEI -- [en M] Qi dian le. (七点了: Il est sept heures). MENG -- [en M] Na you zen me yang? (那又怎么样?: Et alors?) LEI -- [en M] Wo shi wei ni men hao a. (我是为你们好啊: Je pensais à votre bien). En se limitant à l'énoncé "Il est sept heures", en apparence purement informatif, LEI a voulu en réalité nous en communiquer la suite non-dite: "donc, il faut aller au travail", proposition implicite qui avait la force illocutoire d'un ordre. Et c'est d'ailleurs cette force illocutoire qui nous a irrités ("nous avons à peine dix minutes pour bavarder et tu viens nous expédier au travail"). En effet, bien qu'implicite, cette phrase de LEI, en apparence anodine, exprimait sa véritable intention. La réaction de MENG "Et alors?" avait une double valeur: explicitement, c'est une contre-question telle que "Il est sept heures. Et alors, qu'est-ce que tu veux dire avec cela?", comme si MENG ne saisissait pas le sens implicite de l'assertion de LEI; implicitement, il s'agissait d'un défi pouvant ainsi être traduit: "Si nous n'obéissons pas à ton ordre, et alors, qu'est-ce que tu pourras nous faire?" Vraisemblablement, LEI a compris le deuxième sens, car il a 39 fourni en 3e tour une justification de son énonciation du premier tour. La lutte a été silencieuse mais elle s'est fait sentir à la surface. Encore une façon de riposter, c'est d'attaquer directement le bienfondé de l'action du partenaire. Exemple 113 Vers 20 h. Dialogue entre M. DAI, porteur de plats et M. JI Kid, serveur. Un client a appelé DAI pour passer sa commande. DAI -- [en M] A ji, qu gei wu hao tai dian dan. (阿基,去给五号台点单: Ah JI, va prendre la commande de la table N°5). JI -- [en F] Oui, Monsieur le directeur. La réponse de JI en français était chargée d'ironie. Elle visait à faire comprendre à DAI qu'il n'était nullement son directeur et n'avait donc pas le droit de lui lancer un ordre. Une dernière façon de s'opposer à un acte menaçant, c'est de corriger l'attitude adoptée par l'autre à son propre égard. Exemple 114 Scène extraite d'un film chinois: Un jeune homme, un bouquet de fleurs à la main, court derrière une jeune fille: Jeune homme -- [en M] Deng yi xia, a mei. (等一下,阿梅·. Mais attends un peu, Ah Mei). Jeune fille -- [en M] Ni zui hao hai shi jiao wo wang xiao jie. (你最好还是叫我“王小姐”Vous feriez mieux de m'appeler "Mademoiselle WANG"). Le jeune homme a utilisé un terme d'adresse familier pour se rapprocher de la jeune fille envers qui il aurait dû maintenir une distance respectueuse. La jeune fille, qui ne l'aimait évidemment pas, a refusé ce rapprochement unilatéral, le considérant comme une menace pour sa sécurité. Au lieu d'accepter sa formulation trop intime, elle a corrigé le comportement de l'autre en lui rappelant, par un terme d'adresse formel, le respect et la distance qu'il devait observer envers elle. 2) Concurrencer le partenaire Cette stratégie se rattache à un phénomène courant étudié par la psychologie sociale, c'est-à-dire qu'on a souvent envie de se comporter, 40 dans une situation de concurrence, en véritable challengeur. Par exemple, quand le voisin achète un nouveau récepteur de télévision, nous avons envie d'en acheter un et plus beau. Dans la conversation quotidienne, si quelqu'un se permet d'exalter ses propres mérites, nous avons tendance à riposter en lui opposant les nôtres. Exemple 115 Conversation entre deux étudiants chinois, CHEN et LI. Pour obtenir le DEA, CHEN, inscrit à Paris V, doit rédiger un mémoire et le soutenir; quant à LI, inscrit à Paris III, il aura à présenter trois travaux écrits. CHEN -- [en M] Wo jue de ni rong yi xie, bu yong xie lun wen. (我觉得你容易些,不用写论文: Je pense que c'est plus facile pour toi. Tu n'as pas besoin de rédiger un mémoire). LI -- [en M] Wo bu zhe yang ren wei. Wo jue de hai shi ni rong yi xie. Yi pian lun wen, bi jing shi yi pian chang wen zhang er yi, er wo ze yao xie san pian wen zhang. (我不这样认为。我觉得还是你容易些。