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PIOCHELI 14
« Un peu engoncée dans mon épais tablier noir à longues
manches fermé dans le dos, pas commode à boutonner, je me
penche sur mon pupitre avec toutes les autres filles de ma classe,
à peu près de la même taille et du même âge que moi… nous
écrivons sur une copie chacune a d’abord inscrit en haut et à
gauche son prénom et son nom, en haut et à droite la date, et au
milieu le mot « Dictée » qu’il a fallu, comme le nom et la date,
souligner en faisant habilement glisser sa plume le long d’une
règle sans qu’il y ait de bavures. Le trait doit être parfaitement
droit et net.
La maîtresse se promène dans les travées entre les pupitres, sa
voix sonne clair, elle articule chaque mot distinctement, parfois
même elle triche un peu en accentuant exprès une liaison, pour
nous aider, pour nous faire entendre par quelle lettre tel mot se
termine. Les mots de la dictée semblent être des mots choisis
pour leur beauté, leur pureté parfaite. Chacun se détache avec
netteté, sa forme se dessine comme jamais celle d’aucun mot de
mes livres… et puis avec aisance, avec une naturelle élégance il se
rattache au mot qui le précède et à celui qui le suit… il faut faire
attention de ne pas les abîmer… une légère angoisse m’agite
tandis que je cherche… ce mot que j’écris est-il bien identique à
celui que j’ai déjà vu, que je connais ? Oui, je crois… mais faut-il
le terminer par « ent » ? Attention, c’est un verbe… souviens-toi
de la règle… est-il bien certain que ce mot là-bas est son sujet ?
Regarde bien, ne passe rien… il n’y a plus en moi rien d’autre que
ce qui maintenant se tend, parcourt, hésite, revient, trouve,
dégage, inspecte… oui, c’est lui, c’est bien lui le sujet, il est au
pluriel, un « s » comme il se doit le termine, et cela m’oblige à
mettre à la fin de ce verbe « ent ».
Mon contentement, mon apaisement sont vite suivis d’une
nouvelle inquiétude, de nouveau toutes mes forces se tendent…
quel jeu peut être plus excitant ?
La maîtresse nous prend nos copies. Elle va les examiner,
indiquer les fautes à l’encre rouge dans les marges, puis les
compter et mettre une note. Rien ne peut égaler la justesse de ce
signe qu’elle va inscrire sous mon nom. Il est la justice même, il
est l’équité. Lui seul fait apparaître cette trace d’approbation sur le
visage de la maîtresse quand elle me regarde. Je ne suis rien
d’autre que ce que j’ai écrit. Rien que je ne connaisse pas, qu’on
projette sur moi, qu’on jette en moi à mon insu comme on le fait
constamment là-bas, au-dehors, dans mon autre vie… je suis
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complètement à l’abri des caprices, des fantaisies, des remuements
obscurs, inquiétants, soudain provoqués… est-ce par moi ? ou
est-ce par ce qu’on perçoit derrière moi et que je recouvre ? Et
aussi il ne pénètre rien jusqu’ici de cet amour, « notre amour »,
comme maman l’appelle dans ses lettres… qui fait lever en moi
quelque chose qui me fait mal, que je devrais malgré la douleur
cultiver, entretenir et qu’ignoblement j’essaie d’étouffer… Pas
trace ici de tout cela. Ici je suis en sécurité.
Des lois que tous doivent respecter me protègent. Tout ce qui
m’arrive ici ne peut dépendre que de moi. C’est moi qui en suis
responsable. Et cette sollicitude, ces soins dont je suis entourée
n’ont pour but que de me permettre de posséder, d’accomplir ce
que moi-même je désire, ce qui me fait, à moi-même, un tel
plaisir… « Mais Nathalie que t’est-il encore arrivée avec ce verbe
« apercevoir » ? Tu lui as de nouveau mis deux p ! Oh, mais
comment est-ce possible ?… c’est parce que j’ai de nouveau pensé
à « apparaître »… - Ecoute, mon petit, tu sais ce que tu dois faire,
tu vas écrire vingt fois : « Je n’aperçois qu’un p au verbe
apercevoir ». Et j’admire tant d’ingéniosité.
C’est « pour mon bien », comme tout ce qu’on fait ici, qu’on
s’efforce d’introduire dans mon esprit ce qui est exactement à sa
mesure, prévu exprès pour lui…
- Pas tout à fait pourtant cela paraît souvent difficile à saisir,
un peu trop contourné ou trop vaste…
- Oui, juste suffisamment pour empêcher mon esprit de se
relâcher, de s’amollir, pour l’obliger à s’étirer le plus possible
et à faire place à ce qui se présente, à ce qui doit le remplir
entièrement… les nombres de la table de multiplication ou les
noms des départements, et puis ceux des préfectures, et puis,
encore un effort, pour que parviennent à l’occuper, à bien s’y
installer les noms des sous-préfectures… les voici enfin tous
à leur place… ils obéissent à mon appel, il suffit que je
prononce le nom d’un département et aussitôt les noms des
préfectures et des sous-préfectures docilement l’un après
l’autre se présentent… Seule une maîtrise parfaite peut
donner un pareil contentement.
Même là-bas, dehors, l’école me protège. On passe derrière ma
porte sans s’arrêter, on me laisse travailler… »
Enfance, Nathalie SARRAUTE, Folio N°1684, p. 166 - 169
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