一篇论文,毕竟是 一篇长文章而已,而我则要写三篇文章: Je ne crois pas. Je pense au contraire que c'est plus facile pour toi. Un mémoire, de toute façon, c'est un texte, un peu plus long et c'est tout. Et moi, je dois en rédiger trois). La concurrence se perçoit aisément: est plus capable celui qui sait assumer une tâche plus difficile. B La lutte implicite Pour mener une lutte implicite, plusieurs procédés sont d'usage courant tels que le sous-entendu, la présupposition et le grommellement. 1) Le sous-entendu Au restaurant, pour attirer un pourboire, le serveur laisse intentionnellement la soucoupe sur la table. Cet acte, bien qu'implicite, est un geste ostentatoire qui suggère la réaction attendue et empiète ainsi sur le libre arbitre de l'autre. Certains clients, ayant perçu ce message, réagissent de façon négative en mettant dans la soucoupe un bout de serviette utilisée, un mégot ou une carafe d'eau comme s'ils voulaient dire au serveur: "Tu as osé solliciter un pourboire? Tiens, voilà pour toi". 41 Exemple 116 21 h. M. CAO, porteur de plats, me rapporte une fiche de commande "F31" (code pour "Brochettes de porc") que j'ai déposée à la cuisine. CAO -- [en M] Mei you huo, hao ji tian le. (没有货,好几天了: Il n'y en a pas, et cela depuis plusieurs jours). Moi -- [en M, à la caissière et à haute voix] Ef san shi yi jintian mei huo. (F31 没有货: Il n'y a pas de F31 aujourd'hui). J'ai parlé assez fort, et en accentuant le mot "aujourd'hui" afin de me faire entendre de CAO, car j'étais vexé par la dernière partie de son énoncé "et cela depuis plusieurs jours" qui suggérait que j'étais incapable d'être au courant de ce que j'aurais dû savoir depuis plusieurs jours. Mon "aujourd'hui" avait juste pour but de renverser ce sous-entendu menaçant. 2) La présupposition Exemple 117 19 h 30. Un groupe de clients s'installe dans ma rangée. A peine assis, ils me réclament des couverts: Client -- [en F] Monsieur, il n'y a pas de couverts. Moi -- [en F] Voulez-vous des couverts? Cette intervention du client présupposait clairement que le serveur devait équiper les tables de couverts occidentaux et que, sans cela, le service lui paraissait insuffisant. Ma question faisant suite à son injonction a eu comme fonction d'anéantir sa présomption, en soulignant qu'il s'agissait là d'un service supplémentaire, puisqu'on avait déjà mis des baguettes, service de rigueur dans un restaurant chinois. 3) Le grommellement Il s'agit d'une sorte de contre-attaque que l'acteur accomplit derrière le dos du partenaire, cette conduite ne pouvant être réalisée de front. C'est un procédé employé par l'acteur pour montrer symboliquement à l'entourage que, s'il est tenu de reconnaître l'autorité de quelqu'un, son esprit n'a pas été gagné et que l'autre ne peut pour 42 autant compter sur sa bonne volonté. Ainsi, au restaurant, il arrive que, le patron ayant grondé un serveur, celui-ci ne bronche pas devant lui mais fasse une grimace, tire la langue ou murmure des récriminations dès que le patron tourne le dos, s'éloigne et sort de la portée de sa voix, comme s'il voulait lui déclarer: "si tu peux m'insulter en face, je peux t'insulter derrière ton dos, et plus violemment que toi". On peut grommeler derrière le dos d'un partenaire, mais aussi en face de lui, dans une langue qu'il ne comprend pas. Ainsi, à la suite d'une demande d'un client qui agace le serveur, celui-ci peut lui répondre: "Oui, tout de suite" et ajouter un "Merde" dans une autre langue et avec l'usage de la même intonation sereine que celle utilisée pour la première phrase. Goffman indique que le grommellement constitue une forme particulière de communication "qui ne s'ajuste guère au modèle linguistique du locuteur et du destinataire, puisque la réplique donnée au locuteur se voit déplacée en direction d'une tierce partie et/ou de nous-mêmes" (1987 : 101). Personnellement, j'analyse surtout le grommellement comme un moyen d'auto-réajustement par lequel l'acteur rétablit son propre équilibre psychologique en extériorisant ses sentiments contre un fait qui l'opprime afin de s'offrir la satisfaction de se soulager d'un dommage reçu, même imaginaire et de neutraliser la perte subie (cf. Ex. 5). Examiné de ce point de vue, le grommellement semble illustrer une autre fonction du langage, visant à décharger une tension. En effet, selon Freud, qui essaie de jeter un pont entre le champ du langage et celui de l'affect en assimilant le langage à un processus de décharge, le langage est un équivalent de l'acte, grâce auquel l'affect peut être abréagi (dans MENAHEM, 1986 : 49). On voit par les stratégies 19 à 21 qu'un Chinois, lorsqu'on le provoque, tient à riposter et n'hésite pas à recourir à des procédés implicites pour renverser la situation. La lutte se mène plutôt audessous de la table et le but en est moins d'avoir raison sur l'autre que de présenter une image avantageuse de soi-même devant le public et d'obtenir la paix intérieure. En résumé, quand l'acteur est en position défavorable par rapport à un acte menaçant de la part d'un partenaire, il emploie différentes stratégies pour se maintenir sur une position défendable. Il peut adopter le procédé de l'aveuglement en fermant les yeux sur l'offense qu'il subit, se comporter comme si elle n'existait pas ou ne lui était pas 43 destinée; il peut également ne pas réagir du tout pour anéantir la signification de l'offense; il peut enfin, poussé dans les limites de la patience, se redresser pour riposter, soit en détruisant la valeur de l'offense, soit en y opposant une contre-attaque. Toutes ces stratégies visent à montrer au partenaire et à l'entourage que, malgré l'offense, la face de l'acteur reste intacte. 5. CONCLUSION Les situations sociales peuvent représenter autant d'occasions heureuses pour l'acteur de gagner de la face en lui fournissant un terrain d'action idéale, mais elles sont en même temps périlleuses, par les risques qu'elles comportent. Le danger peut provenir de l'acteur luimême qui cesse momentanément de dominer ses propres réactions; il peut également provenir d'une situation où surgissent des événements imprévus, ou encore d'autres acteurs avec qui il interagit. Un acteur rationnel, tout comme un animal vigilant, doit être en mesure de pressentir un danger et doit savoir s'en protéger. "Le comportement est ici très animal", écrit Goffman, "si ce n'est que l'animal humain paraît répondre moins à une menace biologique évidente qu'à une menace pour la réputation qu'il s'efforce d'ordinaire de maintenir en matière de compétence sociale" (1987 : 97). Si la réaction à une menace constitue un réflexe animal chez tout être humain, il semble que chaque culture engendre des procédés spécifiques d'auto-protection. L'ensemble des stratégies analysées dans ce chapitre nous montrent que les Chinois, au lieu de se confronter directement à un danger et de conquérir l'univers qui les entoure, choisissent de s'en écarter, de se contenir, de se retirer dans leur monde intérieur et de se mettre en harmonie avec leur environnement, ce qui peut conférer à leur conduite d'auto-protection un caractère essentiellement passif. Leur attitude s'explique à la fois par leur conception de l'univers et par l'essence de leur culture. D'abord, pour les Chinois, l'homme est impuissant devant l'univers; ce qu'il peut faire, c'est de s'y soumettre et d'établir une harmonie avec lui, d'où l'expression " 天 人 合 一 " ([en M] tian ren he yi: la fusion entre l'homme et l'univers); De plus, la culture chinoise s'oriente plutôt vers le monde intérieur et spirituel de l'homme que vers le monde extérieur et matériel; ce qui leur importe, c'est la paix de l'esprit. Par conséquent, derrière cette passivité démontrée dans l'auto-protection chinoise, se cachent une force active et une sérénité profonde, des valeurs 44 considérées comme le résultat d'une maîtrise parfaite de soi-même et de la situation et comme relevant d'une volonté déterminée de vaincre. 45